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samedi, 09 janvier 2010

Le monde comme système

aardebol300.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990

Le Monde comme Système

 

par Louis SOREL

 

Si le substantif de géopolitique n'est pas la sim­ple contraction de «géographie poli­ti­que», cette méthode d'approche des phé­no­mènes po­li­ti­ques s'enracine dans la géo­gra­phie; elle ne peut donc se désintéresser de l'évolution. Ré­pu­tée inutile et bonasse (1), la géographie est un savoir fondamentale­ment politique et un outil stratégique. Confrontée à la recomposi­tion politique du monde, elle ne peut plus se li­miter à la des­cription et la mise en carte des lieux et se définit comme science des types d'or­ganisation de l'espace terrestre. Le pre­mier tome de la nouvelle géographie univer­sel­le, dirigée par R. Bru­net, a l'ambition d'être u­ne représenta­tion de l'état du Monde et de l'é­tat d'une science. La partie de l'ouvrage di­ri­gée par O. Doll­fuss y étudie le Monde comme étant un sys­tè­me, parcouru de flux et struc­turé par quel­ques grands pôles de puissance.

 

O. Dollfuss, universitaire (il participe à la for­mation doctorale de géopolitique de Paris 8) et collaborateur de la revue Hérodote, prend le Mon­de comme objet propre d'ana­ly­ses géogra­phiques; le Monde conçu com­me totalité ou système. Qu'est-ce qu'un sys­tè­me? «Un sys­tème est un ensemble d'élé­ments interdépen­dants, c'est-à-dire liés en­tre eux par des rela­tions telles que si l'une est modifiée, les autres le sont aussi et par conséquent tout l'ensemble est trans­formé» (J. Rosnay).

 

Nombre de sciences emploient aujourd'hui u­ne méthode systémique, les sciences phy­siques et biologiques créatrices du concept, l'éco­no­mie, la sociologie, les sciences poli­tiques… mais la démarche est innovante en géogra­phie.

 

Le Monde fait donc système. Ses éléments en interaction sont les Etats territoriaux dont le maillage couvre la totalité de la sur­face ter­restre (plus de 240 Etats et Terri­toi­res), les fir­mes multinationales, les aires de marché (le mar­ché mondial n'existe pas), les aires cultu­relles définies comme espaces caractérisés par des ma­nières communes de penser, de sentir, de se comporter, de vi­vre. Les relations entre E­tats nourrissent le champ de l'international (interétatique se­rait plus adéquat) et les re­la­tions entre ac­teurs privés le champ du trans­national: par exemple, les flux intra-firmes qui repré­sen­tent le tiers du com­merce mon­dial. Ces dif­fé­­rents éléments du système Mon­de sont donc «unis» par des flux tels qu'au­cune ré­gion du monde n'est aujourd'hui à l'abri de décisions prises ail­leurs. On parle a­lors d'in­terdépendance, terme impropre puis­que l'a­symétrie est la règle.

 

L'émergence et la construction du système Mon­de couvrent les trois derniers siècles. Long­temps, le Monde a été constitué de «grai­ns» (sociétés humaines) et d'«agré­gats» (socié­tés humaines regrou­pées sous la direc­tion d'u­ne autorité unique, par exem­ple l'Empire ro­main) dont les rela­tions, quand elles exis­taient, étaient trop té­nues pour modi­fier en pro­fondeur les com­por­tements. A partir du XVIième siècle, le dé­sen­clavement des Euro­péens, qui ont con­nais­sance de la roton­dité de la Terre, va met­tre en relation toutes les par­ties du Mon­de. Naissent alors les premièrs «é­co­nomies-mondes» décrites par Immanuel Wal­ler­stein et Fernand Braudel et lorsque tou­tes les terres ont été connues, délimitées et ap­propriées (la Conférence de Berlin en 1885 a­chève la répartition des terres afri­caines entre Etats européens), le Monde fonctionne comme système (2). La «guerre de trente ans» (1914-1945) accélèrera le pro­cessus: tou­tes les huma­nités sont désor­mais en interaction spa­tiale.

 

L'espace mondial qui en résulte est profon­dé­ment différencié et inégal. Il est le produit de la combinaison des données du milieu naturel et de l'action passée et présente des sociéts hu­maines; nature et culture. En ef­fet, le poten­tiel écologique (ensemble des élé­ments phy­siques et biologiques à la dis­posi­tion d'un groupe so­cial) ne vaut que par les mo­yens techniques mis en œuvre par une société cul­turellement définie; il n'exis­te pas à propre­ment parler de «ressources na­turelles», toute ressource est «produite».

 

Et c'est parce que l'espace mondial est hété­ro­gène, parce que le Monde est un assem­blage de potentiels différents, qu'il y a des é­changes à la surface de la Terre, que l'es­pa­ce mondial est par­couru et organisé par d'innombrables flux. Flux d'hommes, de ma­tières premières, de produits manu­fac­turés, de virus… reliant les dif­férents com­par­timents du Monde. Ils sont mis en mou­vement, commandés par la circu­la­tion des capitaux et de l'information, flux mo­teurs invisibles que l'on nomme influx. Aus­si le fonctionnement des interactions spa­tia­les est conditionné par le quadrillage de ré­seaux (systèmes de routes, voies d'eau et voies ferrées, télécommunications et flux qu'ils sup­portent) drainant et irriguant les différents ter­ritoires du Monde. Inéga­le­ment réparti, cet en­semble hiérar­chisé d'arcs, d'axes et de nœuds, qui con­tracte l'es­pace terrestre, forme un vaste et invisi­ble anneau entre les 30° et 60° paral­lèles de l'hémisphère Nord. S'y localisent Etats-U­nis, Europe occidentale et Japon re­liés par leur conflit-coopération. Enjambés, les es­pa­ces intercalaires sont des angles-morts dont nul ne se préoccupe.

 

L'espace mondial n'est donc pas homogène et les sommaires divisions en points cardi­naux (Est/Ouest et Nord/sud), surimposés à la trame des grandes régions mondiales ne sont plus opératoires (l'ont-elles été?). On sait la coupure Est-Ouest en cours de cica­trisation et il est ten­tant de se «rabattre» sur le modèle «Centre-Pé­ri­phérie» de l'écono­mis­te égyptien Samir A­min: un centre dy­na­mique et dominateur vi­vrait de l'ex­ploi­tation d'une périphérie extra-dé­terminée. La vision est par trop sommaire et O. Doll­fuss propose un modèle explicatif plus ef­ficient, l'«oligopole géographique mondial». Cet oligopole est formé par les puissances ter­ritoriales dont les politiques et les stra­tégies exer­cent des effets dans le Monde en­tier. Par­te­naires rivaux (R. Aron aurait dit adver­saires-partenaires), ces pôles de com­man­de­ment et de convergence des flux, re­liés par l'anneau in­visible, sont les centres d'impulsion du sys­tème Monde. Ils orga­ni­sent en auréoles leurs périphéries (voir les Etats-Unis avec dans le premier cercle le Ca­nada et le Mexique, au-de­là les Caraïbes et l'Amérique Latine; ou encore le Japon en Asie), se combat­tent, négocient et s'allient. Leurs pouvoirs se concentrent dans quel­ques grandes métropoles (New-York, Tok­yo, Londres, Paris, Francfort…), les «îles» de l'«ar­chipel métropo­litain mon­dial». Sont mem­­bres du club les su­perpuis­sances (Etats-Unis et URSS, pôle in­com­plet), les mo­yennes puissances mondiales (ancien­nes puissances impériales comme le Royaume-Uni et la Fran­ce) et les puis­sances écono­miques comme le Ja­pon et l'Allemagne (3); dans la mouvance, de pe­tites puissances mon­diales telles que la Suisse et la Suède. Viennent ensuite des «puis­sances par anti­ci­pation» (Chine, Inde) et des pôles régio­naux (Arabie Saoudite, Afrique du Sud, Nigéria…). Enfin, le sys­tème monde a ses «arrières-cours», ses «chaos bornés» où rè­gnent la vio­lence et l'anomie (Ethiopie, Sou­dan…).

 

La puissance des «oligopoleurs» vit de la com­binatoire du capital naturel (étendue, po­sition, ressources), du capital humain (nom­bre des hommes, niveau de formation, degré de cohé­sion culturelle) et de la force ar­mée. Elle ne sau­rait être la résultante d'un seul de ces fac­teurs et ne peut faire l'é­co­nomie d'un projet po­litique (donc d'une volonté). A juste titre, l'au­teur insiste sur l'im­portance de la gouver­nance ou aptitude des appareils gouvernants à assurer le con­trôle, la conduite et l'orientation des popula­tions qu'ils encadrent. Par ailleurs, l'objet de la puissance est moins le contrôle di­rect de vastes espaces que la maîtrise des flux (grâce à un système de surveillance satelli­taire et de missiles circumterrestres) par le contrôle des espaces de communication ou synapses (détroits, isthmes…) et le traite­ment massif de l'information (4).

 

Ce premier tome de la géographie univer­selle atteste du renouvellement de la géo­graphie, de ses méthodes et de son appareil conceptuel. On remarquera l'extension du champ de la géo­graphicité (de ce que l'on es­time relever de la discipline) aux rapports de puissance entre unités politiques et es­paces. Fait notoire en Fran­ce, où la géogra­phie a longtemps pré­tendu fonder sa scien­tificité sur l'exclusion des phénomènes po­litiques de son domaine d'étu­de. Michel Serres affirme préférer «la géogra­phie, si sereine, à l'histoire, chaotique». R. Bru­net lui répond: «Nous n'avons pas la géo­gra­phie bucolique, et la paix des frondai­sons n'est pas notre refuge». Pas de géogra­phie sans drame!

 

Louis SOREL.

Sous la direction de Roger Brunet, Géo­gra­phie universelle,  tome I, Hachet­te/­Re­clus, 1990; Olivier Dollfuss, Le système Monde,  li­vre II, Hachette Reclus, 1990.

 

(1) Cf. Yves Lacoste, La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre, petite collection Mas­pero, 1976.

(2) Cf. I. Wallerstein, The Capitalist World Economy,  Cambridge University Press, 1979 (traduction française chez Flammarion) et F. Braudel, Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme,  Armand Colin, 1979. Du même au­teur, La dynamique du capitalisme (Champs Flammarion, 1985) constitue une utile introduc­tion (à un prix "poche").

(3) I. Ramonet, directeur du Monde diploma­ti­que, qualifie le Japon et l'Allemagne de «puis­san­ces grises» (au sens d'éminence…). Cf. «Al­lemagne, Japon. Les deux titans», Manières de voir  n°12, édition Le Monde di­plo­matique. A la recherche des ressorts com­muns des deux pays du «modèle indus­tria­liste», les auteurs se dépla­cent du champ éco­nomique au champ politique et du champ poli­tique au champ culturel tant l'é­conomique plonge ses ra­cines dans le culturel. Ph. Lorino (Le Monde di­ploma­tique,  juin 1991, p.2) estime ce recueil révéla­teur des ambiguïtés françaises à l'égard de l'Allemagne, mise sur le même plan que le Japon, en dépit d'un pro­ces­sus d'intégration ré­gionale déjà avancé.

(4) Les «îles» de «l'archipel-monde» (le terme rend compte tout à la fois de la globalité crois­san­te des flux et des interconnexions et de la fragmentation politico-stratégique de la pla­nète) étant reliée par des mots et des images, Michel Foucher affirme que l'instance cultu­relle de­vient le champ majeur de la confronta­tion (Cf. «La nouvelle planète», n°hors série de Libé­ra­tion, [ou du Soir  en Belgique, ndlr], déc. 1990). Dans le même recueil, Zbigniew Brzezinski, ancien «sherpa» de J. Carter, fait de la domina­tion américaine du marché mon­dial des té­lé­com­munications la base de la puissance de son pays; 80% des mots et des images qui cir­culent dans le monde provien­nent des Etats-Unis.

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