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lundi, 11 février 2008

Hommage à Piet Tommissen

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Hommage à Piet Tommissen pour ses 75 ans

 

Piet Tommissen ou de la vertu de l'obstination

 

Cicéron a dit un jour: «Rien ne fait plus impression que l'ob­sti­nation». Cette phrase pourrait parfaitement s'appliquer à la vie et l'œuvre de l'économiste politique flamand Piet Tom­mis­sen, qui a fêté le 20 mars dernier ses 75 ans en gardant intacte son impressionnante puissance de travail.

 

Ceux qui cherchent encore la preuve de cette évidence  —que toute culture repose sur l'acte gratuit, sur le travail pres­té sans rémunération—  il la trouvera dans la personne de Piet Tommissen. Après la deuxième guerre mondiale, Carl Schmitt était le bouc émissaire favori dans la sphère des sciences juridiques et politiques allemandes, mais aussi, faut-il le rappeler, le “chêne sous lequel les sangliers ve­naient chercher leurs truffes” (dixit Roman Schnur). Pendant cette période sombre, le jeune Piet Tommissen a donné son amitié à Schmitt, avec quelques rares amis allemands fidèles; il a aussitôt rédigé la première bibliographie de Carl Schmitt dans des conditions difficiles (Versuch einer Carl-Schmitt-Bibliographie, Academia Moralis, Düsseldorf, 1953). Et quand je dis “conditions difficiles”, je veux rappeler à mes contemporains que Tommissen a effectué ce travail long­temps avant qu'il n'existât partout des photocopieurs, com­me aujourd'hui, où l'on peut reproduire des textes à foison. Tom­missen retranscrivait, à la main, avec son stylo à encre, des centaines d'articles de Schmitt ou il les tapait sur une vieille machine à écrire de voyage, avec papier carbone, per aspera ad astra. Il a effectué ce travail quand il était un étu­diant sans moyens, dans les dures années de l'après-guer­re, où tout voyage d'exploration vers Plettenberg (où Schmitt s'était retiré) représentait des difficultés financières à la chaî­ne. C'est donc avec des débuts aussi difficiles que Tommis­sen, au fil des années, est devenu le meilleur connaisseur, et le plus méticuleux, de l'œuvre de Carl Schmitt.

 

Les fruits de ce travail désintéressé se retrouvent aujourd'hui dans d'innombrables articles et études, dans de nouvelles bibliographies et, depuis 1990, dans une collection de livres, baptisée “Schmittiana”, qui paraît chez Duncker & Humblot à Berlin. Aujourd'hui, nous estimons tous que de tels travaux sont aisés à achever, mais ce fut loin d'être le cas à l'époque héroïque du jeune étudiant et du jeune économiste Tommis­sen. Je dirais même plus: sans la foule d'apports et de dé­tails apportés et découverts par Tommissen, l'entreprise de dif­famation internationale qui a orchestré le boycott et l'ostra­cis­me contre Schmitt —et ainsi contribué à sa gloire!—  ap­pa­raîtrait encore plus sotte et plus lamentable, parce qu'elle n'aurait aucun argument valable, ne saurait rien des innom­bra­bles facettes de sa personne.

 

Tommissen, qui a étudié les sciences économiques à la Hau­te Ecole économique Sint-Aloysius à Bruxelles et à l'Uni­versité des Jésuites d'Anvers, a dû, à côté de ses recher­ches, travailler pour gagner sa croûte comme fondé de pou­voir dans l'industrie. Il accède au titre de docteur en 1971 en pré­sentant une thèse sur Vilfredo Pareto. Intitulée De eco­no­mische epistemologie van Vilfredo Pareto (Sint-Aloysius Han­delshogeschool, Bruxelles, 1971), cette thèse peut être con­sidérée comme l'un des ouvrages les plus importants et les plus fondamentaux jamais rédigés sur le grand homme. Tout chercheur qui souhaite se pencher sérieusement sur l'Ita­lien Pareto devrait au moins acquérir une connaissance pas­sive du néerlandais. Ce qui ne m'empêche pas de regret­ter que Tommissen n'ait pas écrit son livre en allemand ou en français: mais hélas, la gloire est injuste, monstrueuse pour les langues minoritaires.

 

Dans ce travail, nous rencontrons déjà Tommissen tout en­tier: un observateur interdisciplinaire qui manie cette inter­disci­plinarité avec le plus grand naturel, comme si elle était l'évidence; un auteur qui possède le grand art de mettre en exergue les liens entre les choses les plus diverses. Nous n'acquerrons pas seulement, à la lecture de cette thèse, con­naissance des problèmes fondamentaux de l'économie po­liti­que européenne jusqu'aux années qui ont immédia­te­ment suivi la première guerre mondiale, mais aussi de tout l'arrière-plan politique, philosophique et psychologique qui animait le “solitaire de Céligny”. Tommissen nous restitue avec amour et expressivité tout ce background, générale­ment ignoré par bon nombre d'auteurs, trop attachés à la surface des textes. Par conséquent, aucune autre étude dé­tail­lée ne rendra la thèse de Tommissen caduque.

 

Mais on comprendrait mal le personnage Tommissen si on ne le considérait que comme un spécialiste de Schmitt et de Pareto, lui qui a enseigné de 1972 à 1990 à la Haute Ecole d'économie Sint-Aloysius à Bruxelles où il éditait la collection “Eclectica”, qui recèle des montagnes de trésors, des anec­dotes et des détails sur Schmitt, toujours inattendus. Peu de cher­cheurs savent en Allemagne qu'il est aussi un bon con­nais­seur de Georges Sorel, de Julien Freund et de la pensée politique française des 19ième et 20ième siècle. Tommissen a tou­jours déclaré, expressis verbis, qu'il voulait faire “des scien­ces humaines au sens le plus large du terme”.

 

Exemple particulièrement frappant de concrétisation de cette volonté: son livre Economische Systemen (Uitgeverij N.V., Deurne, 1987). En peu de pages, Tommissen y brosse l'his­toire des idées économiques de l'antiquité à la Chine post-maoïste et les innombrables notes et remarques fondées qu'il a ajoutées au texte nous ouvrent au drame qu'est l'his­toi­re économique de l'humanité et nous communiquent les ra­ci­nes et les fondements politiques, culturels et idéologi­ques de l'homme travaillant tout au long de l'histoire. Un bon li­vre rend la lecture de cent autres superflue et nous encou­rage à en lire encore d'autres milliers. Voilà!

 

D'extraordinaires connaissances en littérature et en histoire de l'art…

 

Mais dans tous les travaux d'économie et de sciences politi­ques écrits par Tommissen, le lecteur est constamment sur­pris par ses extraordinaires connaissances en littérature et en histoire de l'art, car il avait caressé longtemps l'idée d'étu­dier la philologie germanique et l'histoire de l'art. Par exem­ple, il connaît le dadaïsme et le surréalisme européens dans toutes leurs variantes. Il n'était pas encore âgé de trente ans qu'il invitait en Flandre des auteurs allemands comme Heinz Piontek et Heinrich Böll, pour y prononcer des conférences (et je serais tenté d'ajouter: quand ils étaient encore des é­crivains intéressants…!).

 

Seuls ceux qui sont conscients de l'énorme travail presté par Tommissen sont en droit d'émettre une critique: ce maître de la note en bas de page exagère parfois dans son zèle à vou­loir tout dire, car il sous-estime volontiers les connaissances de ses lecteurs. Mais chez Tommissen, il n'y a là aucun or­gueil, qui motive son action, ni aucune vanité, car il est la cha­leur humaine incarnée. Pour lui, l'homme est né pour ai­der son proche et pour recevoir de lui une aide équivalente. Si bien que Tommissen, l'éminence, n'a aucune honte d'ap­pren­dre quelque chose, même d'infime, chez un écrivaillon à peine sorti de la puberté et inexpérimenté.

 

Un dévouement fidèle à Pareto et à Schmitt

 

Toujours heureux de donner un renseignement, toujours en quê­te de renseignements chez autrui avec la plus exquise des amabilités, Tommissen a permis l'éclosion de bon nom­bre de travaux scientifiques, a semé beaucoup plus que les nombreux ingrats ne le laissent supposer à leur public. Un hom­me de cette nature si particulière et si valable mérite à juste titre nos hommages parce qu'il a donné volontairement, avec fidélité, une grande partie de sa vie à ceux qu'il consi­dère comme ses maîtres: Vilfredo Pareto et Carl Schmitt. On pense de suite à un essayiste brillant et un conteur souve­rain comme Adolf Frisé qui n'a pas hésité à explorer pendant de longues décennies l'œuvre de Robert Musil et à la propa­ger. Souvent la lumière qui brille sous le boisseau est la plus vive! Ad multos annos, Piet Tommissen!

Ton ami,

Günter MASCHKE.

(hommage extrait de Junge Freiheit, 12/2000).

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