mercredi, 12 mars 2008
B. Rio: l'Arbre philosophal
Entretien avec Bernard Rio :
«L'arbre philosophal»
Q. : Pouvez-vous nous dire votre formation et vos rencontres ?
Je crois volontiers que la formation où qu’elle ait lieu et de quelque ordre qu’elle soit est à l’instar des rencontres un jeu de hasards électifs, une sorte de jeu de l’oie dont la règle apparente ne peut contrecarrer une volonté impérieuse et une fantaisie supérieure qui nous échappent. Né en Bretagne, dans une vieille cité médiévale endommagée par la guerre, ma première éducation a naturellement été influencée par mon environnement familial et géographique. A une petite distance de la maison familiale, un lieu-dit porte le nom de Mané Salut, la montagne du Salut qui doit son toponyme à l’itinérance religieuse des anciens Bretons. Depuis le moyen âge, le pèlerin avait ici coutume de saluer le clocher de Notre-Dame du Paradis qu’il découvrait au sommet de la colline. Après s’être signé et avoir entonné un cantique, il descendait dans la vallée du Blavet à la manière dont tout pèlerin sur le chemin de dieu pénètre dans un territoire consacré. Sur la rive gauche du Blavet, face à la flamboyante basilique, s’élève une chapelle rudimentaire dédiée à Saint-Caradec, un saint du cinquième siècle typiquement breton c’est-à-dire anachroniquement païen puisqu’il s’agit de l’avatar du dieu Caratacos. Si j’ai choisi de faire cette digression, c’est que je suis intimement persuadé que nous portons en nous un héritage immanent et immémorial qui transparaît au fil du temps et de nos rencontres.
William Butler Yeats : porte ouverte sur les mythes vivants
Ces riches heures sont nombreuses. Je citerai en premier lieu le sculpteur Raffig Tullou (1909-1990), fondateur du mouvement artistique des seiz breur, de l’association historique du Koun breizh et de la confraternité spirituelle Kredenn geltiek, un personnage attachant dont l’irrévérence intellectuelle a contribué à me faire prendre des chemins de traverse. Il y a aussi ma rencontre avec l’Irlande en 1979 et la découverte de l’œuvre de William Butler Yeats qui m’a ouvert la porte à des mythes que je qualifierai de vivants. C’est à cette période que nous avons fondé avec quelques amis la revue Artus. Les maoïstes et les staliniens tenaient l’université tandis que nous réinventions une dissidence culturelle.
Q. : Les correspondances entre les traditions européennes vous ont-elles fasciné pour des raisons philosophiques ou autres?
Au fur et à mesure que j’avance dans une appréhension de la matière celtique, j’ai le sentiment que l’horizon s’élargit. Quelques auteurs fétiches que sont l’Irlandais Yeats, le Gallois Powys, les Bretons Chateaubriand et Gracq, le Britto-Français Danielou m’ont mené dans d’autres lieux et en d’autres siècles. La poésie de Yeats m’a conduit aux récits mythologiques irlandais, les romans inspirés de Powys m’ont ouvert une voie médiévale et arthurienne, Chateaubriand a insinué une piste géopolitique. N’a-t-il pas déjà écrit l’essentiel sur les relations conflictuelles entre la Turquie et l’Europe dans Mémoires d’Outre-Tombe ! Pour revenir à votre question, c’est en étudiant ma parcelle de territoire armoricain que je me suis intéressé curieusement et naturellement aux traditions celtiques insulaires, puis aux traditions européennes et enfin au domaine indo-européen.
Le bouillonnement des années 70 et 80
Q. : Qui vous a initié au comparatisme? Quand avez-vous découvert Dumézil?
Retrouver un nom, une date, un titre ou un instant précis me laisse aujourd’hui perplexe. Je ne peux pas désigner avec certitude la paternité de ma démarche. Elle s’inscrit dans un mouvement, dans une période : la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, avec le bouillonnement de la nouvelle droite. La boîte de Pandore était alors ouverte. La multiplication des publications et des colloques m’a occupé et rassasié pendant plusieurs années. Je me souviens notamment d’une communication de Louis Rougier qui m’avait grandement impressionné. C’est à cette période que j’ai lu les travaux de Georges Dumézil ainsi que ceux de Julius Evola, René Guénon, Mircea Eliade sans oublier le fameux « Que-sais-je ? » de Jean Haudry sur les Indo-Européens et la première version des Druides de Christian-J. Guyonvarc’h publiée par ses soins et dédicacée après une conférence où nous n’étions pas dix. Mon appétit était grand et je dévorais tout ce qui passait à ma portée, d’Ezra Pound à Emil Cioran sans omettre les celtisants Georges Dottin, d’Arbois de Jubainville, Joseph Vendryes, Joseph Loth…
Mesure du monde, vitalité du quotidien
Q. : Le structuralisme vous a-t-il parfois tenté? Pourquoi rejetteriez-vous Durkheim, Frazer, Freud ?
D’emblée je dirai que la littérature m’a amené à la philosophie et que la mythologie m’a libéré du folklore. Je reconnais qu’Heidegger et Dumézil ont chacun à leur manière et dans leurs domaines respectifs renouvelé notre perception de la « structure » européenne, en apportant par leur vision cohérente une réponse savante et pertinente au matérialisme du vingtième siècle. Nonobstant la fulgurance intellectuelle de leurs travaux, mes affinités me poussent davantage vers des auteurs dont l’attitude et la forme de leurs écrits, peut être moins savantes, me semblent plus en adéquation avec ma sensibilité. Je veux ici parler de William Butler Yeats, de John Cowper Powys, d’Aldo Leopold ou d’Henry David Thoreau… J’admire leur mesure du monde, la vitalité de leur quotidien, le plaisir et la magie qui imprègnent leurs écrits. En ce qui concerne Durkheim, Freud et Frazer, ils doivent être replacés dans leur contexte social. Je serai plus complaisant avec James George Frazer que je relis épisodiquement. Relativisons certains propos en nous disant que bien peu de critiques d’aujourd’hui auraient alors individuellement disposé du savoir encyclopédique de Frazer et osé se lancer dans une telle extravagance éditoriale durant cette ère victorienne. Frazer a, à sa manière, ouvert une voie même s’il y a juxtaposé l’incomparable.
Q. : Quelle est la limite de votre comparatisme? Doit-il demeurer circonscrit à un domaine? Ou peut-on opter légitimement pour la comparaison généralisée? A quel moment avez-vous choisi?
La limite que l’on se donne est un prétexte pour ne pas se faire taper sur les doigts par les « spécialistes », un conformisme qui cache une frilosité intellectuelle et un manque d’intuition. La marge fait toujours partie de la page et elle n’est pas seulement réservée aux annotations des professeurs. Pourquoi devrions-nous tous suivre la même route et le même sens de circulation au même moment ? La seule restriction qui vaille est la rigueur du cheminement intellectuel et non pas la nature de la comparaison. Il faut sans cesse apprendre auprès des spécialistes pour élargir son champ d’investigations et renouveler ses questions. J’ai encore beaucoup à apprendre dans une multitude de domaines et je trouve passionnant les comparaisons osées par certains, je pense ainsi aux pistes mythologiques à la question épistémologique ! Il faut parfois se perdre dans la forêt pour trouver son chemin.
Je considère mes « travaux » comme des balbutiements…
Q. : Pourriez-vous nous indiquer vos tâtonnements et le rôle qu’ils ont tenu dans la genèse de vos propres travaux ?
Le sentiment d’avancer dans le brouillard ne me quitte pas. Cette incertitude omniprésente est une nécessité. L’étude succède à l’interrogation de départ et je ne sais toujours pas où elle peut mener. Il faut sans cesse chercher des repères pour prendre la bonne direction mais tel un archéologue je ne suis jamais assuré de piocher dans la bonne parcelle. Je ne connais pas ce que je cherche. Il me faut sans arrêt valider les matériaux que j’utilise. Ne disposant pas d’étudiants pour déblayer le terrain, chaque étude demande du temps. Je suis mon idée en arpentant toutes les pistes qui me viennent à l’esprit, j’amasse alors dans ma besace des matériaux divers que je sors en vrac sur ma table à l’issue de la cueillette. Je trie, je compare. C’est ainsi que je travaille. Je considère chacune de mes recherches comme une expérimentation Il faut douter pour commencer une recherche sinon je me contenterai des publications d’autrui. Je suis d’ailleurs surpris que des auteurs plus qualifiés que moi puissent prêter un intérêt à mes balbutiements car je considère mes « travaux » comme des balbutiements.
Mandarins jaloux et évêché rouge
Q. : Quelles sont vos relations avec les enseignants des disciplines académiques ? Êtes-vous tenu à l’écart ? Vos travaux sont-ils jugés aventureux? Quelles sont vos relations avec la Société Internationale des Études Indo-Européennes ?
Je lis avec attention ce qui paraît dans le domaine celtique et indo-européen et lorsque j’emprunte quoique ce soit à autrui je me fais une obligation de référencer ma source. Par ailleurs lorsque dans le cadre de mes recherches, je ne trouve pas dans un ouvrage la réponse à une question qui me taraude l’esprit, j’écris à plus émérite que moi. Les spécialistes ne sont heureusement pas tous aussi engoncés dans un corset académique, certains prennent la peine de me répondre. J’ai aussi eu le plaisir d’accueillir plusieurs « sommités » lors de colloques en Bretagne, notamment le professeur Jean Haudry qui m’a fait le grand honneur de répondre à une invitation en 2000. D’autres spécialistes comme le professeur Louis Prat ont aimablement collaboré à la revue que j’anime. Cette promiscuité ne plaît pas à quelques mandarins jaloux de leurs prérogatives mais que voulez-vous que j’y fasse ! L’objet de mes recherches me vaut quelques inimitiés et une relative mise à l’écart. La Bretagne demeure une terre cléricale, la couleur politique de l’évêché a viré du blanc au rouge mais rien n’a changé dans son comportement exclusif et arbitraire.
Q. : Quels principes vous guident quand vous abordez un mythe ou quand vous comparez divers récits, voire des éléments hétérogènes comme un récit et un rite ? Pourriez-vous résumer votre méthode ?
Je commence d’abord par relever tous les faits, symboles et croyances présents dans le mythe ou le conte. Je compare ensuite ces éléments pour dégager un concept et déterminer la cohérence de ces éléments par rapport à la structure du récit. J’étudie isolément chaque fait pour lui trouver une concordance avec le récit. Cette étude peut être multiple : symbolique, linguistique, calendaire… Il s’agit de vérifier la spécificité de cet élément dans une trame en multipliant les analyses. S’il apparaît que des éléments sont interchangeables avec d’autres récits, je confronte alors les concepts en les superposant et en les juxtaposant. L’objet de ces comparaisons et croisements multiples est de retrouver le sens originel du mythe et de tenter une explication de son évolution. Cette grille de décryptage est facile d’emploi et permet d’identifier la nature du texte en le dégageant de son vernis clérical et «folklorique». Le mythe mais aussi le conte ou le rite n’ont rien de superficiel ou d’aléatoire, ils correspondent à un imaginaire structuré. Ils répondent et fonctionnent comme un apprentissage culturel.
Q. : Comment se renseigner sur le polythéisme européen ? Peut-on le connaître ? Existe-t-il des manuels valables ?
L’étude du polythéisme est aujourd’hui aisée. Pour limiter mon propos à la matière celtique, disponible en langue française, les travaux de Christian-J. Guyonvarc’h sont indispensables. On peut y ajouter ceux du professeur Pierre-Yves Lambert dans le registre brittonique, de Jean-Louis Bruneaux dans le domaine gaulois mais aussi des études comme L’Aurore celtique de Philippe Jouët ou celle de Jean-Claude Lozac’hmeur sur les origines indo-européennes de la légende du Graal…
Nous sommes au bord d’un précipice
Q. : Quels rapports établissez-vous entre la connaissance des mythes et légendes indo-européennes et la société actuelle ? Les Européens pourraient-ils former une grande société homogène ? Un sentiment de solidarité a-t-il déjà uni les peuples d’Europe ?
La société occidentale actuelle n’a apparemment plus grand chose de commun avec le monde structuré des indo-européens de l’antiquité. Nous vivons dans un monde marchand qui est régi selon des normes marchandes. Il n’y a donc plus de place pour le sacré mais uniquement la place pour le « business » dans cette société matérialiste et individualiste. C’est vrai pour l’Europe entière, de l’Irlande à la Grèce, de l’Espagne à la Finlande. Nous sommes au bord d’un précipice. « Mais, écrit Alain Danielou, ce cataclysme ne sera dû qu’à nos erreurs et c’est la folie des hommes qui en déterminera le moment ». L’appréhension des mythes et des légendes n’a par conséquent aucun intérêt quantifiable dans ce système sonnant et trébuchant, il s’agit même d’une déviance suspecte dans cet espace de prédateurs sans foi ni loi. Les mythes sont aujourd’hui niés, les rites abandonnés car dépourvus d’«intérêt». Telle est la religion d’aujourd’hui. Si nous quittons le champ des apparences, la connaissance des mythes et des légendes reste cependant fondamentale pour l’homme et la société. C’est un apprentissage qui peut se muer en une quête. Apprendre à lire un conte, apprendre à décrypter une symbolique, c’est pousser une porte, c’est faire un pas en avant, c’est se réapproprier et accomplir les rites… Depuis que j’ai franchi cette frontière immatérielle, je n’ai pas voulu refermer la porte, je n’ai pas pu revenir en arrière car le mythe est devenu réalité vivante. Ma perception du monde a évolué, elle est devenue moins idéologique, plus concrète, plus sensée. C’est un monde du détail innombrable. Mea maxima culpa. Je peux désormais être suspecté de paganisme à l’instar de tous les Européens qui regardent de l’autre côté du miroir et dont je me sens solidaire.
Prendre le temps de marcher en tournant et en virant
Q. : Quels rapports établissez-vous entre analyse et synthèse ? L’érudition, si maltraitée aujourd’hui, serait-elle une forme polie du désespoir ? Si vous aviez à recommencer, choisiriez-vous la même voie de recherche ?
Thèse, antithèse, synthèse… Ce sont des outils préalables à l’analyse. L’Occidental a, à mon avis, besoin d’une méthode scolaire pour mettre en place ses idées dans un environnement « cartésien ». C’est un préambule pour forger ses propres outils, se débarrasser, le moment venu, des préjugés et partir à la conquête de son monde intérieur. Il n’y a pas de désespoir dans la recherche mais un espoir sans illusion. C’est une démarche intellectuelle et spirituelle qui a des incidences matérielles. Elle ne s’apparente pas à une fuite mais à une marche en avant. Je n’ai rien à recommencer ou à regretter car chaque orage, chaque cul de sac offrent des détours, des pauses, des silences et des interrogations éprouvantes. Les anciens chemins suivaient les courbes du paysage, couraient le long des rivières, passaient les estuaires à marée basse. Il faut prendre le temps de marcher en tournant et virant. La ligne droite serait à mes yeux synonyme d’ennui ou de vérité, que mon dieu avant tous les dieux me garde de l’un et de l’autre.
Q. : Quelle impression vous laissent les sciences humaines actuelles ? Votre travail est-il un plaisir ? Une ascèse ? Est-ce très dur d’avancer ? Avez-vous des moments de doute?
Mes occupations m’éloignent des sciences humaines actuelles à moins que ce ne soit l’inverse ? Les parodies religieuses occidentales m’indiffèrent également. Je discerne dans une église catholique épurée de ses reliques païennes un déclin qui me semble irrémédiable tandis que les groupes néopaïens se gargarisent d’éphémères gesticulations ô combien étrangères au sacré. La tentation est grande de s’isoler dans son travail mais le plaisir de partager une interrogation reste pour moi primordial. La comparaison des recherches entre amis s’avère toujours instructive et je ne conçois pas mes petits travaux comme un plaisir solitaire. Quitte à me répéter, je perçois l’étude comme un moyen de cheminer et non comme un but. Elle doit, par conséquent, être une aventure et une discipline, un mélange d’excitation et de sérénité avec l’incertitude permanente. Cette incertitude, elle seule, peut, je crois, préserver de l’illusion et de la suffisance. L’étude n’a pas non plus lieu d’être coupée du monde mais doit s’inscrire dans un espace foisonnant, s’exprimer avec et par la nature. L’approche spéculative vise paradoxalement à une mise en mouvement de l’homme extrait de son environnement par la philosophie cartésienne, elle vise à sa réintégration dans les élémentaires. Les mots seuls ne suffisent pas à dire le langage des sens et ce travail de recherche devrait permettre une libération a contrario de l’aliénation inhérente à la société marchande et à l’opportunisme paresseux de l’espèce humaine. La nature sauvage permet à l’homme « éveillé » de conjuguer ses paradoxes, de goûter à des joies indicibles, d’approcher la divinité. Après avoir appris dans les livres, il reste à apprendre le langage de la forêt, de l’océan… La mémoire d’un chêne vénérable vaut, je le pense, le savoir d’un professeur. Le doute est permis mais le chemin du monde est ouvert à qui veut s’y aventurer.(propos recueillis par Jean DESSALLE).
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