vendredi, 18 décembre 2020
De la "grande transformation" à la "grande réinitialisation" : l'autre face de l'utopie mondialiste
De la "grande transformation" à la "grande réinitialisation" : l'autre face de l'utopie mondialiste
par Roberto Bonuglia
Source : Accademia nuova Italia & https://www.ariannaeditrice.it
"Penser localement, agir globalement" : non, ce n'est pas l’aphorisme d'un philosophe mondialiste, adepte de la pensée unique, c’est bien pire. Cette phrase a été prononcée en 2000 par celui qui était le PDG de Coca-Cola, Douglas Daft, et résume la nouvelle stratégie de marketing de l'entreprise, qui a toujours été le symbole d'une société entièrement soumise aux lois du marché.
Depuis lors, d'autres marques mondiales ont fait leur cette revendication, en la prenant comme mantra et en déclinant chaque fois leur propre langage selon les segments de marché : "Quand vous vendez à quelqu'un, vous devez le faire dans sa langue", a déclaré Willy Brandt.
Le résultat entraîne une dégénérescence évidente : la génération qui a construit la société de consommation actuelle, en lui donnant une dimension mondiale par le truchement du néolibéralisme, a laissé la place à une élite encore plus dangereuse - 26 personnes détiennent une richesse cumulée équivalente à celle de 3,8 milliards de personnes [1]. Cette nouvelle élite a utilisé et exploité le marché, le transformant en une idéologie : en effet, il est assez pitoyable de voir ces fils de métallurgistes endoctrinés par L'Unità ou Il Manifesto dans les années 60 et 70, qui sont devenus - après un passage à Erasmus [2] - des entrepreneurs convaincus d'être libres de "faire leur chemin" dans un monde "sans frontières", sans se rendre compte qu'ils sont devenus, au contraire, de petits bureaucrates à la merci d'un développement technologique déjà tout tracé.
Cela doit être dit et écrit avec toute la véhémence voulue car si "la falsification du passé obéit à des canons idéologiques banals (devenus comiques aujourd’hui), [...] son acceptation consciente indique un soutien, à peu de frais, à la corruption intellectuelle du présent" [3] : nous en payons volontiers le prix chaque jour.
Ainsi, dans le village global préconçu par McLuhan [4], il est tout à fait normal - pour la plupart des gens - de se réveiller dans un lit Ikea, de faire un café avec des dosettes Nestlé (du Nespresso "naturalisé"), de porter un jeans Levi's, de prendre sa pomme, de prendre son petit déjeuner en alternant entre les céréales Kellog's et les cookies virtuels que les algorithmes des sites web utilisent ad hoc pour imposer uniquement les nouvelles qui doivent arriver sur le dispositif du consommateur du troisième millénaire. Qui, inconsciemment, cultive l'illusion de choisir le meilleur pour lui-même alors que, de facto, il ne fait que se retourner dans une toile d'araignée (c'est ce que le mot "web" signifie en anglais), perdant chaque jour un morceau de sa propre liberté de volonté, d'expression et d'identité.
C'est ainsi que le cauchemar pasolinien [5], esquissé au lendemain du référendum sur le divorce, a pris forme (première étape d'une fausse laïcisation - poursuivie avec la libéralisation de l'avortement - qui ne s'ouvre certainement pas à la "modernité", mais à la transformation anthropologique du citoyen en consommateur) : le passage d'une économie articulée sur la société à une société de marché résultant d'une projection idéale d'une dimension entièrement économique du social dans laquelle l'économie elle-même devient idéologie et, à ce titre, "racine de tous les maux" [6].
L'homme se déplace vers la société comme vers un lieu qui lui est étranger [7] et, dans la société dominée par le marché, cela ne s’est jamais fait aussi rapidement et imperceptiblement, tout en consommant. Nous avons d'abord eu la Grande Transformation [8] et, comme nous venons de l'entendre, nous aurons incessamment la Grande Réinitialisation [9].
Le marché, il faut le dire, n'est pas le mal absolu car il "préexiste à la modernité" [10] mais, dans sa version mondialisée, le problème réside dans la prédominance qui s'y octroient les institutions multinationales et qu’y acquièrent les relations transhumaines qui sont par nature étrangères au marché et à la dimension intérieure de l'économie, laquelle est désormais complètement désorientée avec le passage "de l'économie à la consommation" [11].
C'est cette dimension naturelle, habituelle, de l’économie qui a été perdue : "il n'y a plus d'Olympe, Athènes a été remplacée par Francfort". Le désert culturel, la socialisation de la culture, la délégitimisation des études historiques, la diabolisation de la défense de l'identité sont fonctionnels "aux besoins d'une technique économique à des années-lumière des postulats classiques de l'économie politique" [12].
Il est donc légitime de souligner que l'économie de marché, envisagée par Pareto et Einaudi, était tout sauf celle imposée par la mondialisation : elle était censée être le produit d'une culture préexistante, et non en créer une nouvelle, globale et plate comme le monde globalisé [13] dans lequel nous avons tous fini ; elle était censée être une forme de rationalisation et non de coercition de la vie collective ; l'économie de marché, en outre, aurait dû être fondée sur un ordre capable de renforcer l'engagement des individus, réalisant ainsi le rêve du "plein emploi" [14] d'Ezio Vanoni et de Pasquale Saraceno et non celui d'une précarité généralisée et de la négation du droit au travail et des autres droits qui s'y réfèrent ; enfin, l'économie politique aurait dû renforcer les forces sociales que Giulio Pastore décrivait et non les éliminer définitivement - comme cela a été fait - pendant les trente années du mensonge emblématique que fut celui de la mondialisation.
Mais pour réaliser tout cela, l'économie de marché avait besoin de l'État, qui, cependant, avait été déclaré mort à bord du navire de guerre HMS Prince of Wales au large des côtes de Terre-Neuve lorsque non seulement la Charte de l'Atlantique a été stipulée, mais où les funérailles de cet État-nation ont été organisées, Etat-nation qui était le symbole même de la primauté universelle d'une Europe - elle-même une Nation - qui a cessé d'être une idée pour devenir une Banque. Et de la pire espèce.
La fin de l'État-nation a entraîné une série de conséquences politiques, économiques et sociales auxquelles personne n'a pu échapper : avant tout, il faut mentionner le développement d'un droit international qui a vidé les lois constitutionnelles des différents États. C'est pourquoi le marché est devenu "le mécanisme dominant qui intègre l'ensemble de la société"[15]. Mais le type d'intégration qui a pris forme est superficiel et mécanique, soumis à l'évolution des intérêts et à leur agrégation artificielle : on n'achète plus ce qui est nécessaire pour soi, mais pour ceux qui produisent.
Cette pseudo-intégration devient une règle de conduite et une expression de rationalité qui exclut les valeurs - laïques et religieuses, par exemple, anticipant arbitrairement de quelques heures l'arrivée de Noël, ajustant "en fantozzi", comme cette année, même les horloges – et exclut également l'identité en monopolisant tout et tout le monde : la logique du marché mondial crée progressivement des distorsions de type utopique, toujours plus grandes – ("Imagine [...] une fraternité d'hommes, imagine tous les peuples, partageant tout le monde" chantait John Lennon... )- qui engloutissent toute forme de culture et menacent, à la racine, le lien social.
Cette intégration antidémocratique et totalitaire - même si elle est enrobée de propos lénifiants et d'induction paternaliste à la consommation - coupe l'impulsion à la découverte et à l'innovation : comme elle dépend de la demande, en fait, le marché se limite à la courtiser, à stimuler les instincts qui l'activent, à l'orienter vers ses propres paradigmes, et non vers ceux du présent.
La demande tend donc à se répéter sur les mêmes modules, s'orientant sur les besoins les plus élémentaires et sur les instincts les plus primitifs de l'espèce humaine, déterminant la perte des valeurs et le nivellement de la culture aux niveaux les plus bas : une enceinte, en somme, dont l'homme n'est plus capable de sortir, puisqu'il est privé de la dimension dynamique et révolutionnaire de sujet, créateur de sa propre histoire et de son propre destin.
Sans libre arbitre, anthropologiquement transformé, l'homme perd la capacité de choisir au profit d'une "induction à la consommation" imposée de l’extérieur, de plus en plus malveillante, qui, par nature, est non critique et instinctive. Ne pouvant plus créer, l'homme du troisième millénaire est réduit à un sujet qui est tout sauf "radical" - pour citer Alexandre Douguine -, mais "dépendant" de l'évolution prévisible de la science et de la technologie. En fait - apprendre à vivre dans une société "rationaliste et anti-héroïque" dans laquelle l'inertie et l'uniformité prédominent - les individus ne peuvent qu'en subir les effets : Covid-19 docet.
L’option en faveur d'un homme si anthropologiquement changé "n'est pas le choix d'un comportement rationnel, c'est seulement l'acceptation de se conformer aux modèles dominants qui en échange du renoncement à la créativité et offrira la sécurité et la satisfaction à court terme des instincts et des besoins fondamentaux" [16].
Et paradoxalement, de nos jours, ils parviennent à donner une valeur économique même au premier de ces besoins : la respiration. Ce qui, pour être satisfait, nécessite un masque, évidemment à acheter.
Notes:
[1] A. Mincuzzi, Disuguaglianze, in 26 posseggono le ricchezze di 3,8 miliardi di persone, in «IlSole24Ore», del 21 gennaio 2019.
[2] L. Borgia, L. Ferrari, La generazione Erasmus che non c’è, in «Il Foglio», del 7 gennaio 2019.
[3] P. Simoncelli, Cagli, De Libero, “La Cometa”. Censure e manomissioni dagli anni ’30, Roma, Nuova Cultura, 2020, p. 7.
[4] M. McLuhan, Understanding Media: The Extensions of Man, New York, Signet Books, 1964.
[5] P.P. Pasolini, Gli italiani non sono più quelli, in «Corriere della Sera», del 10 giugno 1974.
[6] R. Bonuglia, A Economia como Ideologia: Raiz de Todos os Males, in «Legio Victrix», del 10 agosto 2020.
[7] F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft, Lipsia, Verlag di Fues, 1887.
[8] K. Polanyi, The Great Transformation, Boston, Beacon Press, 1944.
[9] C.M. Viganò, A Meditation on the “Great Reset” and the Liberty of Christians, in «Quaderni Culturali delle Venezie» dell’Accademia Adriatica di Filosofia “Nuova Italia”, del 2 dicembre 2020.
[10] W.J. Booth, On the Idea of the Moral Economy, in «The American Political Scienze Review», vol. LXXXVIII, n. 3, del 1994, pp. 653.
[11] G. Aliberti, Dalla parsimonia al consumo. Cento anni di vita quotidiana in Italia (1870-1970), Firenze, Le Monnier, 2003.
[12] P. Simoncelli, intervento al Convegno Oltre Salerno. Benedetto Croce, Ignazio Silone e la loro attualità politica, del 28 settembre 2014, ora in G. Di Leo, Atti del Convegno di Pescasseroli e Pescina, Roma, Aracne, 2015, p. 162.
[13] Per la definizione del ‘mondo diventato piatto’ cfr., T.L. Friedman, The World Is Flat. A Brief History of the Twenty-First Century, New York, Farrar, Straus & Giroux, 2005.
[14] R. Bonuglia, Pasquale Saraceno tra economia e politica, Roma, Nuova Cultura, 2010, p. 208.
[15] W.J. Booth, On the Idea of the Moral Economy, cit., p. 653.
[16] F. Perroux, Pouvoir et économie, Parigi, Bordas, 1973. In tal senso anche A. Etzioni, The Moral Dimension. Toward a New
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