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mercredi, 21 mai 2014

Accélération. Une critique sociale du temps

Accélération. Une critique sociale du temps
 
Recension d'un livre de Hartmut ROSA, Ed. La découverte

Auran Derien
Ex: http://metamag.fr

 

acc9782707154828.jpgUn livre de plus consacré au temps. Au cours des décennies écoulées on n’a jamais autant écrit sur la condition humaine en relation avec le temps. Beaucoup de sociologues prennent au sérieux la temporalité pour essayer de prouver qu’ils pensent. Il ne faut pas les confondre avec des philosophes puissants comme Dilthey, Ortega et Heidegger, dont les œuvres sont centrées sur cela.
 
Des variations sur un thème superficiel

Les sciences sociales ont accumulé des variations plus ou moins intéressantes sur le thème du temps. Chaque discipline intellectuelle y va de sa propre exploration. Par exemple, l’analyse des effets de génération a révolutionné l’économie, du moins chez les penseurs d’envergure, à travers les problèmes de retraite (enchaînement de générations) et de démographie au sens large.

Le thème de la jeunesse et de la vieillesse n’apparaît malheureusement pas dans l’ouvrage de H.Rosa. Pourtant, la perception subjective du temps est fondamentalement liée à ces deux dimensions. La jeunesse draine des quantités de superstitions, d’idées rabâchées par de mauvais maîtres, des suggestions et des illusions qu’elle interpose entre elle et la vie. Il se peut que le thème de l’accélération sociale enchante quelques représentants de ce groupe puisque le sentiment d’insatisfaction dont Rosa fait grand cas - par exemple page 158 - caractérise souvent cette phase de la vie. L’espace et le temps enivrent la jeunesse…
 
Les modèles de temps auxquels le livre se réfère (p.170) laisseraient apparaître un décalage important entre ce que les acteurs aiment faire chaque jour et ce qu’ils font en réalité. Mais n’est-ce pas normal dans le groupe des jeunes ? Il leur manque la faculté de comprendre les expériences par lesquelles ils passent. Les Anciens à l’inverse transforment leurs aventures en nourriture, en entendement. Il faut vraiment sortir des schémas simplistes accumulés par les enquêtes sociologiques et se concentrer sur l’essentiel, la base philosophique de l’expérience temporelle.
 
Parmi les idées que l’auteur dévide au long des 13 chapitres, il est affirmé que « la philosophie serait trop lente pour la société de la modernité avancée » (p.192). Or, la philosophie affirme que des « choses » surviennent, que nous sommes affectés par des phénomènes, et que cela reste en nous pour constituer peu à peu le contenu d’une vie, sa substance. Le temps, quel qu’il soit, nous réalise, nous conditionne, nous ouvre des portes et en ferme d’autres. La philosophie rappelle que la vie humaine sera toujours séquentielle, imparfaite et précaire. A chaque instant celle-ci est instable. La mémoire du passé retient quelques aspects appauvris, peints de couleur pale; l’anticipation du futur imagine une vie vague et incertaine. On bâtit la-dessus.

Chaque instant a une durée, puisqu’il est un entourage temporaire. Toute action humaine est entreprise pour une raison et dans un but, ce qui signifie que dans chaque action est concentré du passé et du futur. La présence d’une motivation et d’une finalité introduit la durée dans chaque instant de notre vie, qui est une suite de moments ; et la vie sera toujours trop courte compte tenu de tout ce qu’il convient d’apprendre et de produire pour réaliser un projet. L’accélération, obsession de l’auteur n’est qu'un détail au sein de cette perspective.

La décontextualisation 

L’accélération serait fondamentale en ce qu’elle rend impossible de traduire un temps vécu en expérience. L’auteur semble ne pas comprendre ce que signifie vivre une vie limitée. Le temps des hommes n’est pas une quantité. Pour nous, c’est toujours ou trop de temps ou pas assez, compte tenu des projets que l’on voudrait mener à bien. A chaque moment, l’être humain se donne des projets qui pointent dans diverses directions temporelles, à court terme, à moyen terme ou long terme. Seul un de ces vecteurs, le rythme de l’histoire de l’époque, participe au conditionnement de la réalité effective du temps humain. Ce n’est pas suffisant pour mettre l’accélération au centre de tout. 

Y-a-t-il un  intérêt à se demander combien dure un moment. Cette unité n’est pas chronologique et ne peut vraiment pas s’accélérer. De moments en moments, notre vie s’articule dans une trajectoire, laquelle est mélangée à d’autres structures empiriques, la nuit et le jour, la lumière et les ténèbres, la veille et le sommeil, et jusqu’au rythme cardiaque qui peut lui s’accélérer dans des moments précis. Entre les structures qui ne dépendent pas de nous, et celles qui proviennent de nos projets, jaillit la manière subjective de percevoir le temps : attente, désespoir, espérance, etc. Les exercices spirituels apprennent justement à ignorer le temps, à ne pas craindre ses implications, à concevoir la vie sous le signe du hasard. Une grande partie du monde asiatique continue ces pratiques. On ne peut prendre au sérieux les généralisations hâtives d’une sociologie besogneuse. 

Le temps, Dieu et la contingence

L’auteur prétend que le temps apparaît a la place de Dieu pour maîtriser la contingence. Un peu court à notre avis. L’allongement du temps que chacun peut espérer dédier à des projets a plus que doublé depuis le XVIIIème siècle, ce qui signifie une accumulation d’expériences plus importante. Donc, la distinction philosophique pertinente est entre le temps qui passe et l’âge que l’on a. Car selon l’âge, les directions temporelles des projets changent. Pour un adulte, certains projets ne peuvent plus se réaliser, d’autres au contraire deviennent possibles. La contingence est en fait incluse dans l’âge. Les plus vieux par exemple savent qu’il n’y a plus d’étape suivante. Ils doivent donc durer dans la même phase. Comment mettre en doute que certains anciens sont heureux puisque cet état de vieillesse est définitif ? La peur de passer à côté de quelque chose n’a aucun sens, ni la relation entre vitesse et bonheur, interprétation primitive du mouvement futuriste. 

Le temps est une occasion d’inventer des circonstances, de faire avec ce que l’on a. Comme l’homme est fondamentalement imparfait, à la différence des dieux, il se construit à travers le temps, notion qui mérite de meilleures réflexions.

Accélération. Une critique sociale du temps, Hartmut ROSA, ED. La découverte/poche, 2013, 486p., 14€.

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