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dimanche, 16 mars 2008

Sur Marc. Eemans

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Marc. Eemans : poète peintre ou peintre poète?

En hommage à Marc. Eeman, à l’occasion du quatrième anniversaire de son absence, nous avons traduit ce texte de 1972, que lui avait consacré Jo Verbrugghen

Le moins que l'on puisse dire sur Marc. Ee­mans, c'est qu'il est un artiste à facettes mul­ti­ples, un artiste très controversé, voire maudit pour certains cénacles; quoi qu'il en soit, dans au­cun domaine où il a déployé ses activités dif­férenciées et assez dispersées, que ce soit dans le domaine de l'histoire de l'art, de la pein­ture ou de sa critique d'art indépendante, on ne peut le définir de manière complète et dé­finitive. Marc. Eemans échappe sans cesse à tou­tes les orthodoxies, à toutes les formes de dog­matisme, à toutes les classifications ar­bi­traires, qui posent des normes étroites, rigides et prédéfinies. Quant à la question (subalterne) de savoir si son œuvre appartient ou non à l'es­pace du surréalisme, elle est, à mon avis, sans importance et il l'a d'ailleurs précisé lui-mê­me en ces termes : « Je poursuis en soli­tai­re une voie parallèle au surréalisme "ortho­doxe" (pour autant qu'il y en ait un) et que je sois considéré comme surréaliste ou non, peu me chaut. Ce n'est après tout qu'une étiquette et les injures, les suspicions et les diffamations de certains qui n'ont rien de commun avec la pensée profonde d'André Breton m'indiffèrent. Ce que je sais, c'est que je ne serais pas ce que je suis, si le surréalisme n'avait pas exis­té». Cette dernière phrase est importante, à coup sûr, ne fût-ce que parce qu'elle permet une approche plus juste de l'œuvre de Marc. Ee­mans en tant qu'artiste créateur.

La puissance magique originelle des sagas et des traditions

Marc. Eemans est, pour l'essentiel, un poète. De son recueil de poésies "Vergeten te Wor­den" (éd. Hermès, 1930), en passant par “Het Boek van Bloemardinne" (éd. Colibrant, 1954), par “Hymnode" (éd. Colibrant, 1956) et par la sé­lection la plus récente, "Les cheminements de la grâce" (éd. Espaces-Fagne, 1970), son œu­vre poétique présente une unité remarqua­ble, enrichissante et vraiment accomplie. Sans aucune discontinuité, Marc. Eemans coule dans les mots une nostalgie inextinguible : celle du mot qui étaye, celle du concept qui parvient vraiment à abstraire, celle de la conception irréconciliable du "mot" et du "contenu"; bref, les éléments essentiels de la poésie et l'inten­sité intérieure de son art, il entend les lier d'une manière audacieuse et indissoluble à la puis­sance magique originelle des sagas et des tra­ditions les plus anciennes, avec ou sans re­ligiosité délibérée et vécue, avec une folie heu­reuse et avec la profondeur du transport my­sti­que qui procure identité et parole.

Réconcilier les fragments de diverses traditions

Sa poésie, à laquelle il donne en toute cons­cien­ce une dimension ésotérique, ne sera vrai­ment comprise dans son message initiatique et hu­manisant que par ceux qui acceptent d'être initiés aux vérités cachées sous des oripeaux poétiques ou sous la forme de légendes dans les récits mythologiques de l'Occident et de l'O­rient : mythe du Graal, mythe de la Toison d'Or, l'Odyssée, les mythes perses de Zurvan ou de Yima, les mystères d'Eleusis, les Nibe­lun­gen, pour ne citer que les sources princi­pa­les de son inspiration. Le message et l'intention du Marc. Eemans poète sont autant syncréti­ques que religieux : délibérément, il mélangera des fragments de diverses traditions avec des passages différents ou des sagesses issues d'ail­leurs; il va les réconcilier, les forcer à faire éclore une nouvelle révélation, qui, en même temps, sera une prise de position particulière et personnelle de type manichéen, où il n'ac­ceptera aucune autre vérité que celle de sa pro­pre expressivité, que celle d'une univer­sali­té libératrice et englobante, bref, un mélange étrange de coercition et de libération, de ha­sard et de conséquence logique. Son art est dès lors naturellement baroque, surchargé, as­sez violent, archaïsant, déconcertant. Les ima­ges qu'il utilise sont concentrées puisqu'elles ont absorbé à satiété des éléments concrets que le poète a puisé dans la nature qui l'en­tou­re et nous entoure ou qu'il a repris, tout sim­plement, d'autres phénomènes tangibles et vi­sibles. Mais ce ne sont pas les images en elles-mêmes qui sont importantes, ni même les lam­beaux et les concepts qu'il puise dans les récits my­thologiques puisque ces images, lambeaux et concepts sont subordonnés à l'expressivité, au lien qui unit langue et sentiment, folie et image, langage et contenu : une telle position con­duit nécessairement à une spiritualisation et à une abstraction.

Des aspirations religieuses limitées au monde de l’existence temporelle

L'homme est la donnée centrale : l'homme a­vec sa nostalgie d'un ailleurs, l'homme et ses in­certitudes quant à l'existence ou la non exis­tence, l'homme avec ses doutes et ses crain­tes, ses espoirs et désespoirs, avec ses ques­tions troublantes qui n'ont pas d'autres répon­ses que de nouvelles questions dépourvues de sens, l'homme avec son incommunicable can­deur et ses efforts impuissants pour échapper à lui-même et qui se perd dans une pitoyable er­rance vers des mondes oniriques, autant de refuges que nous espérons pour échapper à nos limites temporelles et à notre désolation au spectacle de l'insuffisance humaine. Marc. Ee­mans n'accepte aucun au-delà et limite vo­lon­tairement et brutalement ses aspirations re­li­gieuses au monde de l'existence temporelle el­le-même. Son mysticisme et un mysticisme sans Dieu, sans enfer, sans ciel, sans Etre su­pé­­rieur. Notre destin est la Terre. La vie se ter­mi­ne avec la mort de la vie : il n'y a pas le moin­dre espoir de fuite, ni pour lui, le poète, ni pour nous, dans un au-delà libérateur.

Tout est lié dans l’unité d’une création unique

Bien entendu, sa poésie est manichéenne, gno­stique : la solution, l'explication, la responsa­bi­li­­té, la libération finale de la prison de nos in­certitudes ne sont possibles que sur la voie du re­gard porté vers notre intériorité, sur la voie de la gnose qui lance ses regards tous azimuts et ne connaît ni limites ni préjugés ni particu­la­rismes. Tout se passe toujours entre la vérité et le mensonge, entre Eros et Thanatos, entre la lumière et l'obscurité, entre le bien et le mal, en­tre l'esprit et la matière et aucun de ses élé­ments ne peut être longtemps séparé de l'au­tre. Tout est lié dans l'unité d'une création uni­que. A l'intérieur des cycles de temporalité, tout passe. Il n'existe pas de bien sans le mal, pas de vérité sans mensonge, pas de certitude sans doute. L'esprit, lui-même, fait partie de no­tre propre matérialité et ce n'est que par cette voie somatique et matérielle que l'esprit peut s'exprimer. La mort n'est pas un tournant mais une fin, pire, la fin, la seule issue. L'au-de­là que nous essayons d'atteindre n'existe qu'en nous. Il se trouve en notre intériorité, il vit et meurt avec nous et le chemin du pèlerin vers l'absolu ne connaît pas d'autre issue que la porte sans sensualité de la mort. De la mê­me manière, le chemin vers la poésie la plus su­blime et vers l'abstraction la plus détachée pas­se nécessairement par la langue la plus ex­pressive, celle des images.

Un intérêt pour la mystique des Pays-Bas

Autre élément, tout aussi important dans la poé­­sie de Marc. Eemans : son intérêt pour la my­stique des Pays-Bas [Nord et Sud confon­dus], qui constitue la base et le substrat de sa propre langue poétique. En outre, le contre­poids de cet intérêt pour une mystique à la­quelle il se soumet, et qui le force à se re-créer sans cesse, est la recherche constante d'une sou­pape de sécurité, d'une libération qu'il trou­ve dans un jeu intellectualiste et, plus encore, dans le défi. Eemans provoque, blesse, défie, dé­sarçonne. L'intention et le choix des mots dans “Het Boek van Bloemardinne” est en ce sens une véritable provocation, voire une sorte de pastiche puisque, sur base de quelques ra­res allusions de Pomerius sur la figure mysté­rieuse de Bloemardinne, Marc. Eemans réécrit les textes légendaires, introuvables depuis le mo­yen âge, de cette mystique flamande héré­tique dans ses “carmina nefanda”. L'œuvre four­mille d'intenses éléments mystiques, très pré­gnants, d'expériences et de révélations my­stiques, mais aussi de réminiscences d'Hade­wych, de Ruusbroec et de Maître Eckhart. L'œu­­vre fourmille donc d'images visionnaires d'une haute sublimité, de détachements mais aussi d'évocations de rituels magiques lascifs et sensuels qu'Eemans fait revivre dans la Fo­rêt de Soignies, dans la région où, plus tard, Ruus­broec se dressera contre les ensei­gne­ments hérétiques de Bloemardinne. Mais “Het Boek van Bloemardinne” n'est pas entièrement un pastiche puisque tout est d'Eemans lui-mê­me, puisque Bloemardinne (pour autant qu'elle ait vraiment existé) n'est finalement qu'un nom, qu'un drapeau ne recouvrant aucun con­te­nu; le livre d'Eemans est surtout un maillon précieux, mieux, un tournant décisif, entre ses premiers écrits et ses premières allusions et espérances d'ordre métaphysique, d'une part, et ses chants d'amour supra-mondains que l'on trouvait dans “Hymnode”.

Un surréalisme où il y a toujours référence à un mythe

Quand il peint ou qu'il dessine, Marc. Eemans re­ste un poète. Dans ses traits et dans les for­mes concrètes et tangibles qu'il crée, il expri­me les mêmes aspects et aspirations, recrée le mê­me climat. Sur chaque toile, dans chaque es­quisse, dans chaque dessin linéaire, nous re­trouvons la même préoccupation mystique, le mê­me intérêt pour les récits mythologiques, le mê­me esprit et le même défi provocateur. Il est frappant de constater combien cette œuvre est apparentée au surréalisme, pourtant, elle n'est jamais un véritable surréalisme, ni même un vrai symbolisme, même si l'on considère les ima­ges qu'il englobe dans ses compositions  —un nu féminin, un aigle, une image de la gé­mellité—  comme des symboles, car elles per­mettent toujours une autre interprétation, qui re­ste peut-être secondaire, mais qui est néan­moins présente et possible. Marc. Eemans n'a pas besoin d'un langage symbolique. Il est ca­pable de s'exprimer, simplement en posi­tion­nant les uns à côté des autres des éléments fon­cièrement étrangers ente eux, d'une ma­niè­re syncrétique. Magritte aussi procédait de la sor­te, quoique dans une optique totalement dif­férente voire antagoniste. Chez Marc. Ee­mans, l'inclusion d'un motif ou d'un symbole est toujours justifiée par la référence à un my­the, de manière à ce que la composition soit et de­meure cohérente. L'élément ludique consti­tue une partie intégrante de ce sérieux créa­teur. Le défi se cache derrière un rapport trou­ble, sensuel sinon érotique : ainsi, il placera de jo­lies filles nues tirées du magazine "Lui" à cô­té d'éléments secondaires pour créer une com­­position inhabituelle mais à vocation éso­té­ri­que; les modèles des photographes de “Lui", dé­ployant tout le charme de leurs seins ou de leurs nombrils, se retrouvent dans une com­po­si­tion ésotérique qu'elles n'ont sûrement ja­mais soupçonnée! Par exemple, le portrait à la Van Eyck du Sire Arnolfini, Eemans va le re­pla­cer au-dessus d'un paysage marin soulevé par une tempête, qu'il aura emprunté à un maître hollandais; de même, l'homme au turban rou­ge de Van Eyck se verra uni à un paysage ita­lien volcanique, celui du Vésuve, tel qu'on peut le voir dans le Musée de Capo di Monte. Les sou­venirs de sa première épouse, décédée, il les fera revivre dans une composition très fine, où domine une lumière nordique.

Provocation ? Kitsch ?

Sans jamais s'interrompre, Eemans provoque : jusqu'à la limite du mauvais goût, sinon du kitsch, il peint des ciels et des horizons en des cou­leurs spongieuses et blêmes; sur d'autres toi­les, il réagit par rapport à son propre passé et aux difficultés que lui ont apportées les an­nées d'occupation. Jamais il n'avait caché, à l'é­poque, son dégoût pour les théories du Ver­di­naso de Joris van Severen et pourtant, il y a quelques années, il a peint “La Croix de Bour­gogne”, où des mains qui s'entrecroisent avec, en leur centre, un poing fermé, rappelle d'une manière incompréhensible le symbole du Ver­di­naso. Dans une autre toile encore, qui est une composition inachevée, il réunit, d'une fa­çon tout aussi provocante, les mêmes mains pour former un swastika.

Cette provocation déconcertante n'est à son tour qu'un masque, une image folle qui ne con­cer­ne pas l'essence de son œuvre. C'est com­me si Marc. Eemans se mettait un masque sur le visage, comme s'il retournait cette espèce de sophisme pour se défendre contre ses pro­pres expressions, pour se soustraire à notre cu­riosité qui cherche à comprendre.

« Le Pèlerin de l’Absolu » : symbole de l’œuvre tout entière

Marc. Eemans est et reste un poète qui se dis­si­mule derrière des mots et des images, qui ca­che sa vision pessimiste de la vie derrière l'ai­greur d'images secondaires. Les mots, les li­gnes, les toiles et les poèmes forment une uni­té. Dans les deux disciplines, Eemans utilise les mê­mes paroles, mais dans un langage diffé­rent. C'est très évident dans le double et ma­gi­stral auto-portrait qu'il a réalisé en 1937 et qu'il a appelé “Le Pèlerin de l'Absolu”. De ma­nière très marquée, ce tableau extraordinaire ré­sume l'ensemble de son œuvre, qui est vrai­ment un unique dédoublement sublime.

Jo VERBRUGGHEN, juin 1972.

 

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