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lundi, 19 novembre 2007

Souffrance à distance

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« La souffrance à distance »
Par Luc Boltanski

Pendant la guerre qui déchirait l'ex-Yougoslavie, au cœur d'une Europe impuissante à interrompre les massacres, l'auteur s'efforça d'analyser les contradictions de l'action humanitaire. Ce livre fut d'abord publié en 1993. La réédition de cet ouvrage est accompagnée d'un chapitre supplémentaire intitulé « La présence des absents ». Elle est prolongée par une postface où l'auteur précise les enjeux de ce travail dans sa biographie intellectuelle et explicite l'importance du contexte historique dans lequel l'ouvrage fut conçu. Ces ajouts donnent plus de clarté aux complexes et érudites analyses de la sociologie historique.

Précisons que le lecteur ne trouvera pas d'analyse des développements contemporains de la politique humanitaire. Pas d'analyse, non plus, de la division du travail humanitaire, des rapports entre médias et ONG, des évolutions du droit international, de la délégation de pans entiers de la politique sociale aux associations humanitaires, de ses effets sur les publics concernés.

Parce que l'action humanitaire ne parvient pas à faire émerger une solidarité planétaire, parce qu'elle favorise l'apparition d'agaçantes individualités narcissiques (cf. B. Kouchner) qui semblent privilégier la réalisation de soi aux dépens de l'engagement altruiste, de nombreux critiques dénoncent dans le développement de l'humanitaire une impuissante célébration d'un retour de la bonté ou charité, cache-sexe de l'inaction politique, ou moquent le cynisme des belles carrières publiques de certaines figures du secteur.

La position du sociologue est différente. Il utilise un cadre d'analyse dit « pragmatique », qui consiste à suivre les acteurs, à éclairer les principes de leur action et à s'attacher aux contradictions dans lesquelles cette action se déploie. Par là, il espère donner de nouveaux moyens pour l'action, des accroches originales pour une critique qui serait interne et se montrerait finalement bien plus efficace que les dénonciations externes, désamorcées par leur arrogante extériorité. L'auteur affirme : « Pour une politique de la pitié, l'urgence de l'action à mener pour faire cesser les souffrances invoquées l'emporte toujours sur la configuration de la justice. » Notre espace public démocratique, qui est né au XVIIIe siècle, mobilise et fédère les citoyens par l'émotion plus que par la délibération. C'est pour cette raison qu'il importe de comprendre en quoi le discours sur la souffrance du monde est aussi une parole agissante et à quelle condition cette parole peut entrer en crise, comme c'est le cas aujourd'hui.

Le sociologue distingue trois formes de représentation de la souffrance qui constituent, depuis le XVIIIe siècle, les principaux modes d'engagement moral du spectateur : la dénonciation, où est conduit le procès d'un persécuteur ; le sentiment, où s'organise une équivalence émotionnelle entre le spectateur et le bienfaiteur ; enfin, l'esthétique, où le spectateur s'identifie au peintre plutôt qu'à l'horrible situation du malheureux.

Enfin, pour l'auteur, la « crise de la pitié » et ses formes contemporaines ne doit pas justifier un cynisme généralisé qui déboucherait sur un renoncement à toute action politique par la morale. Malgré la suspicion croissante qui pèse sur les médias, nourrie d'ailleurs par certains travaux de sciences humaines, la politique de la pitié apparaîtrait comme « indépassable ».

Quelles sont donc ces incertitudes qui ont déstabilisé l'action sur la « souffrance à distance » ? Pour l'auteur, c'est d'abord le brouillage de la distinction entre victimes et persécuteurs (c'est l'effet du stalinisme sur le mouvement social) ; c'est ensuite la critique des manipulations sensationnalistes des médias (c'est l'exemple de la première guerre du Golfe) ; c'est enfin la crise du cadre national face à l'expansion de l'action humanitaire.


Georges Lenormand
© Polémia
07/09/07


Luc Boltanski, « La souffrance à distance », folio essais, 2007, 520 pages, 7,79 euros.

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