Par Alastair Crooke
Source Strategic Culture
Le corps politique américain est pris de frissons au lendemain de cette élection. Le mécontentement face à notre modernité hyper-monétarisée et totalement inéquitable explose. Les gens se sentent écrasés, leur humanité amputée :
Je suis né à la fin de la Génération X ... et j'ai grandi dans une ville de
classe moyenne. La vie était belle ... Notre maison était modeste, mais nous
allions en vacances, nous avions 2 voitures ... J'ai grandi en pensant qu'être
Américain était le plus beau cadeau ... En tant qu'adulte, je suis témoin de
la ruine du monde dans lequel j'ai grandi. J'ai vu notre monnaie et notre
économie se corrompre de façon éhontée, au-delà de toute rédemption. J'ai vu mon col bleu de mari se lever à une heure impossible chaque jour
et rentrer à la maison avec le dos si douloureux que nous priions qu’il
puisse tenir assez longtemps pour pouvoir vieillir en un seul morceau.
En dehors des chaussures, des chaussettes et des sous-vêtements, presque
tout ce que ma famille porte a été acheté d'occasion. Nous n'avons pas de
téléphone portable ... Nous ne mangeons presque jamais au restaurant. Ce
que je viens de décrire, c'est une vie avec 60 000 $ par an sans s'endetter.
Nous, les travailleurs, nous ne pouvons compter sur personne.
Nous travaillerons jusqu'à notre mort, parce que la sécurité sociale à laquelle
nous avons été obligés de cotiser nous a également été volée. J'ai vu l'assurance maladie de ma famille être vidée de sa substance et
détruite. J'ai vu l'éducation, qui était déjà sommaire quand j'étais enfant,
devenir une plaisanterie à base de mathématiques totalement non mathématiques,
de bons points pour tous et d'anti-américanisme dégoûtant. Ma famille supporte
un énorme poids financier car je reste à la maison pour scolariser notre enfant. Je suis resté assis et j'ai tenu ma langue pendant que l’on me traitait de
déplorable et de raciste, de xénophobe, d'idiote et même de "sale personne".
On m'a dit que j'avais des privilèges, que j'avais des préjugés inhérents à
la couleur de ma peau, et que mon mari et mon père bien-aimé faisaient partie
d'un patriarcat horrible. Rien de tout cela n'est vrai, mais si j'ose en parler,
cela sera utilisé comme preuve de mon racisme et de ma fragilité blanche. Et
maintenant, j'ai vu des gens qui me haïssent et qui haïssent les miens - et qui
appellent à notre destruction de manière flagrante et ouverte - voler l'élection
et ensuite nous allumer en nous disant qu'elle était honnête et juste. Je suis à bout. Ne me demandez pas de saluer le drapeau, ou de saluer les troupes,
ou de tirer des feux d'artifice le 4 juillet. C'est une mauvaise blague, tordue
et déchirante, ce cadavre gonflé et méconnaissable d'une république qui fut autrefois
la nôtre. Je ne suis pas la seule. Je ne sais pas comment les choses continuent de fonctionner
lorsque des millions de citoyens ne ressentent plus aucune loyauté envers ou de la
part de la société dans laquelle ils vivent. J'ai été élevée pour être une dame,
et les dames ne jurent pas, mais j’en*ule ces bran*eurs, pour ce qu'ils ont fait,
à moi et à mon pays. Tout ce que nous, les Américains moyens, avons toujours voulu,
c'est un petit lopin de terre pour élever une famille, un travail pour payer les
factures, et au moins une illusion de liberté, et même ça, c'était trop pour ces
parasites humains. Ils veulent tout, l'esprit, le corps et l'âme. Qu'ils soient
maudits. Qu'ils soient tous maudits.
L’Amérique est prise de frissons. Ce n’est pas seulement de la « politique habituelle ». Il ne s’agit même pas du président Trump (même si la plupart des supporters des Bleus le pensent). Il ne s’agit même pas seulement de l’Amérique. Il y a des moments où – collectivement et individuellement – les civilisations arrivent à une bifurcation. La civilisation américaine et ouest-européenne se trouve à un tel point. Deux pôles, les élites côtières et le centre du pays, entrent en collision et les étincelles et le métal tordu résultant de ce choc frontal seront la chaleur qui forcera le pôle rouge américain à changer de cap (quoi que cela puisse entraîner). Les conséquences de cette collision formeront la future Amérique, et la future Europe aussi, où les euro-élites ne sont souvent que des simulacres des « élites côtières » américaines.
Quel que soit l’individu qui se retrouve à la Maison Blanche, l’Amérique est désormais irrémédiablement divisée. Comme l’écrit l’historien américain Mike Vlahos : « Les progressistes consacrent leur vie à cette mission, tandis que les électeurs rouges jurent tout aussi passionnément de l’arrêter. Ce mot marque le titre, la bannière et le proscenium encadrant une lutte existentielle. La transformation est le mot d’ordre de notre champ de bataille national ».
Les Américains des États rouges – comme l’illustre l’extrait ci-dessus – considèrent que l’élection est un « coup monté » contre eux. Ils estiment que les Américains blancs ont été diabolisés en raison de leur racisme naturel et (tout naturellement) se sentent vulnérables. Il leur a fallu beaucoup de temps pour comprendre, mais maintenant ils « comprennent » : la blancheur est considérée par une grande partie de l’Amérique bleue comme une suprématie « pathologique », et le « racisme pathologique » doit être exorcisé, insistent ces derniers.
Le problème auquel l’Amérique est confrontée est que les initiés de l’alliance Silicon Valley/Bleus seront conscients qu’il y a eu des irrégularités électorales. (Les manigances électorales ne sont pas nouvelles aux États-Unis, et l’ampleur de cet épisode reste à prouver). Pourtant, l’Amérique rouge parle de fraudes. Une narrative est en cours d’élaboration. Biden aura un problème de légitimité – quelle que soit la façon dont vous expliquerez le résultat.
Les membres de l’Axe détestent totalement Trump et, en tout cas, considéreraient probablement tout « vol » putatif comme légitime – afin de se débarrasser pour toujours de Trump. Peut-être que l’ampleur du soutien apporté à Trump dans ces États clés les a pris au dépourvu. Après l’échec du Russiagate, et après l’échec de la mise en accusation, l’abandon d’un soutien de pure forme à la démocratie américaine – en acte, si ce n’est en paroles – peut leur sembler être un prix raisonnable à payer. Tout pour virer Trump…
« Trump est un raciste et un misogyne. Cela devrait être suffisant ? Pointer du doigt des faits, ce n’est pas diaboliser », rétorquent les partisans des Bleus. En d’autres termes, « comment les électeurs ont-ils pu être assez bêtes pour voter deux fois de suite pour Trump ». « Toute personne « rationnelle » comprendrait que les quatre dernières années ont été une catastrophe permanente », se plaignent ces partisans, en toute perplexité.
Un professeur d’histoire dans une prestigieuse école américaine suggère :
J'ai une réponse simple à cette [mentalité] qui vient de l'observation rationnelle
d'étudiants adolescents, pour la plupart issus de milieux aisés : Les élites
cosmopolites des médias et du monde universitaire, comme l'adolescent
qui est supposé aller à l'université, qui a de l'ancienneté et qui a "tout bien
compris" le monde, ne saisissent pas le coté aveuglé de leur propre vision
du monde ; du coup, ils ne comprennent pas toute la complexité de la réalité
elle-même".
La vision du monde à laquelle je fais référence porte plusieurs noms :
le rationalisme, la laïcité, l'humanisme, etc. C'est une vision qui émane
de ce que j'appelle le mythe des Lumières : l'idée que nous sommes
arrivés au monde moderne en abandonnant complètement la religion,
la tradition et la coutume. C'est l'idée que la modernité a été construite
à partir de la base, par la raison sécularisée. Comme l'expose sans
critique le concept d'histoire européenne dans mon manuel : "Ils [les
penseurs du Siècle des Lumières] ont cherché à faire en sorte que la
lumière de la raison puisse s'opposer à l'obscurité des préjugés, des
traditions dépassées et de l'ignorance - en remettant en question les
valeurs traditionnelles".
Ce qui est remarquable, ce n'est pas la déclaration elle-même, mais le fait
que ses auteurs, comme mes étudiants et les sondeurs qui ont prédit un
carnage électoral pour Trump, prennent [l'inévitable défaite de Trump]
comme un fait avéré - par opposition à une historiographie idéologique,
ouverte au débat. C'est-à-dire qu'ils [les adhérents bleus], ont cherché à
apporter la lumière de la raison sur l'obscurité des préjugés, des traditions
dépassées et de l'ignorance - en remettant en question les valeurs
traditionnelles des électeurs de Trump vivant à l’intérieur du pays.
Cela nous dit pourquoi la collision est inévitable en fin de compte. Le Zeitgeist bleu voit des faits qui ne sont pas sujets à discussion. Il n’y aura « pas de prisonniers » dans leur quête pour débarrasser l’Amérique du racisme systémique – ce sont leurs « faits ». Comme le met en garde le professeur Vlahos : « A la fin de ce long jeu, le résultat souhaité pour notre avenir est une civilisation différente ».
Voici donc les principaux éléments du naufrage à venir. Tout d’abord – contrairement à son orgueil – l’élection n’a pas que tourné autour de Trump en tant qu’individu : Le vitriol bleu a touché bien au-delà de Trump, il a touché quelque 70 millions d’Américains qui ont été traités de vilains, de bigots, de racistes, etc. Dire « nous devons nous écouter les uns les autres » ne suffira pas pour revenir en arrière. Le bromure ne suffit pas. Cette circonscription rouge est maintenant « verrouillée et chargée ».
Deuxièmement, les résultats contestés des élections ont ouvert la voie à la Maison Blanche, non seulement pour contester certains résultats électoraux pour cause d’irrégularités, mais aussi, dans le cas de la Pennsylvanie, pour saisir la Cour suprême pour des motifs (distincts) de violation de la constitution par les États, qui ont fixé des règles électorales non autorisées par leur législature, ce qui pourrait avoir des répercussions beaucoup plus larges sur toute la question des bulletins de vote par correspondance.
Et – même – cela ouvre la possibilité de persuader les législateurs des États républicains de choisir les délégués du Collège électoral en toute conscience (s’ils en viennent à croire que le scrutin dans leur État a été entaché d’irrégularités. C’est légal pour la plupart des États). Tout cela peut aboutir à ce que le Congrès soit l’arbitre (s’il le peut) le 20 janvier, ou conduire à ce que la base Démocrate proteste, si Biden n’est pas inauguré ce jour-là.
Bien sûr, comme nous le savons tous, la perspective du « droit » n’est jamais certaine, mais même dans ce cas, ce que fait l’équipe de Giuliani – à part le contentieux – c’est d’organiser une « divulgation » publique d’irrégularités, d’improbabilités statistiques et de désordre postal. Il semble que Trump et Giuliani vont écrire leur propre « histoire révisionniste » de l’élection (indépendamment de l’issue des litiges). C’est sans doute la raison pour laquelle la Silicon Valley tente d’écarter l’argument de la fraude généralisée et parle de fraude spécifique. Cette publicisation de la fraude lors de rassemblements publics va presque certainement élargir encore le fossé existant entre une moitié de l’Amérique et l’autre.
Troisièmement, la Silicon Valley, avec les médias grand public à la suite, ont pris des mesures de répression ou ont fermé les sites alléguant de fraudes, les qualifiant de non fondées. Mais le hic, c’est que si les Bleus se qualifient de progressistes malgré tout cela, la Silicon Valley peut peut-être parler d’identité et de genre, mais elle n’est pas « progressiste ».
Cela nous mène à « Davos » : Biden, s’il devient président, aura besoin de Républicains modérés pour faire passer les projets de loi sur le budget, bien plus qu’il n’aura besoin du caucus d’extrême gauche de son propre parti. Qu’en est-il alors, de AOC et du Squad ? Son administration sera donc ancrée dans le soutien à Big Tech et au « Re-set », ce qui n’est rien d’autre qu’un réaménagement du vieil Universalisme Millénaire.
L’essentiel est que les Américains vivent, en plus d’être enterrés dans leurs mécontentements, un moment important : L’Amérique rouge s’est réveillée face au vitriol qui lui était destiné. Et la Silicon Valley et l’assaut médiatique auront servi à souligner leur isolement. En temps de crise, les hommes et les femmes cherchent des explications, et des solutions.
Ils ne sont pas pour eux les collectivistes de « Davos », qui n’est qu’un nouveau projet de plus dans ces trois longs siècles de projets millénaristes et mondialistes, qui semblaient tous promettre, au début, un « nouveau monde », mais qui ont tous finalement mal fini. Non, il est plus probable que ce que nous verrons sera le « libertarianisme » rouge contre le « collectivisme » bleu. Les confinements dus à la Covid-19 ont accentué ce fossé au point qu’il est devenu l’icône de ce qui sépare l’Amérique aujourd’hui.
Aujourd’hui, les élites côtières américaines et européennes tentent d’empêcher ces « désordres » de glisser vers la violence. Ces tensions, craignent-elles, menacent la durabilité de la notion d’une humanité mondiale fondée sur des « valeurs » communes, poursuivant un itinéraire vers un ordre et une gouvernance mondiale.
L’Amérique rouge – pour survivre – va revenir aux anciennes valeurs (comme le fait toute société en crise), et essayer de tirer, du récit de leur érosion et de leur négligence, une explication – une histoire – de leur détresse actuelle. Ils peuvent déjà observer que les « autres » valeurs, opposées au collectivisme, ont toujours surgi des couches profondes de l’expérience et de l’histoire humaines.
Beaucoup de mécontents d’aujourd’hui n’ont jamais réfléchi aux valeurs civilisationnelles qu’ils vont maintenant chercher à adopter et à renouveler. Peu importe, ce n’est pas la question ; les graines d’une nouvelle étape civilisationnelle sont placées dans leur psyché collective. Nous verrons où cela mène.
Alastair Crooke
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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