samedi, 12 février 2011
Nazisme et révolution
«Que vienne à paraître un homme, ayant le naturel qu’il faut, et voilà que par lui, tout cela est secoué, mis en pièces : il s’échappe, il foule aux pieds nos formules, nos sorcelleries, nos incantations, et ces lois, qui, toutes sans exception, sont contraires à la nature. Notre esclave s’est insurgé, et s’est révélé maître.»
Platon, Gorgias, 483d-484a.
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Finalement, le lecteur pressé ou le journaliste n'auront pas besoin de lire de sa première à sa dernière page le curieux essai* de Fabrice Bouthillon puisque, dès la première ligne du livre, la thèse de l'auteur est condensée en une seule phrase : «Le nazisme a été la réponse de l’histoire allemande à la question que lui avait posée la révolution française» (p. 11). À proprement parler, cette thèse n'est pas franchement une nouveauté puisque Jacques Droz, dans L’Allemagne et la Révolution française, sur les brisées d'un Stern ou d'un Gooch, l'avait déjà illustrée en 1950, en montrant comment la Révolution française avait influencé quelques-uns des grands courants d'idées qui, comme le romantisme selon cet auteur, ont abouti à la déhiscence puis au triomphe du Troisième Reich.
La thèse de Bouthillon est, quoi qu'il en soit, fort simple, ses détracteurs diront simpliste (voire tout bonnement fausse) et ses thuriféraires, évidente sinon lumineuse : «À Paris en 1789, le contrat social européen se déchire, la Gauche et la Droite se définissent et se séparent. La béance qui en était résultée était demeurée ouverte depuis lors. Sur la fin du XIXe siècle, le conflit mondial qui commençait à se profiler semblait devoir l’approfondir encore» (p. 77).
Le constat est imparable, le travail de démonstration peut-être moins, sauf dans les tout derniers chapitres de l'ouvrage de Bouthillon, de loin les plus intéressants. Les coups contre la Gauche pleuvent ainsi dans l'ouvrage de Fabrice Bouthillon, qu'il s'agisse de critiques radicales, touchant ses plus profondes assises intellectuelles ou bien de rapprochements, assez faciles à faire il est vrai, entre celle-ci et le nazisme. Ainsi, s'appuyant sur une lecture contre-révolutionnaire de l'histoire, Fabrice Bouthillon peut écrire, fort justement, que : «L’idée, essentielle à la démarche de toute Gauche, d’un homme hors de tout contrat, d’un homme dans l’état de nature, est donc une pure contradiction dans les termes. La nature de l’homme, c’est la société; pour l’humanité, la nature, c’est la culture. Et voilà pourquoi la politique révolutionnaire cherche à s’élaborer sur un fondement qui doit forcément lui manquer : il n’est pas au pouvoir des hommes d’instituer l’humanité; la politique n’est pas quelque chose que l’homme pourrait constituer, mais qui le constitue. La fondation de la Cité, de la politique, de l’humanité, exigerait des forces supérieures aux forces humaines; or les révolutionnaires sont des hommes, en force de quoi, la tâche à laquelle ils s’obligent est donc vouée à l’échec» (p. 26).
C'est sur ce constat d'échec que, selon Bouthillon, le nazisme va fonder son éphémère empire, d'autant plus éphémère que, comme n'importe quel autre gouvernement n'ayant son origine que dans une sphère strictement temporelle ou séculière, il périra, qu'importe, nous le verrons, la facilité avec laquelle il tentera, au moment de s'effondrer, de récupérer les emblèmes et symboles du christianisme.
Concernant les rapprochements entre les emblèmes et les symboles de la Gauche et ceux du nazisme (1), nous pouvons lire ceci, lorsque Bouthillon analyse longuement et de manière fort convaincante la première proclamation publique du programme du parti nazi, faite le 24 février 1920 : «les hommes de Gauche présent à la Hofbräuhaus ont pu finir par brailler «Heil Hitler !» avec les autres, parce que Hitler leur a tenu des propos et leur a fait accomplir des gestes dans lesquels ils se retrouvaient. Par le nazisme, la Gauche n’a pas été seulement contrainte; elle a aussi été séduite» (p. 162) et, surtout, cette autre longue évocation de points communs entre les deux ennemis qui n'ont pas toujours été, loin s'en faut, irréductibles : «ce qui compte, pour comprendre ce qui se passe dans la salle archétypique [le 24 février 1920 : première proclamation publique du programme du parti nazi] où le récit de Mein Kampf transporte le lecteur, et comment la révélation du programme contribue à y créer peu à peu l’unité, c’est d’abord de se souvenir qu’il comprend vingt-cinq articles, ce qui permet de faire monter peu à peu la sauce de l’enthousiasme; et que, dans le lot, il y en a bien neuf qui relèvent incontestablement du patrimoine politique de la Gauche, ce qui permet à ceux des siens qui restent encore dans l’auditoire de s’y joindre progressivement. Point 7, l’État a le devoir de procurer aux citoyens des moyens d’existence : c’est le droit au travail, tel que revendiqué par la révolution de 1848. Point 9, tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs : c’est l’égalité devant la loi, type 1789. Point 10, tout citoyen a le devoir de travailler, et le bien collectif doit primer sur l’intérêt individuel : c’est le noyau de tout socialisme. Point 11, suppression du revenu des oisifs, et de l’esclavage de l’intérêt : mais c’est du Besancenot, nos vies valent plus que leurs profits. Point 12, confiscation des bénéfices de guerre : à la bonne heure; point 13, nationalisation des trusts : quoi de mieux ? Point 14, hausse des retraites; point 17, réforme agraire – on en revenait aux Gracques – avec possibilité d’expropriation sans indemnité pour utilité publique; point 20, enfin, l’égalité de tous les enfants devant l’école, façon Ferry» (pp. 163-4).
Rappelant les analyse de Michel Dreyfus dans L’Antisémitisme à gauche (Éditions La Découverte, 2009), l'auteur ne craint pas d'enfoncer le clou lorsqu'il affirme qu'une autre partie du programme nazi n'a pas pu manquer de plaire à la Gauche, à savoir, son antisémitisme viscéral : «Mais il faut aller plus loin encore, et dire que ces points-là n’étaient pas les seuls du programme nazi qui, sous la République de Weimar, pouvaient susciter l’approbation d’un auditoire de Gauche. Cinq autres articles visaient les Juifs. Les points 5, 6, 7, les excluaient de la citoyenneté allemande, et donc aussi de la vie politique nationale; l’article 23 les excluait de la presse et de la vie culturelle; l’article 24 proclamait le respect du parti nazi envers un «christianisme positif», pour mieux condamner «l’esprit judéo-matérialiste». or cette thématique pouvait elle aussi constituer un appât pour la Gauche, et il est, de ce point de vue, très suggestif, qu’à l’arraché tant qu’on voudra, l’unanimité n’ait vraiment été atteinte dans la salle, le 24 février 1920, que sur le vote d’une résolution antisémite» (p. 164).
Bouthillon poursuit sa démonstration en insistant sur la spécificité du nazisme, qui parvint à concilier, un temps du moins, Droite et Gauche et ainsi refermer la plaie qu'avait ouverte la Révolution française en séparant, historiquement, les deux frères irréconciliables partout ailleurs qu'en France selon l'auteur (2) : «Or, dans l’histoire allemande, la nazisme constitue à la fois l’apogée de la haine entre la Gauche et la Droite, parce qu’il est né de la Droite la plus extrême et qu’il vomit la Gauche, et, en même temps, l’ébauche de leur réconciliation, précisément parce qu’il se veut un national-socialisme, unissant donc, à un nationalisme d’extrême-Droite, un socialisme d’extrême-Gauche. Vu sous cet angle, sa nature politique la plus authentique est donc celle d’un centrisme, mais par addition des extrêmes; et c’est pourquoi il peut espérer parvenir en Allemagne à une véritable refondation» (p. 173). Au sujet de cette thèse de Bouthillon, sans cesse répétée dans son ouvrage, de la création du nazisme par l'addition des extrêmes, notons ce passage : «pour que la Droite mute en l’une de ces formes de totalitarisme que sont les fascismes, il faut qu’elle accepte de faire sien un apport spécifique de la Gauche, et même de l’extrême-Gauche» (pp. 189-90).
Toutes ces pages (hormis celles, peut-être, du chapitre 2 consacré à Bismarck) sont intéressantes et écrites dans un style maîtrisé, moins vif cependant que celui d'un Éric Zemmour. Elles n'évoquent cependant point directement le sujet même qui donne son sous-titre à l'ouvrage de Bouthillon. Il faut ainsi prendre son mal en patience pour découvrir, au dernier chapitre, la thèse pour le moins condensée (en guise de piste de recherche méthodiquement développée, comme celle d'Emilio Gentile exposée dans La Religion fasciste), d'un autre ouvrage de l'auteur intitulé Et le bunker était vide. Une lecture du testament politique d'Adolf Hitler (Hermann, 2007). Car, en guise d'histoire théologique du nazisme que la seule référence à Carl Schmitt évoquant la théologie paulinienne ne peut tout de même combler (3), nous avons droit à une série de rapprochements, parfois quelque peu spécieux (4) entre les derniers faits et gestes de Hitler et ceux du Christ, comme celui-ci : «Le testament qu’il [Hitler] laisse est lui-même conçu comme un équivalent du discours du Christ pendant la dernière Cène, au moment de passer de ce monde à son Père : «je ne vous laisse pas seuls», tel est le thème dominant de ces adieux, dans un dispositif où l’expulsion de Göring et de Himmler hors du Parti pour trahison est l’exact pendant de celle de Judas hors du cénacle» (p. 254).
C'est donc affirmer que, s'il ne faut point considérer Hitler comme l'antichrist (5), il peut à bon droit être vu comme l'un de ses représentants, une idée qui a fait les délices de nombre d'auteurs, dont le sérieux de la recherche est d'ailleurs matière à controverse, tant certaines thèses ont pu sembler loufoques aux historiens du nazisme.
Mais affirmer que Hitler n'est qu'une des figures du Mal, et certainement pas celui-ci en personne si je puis dire nous fait peut-être toucher du doigt la thèse qui semblera véritablement scandaleuse aux yeux des lecteurs : Hitler est un dictateur absolument médiocre, dont le seul coup de génie a été, selon Bouthillon, d'adopter une position centriste qui lui a permis de mélanger habilement les idées et les influences venues des deux extrêmes politiques.
Autant dire que, devant l'effacement des frontières politiques auquel nous assistons de nos jours, la voie est libre pour que naissent une furieuse couvée de petits (ou de grands) Hitler qui, soyons-en certains, auront à cœur de venger l'honneur de leur père putatif et surtout de lire le testament aux accents fondamentalement religieux selon Bouthillon que le chef déchu leur aura laissé juste avant de se suicider et de faire disparaître son corps, comme une ultime parodie démoniaque de l'absence du cadavre du Christ.
Notes
* Livre dont Jean-Luc Evard donnera, ici même, une critique véritable, ce que la mienne n'est évidemment point qui se contente de dégager les grands axes de la démonstration de Bouthillon.
(1) Sur le salut nazi, Fabrice Bouthillon affirme : «Ce geste fasciste par excellence, qu’est le salut de la main tendue, n’est-il pas au fond né à Gauche ? N’a-t-il pas procédé d’abord de ces votes à main levée dans les réunions politiques du parti, avant d’être militarisé ensuite par le raidissement du corps et le claquement des talons – militarisé et donc, par là, droitisé, devenant de la sorte le symbole le plus parfait de la capacité nazie à faire fusionner, autour de Hitler, valeurs de la Gauche et valeurs de la Droite ? Car il y a bien une autre origine possible à ce geste, qui est la prestation de serment le bras tendu; mais elle aussi est, en politique, éminemment de Gauche, puisque le serment prêté pour refonder, sur l’accord des volontés individuelles, une unité politique dissoute, appartient au premier chef à la liste des figures révolutionnaires obligées, dans la mesure même où la dissolution du corps politique, afin d’en procurer la restitution ultérieure, par l’engagement unanime des ex-membres de la société ancienne, est l’acte inaugural de toute révolution. Ainsi s’explique que la prestation du serment, les mains tendues, ait fourni la matière de l’une des scènes les plus topiques de la révolution française – et donc aussi, qu’on voie se dessiner, derrière le tableau par Hitler du meeting de fondation du parti nazi, celui, par David, du Serment du Jeu de Paume» (p. 171).
(2) «À partir de 1918, il n’est donc plus contestable qu’une voie particulière s’ouvre dans l’histoire de l’Europe pour l’une des nations qui la composent. Mais c’est la voie française. Parce que, sur le continent, pour la France, et pour la France seulement, la victoire pérennise alors la réconciliation de la Gauche et de la Droite qui s’était opérée dans l’Union sacrée, le clairon du 11 novembre ferme pour elle l’époque qui s’était ouverte avec la Révolution, et la République devient aussi légitime à Paris que la monarchie avait pu l’être avant 1789. Mais partout ailleurs sur le continent, c’est la défaite, dès 1917 pour la Russie, en 1918 pour l’Allemagne, en 1919, autour du tapis vert, pour l’Italie» (p. 107). Cet autre passage éclaire notre propos : «La période qui va de 1789 à 1914 avait été dominée par la séparation de la Gauche et de la Droite provoquée par la révolution française, et l’Allemagne avait perdu la chance que l’union sacrée lui avait donnée de refermer cette brèche. Du coup, la logique de la situation créée par la Révolution perdure, s’amplifie, se durcit : à Droite, la brutalisation exacerbe les nationalismes, à Gauche, elle surexcite l’universalisme, jusqu’à en tirer le bolchevisme. Moyennant quoi, la nécessité de mettre un terme à cette fracture se fait, au même rythme, plus impérieuse» (p. 197).
(3) «Rétablir l’Empire, réunir l’extrême Gauche et l’extrême Droite : Hitler aussi s’est donné ces deux objectifs, et la parenté de son entreprise avec celle de Napoléon ne doit donc rien au hasard. Elle vient de ce que le nazisme est né de l’effondrement révolutionnaire du katekhon aussi directement que le bonapartisme en est sorti. Comme ce qui se passe en Allemagne en 1933 vise à combler le gouffre, un moment refermé en 1914, mais rouvert dès 1918, qui béait sous la politique européenne depuis qu’en 1789, la Révolution avait mis un terme au prolongement que, durant près de quatorze siècles, le régime de Chrétienté avait procuré à l’Empire romain, la dimension antichristique du nazisme en découle immédiatement, faite d’opposition radicale au christianisme et de ressemblance avec lui, de ressemblance avec lui pour cause d’opposition radicale à lui» (pp. 262-3). Auparavant, l'auteur aura évoqué, tirant profit des thèses bien connues de René Girard (cf. p. 198) sur la violence mimétique, la volonté (et son exécution) d'exterminer les Juifs par une analyse du gouffre en question et des façons pour le moins radicales de le combler : «La Droite continentale tient qu’on ne peut quitter le contrat ancien, qu’il est en fait impossible de déchirer définitivement; la Droite insulaire [avec Burke], elle, démontre qu’on ne peut parvenir à un contrat nouveau. Or la Révolution s’étant pourtant bel et bien produite, il en résulte qu’on se trouve dans un état limbaire, intermédiaire entre ces deux vérités. On est entre l’Ancien Régime, chrétien, où la Victime, sur le sacrifice de laquelle reposait en dernière analyse tout l’ordre social, depuis la mise en place de l’augustinisme politique, était le Christ, régime qu’on ne peut totalement oublier – et le nouveau contrat social, qui, par hypothèse, ne devra plus rien au christianisme, mais auquel on ne peut atteindre. Eh bien, la solution intermédiaire est de refonder l’unité sur la haine du Juif : ce n’est plus le régime ancien, ça tient donc du nouveau; mais ce n’est pas un régime absolument nouveau, et ça tient donc de l’ancien : puisque dans l’ancien, en la personne du Christ, déjà la victime était juive» (p. 199).
(4) Ainsi du rapprochement opéré par l'auteur entre Eva Braun / Adolf Hitler et Ève / Adam, cf. p. 251-2.
(5) «En dictant son testament politique, Hitler visait à s’ériger en une espèce de dieu; faire de lui le Diable, comme y concourent avec ensemble de nos jours les médias, politiques et institutions d’enseignement, c’est l’aider à atteindre son but. S’il y avait cependant une leçon à retenir de la théologie de l’Antéchrist, ce serait pourtant que du mal, il n’a été qu’une des figures, et qu’il y aura pire – un pire que peu fort bien servir cette espèce de sacralisation perverse dont notre époque le fait jouir, grosse d’effets en retour au bout desquels nous ne sommes probablement pas rendus» (p. 268).
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