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lundi, 07 avril 2014

La stratégie de l’Anaconda

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  La stratégie de l’Anaconda

par Eduard RIX

Pour le géopoliticien allemand Karl Haushofer les Anglo-saxons pratiquent la politique de l’Anaconda, consistant à enserrer progressivement sa proie et à l’étouffer lentement.

Dans Terre et Mer, Carl Schmitt rappelle que les cabbalistes du Moyen-Age interprétaient l’histoire du monde comme un combat entre un animal marin, une puissante baleine, le Léviathan, et un animal terrien, éléphant ou taureau, le Behemoth (1). Ce dernier essaie de déchirer le Léviathan avec ses défenses ou ses cornes, tandis que la baleine s’efforce de boucher avec ses nageoires la gueule du terrien pour l’affamer ou l’étouffer. Pour Schmitt, derrière cette allégorie mythologique se cache le blocus d’une puissance terrestre par une puissance maritime. Il ajoute : « l’histoire mondiale est l’histoire de la lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et des puissances continentales contre les puissances maritimes » (2), axiome que reprendront les géopoliticiens anglo-saxons.

Le Sea Power de Mahan

Premier d’entre eux, l’amiral Alfred T. Mahan (1840-1914), qui estime que la puissance maritime (Sea Power) s’est révélée déterminante pour la prospérité des nations. Pour lui, la Mer peut agir contre la Terre - alors que l’inverse n’est pas vrai - et finit toujours par l’emporter. Profondément persuadé que la maîtrise des mers assure la domination des terres, il énonce : « L’Empire de la mer est sans nul doute l’Empire du monde » (3).

Dans The problem of Asia (1900), il applique à l’Eurasie son paradigme géopolitique, insistant sur la nécessité d’une coalition des puissances maritimes pour contenir la progression vers la haute mer de la grande puissance terrestre de l’époque, la Russie. En effet, sa position centrale confère un grand avantage stratégique à l’Empire russe car il peut s’étendre dans tous les sens et ses lignes intérieures ne peuvent être coupées. Par contre, et là réside sa faiblesse, ses accès à la mer sont limités, Mahan ne voyant que trois axes d’expansion possibles : en Europe, pour contourner le verrou des détroits turcs, vers le Golfe persique et sur la Mer de Chine. C’est pourquoi il préconise un endiguement de la tellurocratie russe passant par la création d’un vaste front des puissances maritimes, des thalassocraties, qui engloberait les USA, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et le Japon.

Heartland contre World Island

L’universitaire britannique Halford John Mackinder (1861-1947) s’inspirera de Mahan. Une idée fondamentale traverse toute son œuvre : la confrontation permanente entre la Terre du Milieu ou Heartland, c’est-à-dire la steppe centre-asiatique, et l’Ile du Monde ou World Island, la masse continentale Asie-Afrique-Europe.

C’est dans sa célèbre communication de 1904, « The geographical pivot of history » (Le pivot géographique de l’histoire), qu’il formule sa théorie, que l’on peut résumer ainsi : 1°) la Russie occupe la zone pivot inaccessible à la puissance maritime, à partir de laquelle elle peut entreprendre de conquérir et contrôler la masse continentale eurasienne; 2°) en face, la puissance maritime, à partir de ses bastions (Grande-Bretagne, Etats-Unis, Afrique du Sud, Australie et Japon) inaccessibles à la puissance terrestre, encercle cette dernière et lui interdit d’accéder librement à la haute mer.

Pour lui, la steppe asiatique, quasi déserte, est la Terre du Milieu (Heartland), entourée de deux croissants fortement peuplés : le croissant intérieur (inner crescent), regroupant l’Inde, la Chine, le Japon et l’Europe, qui jouxte la Terre du Milieu, et le croissant extérieur (outer crescent), constitué d’îles diverses. Le croissant intérieur est soumis régulièrement à la poussée des nomades cavaliers venus des steppes de la Terre du Milieu. L’ère « colombienne » voit l’affrontement de deux mobilités, celle de l’Angleterre qui amorce la conquête des mers, et celle de la Russie qui avance progressivement en Sibérie.

Avec le chemin de fer, la puissance terrestre est désormais capable de déployer ses forces aussi vite que la puissance océanique. Obnubilé par cette révolution des transports, qui permettra à la Russie de développer un espace industrialisé autonome et fermé au commerce des thalassocraties, Mackinder conclut à la supériorité de la puissance tellurique, résumant sa pensée dans un aphorisme saisissant : « Qui tient l’Europe continentale contrôle le Heartland. Qui tient le Heartland contrôle la World Island ». Effectivement, toute autonomisation économique de l’espace centre-asiatique conduit automatiquement à une réorganisation du flux des échanges, le croissant interne ayant alors intérêt à développer ses relations commerciales avec la Terre du Milieu, au détriment des thalassocraties anglo-saxonnes.

Dans Democratic Ideals and Reality (1919), Mackinder rappelle l’importance de la masse continentale russe, que les thalassocraties ne peuvent ni contrôler depuis la mer ni envahir complètement. Concrètement, il faut selon lui impérativement séparer l’Allemagne de la Russie par un « cordon sanitaire », afin d’empêcher l’unité du continent eurasiatique. Politique prophylactique suivie par Lord Curzon, qui nomme l’universitaire Haut commissaire britannique en « Russie du Sud », où une mission militaire assiste les Blancs de Dénikine et obtient qu’ils reconnaissent de facto la nouvelle république d’Ukraine… Pour rendre impossible l’unification de l’Eurasie, Mackinder préconise la balkanisation de l’Europe orientale, l’amputation de la Russie de son glacis baltique et ukrainien, le « containment » des forces russes en Asie.

Le Rimland de Spykman

L’idée fondamentale posée par Mahan et Mackinder, interdire à la Russie l’accès à la haute mer, sera reformulée par Nicholas John Spykman (1893-1943), qui insiste sur l’impérieuse nécessité de contrôler l’anneau maritime ou Rimland, cette zone littorale bordant la Terre du Milieu et qui court de la Norvège à la Corée. Pour lui, « qui maîtrise l’anneau maritime tient l’Eurasie, qui tient l’Eurasie maîtrise la destinée du monde » (4).

Alors que chez Mackinder le croissant intérieur est un espace de civilisation élevé mais fragile, car toujours menacé de tomber sous la coupe des « barbares dynamiques » du Heartland, chez Spykman le Rimland constitue un atout géopolitique majeur, non plus à la périphérie mais au centre de gravité géostratégique. Pour lui, la position des territoires du Rimland « par rapport à l’Equateur, aux océans et aux masses terrestres détermine leur proximité du centre de puissance et des zones de conflit; c’est sur leur territoire que se stabilisent les voies de communication; leur position par rapport à leurs voisins immédiats définit les conditions relatives aux potentialités de l’ennemi, déterminant de ce fait le problème de base de la sécurité nationale » (5). Après 1945, la politique extérieure américaine va suivre exactement la géopolitique de Spykman en cherchant à occuper tout le Rimland et à encercler ainsi le cœur de l’Eurasie représenté désormais par l’URSS et ses satellites. Dès le déclenchement de la Guerre froide, les Etats-Unis tenteront, par une politique de « containment » de l’URSS, de contrôler le Rimland au moyen d’une longue chaîne de pactes régionaux : OTAN, Pacte de Bagdad puis Organisation du traité central du Moyen-Orient, OTASE et ANZUS.

Toutefois, dès 1963, le géopoliticien Saül B. Cohen proposera une politique plus ciblée visant à garder uniquement le contrôle des zones stratégiques vitales et à remplacer le réseau de pactes et de traités allant de la Turquie au Japon par une Maritime Asian Treaty Organization (MATO) (6).

Le Grand Echiquier

La géopolitique classique tenait l’Eurasie pour le pivot du monde. Avec la disparition de l’URSS en 1991, la superpuissance unique que constituent désormais les USA est devenu le pivot géopolitique mondial et l’arbitre du continent eurasiatique. L’on aurait pu s’attendre à un redéploiement stratégique de l’Amérique et à une rupture avec la vulgate mackindérienne. Il n’en a rien été. A tel point qu’aujourd’hui encore, le conseiller officieux de politique étrangère le plus écouté du président Obama se révèle être un disciple zélé de Mackinder. Il s’agit de Zbigniew Brzezinski, ami de David Rockefeller avec qui il cofonda la Commission Trilatérale en 1973, et ex conseiller à la sécurité nationale du président Carter de 1977 à 1980. Son œuvre théorique majeure, Le Grand Echiquier (1997), reprend la doxa géopolitique anglo-saxonne. En prélude, Brzezinski rappelle que « l’Eurasie reste l’échiquier sur lequel se déroule la lutte pour la primauté mondiale » (7). Les chiffres parlent d’eux-mêmes : « On dénombre environ 75% de la population mondiale en eurasie, ainsi que la plus grande partie des ressources physiques, sous forme d’entreprises ou de gisements de matières premières. L’addition des produits nationaux bruts du continent compte pour quelque 60% du total mondial. Les trois quarts des ressources énergétiques connues y sont concentrées » (8).

Pour que la suprématie américaine perdure, il faut éviter qu’un Etat ou un groupe d’Etats ne puisse devenir hégémonique sur la masse eurasiatique. Considérant que la principale menace vient de la Russie, Brzezinski préconise son encerclement - toujours cette stratégie de l’Anaconda - par l’implantation de bases militaires, ou à défaut de régimes amis, dans les ex- républiques soviétiques. Selon Brzezinski, l’effort américain doit porter sur trois régions clés. D’abord l’Ukraine, car écrit-il « Sans l’Ukraine la Russie cesse d’être un empire en Eurasie » (9). Il ajoute : « Pour Moscou, en revanche, rétablir le contrôle sur l’Ukraine – un pays de cinquante-deux millions d’habitants doté de ressources nombreuses et d’un accès à la mer Noire -, c’est s’assurer les moyens de redevenir un Etat impérial puissant » (10). Autre cible, l’Azerbaïdjan qui, « en dépit de ses faibles dimensions et de sa population limitée, recouvre une zone névralgique, car elle contrôle l’accès aux richesses du bassin de la Caspienne et de l’Asie centrale » (11). Brzezinski précise les enjeux : « Un Azerbaïdjan indépendant, relié aux marchés occidentaux par des pipes-lines qui évitent les territoires russes, permet la jonction entre les économies développées, fortes consommatrices d’énergie, et les gisements convoités des républiques d’asie centrale » (12). A ces deux pivots géopolitiques sensibles, il ajoute l’Asie centrale musulmane qu’il s’agit de désenclaver afin de transporter vers l’ouest et vers le sud le gaz et le pétrole du Turkménistan et du Kazakhstan sans passer par la Russie, l’Etat-clé de la région étant l’Ouzbékistan. Ce dernier, « le plus dynamique et le plus peuplé des pays d’Asie centrale serait l’obstacle majeur à une restauration du contrôle russe sur la région. » (13). Il ne s’agit plus pour l’Amérique de pratiquer l’endiguement de la guerre froide mais le refoulement (roll back).

Conclusion de Brzezinski : « Pour la première fois dans l’histoire, la scène principale du monde, l’Eurasie, est dominée par une puissance non eurasienne » (14), l’Amérique. Cependant « un scénario présenterait un grand danger potentiel » pour le Grand Jeu américain, « la naissance d’une grande coalition entre la Chine, la Russie et peut-être l’Iran » (15). N’assiste-t-on pas à la naissance d’une telle coalition « anti-hégémonique » à l’occasion de la crise syrienne ?

Edouard Rix, Réfléchir & Agir, automne 2012, n°42, pp. 45-47.

Notes

(1) Les noms de Léviathan et de Behemoth sont empruntés aux chapitres 40 et 41 du Livre de Job.

(2) C. Schmitt, Terre et Mer, Le Labyrinthe, Paris, 1985, p. 23.

(3) A.T. Mahan, The problem of Asia an its effect upon international policies,, Sampson Low-Marston, London, 1900, p.63.

(4) N. Spykman, The geography of the peace, Harcourt-Brace, New-York, 1944, p. 43.

(5) Ibid, p.5.

(6) Saül B. Cohen, Geography and politics in a World divided, Methuen, Londres, 1963, 2e édition 1973, p.307.

(7) Z. Brzezinski, Le Grand Echiquier, Bayard éditions, Paris, 1997, p. 24.

(8) Ibid, p. 59.

(9) Ibid, p. 74.

(10) Ibid, p. 75.

(11) Ibid.

(12) Ibid.

(13) Ibid, p. 160.

(14) Ibid, p. 253.

(15) Ibid, p. 84.

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