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jeudi, 23 février 2012

La Turquie, sa nouvelle politique islamisante et néo-ottomane et sa candidature d’adhésion à l’UE

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La Turquie, sa nouvelle politique islamisante et néo-ottomane et sa candidature d’adhésion à l’UE

Robert Steuckers

Conférence prononcée à la tribune de l’ASIN (Association pour une Suisse Indépendante et Neutre) à Genève, 9 mars 2011

Evoquer la Turquie aujourd’hui ne doit pas se faire uniquement sous l’angle de l’actualité récente ou des politiques euro-turques développées dans le cadre de l’OTAN depuis 1945. Toute approche des questions turques doit s’effectuer, pour tout Européen conscient de l’identité de sa civilisation, en tenant compte du long et même du très long terme. Le rapport Europe/Turquie repose sur un millier d’années de conflits, dont nous ne sommes plus conscients, au sein de nos sociétés consuméristes et festivistes mais dont les Turcs, en revanche, sont, eux, parfaitement conscients. Nous avons en face de nous une population qui, même dans ses franges peu scolarisées voire analphabètes, sait quelles sont ses traditions et quelles sont les racines et les points forts de son histoire. Je ne citerai qu’un seul exemple: la date du 29 mai, celle de la chute de Constantinople en 1453, est fêtée chaque année avec tout le faste voulu.

Europe: de l’enclavement au désenclavement

Cela fait donc un millénaire que les tribus seldjouks ont fait irruption dans l’Empire byzantin, partie orientale de ce que le Pape Urbain II, lorsqu’il prêchait la première croisade à Clermont-Ferrand en Auvergne, nommait la “Romania” sans guère faire d’allusion au christianisme. En 1071, la bataille de Manzikert, dans l’est de l’Anatolie, permet aux Seldjouks, déjà maîtres de l’Iran et de la Mésopotamie de pénétrer très profondément en Asie Mineure et de s’approcher dangereusement de l’Egée. En dépit du grand schisme de 1054, Urbain II appelle les chevaliers francs à prendre les armes pour défendre la Romania orientale, byzantine, en dépit du contentieux très lourd qui opposait Rome à Byzance. Certains esprits capitulards nous reprocheront sans doute de développer une “mentalité obsidionale” en évoquant cette épisode important de l’histoire européenne mais l’angoisse est ancienne, quasi consubstantielle à toute la mentalité médiévale: l’Europe, depuis l’arrivée des Huns et les invasions avars, sarazines et hongroises a été un continent assiégé, comme le définissait au 12ème siècle le moine anglais Guillaume de Malmesbury. En effet, en ce 11ème siècle, les frontières extérieures de l’Europe sont toutes battues en brèche par des peuples issus d’autres souches de la grande famille humaine: à l’Est non seulement les Seldjouks déboulent en Asie Mineure, mais leurs cousins coumans, demeurés païens et chamaniques (selon les traditions des peuples ouralo-altaïques) et d’autres tribus turques pénètrent sur le territoire de l’Ukraine actuelle et s’approchent du cours inférieur du Danube. A l’Ouest, les Sarazins sont toujours bien ancrés en Espagne et affrontent une réaction vigoureuse —plus vigoureuse que dans les siècles précédents— des peuples ibériques, qui reprennent Tolède, centre géographique et névralgique de l’Hispania romaine; en revanche, ils tiennent les eaux du bassin occidental de la Méditerranée et verrouillent le littoral méditerranéen de la péninsule ibérique, du Languedoc, de la Provence et de l’Italie. Ils constitueront une piraterie tenace et permanente et pratiqueront le commerce des esclaves (européens) jusqu’à l’implantation définitive des Français en Algérie (1832). Pour un universitaire comme le Prof. Jean-Michel Sallmann (Paris X-Nanterre), non seulement l’Europe, mais aussi le monde (dont la Chine et le Japon), ont cherché à se désenclaver entre 1200 et 1600 (cf. “Le grand désenclavement du monde 1200-1600”, Payot, Paris, 2011). Les aspirations, dans les derniers siècles du moyen âge, se portent ves le lointain. Mais les portes du lointain, les tremplins péninsulaires (ibérique et balkanique), qui permettent d’y accéder sont verrouillés par les avant-gardes de peuples différents de ceux qui sont de souches européennes.

Ce regard, tout d’inquiétude, hérité de Guillaume de Malmesbury, doit nous faire réfléchir autrement et nous inciter à rejeter les idées reçues: nous ne sommes pas des colonialistes invétérés, uniquement préoccupés par la conquête de comptoirs ou de territoires exotiques, nous sommes surtout une civilisation, une famille de peuples, qui a subi des assauts qui, s’ils n’avaient pas été repoussés, auraient été mortels et auraient scellé notre disparition définitive. Nous avons subi ces coups très durs et nous avons contre-attaqué surtout depuis Malte et Lépante au 16ème siècle. Par d’autres moyens, moins militaires en apparence, nos adversaires, que nous croyons d’hier mais qui n’ont pas désarmé, ont repris le combat dans la ferme intention de rendre caduques nos victoires d’antan, tout en profitant de notre amnésie historique, qui les laissent absolument pantois. Le désenclavement de l’Europe assiégée, telle que la voyait Guillaume de Malmesbury, ne s’est pas fait seulement par la découverte de l’Amérique mais aussi par le contournement de la masse continentale africaine par les Portugais, qui débouleront dans le dos des puissances islamisées en prenant le contrôle des eaux de l’Océan Indien et par les Russes qui dégageront la Volga de l’emprise des Tatars pour arriver sur les rives de la Caspienne. Au même moment, Espagnols et Vénitiens tenteront, aux 16ème et 17ème siècles, de dégager le bassin oriental de la Méditerranée, sans parvenir à parachever leur oeuvre.

Du kémalisme à l’AKP

Ces événements de l’histoire, pourtant cruciaux, ne tiennent plus aucune place dans la mémoire vive des Européens. Comme si les quarante pauvres petites années de la Guerre froide, période d’une extrême brièveté au regard de la longue histoire de l’humanité européenne —période où la Turquie était un “allié” bien aligné et sans plus aucune originalité religieuse apparente au sein de l’OTAN— devaient occulter plus de neuf siècles de mouvements démographiques et géopolitiques entre l’Atlas marocain et le Caucase, entre le littoral albanais de l’Adriatique et le cours inférieur du Tigre et de l’Euphrate. Actuellement, certains Européens s’inquiètent d’une ré-islamisation de la Turquie, depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan et de son parti, l’AKP. Pourtant, le grand retour de la religion dans la vie politique turque après deux ou trois décennies de kémalisme laïque, n’est en rien une nouveauté. Certes, Atatürk a lancé une politique musclée de laïcisation de la politique et de la vie publique turques. Il a cherché, dans ce cadre d’action, à détacher la Turquie de son identité musulmane et de son passé ottoman. Religion musulmane et institutions ottomanes étaient jugées comme archaïques, comme responsables des échecs cuisants de la Turquie depuis un ou deux siècles, et devaient donc céder la place à d’autres critères d’identification, permettant une modernisation technique et pratique du pays, afin de rattraper le retard accumulé et, si possible, de préparer une revanche. Cette laïcisation du pays ne pouvait se faire qu’avec une poigne de fer, ne pouvait être qu’une révolution autoritaire, venue d’en-haut, c’est-à-dire de l’état-major d’une armée qui se percevait comme l’institutrice sévère de la nation.

Mais en 1945, la Turquie s’aligne sur les Etats-Unis parce qu’elle est inquiète de voir les armées de Staline camper en Bulgarie et dans le Caucase, puis asseoir une présence dangereuse dans l’Azerbaïdjan iranien; la Turquie est encerclée et craint, sans doute à juste titre, que le dictateur communiste géorgien ne réalise d’un seul petit coup de poker, au départ de ses bases bulgares et caucasiennes, le vieux rêve des Tsars et de l’église orthodoxe: prendre Constantinople et les Détroits pour mettre un terme au rôle que la Russie s’était donné depuis le 16ème siècle, celui de constituer une “Troisième Rome” après la chute de la Première Rome (sous les assauts germaniques) et de la Deuxième Rome (sous les assauts turcs en 1453). Avec Staline, la Russie serait redevenue la “Deuxième Rome” byzantine en occupant les Détroits et en envoyant sa flotte de la Mer Noire en Egée et dans le bassin oriental de la Méditerranée.

Les putschs régulateurs

L’alignement sur les Etats-Unis, et plus tard sur l’OTAN, implique une certaine dose de “démocratisation” et donc un relâchement de la poigne d’acier (laïque) du premier kémalisme. Dès ce moment-là, il y a eu retour de la religion dans la vie politique turque. Ce retour à la religion s’effectuera en plusieurs étapes, jusqu’au triomphe d’Erdogan et jusqu’à sa victoire contre les forces armées, gardiennes sourcilleuses du laïcisme imposé par Mustafa Kemal Atatürk.

Adnan Menderes avait lâché du lest, notamment en ne poursuivant pas assez sévèrement les fauteurs d’un pogrom anti-grec à Istanbul en 1955: un putsch, en 1960, met un terme au mandat qu’il occupait depuis 1950. Les militaires seront sans pitié: Menderes et deux de ses ministres, dont celui des affaires étrangères, seront condamnés à la potence. Le putsch de 1960 inaugure une série d’autres coups de force de l’armée qui serviront ainsi de “régulateurs” à la politique turque. Chaque dérapage, aux yeux de l’état-major, est stoppé dans sa trajectoire par les blindés qui sortent de leurs casernes. D’autres pronunciamentos “rectificateurs” auront lieu en 1971 et en 1980, de même qu’une pression très forte, brandissant l’intervention des chars, en 1997, pour faire fléchir Erbakan, le prédécesseur islamiste d’Erdogan. Les coups de force successifs de l’armée turque n’empêchent nullement l’islamisme, dit “modéré” dans les médias occidentaux, de faire son chemin. En 1994, Erdogan, militant du groupe “Milli Görüs” et du parti d’Erbakan, parvient à se faire élire maire d’Istanbul.

Les années 90 seront marquées par les premières tentatives de réorienter la politique turque, qui, du coup, s’ouvre au monde islamique, tente une nouvelle diplomatie dans les pays arabes et en Iran, sans pour autant abandonner ses liens avec les Etats-Unis et l’OTAN ou son désir d’adhérer à l’UE. En 1996, Tansu Çiller, première femme à être devenue premier ministre en Turquie, se déclare “barrière contre l’islamisme”, fait semblant de lâcher du lest face à la problémtique kurde en autorisant une députée, Mme Zana, à prononcer un discours en langue kurde au Parlement d’Ankara, pour faire alors immédiatement lever son immunité parlementaire et lui infliger un procès qui la condamnera à quinze ans de prison. En dépit de son discours anti-islamiste de départ, Tansu Çiller s’alliera avec Erbakan en 1996. L’intervention de l’armée, mise en scène par une promenade de blindés dans les rues d’Ankara, force Erbakan à démissionner. Dans la foulée, Erdogan aussi est condamné à l’inéligibilité. Les gouvernements qui succèderont à celui d’Erbakan seront de facture classique, feront face, assez efficacement, à une crise économique profonde et à une inflation galopante, grâce à une politique d’austérité qui fera pas mal de mécontents. Dès 2002, l’AKP d’Erdogan remporte les élections, surfant sur cette vague générale de mécontentement.

Depuis 2002, Erdogan est premier ministre. Abdüllah Gül, proche de la finance islamique de la péninsule arabique et des Frères Musulmans, sera élu président. A ce premier duumvirat s’ajoutera en 2009 un professeur de sciences politiques, et plus précisément de géopolitique, Ahmet Davutoglu, qui prendra le poste de ministre des affaires étrangères. Davutoglu inaugure une nouvelle diplomatie, qualifiée de “néo-ottomane”; elle se veut “multi-directionnelle”, c’est-à-dire prêt à ouvrir des dialogues constructifs avec tous les voisins de la Turquie. Davutoglu proclame ainsi la politique de “Zéro problème avec les voisins”. Cette politique, apparemment séduisante, rencontrera toutefois l’échec face à l’Arménie, qui tiendra bon, face à la double volonté turque et azérie de voir les troupes arméniennes évacuer le territoire de l’enclave du Nagorno Karabakh, conquise sur les Azéris.

Diplomatie multidirectionnelle et retour dans les Balkans

Mais cette diplomatie sera surtout un échec face à Israël, sauf que la Turquie apparaît désormais au Proche Orient et dans le Croissant Fertile comme un facteur de fidélité (islamique) et de stabilité, tandis que les Etats-Unis et Israël sont posés comme des facteurs étrangers, semeurs de désordres. La politique de “zéro problème avec les voisins” portera ses fruits dans un premier temps: la Turquie réussit à faire la paix avec la Syrie (mais cette idylle prendra rapidement fin dès août 2011, ndlr). Les tractactions avec la Syrie baathiste conduiront à envisager une zone de libre circulation des biens et des personnes entre la Turquie, d’une part, le Liban, la Syrie et la Jordanie, d’autre part (ce que d’aucuns nomment l’“espace Schengen” turc). Enfin, Davutoglu inaugure une nouvelle phase de négociations avec l’Iran, qui inquiète fortement les Etats-Unis et Israël. Tout cela procède d’une diplomatie normale, refusant de tenir compte d’interdits venus d’Outre-Atlantique ou justifiés par une forme ou une autre de “rectitude politique” (“political correctness”). Ces changements ne devraient pas inquiéter l’Europe.

Cependant, le retour de la Turquie dans les Balkans est un défi inacceptable pour l’écoumène européen. En Bosnie, la Turquie pratique une politique culturelle, en subventionnant des écoles ou des lycées et en accordant des bourses à des étudiants favorables à un nouveau tandem turco-bosniaque comme au temps de l’Empire ottoman. Cette politique est pratiquée dans une moindre mesure en Albanie et au Kosovo. Elle se justifie par une solidarité musulmane et par des reminiscences de l’Empire ottoman. Mais où les menées turques dans les Balkans s’avèrent plus dangereuses pour l’écoumène européen, c’est quand elles s’exercent dans la nouvelle Serbie de Tadic, c’est-à-dire dans un pays à dominante orthodoxe. Nous avons affaire là à un facteur nouveau: sous Milosevic et Seselj, les Serbes craignaient la reconstitution d’une “dorsale islamique” entre l’Adriatique et la Mer Noire et justifiaient leurs actions les plus dures et les plus musclées en affirmant qu’ils allaient demeurer dans la tradition orthodoxe balkanique et barrer la route à ce projet. Paradoxalement, nous constatons que les bonnes consciences parisiennes, qui avaient développé, au nom de la démocratie de mouture occidentale et des droits de l’homme, un discours anti-serbe virulent juste avant l’intervention de l’OTAN contre l’ex-Yougoslavie en 1999, ont préparé la voie à Davutoglu, qui propose, lui, des modèles qui n’ont rien d’occidental. Nous pouvons dès lors parler très objectivement d’un retour des Turcs dans les Balkans, c’est-à-dire sur une bonne moitié du cours du Danube, dans l’Adriatique face à l’Italie et à proximité d’un ensemble constitué par la Croatie, la Slovénie et l’Autriche!

Galopante démographie anatolienne

Erdogan a déclaré à Cologne en 2008 et à Düsseldorf en février 2011 que les immigrés turcs ne devaient pas s’assimiler et que toute politique d’assimilation pratiquée par un Etat européen (et principalement par l’Etat allemand) constituait un “crime contre l’humanité”. La nouvelle politique islamisante de la troïka Gül/Erdogan/Davutoglu nous oblige à revenir sur le phénomène qu’est l’immigration turque en Allemagne, en Autriche et, accessoirement, dans les pays du Bénélux et de la Scandinavie. Cette masse immigrée relève d’un trop plein démographique anatolien, déversé au cours des décennies précédentes dans les pays européens. On sait que l’un des problèmes majeurs de la Turquie est sa croissance démographique exponentielle. Elle n’a jamais cherché à résoudre ce problème de manière rationnelle comme le fit la Chine de Mao en limitant les naissances. Quelques chiffres: en 1927, en pleine époque kémaliste, la Turquie ne comptait que 13 millions d’habitants, dont un quart vivait dans les villes. Aujourd’hui, la Turquie compte 75 millions d’habitants, dont 60% sont urbanisés. La Turquie ne dispose pas des sources énergétiques voulues ni de terres arables suffisantes pour gérer une telle masse démographique (et à 60% urbanisée) de manière optimale: elle dépend du gaz russe pour ses approvisionnements en énergie domestique et industrielle (ce qui explique ses rapports privilégiés avec l’URSS aux temps de Khrouchtchev et de Brejnev et les accords actuels avec la Russie de Poutine, de même que les accords gaziers avec l’Iran d’Ahmadinedjad); le projet des grands barrages anatoliens sur le Tigre et l’Euphrate a certes créé dans le Sud-Est du pays une zone agricole importante, mais parvient-elle à couvrir tous les besoins de la population turque, selon les critères de l’indépendance alimentaire fixés par le démographe français Gaston Bouthoul? Par ailleurs, si la croissance du produit intérieur brut a été bonne depuis les années Erdogan, sauf en 2009 (environ –5%), la balance commerciale du pays est en négatif depuis 2002: le chiffre du déficit est de plus de 40 milliards de dollars en 2009; en 2010, il s’est réduit à un peu moins de 15 milliards. Le boom turc, qui a indéniablement fait le succès de l’AKP, reste toutefois soumis à un trop grand nombre d’aléas pour qu’on puisse le considérer comme une donne permanente, capable de hisser la Turquie dans un groupe “G10” ou de la rendre acceptable pour entrer comme membre à part entière dans l’UE.

Ces déficiences héritées des décennies antérieures et dues à une démographie trop galopante, notamment pour résorber un taux de chômage fort élevé (12%), implique que la diplomatie turque doit oeuvrer pour ouvrir des marchés dans le Croissant fertile, dans les pays arabes de la péninsule arabique et d’Afrique du Nord (surtout la Libye, où déjà Erbakan avait travaillé pour permettre à des firmes turques de construction de s’installer) et doit faire en sorte que les diasporas turques d’Europe s’autonomisent pour acheter turc, si besoin s’en faut, et pour militer en faveur d’une adhésion à l’UE, de manière à pouvoir déverser, dans le territoire jugé prospère de cette Union, un trop plein démographique anatolien, qui conserverait intactes ses racines turques, dans des milieux où la “Leitkultur”, comme disent les Allemands, n’est ni turque ni musulmane. Le projet d’adhésion à l’UE permet également de recevoir une manne eurocratique pour pallier à tout déficit budgétaire potentiel.

47 groupes ethniques et religieux

L’immigration de citoyenneté turque en Europe occidentale n’est évidemment pas homogène, à l’image du pays qui compte, officiellement recensés, 47 groupes ethniques et religieux, dont les desiderata s’expriment de manière diverses, parfois par une volonté de sécession comme au Kurdistan, mais surtout en proposant des “combinatoires” politiques chaque fois différentes, c’est-à-dire des montages dérivés de traditions religieuses ou politiques a priori hétérogènes qu’on combinera, allègrement et sans autre logique que celle de l’addition, au gré des circonstances, pour consolider le pouvoir en place ou pour faire pièce à l’idéologie kémaliste, laïque et militariste dominante. En gros, de toutes ces combinatoires ressortent surtout deux blocs, dont l’antagonisme a déterminé toute la politique turque depuis quatre décennies: 1) le laïcisme kémaliste géré par la férule militaire et 2) le sunnisme orthodoxe, jugé fondamentaliste, et revendiqué par les multiples partis patronnés par Erbakan d’abord, par l’AKP d’Erdogan ensuite. Ce sont ces deux options qui dominent toute la vie politique turque, assorties de combinatoires marginales destinées à glaner des voix parmi les minorités (avec des promesses de démocratisation, de libertés religieuses ou linguistiques, de liberté politique ou syndicale, etc.).

Cette dualité idéologique dominante se retrouve également dans les diasporas d’Europe mais il faut savoir que celles-ci comprennent en gros trois strates idéologico-ethnico-politiques: 1) Les ressortissants des minorités brimées ou persécutées; 2) une masse se réclamant du sunnisme dominant; 3) des flux exogènes venus de Turquie mais qui ne sont pas nécessairement de citoyenneté turque.

Parmi les ressortissants des minorités brimées, nous trouvons bien entendu les Kurdes, avec lesquels se bagarrent souvent les adversaires de toute autonomie kurde dans les villes européennes (en Allemagne comme à Bruxelles). Il y a aussi les chrétiens d’Orient, partagés entre Grecs orthodoxes, orthodoxes arméniens et araméens. A cela s’ajoute des représentants de la minorité alévie et des militants de gauche, hostiles à toutes les formes contemporaines qu’empruntent les forces politiques à l’oeuvre en Turquie. Ces minorités-là ne sont évidemment pas instrumentalisables par le pouvoir en place à Ankara, comme a tenté de le faire Erdogan lors de ses allocutions à Cologne en 2008 et à Düsseldorf en 2011. Nous connaissons surtout la problématique kurde. Celle des chrétiens d’Orient est moins connue: ils tenaient l’essentiel de l’économie dans l’Empire ottoman. Avec la prise de Smyrne en 1922, suite à l’effondrement de l’armée grecque qui avait envahi l’Anatolie centrale, l’économie du nouvel Etat centralisé turc connaît un sérieux ressac, exactement comme l’Egypte de Nasser en connaîtra un après l’expulsion partielle d’une élite grecque ou copte: les pays musulmans ou arabes accusent toujours un retard quand ils se débarrassent de leurs minorités non musulmanes, essentiellement grecques et arméniennes.

Les Alévis

Les Alévis sont pour la plupart des Européens une donnée inconnue et fort compliquée à comprendre. L’alévisme turc est essentiellement un éventail de syncrétismes: il procède, dans la plupart des cas, de communautés ou de clans qui ont accepté en surface seulement une conversion à l’islam sunnite. Il s’agit surtout de chiites influencés par les traditions perses, mais aussi de Turcs demeurés fidèles à des traditions chamaniques d’Asie centrale et à un certain paganisme paléo-turc voire des Grecs et des Arméniens plus séduits par ce syncrétisme, qui leur laisse des libertés et se présente souvent sous un masque de joie, que par une adhésion au sunnisme dominant, plus rigoureux et plus austère. Certaines communautés juives de type hassidique ont également dû emprunter la voie de l’alévisme pour échapper à la dhimmitude. Si les heurts entre l’armée turque et les combattants kurdes reçoivent généralement une publicité médiatique en Occident, les conflits qui opposent Sunnites et Alévis sont largement ignorés. On se souvient aussi des meurtres de chrétiens grecs-orthodoxes ou arméniens (comme le journaliste Hrant Dink en 2007) ou de missionnaires catholiques ou protestants, de nationalités allemande et italienne. On sait aussi que l’Europe, et surtout sa caste eurocratique, n’a émis aucune protestation sérieuse contre la multiplication inquiétante de ce genre de dérapages, notamment en gelant les négociations en vue de l’adhésion. Mais on ne sait rien des émeutes ou pogroms qui frappent les communautés alevies. La plupart d’entre eux sont des chiites modérés, très imprégnés de zoroastrisme, qui expriment leurs sentiments religieux par des danses mixtes et publiques entre hommes et femmes (ils sont dès lors souvent accusés du délit de “partouze”); on trouve chez eux, comme je viens de le dire, des résidus de chamanisme turc, avec un rite, celui de la danse de la grue, qui rappelle le culte païen ouralo-altaïque des échassiers, parallèle au culte du loup et des cervidés. Indubitablement, la mouvance alévie, diversifiée dans ses racines, exprime une plus grande profondeur temporelle, dans le sens où elle renoue avec des traditions plus anciennes que l’islam et les perpétue. Plusieurs massacres d’alévis ont ponctué l’histoire turque récente: en 1978, à Sivas, on a compté 107 morts; en 1993, toujours à Sivas, trente-sept morts sont restés sur le carreau à la suite d’un affrontement avec des sunnites. Une autre bagarre a provoqué treize morts à Istanbul. En 1993 à Sivas, les émeutiers visaient l’écrivain alévi Aziz Nesin, connu pour sa plume satirique. Pendant que Nesin prononçait une conférence dans un hôtel de la ville, les émeutiers mirent le feu au bâtiment. Les trente-sept morts de cet effroyable incident appartenaient soit au personnel de l’hôtel soit au groupe venu écouter Nesin. L’écrivain a échappé de justesse à la mort. Dans le contexte turc actuel, et en butte à ce type de persécution, les Alévis soutiennent le laïcisme kémaliste, l’armée et les représentants d’une intelligentsia, quelle que soit son origine, qui se réclame de l’agnosticisme voire de l’athéisme. Parmi les immigrés turcs que l’on rencontre au hasard de la vie quotidienne dans une ville devenue multiculturelle comme Bruxelles, ce type de réaction hostile à toute bigoterie sunnite se rencontre assez souvent: successivement, j’ai pu percevoir du zoroastrisme (avec, un jour de décembre, un mime solstitial célébrant le retour du soleil), du chiisme joyeux ou de l’agnosticisme, sans oublier une adhésion parfois bien peu islamiste aux doctrines pantouraniennes des “Loups gris” chez mes interlocutrices d’origine turque. Quant à mes interlocuteurs masculins, ils s’affichent fort souvent comme des nationalistes, des “Loups gris” ou des défenseurs de l’armée face au PKK. Les tenants de l’AKP, eux, se présentent souvent comme des “pragmatiques” et ne font montre d’aucune forme de bigoterie ostentatoire.

Quant aux gauches turques les plus militantes et aux syndicalistes cherchant à donner une épine dorsale à la classe ouvrière de Turquie, présentes dans l’immigration, elles ont souvent dû quitter le pays à la suite des deux putschs militaires de 1971 et de 1980, qui visaient à débarrasser la république d’éléments jugés séditieux. Ces trois catégories au sein de la masse immigrée turque en Europe occidentale ne sont évidemment pas instrumentalisables par le pouvoir islamo-conservateur actuellement en place.

Les discours d’Erdogan en Allemagne

Face à ces trois catégories de “dissidents”, nous trouvons bien sûr une masse plus compacte de “sunnites orthodoxes”, ceux qui sont allés acclamer Erdogan à Hasselt, Cologne et Düsseldorf. C’est dans ce vaste vivier qu’Erdogan cherche désormais à réaliser l’un de ses objectifs majeurs: autonomiser et contrôler les diasporas turques d’Europe. L’AKP vise en effet à noyauter ces diasporas pour qu’elles votent dans le sens voulu et servent de relais à la politique d’Ankara dans les pays hôtes. Cette stratégie a été assortie ultérieurement d’une menace: celle de faire intervenir les réseaux mafieux turcs, les “sociétés parallèles”, au cas où les gouvernements des pays hôtes tarderaient à réaliser dans les faits la volonté du gouvernement AKP, comme par exemple accorder en Allemagne la double nationalité (comme en France et en Belgique) ou favoriser l’entrée de la Turquie dans l’UE. Dans ses discours de Cologne et de Düsseldorf, Erdogan avait fustigé la politique d’assimilation: l’assimilation, à ses yeux, est un “crime contre l’humanité” (les mots sont forts et ébranlent les consciences, surtout en Allemagne fédérale), parce qu’elle cherche à gommer la “turcicité” des Turcs. Erdogan plaidait pour une “intégration” dans les rouages administratifs et sociaux allemands mais non pour un abandon des réflexes turcs des Turcs ou pour une adoption des moeurs et traditions allemandes. L’objectif subséquent étant de former de solides “contre-sociétés” turques en Allemagne et ailleurs en Europe, appelées à croître de manière plus ou moins exponentielle, vu le plus haut taux de fertilité des communautés anatoliennes, et donc à contrôler, par le biais du statut de double nationalité, la vie politique des pays hôtes. Erdogan fait preuve, là, d’un culot inouï qui ne correspond pas aux usages diplomatiques conventionnels, lesquels sont une fois de plus battus en brèche par une forme de “fondamentalisme”, turc et musulman cette fois. Le précédent, dans ce glissement hors des traditions avérées de la diplomatie, ayant été le néo-conservatisme américain sous les deux présidences de Bush junior, dont certaines racines plongent dans les fondamentalismes puritains/protestants et juifs: pour les “néo-cons”, toute tradition diplomatique était une entrave à la volonté des “détenteurs du Bien et de la Vérité” de faire triompher leurs causes sur la planète. Imaginons le tollé que provoquerait un homme politique en vue d’Europe ou de Russie, un président ou un premier ministre, s’il allait déclarer en Turquie que les Alévis ou les Kurdes, les Araméens ou les Arméniens (souvent convertis en surface après avoir été obligés de prendre un patronyme à consonance turque), devaient impérativement se constituer en “contre-sociétés” autonomes et antagonistes du pouvoir établi, qu’ils seraient appelés à faire chanter en permanence? Ou s’il déclarait que toute tentative d’aligner ces minorités sur un modèle préconçu, laïque ou islamo-conservateur, constituerait un “crime contre l’humanité”? Gageons que le triumvirat au pouvoir à Ankara s’étranglerait de fureur...

Flux migratoires exogènes

Il y a donc une immigration constituée de citoyens turcs autochtones (de diverses obédiences idéologiques ou religieuses) mais il y a aussi une immigration venue de Turquie, pays où elle n’a fait que transiter. Ce sont des “flux exogènes” qui tentent de pénétrer en Europe par la Thrace ou les îles de l’Egée, comme d’autres flux tentent d’accéder à l’espace Schengen par l’île de Lampedusa entre la Sicile et la Tunisie. Ces flux exogènes proviennent pour l’essentiel d’Asie centrale, d’Afghanistan ou du Pakistan voire du Bengla Desh. L’Asie centrale est la terre mythique pour les tenants de l’idéologie pantouranienne: dès la fin du système soviétique et immédiatement après la chute du Mur de Berlin, la Turquie tente de déployer une politique offensive et de charme à l’endroit des anciennes républiques socialistes soviétiques turcophones à l’est de la Caspienne. Mais, finalement, cette parenthèse crypto-pantouranienne (1989-1993) se terminera par un échec diplomatique. Les résistances à toute mainmise de la Turquie (et subrepticement de l’OTAN) sur les anciennes républiques soviétiques turcophones ont été trop fortes: l’Asie centrale, en dépit de cette turcophonie, qui peut donner l’illusion de l’unité, est un espace politiquement et ethniquement trop hétérogène: le Kazakh se définira comme plus purement “turc” que le Turc d’Anatolie, forcément mâtiné de tous les ingrédients ethniques qui ont composé les anciens empires byzantin et ottoman. Le Turc d’Anatolie est, bio-ethniquement parlant, la résultante finale d’un brassage constant entre ressortissants de peuplements très divers: hittite, lydien, phrygien, grec, galate, arabo-araméen, arménien, caucasien, kurde, turc, turkmène, ouzbek, balkanique, albanais, ukrainien, etc. Tous les Turcophones d’Asie centrale, à commencer par le leader indiscuté du Kazakhstan, Nazarbaïev, n’acceptent pas d’emblée le leadership d’Özal ou de ses successeurs ou ne voient pas l’utilité d’adopter une synthèse politique née dans les contextes particuliers de l’Empire ottoman finissant et de la République kémaliste.

La Turquie, après la disparition du Rideau de fer, n’avait pas les moyens politiques de poursuivre cette grande ambition pantouranienne, en l’actualisant. Elle a certes investi dans ces pays turcophones mais insuffisamment: les investisseurs turcs préféraient d’ailleurs placer leurs capitaux en Russie, en Ukraine et surtout en Crimée (chez les Tatars de cette presqu’île, jadis féaux sujets de la Sublime Porte?). C’est logique: la logistique est gérable entre les côtes turques de la Mer Noire et la rive opposée, russe ou ukrainienne; elle est moins évidente en direction des immensités territoriales kazakhs, pour ne pas parler des confins kirghizes. Quant à l’offensive culturelle, par le biais de la chaîne satellitaire “Avrasya-TV” (“TV-Eurasie”), elle n’a pas rencontré le succès escompté: les barrières linguistiques et culturelles, entre Turcs de l’Egée ou de l’Anatolie et Turcophones des steppes centre-asiatiques, demeurent bien souvent insurmontables, en dépit des tentatives de standardiser les langues ouralo-altaïques, dites “turques”. Le seul résultat tangible de cette offensive pantouranienne à l’ère post-soviétique a été l’octroi automatique, du moins au départ, de la nationalité turque à tous les ressortissants des républiques turcophones d’Asie centrale, dans l’illusion de créer à terme un bloc turc de 135 à 165 millions d’habitants. Cette politique d’octroyer systématiquement la nationalité turque semble avoir été abandonnée, suite aux déboires diplomatiques (relatifs) d’Özal, mais bon nombre de Turcophones d’Asie centrale transitent néanmoins encore et toujours par la Turquie pour se présenter aux postes frontaliers grecs ou bulgares en Thrace ou pour aborder clandestinement les îles grecques de l’Egée, dans l’espoir de s’infiltrer ainsi dans l’espace Schengen et d’y demeurer définitivement.

L’Agence Frontex

Pour faire face à ces infiltrations de clandestins, via les Canaries, l’île de Lampedusa ou l’espace thrace/égéen, l’UE dispose d’une agence: l’agence Frontex. Sur le papier, cette institution eurocratique est bonne et utile. Mais, comme tout ce qui pourrait s’avérer bon et utile pour les peuples européens de l’espace Schengen, elle ne reçoit pas les moyens financiers, techniques, civils et militaires pour réaliser les tâches qu’elle doit en théorie accomplir. On a envoyé récemment quelques dizaines de gendarmes en Thrace, où l’on envisage également d’ériger un “mur” (comme à Berlin jadis et à Gaza aujourd’hui). Mais ce n’est pas cette poignée de gendarmes, aussi professionnels soient-ils, qui pourra arrêter le flot ininterrompu de candidats à l’installation en Europe. C’est tout un corps d’armée et toute une armada de navires de surveillance qu’il faudrait expédier dans la région plutôt qu’en Afghanistan, où nos soldats sont contraints de faire une guerre américaine selon les critères d’endiguement préconisés par les stratèges britanniques du 19ème siècle à Lord Curzon. Les phares de l’actualité se sont plutôt braqués sur Lampedusa récemment, suite aux remous qui ont secoué la Tunisie, l’Egypte et la Libye: les réfugiés africains (majoritairement subsahariens) quittent précipitemment ces pays de transit pour forcer la porte de l’Europe, accompagnés cette fois de milliers de Tunisiens qui profitent de l’aubaine; en effet, on ne peut renvoyer des réfugiés venus d’un pays frappé par la guerre civile. Les ministres allemands Westerwelle et de Maizière ont réclamé des mesures mais la Commissaire à l’immigration et à la sécurité, Cecilia Malmström, annonce certes que des “fonds seront alloués” (des fonds, des fonds et toujours des fonds...) mais que les naufragés de Lampedusa “ne seront pas repoussés” (question: pourquoi allouer des fonds à une agence censée verrouiller les portes de l’Europe et ne pas repousser ceux que vise ce verrouillage coûteux?). Pas plus sans doute que ceux qui s’infiltrent par la Thrace et les îles de l’Egée. Ce laxisme face à un flot ingérable est intolérable dans la mesure où il révèle un irréalisme politique et économique foncier qui, en dépit de son caractère aberrant, s’impose à tous, et surtout aux citoyens les plus démunis frappés par la crise depuis l’automne 2008. Or l’UE a, du moins sur le papier, les moyens d’agir, par le biais de cette agence Frontex, que seuls les députés européens de la Lega Nord (Mario Borghezio) et de la FPÖ (Andreas Mölzer) soutiennent avec toute la vigueur voulue.

C’est dans ce contexte que s’inscrit la demande d’adhésion de la Turquie à l’UE. Les premières démarches en ce sens remontent à l’année 1963, au lendemain du putsch qui avait renversé Menderes. Le désir d’adhérer à la CEE puis à l’UE était une priorité pour les laïcistes et pour les forces de gauche en Turquie, avant l’avènement d’Erdogan. Aujourd’hui, ce désir ne constitue plus une priorité pour la nouvelle classe économique d’Anatolie centrale qui vote pour l’AKP d’Erdogan. Cette nouvelle classe moyenne turque, dynamique et entreprenante, récupère au fond les anciens marchés “ottomans” du Proche Orient, de l’Iran, du Caucase et d’Asie centrale. C’est normal: cette Anatolie centrale et orientale appartient aux bassins du Tigre et de l’Euphrate, zone naturelle de son éventuelle expansion, tandis que les villes de l’Ouest, autour d’Istanbul et sur la côté égéenne sont plutôt tournées vers l’Europe (ou vers une hypothétique “Communauté des pays riverains de la Méditerranée” qu’avait tenté de mettre en oeuvre Nicolas Sarközy). Après Özal, les investissements turcs se sont surtout portés vers la Russie, l’Ukraine ou la Crimée, comme nous l’avons vu, mais, dès Erdogan, ils s’infléchiront également vers les pays arabes du Croissant Fertile. Pourtant, en dépit de cette nouvelle donne, qui révolutionne tous les rapports de force au Proche et au Moyen Orient, le pouvoir turc ne renonce pas à l’idée d’adhérer un jour à l’UE. Avec la diplomatie multidirectionnelle de Davutoglu, elle cherche aussi à déverser son trop plein démographique dans les pays d’une Europe jugée “riche” (mais de moins en moins riche, en proie à une récession inquiétante et secouée par les crises bancaires à répétition) pour en piller les fonds de sécurité sociale. Par cette politique, effectivement multidirectionnelle, le triummvirat turc actuel (Gül/Erdogan/Davutoglu) entend inaugurer un “siècle turc”, sous d’autres signes que celui annoncé en son temps par Özal: il combine, dans son déploiement, le panislamisme sous direction turque réclamé par Neçmettin Erbakan au panislamisme d’inspiration ottomane théorisé par Davutoglu; cette nouvelle combinatoire idéologique, débarrassée du laïcisme kémaliste, vise une conquête indirecte de l’Europe, par le biais d’une activation politique des communautés turques immigrées et hautement politisées, une Europe dont on videra autant que possible les caisses d’allocations sociales, puis dont on fera une marge occidentale du futur Grand Empire Islamo-Ottoman.

Le scénario de Claeys

C’est ce scénario-catastrophe que craignent bon nombre d’observateurs européens. L’euro-député flamand Filip Claeys, président de la commission parlementaire européenne qui s’occupe de Frontex, a couché récemment sur le papier un tel scénario-catastrophe. Il commence en 2005, quand l’UE a décidé d’entamer les négociations en vue d’une adhésion finale de la Turquie. Il se termine en 2024, en passant par deux dates fatidiques: le 31 décembre 2019, dernier jour de la période de probation imposée à la Turquie, et le 1 janvier 2020, date officielle de l’entrée de la Turquie dans l’Union, en tant que membre à part entière. Claeys souligne qu’aucune des conditions préalables, posées à la Turquie, n’a été respectée: l’UE demande l’abrogation du fameux article 301, permettant aux tribunaux de condamner et d’ostraciser tout citoyen mettant en doute l’un ou l’autre aspect de l’histoire officielle de la République turque; elle demande également des rapports normaux avec Chypre (notamment l’ouverture des ports et aéroports, le démantèlement du mur coupant l’île en deux et le paiement de dédommagements aux Cypriotes grecs spoliés suite à l’invasion militaire de 1974). Finalement l’UE n’exigera pas la concrétisation de ces deux demandes. On fera comme si elles étaient en voie de réalisation. Claeys imagine ensuite ce qui serait susceptible de se passer:

1)    La formation d’une “fraction turque” au sein de l’assemblée parlementaire européenne, sans répartition des députés turcs dans l’ensemble de l’hémicycle selon leurs appartenances idéologiques. En dépit des nombreux clivages qui divisent la société turque, les euro-députés turcs feraient bloc en s’inscrivant dans une “fraction turque”, au-delà des clivages idéologiques. La règle veut toutefois que toute fraction soit “pluri-nationale”. La “fraction turque” contournerait la règle en recrutant des députés de souche turque, élus dans les pays européens: elle disposerait ainsi de six députés élus sur des listes allemandes; le reste proviendrait de listes néerlandaises, suédoises, belges, françaises, autrichiennes et bulgares (la Bulgarie abrite sur son territoire des minorités turques et pomaks, c’est-à-dire des Slaves islamisés et ottomanisés, qui forment 15% de la population). La fraction serait importante, elle compterait jusqu’à 95 députés et serait la troisième en ordre d’importance numérique au sein du parlement.

2)    La fraction imposerait d’emblée l’édification de mosquées dans l’enceinte des parlements de Strasbourg et de Bruxelles ainsi que le service d’aliments halal exclusivement dans les restaurants des institutions européennes. Le but serait de “visibiliser” l’islam sur les sites de l’eurocratie.

3)    La politique agricole commune (PAC) serait ruinée. En effet, 25% de la population active en Turquie travaillent dans l’agriculture (contre 3,5% en France). Nous aurions là une masse d’entreprises agricoles qu’il conviendrait de financer, ce qui déséquilibrerait le budget. Pour le rééquilibrer, il faudrait introduire un impôt européen, que les polémistes baptiseraient vite la “taxe turque”.

4)    L’adhésion turque entraînerait une immigration massive venue d’Anatolie, ce qui aurait pour conséquences: a) de gonfler démesurément les disporas turques, notamment en Allemagne, où une grande masse appartenant à cette diaspora s’avère déjà inadaptée au marché du travail. Evoquer cette inaptitude au travail dans une société industrielle avancée nous force à faire un petit ex cursus à propos de l’affaire Sarrazin qui a secoué l’Allemagne dès l’automne 2010; dans son best-seller Deutschland schafft sich ab, Thilo Sarrazin, d’obédience sociale-démocrate, constatait une inadaptation générale des jeunes issus des immigrations turque et arabo-musulmane, due principalement à l’échec de leur scolarisation. Cette inadaptation avait pour corollaires immédiats une ghettoïsation et un désintérêt total pour les réalisations techniques et culturelles de la société allemande, assortie, parfois, de la formation d’îlots intégristes et anachroniques. Pour Sarrazin, la réplique des pouvoirs publics devrait s’articuler autour de deux mesures: le recutement de cerveaux à importer, via l’octroi d’une “carte bleue” et une revalorisation de l’enseignement allemand, qui laisse désormais bien à désirer selon les enquêtes PISA et devrait s’inspirer des systèmes les plus perfromants comme ceux de Finlande et de Flandre (lequel est toutefois en train de battre de l’aile). Bruxelles aussi offre, en tant que ville-région, une masse d’emplois vacants et intéressants que la masse des jeunes de la Capitale belge et eurocratique, majoritairement issus des diverses vagues migratoires, est incapable d’occuper. Thilo Sarrazin, en prônant ces mesures, se pose, non pas comme un libéral qui s’insurgerait contre les politiques sociales et contre la redistribution qu’elles impliquent ou qui récriminerait contre les institutions scolaires toujours jugées “non rentables”, mais comme un socialiste bismarckien, partisan d’une économie de marché bien domestiquée par l’ordo-libéralisme ou “capitalisme rhénan” (selon la définition qu’en donna naguère Michel Albert en France). Sarrazin, dans cette optique, réclame un renforcement des formations postscolaires et para-universitaires dans les domaines des sciences et des techniques car il n’y a pas de société moderne viable sans les atouts que procurent de telles initiatives publiques, car elles permettent de former un futur personnel adéquat en tous domaines. Les beaux esprits, comme votre vedette nationale suisse Jean Ziegler ou comme son piètre imitateur français Alain de Benoist (“zieglérisé” au fil du temps...) vont refuser de tenir compte de ces avertissements clairs d’un homme peu susceptible d’irrationalité ou de “crypto-fascisme”, sous prétexte que cela émanerait d’une absence de charité pour des peuples classés arbitrairement dans la catégorie du “tiers monde” ou procéderait d’une “mentalité obsidionale”, propre aux “mouvances populistes”. Sarrazin a vendu près de 1,1 million d’exemplaires de son livre, ce qui, ajoutait un humoriste, équivaut à une pile d’une hauteur de près de 40 km de haut! Début 2011, cet ouvrage restait encore et toujours le deuxième best-seller vendu en Allemagne. b) Cette augmentation démesurée des diasporas entraînerait également un solide déséquilibre des politiques de logement, des systèmes de sécurité sociale, du budget alloué aux allocations de chômage et à l’enseignement (locaux pour abriter des millions de nouveaux élèves). c) Cette migration générale venue d’Anatolie s’accompagnerait aussi d’immigrants non turcs, transitant simplement par le territoire anatolien, et venus du Proche Orient, surtout des pays qui ont signé un accord de libre circulation des personnes avec la Turquie (on pense à la Syrie, à la Jordanie et au Liban). Le solde migratoire total, en cas d’adhésion turque, est estimé par Claeys à 2 millions de personnes par an!

5)    L’adhésion turque créerait un précédent. Si la Turquie a pu accéder au statut d’Etat-membre de l’UE, pourquoi des pays comme le Maroc, l’Irak ou la Syrie ne le pourraient-ils pas? L’Europe n’étant plus un club exclusivement laïque ou chrétien.

6)    L’adhésion turque porterait également un coup assez dur à la liberté d’expression. La Turquie ne chercherait-elle pas faire appliquer dans tous les Etats de l’Union les stipulations de son fameux article 301, punissant les “insultes à la nation turque”. Claeys imagine un scénario: un réalisateur britannique, disciple de l’athée anglais Bertrand Russell, produirait un film sur la vie du Prophète Mohammed. Le film déplairait au pouvoir turc et à d’autres musulmans pour des raisons théologiques diverses. Deux possibilités existeraient alors: 1) faire condamner le réalisateur du film en Grande-Bretagne ou 2) faire jouer le mandat européen pour permettre son extradition vers la Turquie, où il serait jugé. Claeys, dans son scénario imaginaire, parle d’un refus britannique d’extrader son ressortissant, et de le juger, car ce serait contraire à la liberté d’expression. Mais la demande d’extradition et les troubles suscités par le film dans les pays musulmans et dans les diasporas musulmanes d’Europe, engendreraient, pense Claeys, un phénomène de frousse collective chez les bien-pensants et les conformistes de toutes obédiences, tant et si bien que certains députés européens proclameraient que “la liberté d’expression à des limites”, qu’il faut lui en imposer pour ne pas sombrer dans une forme ou une autre de “racisme” ou d’“islamophobie”. Plus tard, après l’incident provoqué par le film, un professeur portugais ou autrichien écrirait, toujours selon le scénario avancé par Claeys, un ouvrage d’histoire portant sur le “génocide arménien”. Cette fois, comme le professeur est moins connu que ne le sont le réalisateur et l’acteur principal du film, on le livrerait à la Turquie, qui lui infligerait six mois de prison.

7)    L’adhésion de la Turquie néo-islamisante d’Erdogan à l’UE risquerait aussi, selon le scénario très pessimiste de Claeys, de faire advenir dans les faits de la vie quotidienne des pays de l’UE l’équivalence entre la Déclaration Universelle des droits de l’homme, dont se sont toujours réclamé les institutions européennes, et la Déclaration des droits de l’homme islamique, proclamée au Caire en 1990, et dont la Turquie est signataire. Dans l’article 24 de cette Déclaration du Caire, on lit: “Tous les droits et les libertés cités en la présente déclaration sont soumis à la charia islamique”. Et, poursuit Claeys, puisque les Européens ont eux-mêmes déclaré qu’ils ne constituaient pas un “club chrétien”, les Turcs pourraient considérer, qu’à terme, les deux déclarations devraient coïncider. Premier problème: en 2003, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a déclaré que la charia était incompatible avec les principes de la Déclaration Universelle de 1948; deuxième problème: s’il y a deux règles en vigueur, deux codes jugés équivalents en dépit de leurs contradictions fondamentales, il n’y a plus d’Etat de droit (à code unique), tel qu’on l’a considéré jusque aujourd’hui.

Au bout de quatre ans, selon Claeys, c’est-à-dire vers 2024, la situation serait devenue inextricable. Dans les pays européens, le mécontentement serait général face à la “taxe turque”. Le coût de la “politique agricole commune” serait devenu trop élevé. La réduction des subsides aux autres pays agricoles, dès l’adhésion turque, aurait suscité une grande vague de mécontentement dans les zones rurales d’Europe. La Cour des Comptes européenne, pense Claeys, finirait par critiquer l’utilisation inopportune des fonds de la PAC par la Turquie, qui les affecteraient parfois à d’autres secteurs ou les feraient disparaître dans le tonneau des Danaïdes d’une corruption éhontée, via l’action efficace des fameuses “sociétés parallèles”. Les flux migratoires vers l’Europe deviendraient ingérables, tant du point de vue du coût que du point de vue social, parce que les directives d’Erdogan, pareilles à celles énoncées à Cologne en 2008 et à Düsseldorf en 2011, exhorteraient toujours les Turcs d’Europe à refuser toute forme d’assimilation. Enfin, un réseau scolaire et universitaire turc se serait mis en place en Europe, accentuant du même coup la ghettoïsation, déjà problématique, des diasporas anatoliennes. Nous assisterions, en fin de compte, à un blocage général des institutions européennes.

Résultat problable de cet enlisement, selon le scénario de Claeys: les Pays-Bas, pays le plus densément peuplé de l’UE, où le manque de place est vraiment problématique, sortiraient de l’espace Schengen pour échapper aux flux migratoires venus de Turquie. La décision néerlandaise de quitter l’espace Schengen serait aussitôt imitée par des pays comme le Danemark, l’Autriche et la France, où les référendums anti-Schengen auraient tous penché en faveur d’un abandon de la politique laxiste qu’a fini par impliquer cette idée, bonne au départ, d’abolir les contrôles aux frontières des pays de l’Union. Claeys imagine même un référendum français qui donnerait 68% en faveur du rétablissement des contrôles aux frontières. “Taxe turque” et flux migratoires incontrôlés entraîneraient, pense Claeys, une désaffection totale de la population pour l’Union Européenne: il n’y aurait plus que 27% des citoyens de l’UE qui seraient encore en faveur de la poursuite de l’expérience. Pour Claeys, le résultat de cette désaffection serait la création d’une nouvelle UE: seuls les pays qui souhaiteront rester membres le resteraient. Mais cela scellerait simultanément la fin de l’Union telle que nous la connaissons aujourd’hui, du moins depuis le Traité de Maastricht de 1993.

Il y a donc une incompatibilité politique et géopolitique fondamentale entre le projet européen et les divers projets turcs (qu’ils soient pantouraniens, néo-ottomans ou panislamistes). “Les faits sont têtus”, comme le dit Claeys dans sa conclusion en paraphrasant Lénine. L’Europe, de fait, n’est que l’affaire des seuls pays géopolitiquement européens. Telle est bien la leçon  que nous lègue l’histoire des mille années de relations conflictuelles entre l’Europe et le monde turc.

Robert STEUCKERS.
Forest-Flotzenberg, Fessevillers, Nerniers-en-Savoie et Genève, février-mars 2011. Rédaction finale en février 2012, après un résumé néerlandais pour une conférence à Louvain (octobre 2011).

Bibliographie:
-    Gilles DORRONSORO, Que veut la Turquie? Ambitions et stratégies internationales, Autrement, Paris, 2009.
-    Philip GORDON & Omer TASPINAR, Winning Turkey – How America, Europe and Turkey can Revive a Fading Partnership, Brookings Institution, Washington D. C., 2008.
-    William HALE, Turkish Foreign Policy 1774-2000, Frank Cass, London, 2002.
-    Tancrède JOSSERAN, La nouvelle puissance turque – L’adieu à Mustapha Kemal, Ellipses, Paris, 2010.
-    Nicole POPE & Hugh POPE, Turkey Unveiled – A History of Modern Turkey, Overlook Press, Woodstock/New York, 2004.
-    Philip ROBINS, Suits and Uniforms – Turkish Foreign Policy since the Cold War, Hurst & Company, London, 2003.
-    Thierry ZARCONE, La Turquie moderne et l’islam, Flammarion, Paris, 2004.

Revues:
-    Numéro spécial de The Economist, October 23d-29th, 2010.
-    Moyen-Orient, n°11, juillet-septembre 2011, “Bilan géostratégique”.
-    La nouvelle revue géopolitique, n°1, juillet-septembre 2011, “La Turquie avec ou sans l’Europe?”.

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