Stupeurs ! Effrois ! Horreurs ! Le Berlaymont, siège de l’eurocratie, n’en revient toujours pas. Le 6 avril dernier, le président du Conseil européen, Charles Michel, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, se rendent à Ankara afin de relancer les discussions avec la Turquie. Devant les caméras, le président turc Recep Tayyip Erdogan accueille le duo et l’invite à prendre place. Les deux hommes s’installent dans les fauteuils. Stupéfaite, Ursula von der Leyen se contente d’un sofa un peu mis à l’écart et en face du ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu. Le « Sofagate » vient d’éclater.
Dans les heures suivantes, un déluge de réactions négatives submerge la Toile. La médiasphère tient enfin la preuve incontestable de la misogynie et du machisme d’Erdogan. Ce n’est pas pour rien si la Turquie vient de se retirer de la Déclaration d’Istanbul qui instaure une tyrannie féministe larvée en Occident. Les folliculaires droitiers partagent pour une fois l’avis de l’extrême gauche et des centristes : le président Erdogan outrage l’Union européenne, la femme moderne et l’égalité paritaire (ou la parité égalitaire). Au XIXe siècle, un tel mépris aurait aussitôt provoqué une intervention armée vengeresse. On aurait aimé que les mêmes va-t-en-guerre eussent la même détermination belliciste au moment de la reconquête martiale azérie de l’Artsakh… Or, il faut reconnaître que pour la circonstance le dirigeant turc n’est que la victime collatérale du « Sofagate », habile prétexte pour cacher les dysfonctionnements institutionnels initiaux de l’Union pseudo-européenne. L’unité de commandement turque découvre in vivo la multiplicité du commandement, ses tiraillements permanents et l’effarante polysynodie propres à l’incurie eurocratique. L’antagonisme virulent entre Ursula von der Leyen et Charles Michel accentue l’impuissance générale.
Les rapports entre les deux têtes de l’exécutif dit européen sont détestables dès leur entrée en fonction. Charles Michel a été de 2014 à 2019 Premier ministre fédéral belge tandis qu’Ursula von der Leyen n’a occupé que trois postes ministériels, dont la Défense, ce qui dans une Allemagne à la souveraineté limitée, n’est pas un portefeuille prestigieux. La cohabitation très courtelinesque entre le libéral belge et la chrétienne-démocrate allemande s’agrémente d’un haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité en la personne du socialiste espagnol Josep Borrell. Ce dernier a d’ailleurs connu, quelques semaines plus tôt, une sévère déconvenue bien méritée à Moscou.
Ursula von der Leyen et Charles Michel rêvent chacun de régenter à leur profit l’entité euro-atlantiste. Charles Michel a pris un léger avantage en respectant le protocole. Le président du Conseil européen a en effet le rang de chef d’État, d’un État qui n’existe pas. Selon ces mêmes règles et les textes en vigueur, la présidente de la Commission européenne a le statut de chef de gouvernement même si la Commission n’est pas un vrai gouvernement. Ne le savait-elle pas ? À moins qu’elle cherche à se faire passer pour une pauvre victime d’affreux mâles… Charles Michel aurait-il pu lui laisser son fauteuil et ainsi entériner un coup d’État institutionnel interne ? Le duo aurait-il dû rester debout devant le président turc assis ? L’interprétation découlant aurait fait penser au maître d’école turc sermonnant deux élèves turbulents. On peut reprocher à Ursula von der Leyen de n’avoir pas eu le courage de s’asseoir sur les genoux de Charles Michel, voire sur ceux du président turc. Craignait-elle peut-être de provoquer l’ire des féministes jamais contentes ? Quant à mettre en face du président Erdogan deux fauteuils, cela aurait déséquilibré la photographie au désavantage des eurocrates.
En se servant du protocole, les diverses têtes de l’hydre pseudo-européenne démontrent que l’Union dite européenne est plus qu’un tigre de papier, c’est un formidable paillasson sur lequel n’importe qui peut s’essuyer. Conçue comme un espace de libre échange économique anticipant un monde uni par le doux commerce et la belle musique du pognon-roi, l’Union supposée européenne a renoncé dès sa naissance à la puissance stratégique, militaire et géopolitique. Elle préfère rester sous la protection interlope de l’OTAN. La souveraineté européenne chère au gamin de l’Élysée demeure fictive tandis qu’à rebours du discours souverainiste, la souveraineté nationale des États membres se dissipe.
L’anecdote d’Ankara révèle le caractère chimérique de l’actuelle Union européenne. Les Européens ne réaliseront pas leur unité historique à travers des transactions bancaires, des virements financiers et des échanges économiques. Leur unité ne se forgera que par le fer, le feu et le sang dans la plus grande imprévisibilité historique.
Georges Feltin-Tracol
• « Chronique hebdomadaire du Village planétaire », n° 211, mise en ligne sur TVLibertés, le 20 avril 2021.
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