C’est l’ombre d’un défunt qui plane sur l’Italie depuis le 1er juin dernier, jour d’entrée en fonction du gouvernement de coalition entre le Mouvement 5 Étoiles (M5S) et la Ligue. Dans un entretien accordé à GZERO Media mentionné par Faits et Documents (n° 453, du 1er au 31 juillet 2018), Beppe Grillo estime que « nous retournons […] dans les cités-États, et les frontières et les nations sont vouées à disparaître ». Le fondateur du M5S rejoint en partie le point de vue de l’avocat, universitaire et politologue italien Gianfranco Miglio.
Né en janvier 1918, Gianfranco Miglio applique une grille inspirée des travaux de Max Weber pour étudier l’histoire des administrations européennes depuis le Moyen Âge. Il se rend très vite compte que la centralisation piémontaise appliquée au moment de l’unification italienne a nui aux spécificités locales de la Péninsule. Il remarque cependant que les jurisprudences s’inscrivent encore dans la tradition juridique des anciens États italiens.
Dans les années 1980, il anime le « Groupe de Milan », une équipe de juristes qui souhaitait réviser la Constitution de 1947 dans un sens primo-ministériel, c’est-à-dire un Premier ministre, chef de l’exécutif, élu au suffrage universel direct. Favorable à un Sénat des régions, Gianfranco Miglio se rapproche à la fin de cette décennie de la Ligue lombarde d’Umberto Bossi qui va bientôt se transformer en Ligue du Nord. Il en deviendra vite le principal théoricien.
Lecteur autant des néo-libéraux Ludwig von Mises et Friedriech von Hayek que de Carl Schmitt et de Julien Freund, ce Lombard approuve très tôt le fédéralisme italien et européen. Il juge en effet que l’État moderne sous sa forme d’État-nation entre dans un déclin inéluctable. Dans un rare texte de Gianfranco Miglio disponible en français, « Après l’État-nation » (mis en ligne le 17 novembre 2017 sur le site Le grand continent), il considère que « les villes sont de véritables communautés politiques, de fait toujours plus affranchies des États, entretenant parfois des relations étroites (ou des rivalités) les unes avec les autres. Elles sont toujours moins en harmonie avec leurs États respectifs qui leur imposent plutôt des limites ». Son inspiration politique s’appelle le Saint-Empire romain germanique et la Ligue hanséatique. Au soir de sa vie, il reconnaissait volontiers que « l’Empire était une structure multinationale qui servait aux Reichsstädten, aux Cités de l’Empire, à régler les conflits qui surgissent aux niveaux locaux. Mais pour le reste les communautés urbaines ou locales avaient la liberté de s’auto-gouverner, à promulguer leurs propres lois. L’autorité impériale les laissait en paix, au contraire de ce que fait Bruxelles aujourd’hui (dans La Padania du 15 juin 2000, repris dans Nouvelles de Synergies Européennes, n° 48, 2000) ».
Gianfranco Miglio suggère par conséquent une Italie fédérale constituée des cinq régions actuelles à statut spécial (Sicile, Sardaigne, Trentin-Haut Adige – Tyrol du Sud, Frioul-Vénétie julienne et Val d’Aoste) et trois macro-régions : au Nord, la Padanie, au Centre, l’Étrurie, et au Sud, l’Ausonie ou la Méditerranée. Chaque entité régionale disposerait de sa propre autonomie et de son propre ordre juridique. En effet, ce partisan de la subsidiarité soutient à l’instar de Hayek que le droit doit se conformer au terreau socio-culturel et géo-politique sur lequel il s’applique. De fait, il conçoit que les mafias remplacent dans le Mezzogiorno les structures administratives d’un État déficient, voire défaillant. Pour Gianfranco Miglio, « nous devons retourner à la grande tradition juridique inaugurée jadis par Althusius et les juristes des XVIe et XVIIe siècles, qui ont construit des modèles pour assurer la permanence des souverainetés particulières. Je crois que le poids du “ droit public européen ”, qui a créé l’État moderne, est encore (trop) considérable dans l’histoire quotidienne de l’Europe d’aujourd’hui. Le problème actuel est de mettre ce droit de côté, de le remplacer par des structures fédérales. L’État moderne est entré en déclin pour devenir un État parlementaire. Il nous faut retourner aux traditions fédérales des XVIe et XVIIe siècles, que l’on a oubliées, et que l’État moderne a oblitérées, pour se poser comme l’unique pouvoir souverain et inégalable (dans La Padania du 4 juillet 2000, repris dans Au fil de l’épée, 2000) ».
Il est élu sénateur de la Lega Nord en 1994. Il y siégera jusqu’à sa mort en août 2001. Entre-temps, vexé qu’Umberto Bossi ne l’ait point proposé comme ministre du premier gouvernement Berlusconi, il quitte la Ligue du Nord, adhère au Parti fédéraliste et rejoint le groupe sénatorial de Forza Italia.
Malgré les efforts méritoires des revues Vouloir et Orientations de Robert Steuckers, l’œuvre de Gianfranco Miglio reste inconnue en France alors que ses conclusions politico-constitutionnelles tant pour l’Italie jaune-verte que pour une construction européenne améliorée demeurent plus que jamais pertinentes. Ainsi le Professeur Gianfranco Miglio est-il un incontestable visionnaire de notre idée européenne enracinée.
Georges Feltin-Tracol
• Chronique n° 20, « Les grandes figures identitaires européennes », lue le 9 octobre 2018 à Radio-Courtoisie au « Libre-Journal des Européens » de Thomas Ferrier.
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