lundi, 22 juin 2009
Le problème du totalitarisme chez Domenico Fisichella
SYNERGIES EUROPÉENNES - MAI 1988
Le problème du totalitarisme chez Domenico Fisichella
par Marco Tarchi
On a beaucoup parlé du totalitarisme, on a beaucoup écrit à son sujet depuis une quarantaine d'années, et pas souvent à bon escient. La résonance "sinistre" de ce vocable a servi à canaliser le jugement de l'opi-nion publique contre l'option dangereuse qu'il représentait, à susciter d'incessantes polémiques journa-lis-tiques et à soulever des vagues d'indignations et d'é-motions chez les intellectuels. Après les péri-pé-ties de la guerre froide, pendant laquelle le terme fut brandi comme une épithète infâmante dans la lutte qui opposait l'Occident à l'URSS de Staline, l'alliée ré-pudié des USA, que l'on comparait allègrement à l'Allemagne hitlérienne, l'ennemie sans cesse exé-crée, l'expression "totalitarisme" est ressortie de temps à autre pour désigner le danger que repré-sen-tent les régimes éloignés de l'idéologie et de la pra-xis libérales. D'aucuns, comme le célèbre économis-te Friedrich von Hayek, l'ont utilisée pour disquali-fier en bloc toute forme d'expérience socialiste.
Né des passions politiques —les premiers à l'utili-ser furent Amendola et Basso pour fustiger le régime de Mussolini qui, aussitôt, s'en est emparé à son pro-fit, pour en inverser la charge négative— le mot est rapidement entré dans le vocabulaire de la polito-lo-gie, non sans réserves et précautions. D'une part, l'adjectif "totalitaire" a servi pour identifier et dési-gner des formes de gouvernement que l'on ne pou-vait pas faire entrer dans les catégories classiques d'analyse, forgées par Aristote. D'autre part, on ne pouvait pas ne pas relever le fait que ce terme syn-thétique permettait de mettre en lumière des affinités évidentes entre des régimes inspirés d'idéologies op-po-sées, tout en occultant simultanément les diffé-ren-ces substantielles qui pouvaient exister entre ces ré-gimes.
Le "totalitarisme": deux générations de politologues se chamaillent à son propos
Deux générations de sociologues, de politologues et de philosophes de la politique se sont chamaillés à propos de ce terme tabou, sans parvenir à trouver un accord. Les principaux de ces théoriciens ont repéré qu'au 19ème siècle ont émergé divers systèmes pour-vus simultanément 1) des caractéristiques typi-ques des autocraties et des dictatures (une aversion à l'égard du pluralisme politique et de tout contrôle du pouvoir souverain venu "du bas", hypertrophie des pré--rogatives du Chef,...) et 2) de caractéristiques is-sues des modèles démocratiques (légitimation popu-laire, degré élevé de participation des citoyens à la vie publique). Pour ces théoriciens, il est impossible de comprendre et d'étudier la nouveauté et l'origi-na-lité de telles expériences sans créer un critère de clas-sification adéquat, une dénomination ad hoc. La ré-pli-que de leurs adversaires, c'est de dire qu'il y a soit une ambigüité structurelle au sein même de la notion soit que l'application de cette même notion entraîne des distorsions dues à son instrumen-tali-sation. Sartori, Barber, Spiro sont des auteurs qui se sont prononcés dans le sens de ce soupçon. La pal-me du refus revient indubitablement à Georges Mos-se, devenu célèbre pour ses études sur le national-so-cialisme. Son jugement, il l'a exprimé dans Intervista sul nazismo (1) (= Entrevue sur le nazis-me), accordée à Michael Ledeen; ce jugement est sans appel: le totalitarisme "est un slogan typique de la guerre froide. Il surgit dans les années où il s'avè-re nécessaire de stigmatiser d'un seul coup tous les adversaires des démocraties parlementaires. C'est de ce fait une généralisation fausse; ou, pour dire mieux, c'est, de façon typique, une généralisation qui découle d'un point de vue libéral [...]. Entre Lé-nine, Staline et Hitler, les différences sont grandes et, de plus, les différences entre fascisme et bolché-visme sont énormes. Le concept de totalitarisme voile ces différences, parce qu'en l'utilisant, on en arrive à regarder le monde exclusivement du point de vue du libéral".
Le concept "totalitarisme" n'est pas infécond
En entendant ce réquisitoire, on serait tenté de croire que le terme "totalitarisme" est scientifiquement in-fé-cond. Domenico Fisichella, professeur ordinaire de sciences politiques à l'Université de Rome, ne le pense pas. Depuis dix ans, il s'applique à soustraire le mot "totalitarisme" à l'hégémonie de la sous-cul-ture journalistique, avec pour but de le restituer à la science. Il a commencé à le faire dans une série d'es-sais publiés dans Intervento et Diritto e società, puis dans un livre devenu célèbre, Analisi del tota-li-ta-rismo, qui a rapidement connu deux éditions chez l'éditeur D'Anna (en 1976 et en 1978). Aujourd'hui paraît une version mise à jour, remaniée et étoffée, Totalitarismo. Un regime del nostro tempo, livre ri-goureux dans la méthode et remarquable quant à son épaisseur théorique. C'est une étude vivante et docu-mentée, qui, de ce fait, se prête tant à une introduction exhaustive à l'argumentation qu'à une amorce de discussion.
Le pivot central de l'analyse de Fisichella, c'est la con-viction de l'utilité de la notion de "totalitarisme". Celle-ci peut, d'une part, être définie de manière co-hérente, afin d'éviter des tiraillements d'ordre instru-mental ou des usages hors de propos, et, d'autre part, être appliquée à toute une série de cas concrets. Ainsi, le concept peut être conservé car il possède une "capacité prédictive": si l'on est en mesure d'en reconnaître la nouveauté, cette nouveauté qui "obéit au conditionnement d'une société technologiquement avancée", on pourra finalement lancer l'hypothèse que "tous les totalitarismes qui se sont succédé jus-que aujourd'hui constituent à peine les premières épreu-ves, les premiers essais, d'un spectacle qui con-naîtra des suites de grande ampleur et de grande fréquence".
Le totalitarisme: une réponse à la fragmentation de nos sociétés industrielles avancées
Première donnée factuelle que nous pouvons retirer de la recherche de Fisichella: le totalitarisme appar-tient de plein titre à notre époque. C'est une réponse à la fragmentation culturelle et sociale qui est typique des sociétés industrielles urbaines. C'est une formu-le qui se destine à éviter la multiplication des conflits locaux et à imposer une sorte de mystique collective aux effets mobilisateurs. C'est une expérience qui n'en-tre pas forcément en contradiction avec la démo-cratie mais s'enchevêtre dans le réseau même de cel-le-ci, comme l'avait déjà bien deviné Jacob Talmon qui, dans Les origines de la démocratie totalitaire (2), analysait les applications qu'avaient déduites les Jacobins de la pensée de Rousseau.
Pour comprendre le sens de ce concept, il faut donc l'im-merger dans son temps propre, le délimiter tem-porellement, comme c'est la règle dans toutes les sciences sociales, et il faut éviter les transpositions ha-sardeuses, telles celles qu'ont essayés des auteurs comme Barrington Moore (3) qui émettait l'hy-po-thè-se que des totalitarismes avaient déjà existé dans la Chine antique, dans le Japon féodal ou dans la Ro-me de Caton. Dès que cette immersion a été opérée, la "nouveauté" totalitaire émerge clairement: les formes politiques qui l'incarnent ont toutes comme pré-mis-ses l'aliénation et l'homologation des citoyens, ce qui est typique pour les pays où l'accélération du développement technologique a fracassé les modes de vie basés sur les groupes primaires (la famille, la communauté villageoise). Le caractère démocratique du totalitarisme repose en fait sur la légitimation de la part des masses; jouissant d'une telle légitimation, le totalitarisme exprime dès lors un consensus basé sur le grand nombre, sur les agrégats générés par l'urbanisation et le déracinement.
Domenico Fisichella, un disciple de Hannah Arendt
A partir d'une telle prémisse —c'est-à-dire l'iden-ti-fication de la "société de masse" à un lieu où les to-ta-litarismes connaissent une incubation— s'arti-cu-le toute la construction théorique de l'essai de Fisichel-la: c'est en elle que nous pouvons découvrir l'élé-ment du livre le plus stimulant, le plus producteur de discussions fructueuses. La source principale d'ins-pi-ration du politologue romain, c'est Hannah Arendt, ce qu'elle a dit du totalitarisme et ses obser-va-tions critiques consignées dans Les origines du tota-litarisme. Bien sûr, dans son introduction et dans le corps de son texte, Fisichella corrige ou atténue quel--ques-uns des aspects les plus tranchés de l'ou-vra-ge-clef de la politologue et philosophe germano-américaine. Le raisonnement de Fisichella, sur ces points, se fait complexe; et pour pouvoir accéder au moins aux traits les plus saillants de ce raisonnement, il me paraît opportun de donner un ordre ana-lytique à la matière, avant de signaler les caracté-ris-tiques du totalitarisme selon Fisichella et, enfin, de lui adresser quelques objections.
Le totalitarisme a connu le succès, écrit Fisichella, dans les pays où il s'est imposé (les deux cas qui guident la démonstration de Fisichella sont l'Alle-magne nationale-socialiste et la Russie soviétique), parce qu'il a proposé une réponse à la crise de l'Etat, tant de l'Etat démocratique parlementaire que de l'E-tat encore lié à la formule autocratique. Cette crise, amorcée par la multiplication des acteurs politiques et sociaux de masse, déséquilibre en conséquence les systèmes de représentation, et ne peut être perçue comme un résultat du totalitarisme mais comme une donnée continue. A la perte des capacités identifica-trices des institutions étatiques, Lénine et Hitler ne ré--pondent pas, en fait, par une action coercitive restauratrice —comme dans la tradition des golpe auto-ritaires— mais par la consécration d'un nouveau su-jet, le parti, qui monopolise le pouvoir. Le mouve-ment de crise se projette du coup au-delà de l'Etat et le parti reproduit celui-ci, opère une duplication, et en amplifie les fonctions, créant simultanément une situation inédite, dans laquelle les compétences et les attributions d'autorité sont réparties selon des nor-mes non écrites et variables, selon les convenances du moment.
Le totalitarisme: un régime de révolution permanente
Le totalitarisme est de ce fait, d'après Fisichella, le ré-gime des révolutions permanentes, du nihilisme au pouvoir, de l'incertitude et du mouvement. Dans le to-talitarisme, on ne parvient jamais trop à savoir où se situe le véritable centre de la légitimité ou de l'au-to-rité: chez le Chef? Au parti? Au gouvernement? Dans la bureaucratie? A l'armée? La réponse varie se-lon les époques et aussi selon la position de l'ob-servateur.
Parce qu'il naît en réponse à un processus de mas-si-fication —c'est-à-dire de "dissolution des libres as-sociations et des groupes naturels, d'applatissement des pyramides sociales, de liquéfaction des diffé-rences individuelles et des innombrables agrégations de la communauté vivante en une masse grise"— le to-talitarisme émerge seulement de "situations de catastrophe, ou précipite celles-ci"; il révèle "comme symptôme initial de la "réaction de désastre" un "dé-sorientement total"". Dans un tel désarroi généralisé, face au "caractère plastique et dépourvu de forme de la personnalité des masses", face à l'"homme-mas-se" qui est "sembable à un récipient, toujours prêt à être rempli", le pouvoir totalitaire, qui considère que la révolution est un "office constant", met en acte un projet original de construction de l'homme nouveau, destructeur du vieil ordre démocratico-libéral et fon-dateur d'une ère nouvelle.
Le totalitarisme: expression politique du "mouvement" du monde
Les intuitions de Hannah Arendt sur le caractère "de mouvement" que détiennent toutes les expériences to-talitaires, Fisichella les développe et les remodèle sys-tématiquement. Le cadre qui ressort de ce travail de remodelage permet de définir le totalitarisme com-me un régime politique situé au-delà de la loi, qui est dans la perpétuelle impossibilité de se stabiliser, qui, pour éviter toute mise en sourdine, laisse toujours pla--ner une certaine incertitude quant à ses mouve-ments prochains et qui demeure imprévisible quant à ses choix stratégico-politiques et aux sanctions qu'il serait amener à prendre.
Si l'on garde à l'esprit qu'au fond de toute solution totalitaire, il y a une espérance de type millénariste, un espoir de voir surgir définitivement un "ordre nouveau" qui ferait table rase de la mentalité bour-geoise et de tout ce que celle-ci a produit antérieu-rement, on comprend pourquoi les régimes sovié-tique et nazi ont tenu à maintenir un haut degré de mobilisation populaire, afin d'étouffer le domaine du "privé", par le biais d'une expansion paroxystique de la vie et des devoirs publics. Tel est le premier stra-tagème destiné à bloquer la formation de cette mul-tiplicité de goûts, de styles, d'aspirations et de tendances qui agissent en substrat dans les sociétés pluralistes. Et parce que cette mobilisation "sans par-ticipation" (car, dans le langage de l'auteur, elle est "hétérodirecte", stimulée d'en haut) est constante, le régime impose une guerre civile institutio-nalisée, qui désigne toujours de nouveaux ennemis contre lesquels il s'agit de lutter, et installe l'"uni-vers concentrationnaire" et la terreur en guise de structures politiques afin de détacher les individus hostiles du tissu social.
Le totalitarisme a besoin d'ennemis
La propagande et la mobilisation nationales-socia-lis-tes et bolchéviques, souligne Fisichella, sont de type "guerrières et révolutionnaires" et insistent forcé-ment sur les embûches que dressent sournoisement l'"ennemi". Le totalitarisme a donc nécessairement be-soin d'une pluralité d'ennemis pour faire miroiter aux masses qu'il reste un objectif à atteindre. L'in-ven-tion technique du totalitarisme, son coup de gé-nie stratégique, c'est d'indiquer un ennemi objectif qui est tel par configuration métaphysique (c'est le juif ou le "contre-révolutionnaire" potentiel) et, étant de nature métaphysique, il est inépuisable. Avec un éventail de stéréotypes martellé dans les crânes à qui mieux-mieux, doublé d'une théorie conspirative de l'histoire, rendue élémentaire et suggestive, Lénine et Hitler —mais aussi leurs émules, fidèles, colla-bo-rateurs et successeurs— finiront en effet par con-vaincre les masses que la révolution et l'ordre nou-veau sont constamment menacés et que dès lors, il n'est pas licite de "baisser la garde".
Schématiquement, on peut dire que Fisichella met bien en évidence l'essence authentique du totalita-ris-me en signalant sa vocation anti-pluraliste et massi-fiante et en décrit toutes les conséquences pratiques ul-té-rieures (subordination radicale de l'économie à la politique, fin de l'homo oeconomicus, a-classisme, pré-disposition des masses au sacrifice par défaut d'un cadre stable et reconnaissable d'intérêts, etc.). Fi-sichella en arrive ensuite à sa conclusion provo-catrice et, partant, intéressante; il dit qu'étant radi-calement révolutionnaires, tous les phénomènes tota-litaires sont de gauche (le national-socialisme com-pris, dont le caractère anti-bourgeois est répété et attesté). Le livre de Fisichella affronte, chapitre après chapitre, les nœuds principaux de cette ques-tion, dont le problème de la "nouveauté" du totalita-risme, le système de terreur, la révolution permanente, la transformation de la société, le consensus. De plus, ce livre passe en revue deux autres régimes que l'on pourrait encore qualifier de "totalitaires" et introduire dans la catégorie des totalitarismes: 1) le fascisme italien que Fisichella, documents à l'appui, exclut du domaine totalitaire, le considérant au con-traire comme un exemple d'"Etat total" ou "to-ta-liste" et 2) la Chine maoïste qu'il inclut dans sa catégorie du totalitarisme.
Une nouvelle typologie qui distingue "totalitarisme" et "autoritarisme"
Dès que l'on referme cet ouvrage, les stimuli de ré-flexion et de discussion apparaissent trop nombreux, trop importants, pour pouvoir être tous consignés dans une simple recension. Certes, plusieurs affir-mations de fond posées par Fisichella ne peuvent qu'ê-tre retenues et, tout d'abord, la rigoureuse distinc-tion qu'il opère entre les régimes totalitaires et les régimes autoritaires. Cette distinction permet d'affir-mer l'utilité du concept de "totalitarisme" (ce que nous avions déjà exprimé dans notre livre Partito unico e dinamica autoritaria (4), qui aborde le pro-blème de la place structurelle et fonctionnelle du parti dans les systèmes non compétitifs).
Il reste à voir a) si cette typologie n'a pas besoin de spé-cifications ultérieures; b) quand et à quelle réalité elle peut s'appliquer; c) si sont fondés les arguments des théoriciens de la "société de masse", sur laquelle repose la lecture du totalitarisme comme régime de mo-bilisation permanente.
Sur le premier point, il me semble que sont per-tinentes les observations de Juan Linz dans son essai si souvent cité: Totalitarian and Authoritarian Regimes. La catégorie linzienne du "régime auto-ri-taire de mobilisation" permet en effet de mieux ren-dre compte des analogies indéniables, d'ordre idéo-lo-gique et pratique, que néglige la dichotomie habi-tuelle entre autoritarisme et totalitarisme. Dans cette perspective, la lecture que donne Linz des fascismes (national-socialisme inclus) s'avère particulièrement efficace: l'identification des sous-types au sein du ge-nus commun autoritaire permet une modulation plus efficiente, finalement, du spectre des différentia-tions.
Y a-t-il encore du "totalitarisme" dans le monde?
Un autre problème sérieux, mais ultérieur, est celui qui peut être réduit à deux questions: quels sont les régimes qui peuvent se dire "totalitaires"? Et s'ils ne le sont pas entièrement, à quel moment le sont-ils? Dans les pages du livre de Fisichella, émergent quel-ques doutes: l'auteur se dit sceptique quant à la pos-sibilité de considérer comme achevée la transition du totalitarisme à l'autoritarisme dans les régimes com-mu-nistes d'Europe de l'Est. Comment est-il possible de repérer les caractères centraux de la définition fi-sichellienne du totalitarisme dans des pays comme la Pologne actuelle, la Hongrie ou la RDA? Et l'"u-ni-vers concentrationnaire" est-il bel et bien existant en Tchécoslovaquie ou en URSS? Et la tendance domi-nante de ces systèmes, tend-elle vers la massi-fica-tion, vers l'anti-pluralisme, vers le contrôle rigide du secteur public sur l'économie? Il nous semble que l'on ne puisse pas du tout l'affirmer péremptoi-re-ment. Et c'est là précisément que surgit le problème que suscite toute lecture arendtienne du totalitarisme: si on l'adopte de façon a-critique, et si l'on partage avec Fisichella l'idée d'une actualité persistante du modèle totalitaire, on finira par ne plus réussir à trou-ver une réalité qui l'incarne. Certes, il y a l'Al-ba-nie. Ou la Roumanie. Sans doute l'Iran (mais que dire du rôle du parti?). Et que penser de Cuba, ou du Vietnam? Et ensuite?
Corriger le jugement de Hannah Arendt et de ses disciples sur le nazisme
Le punctum dolens de ce discours, en général, c'est le problème de la "société de masse" et de ses con-sé-quences. La thèse des Arendt, Kornhauser, Sig-mund Neumann, Lederer, etc. a connu pendant quel-ques décennies une vaste popularité et a con-tri-bué a forger le concept de totalitarisme tel que l'ont accepté les sciences sociales. Aujourd'hui, ce con-cept vacille sous les coups de la critique empirique qui en dévoile le substrat philosophique et les préju-gés de valeur. Bernt Hagtvet a très bien démontré, dans son brillant essai intitulé The Theory of Mass Society and the Collapse of the Weimar Republic: A Re-Examination (5), que la société de Weimar, dont est issu le national-socialisme, était tout autre chose qu'un agrégat social informel et atomisé, dépourvu de toute agrégation d'intérêts reconnaissables et légi-timés: cette République de Weimar était au contraire un réseau dense de réalités associatives des genres les plus divers, réseau que la NSDAP a pu conquérir de l'intérieur dans la plupart des cas, grâce à une capacité d'identification multiforme et élastique. Ri-chard Hamilton (in: Who voted for Hitler?) et Thomas Childers (in: The Nazi Voter) ont pu dé-montrer, dans leurs études remarquables quant aux élections, que le degré maximal de consensus en fa-veur du nazisme en marche ne provenait pas des périphéries des métropoles, habitées par des déra-cinés, mais des petits centres agricoles et commer-ciaux. D'autre part, il est vrai que les strates sociales à l'identité la plus solide, comme les catholiques et les ouvriers socialistes, sont celles qui résistèrent le mieux à l'avance hitlérienne. Il n'empêche que ce qui a attiré les individus les moins imbriqués, les moins dotés d'identité sociale, ce fut la promesse de "démobiliser de manière coercitive les conflits", pro-messe qu'incarnaient les nationaux-socialistes, et non le projet de "révolution permanente".
L'effet de "rassurance"
Fisichella a néanmoins raison quand il affirme que le totalitarisme "inclut dans son utopie, en tant que dé-passement des frustrations et des insécurités déri-vées d'un état historique dense de tensions, la fin ra-dicale et définitive du conflit, lequel est dissous fina-le-ment dans la "communauté du peuple" et dans la so-ciété sans classes". Mais Fisichella nous convainc moins quand il ajoute que, par un contraste para-doxal, le totalitarisme "s'auto-attribue (et se destine à) une vocation radicale et permanente au conflit et à la guerre". Il nous apparaît toutefois que le citoyen qui obéit à un gouvernement totalitaire n'obéit pas à une angoisse d'insécurité (chose qui est réservée au dissident, à l'opposant) mais à un effet de "rassu-rance", qui non seulement demeure mais se renforce au cours du passage du mouvement totalitaire à la "pillarisation" du régime. De nombreux historiens l'ont démontré: le citoyen de l'Allemagne nazie ou de la Russie stalinienne a largement ignoré les er-reurs et les horreurs: les déportations, les purges, les camps d'extermination. Ce citoyen s'est rassuré sans cesse, s'est senti apaisé en constatant la dis-pari-tion des conflits sociaux que les régimes pré-tota-li-taires n'avaient su ni prévenir ni endiguer.
Adepte du totalitarisme est donc celui qui ne sup-porte pas le fardeau que constitue la complexité des so-ciétés modernes, celui qui esquive les conflits tu-mul-tueux qui accompagnent la fragmentation so-ciale, celui qui spécule sur les bénéfices qu'il espère tirer d'un horizon nouveau de pacification mais impo-sé de force. En ce sens, la leçon des totalitarismes est toujours d'actualité et la menace persiste d'un écroulement des situations actuelles où règne un plu-ralisme querelleur et désagrégateur. Les politologues et les opérateurs de la politique en prendront-ils cons-cience rapidement et arracheront-ils le totalita-risme à ses formes trop idéalisées pour le restituer à son authentique banalité, la banalité des solutions qui demeurent toujours à portée de main, la banalité des raccourcis accidentés qu'empruntent ceux qui ne peuvent supporter l'excès d'inquiétude auquel notre temps semble les avoir condamnés.
Marco TARCHI.
Domenico FISICHELLA, Totalitarismo. Un regime del nostro tempo, La Nuova Italia Scientifica, Roma, 1987, p. 195, lire 25.000. Trad. franç.: Robert Steuckers.
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