Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 14 mai 2022

L'Europe peut-elle exister sans la Russie ?

860_visactu-europe-la-dependance-au-gaz-russe.jpg

L'Europe peut-elle exister sans la Russie?

par Michel Pinton

Source: https://www.ideeazione.com/puo-leuropa-esistere-senza-la-russia/

La question qui constitue le titre de cet article a été posée aux participants d'un séminaire que j'ai eu l'honneur d'organiser il y a trente ans. C'était en 1994. La Russie luttait pour émerger des ruines de l'empire soviétique. Sa longue captivité l'avait épuisé. Enfin libre, elle n'avait qu'une seule aspiration : retrouver sa force et être à nouveau elle-même. J'entends par là non seulement retrouver la prospérité matérielle que les bolcheviks avaient dilapidée, mais aussi reconstruire ses relations sociales détruites, son ordre politique effondré, sa culture déformée et son identité perdue.

À l'époque, j'étais membre du Parlement européen. Il me semblait essentiel de comprendre ce qu'était la nouvelle Russie, quelle voie elle empruntait et comment l'Europe occidentale pouvait travailler avec elle. J'ai eu l'idée de conduire une délégation de députés à Moscou pour discuter de ces questions avec nos homologues de la Douma fédérale. J'en ai parlé à Philippe Seguin, alors président de l'Assemblée nationale française, et il a immédiatement accepté mon projet. Les parlementaires russes ont répondu à notre demande en nous invitant à venir immédiatement. D'un commun accord, nous avons décidé d'élargir nos délégations respectives à des experts dans les domaines de l'économie, de la défense, de la culture et de la religion, afin que leurs réflexions éclairent nos discussions.

Seguin et moi n'étions pas seulement poussés par la curiosité envers cette nation alors indécise. Nous nous considérions comme les héritiers d'une école de pensée française selon laquelle l'Europe est une, de l'Atlantique à l'Oural, non seulement sur le plan géographique, mais aussi en termes de culture et d'histoire. Nous étions également convaincus que ni la paix, ni le développement économique, ni l'avancement des idées ne pouvaient être établis sur notre continent si ses nations se déchiraient les unes les autres, voire s'ignoraient. Nous avons voulu poursuivre la politique d'entente et de coopération initiée par Charles de Gaulle de 1958 à 1968 et brièvement reprise en 1989 par François Mitterrand dans sa proposition de "grande confédération européenne".

michel-pinton_4662208.jpeg

L-Identitarisme-contre-le-bien-commun.jpg

L'OTAN : un obstacle à nos projets

Nous savions qu'il y avait un obstacle à notre projet : il s'appelait OTAN. De Gaulle, le premier, n'avait cessé de dénoncer ce "système par lequel Washington tient la défense et par conséquent la politique et même le territoire de ses alliés européens". Il affirmait qu'il n'y aurait jamais de "véritable Europe européenne" tant que ses nations occidentales ne se seraient pas libérées de la "lourde tutelle" exercée par le Nouveau Monde sur l'Ancien. Il avait donné l'exemple en "libérant la France de l'intégration sous commandement américain". Les autres gouvernements n'ont pas osé le suivre. Mais la chute de l'empire soviétique en 1990, et la dissolution du Pacte de Varsovie, semblaient justifier la politique gaulliste: il était évident pour nous que l'OTAN, ayant perdu sa raison d'être, devait disparaître. Il n'y avait plus aucun obstacle à une entente étroite entre tous les peuples d'Europe. Seguin, en homme d'État visionnaire, pourrait envisager "une organisation spécifique de la sécurité en Europe" sous la forme "d'un Conseil européen de sécurité dans lequel quatre ou cinq des grandes puissances, dont la Russie et la France, auraient un droit de veto".

C'est avec ces idées que je me suis rendu à Moscou. Seguin a été retenu à Paris par une contrainte inattendue de la session parlementaire française. Notre séminaire a duré trois jours. L'élite russe est venue avec autant d'enthousiasme que les représentants de l'Europe occidentale. De nos échanges, j'ai tiré une leçon principale : nos interlocuteurs sont obsédés par deux questions fondamentales pour l'avenir de leur nation: qui est russe? Comment assurer la sécurité de la Russie?

La première question découle des frontières arbitraires que Staline avait imposées au peuple russe au sein de l'ancienne Union soviétique. La seconde était la réapparition des souvenirs tragiques des invasions passées. Certains pensaient que les réponses se trouvaient dans le commerce avec l'Europe occidentale, dont les nations avaient appris à négocier leurs limites et à travailler ensemble fraternellement pour le bien de tous. Et puis il y en avait d'autres qui, rejetant l'idée d'une vocation européenne de la Russie, considéraient qu'elle avait son propre destin, qu'ils appelaient "eurasien". Naturellement, c'est le premier groupe que nous avons encouragé. C'est à ce groupe que nous avons apporté nos propositions. Il était dominant à l'époque.

En relisant le compte rendu de ce séminaire trente ans plus tard, mon cœur se serre en redécouvrant l'avertissement que nous avait donné un éminent universitaire, alors membre du Conseil présidentiel : "Si l'Occident ne montre aucune volonté de comprendre la Russie, si Moscou n'acquiert pas ce à quoi elle aspire - un système de sécurité européen efficace - si l'Europe ne sort pas de son isolement, alors la Russie deviendra inévitablement une puissance révisionniste". Elle ne se contentera pas du statu quo et cherchera activement à déstabiliser le continent".

En 2022, c'est exactement ce qu'elle fait. Pourquoi notre génération d'Européens a-t-elle échoué si lamentablement dans l'œuvre d'unification qui semblait à portée de main en 1994 ?

Nous avons tendance à rejeter la faute sur un seul homme : Poutine, "un dictateur brutal et froid, un menteur invétéré, nostalgique d'un empire disparu", que nous devons combattre, voire éliminer, afin que la démocratie, le précieux trésor de l'Occident, puisse également prévaloir à l'Est et y établir la paix. C'est à cette tâche, sous l'égide de l'OTAN, que nous appelle le président américain Joe Biden. Son explication a l'avantage d'être simple, mais elle est trop intéressée pour être acceptée sans examen. Ceux qui ne sont pas dominés par les émotions de l'actualité n'ont aucune difficulté à comprendre que le problème de l'Europe est beaucoup plus complexe et profond.

L'histoire de notre continent au cours des trente dernières années peut se résumer à un éloignement progressif de l'Est de l'Ouest. Dans l'ancien empire soviétique, la principale préoccupation était, et est toujours, de reconstruire des nations qui renoueront avec leur passé et vivront en toute sécurité pour être à nouveau elles-mêmes. Pour la Russie, cela signifie réunir tous les peuples qui revendiquent la patrie, établir des relations stables et de confiance avec les nations sœurs du Belarus, de l'Ukraine et du Kazakhstan, et construire un système de sécurité européen qui la protège des dangers extérieurs.

L'obsession européenne

Les dirigeants d'Europe occidentale ont eu une préoccupation très différente. Depuis la chute du mur de Berlin, ils ont consacré leur attention, leur énergie et leur confiance à ce qu'ils ont appelé "l'Union européenne". Le traité de Maastricht, la construction de la monnaie unique, la "constitution" de Lisbonne - voilà ce sur quoi ils ont travaillé presque à plein temps. Alors qu'à l'Est, ils s'efforçaient de rattraper le temps perdu dans l'histoire nationale, à l'Ouest, les élites se sont laissées emporter par une mystique irrésistible, celle du dépassement des nations et de l'organisation rationnelle de l'espace commun. Le problème de la sécurité ne se pose plus à l'Ouest, puisque tous les différends entre les États membres doivent être réglés par des instances supranationales. La paix dans l'"Union" semblait être définitivement établie. En bref, l'Occident pensait avoir dépassé l'idée de nation et construit un système stable de fin heureuse de l'histoire. La Russie était confrontée à des questions brûlantes sur l'idée de nation et avait un sentiment croissant de rendez-vous déchirants avec l'histoire. Dans ces conditions, l'Est et l'Ouest n'avaient pas grand-chose à échanger, à l'exception du pétrole et des machines-outils, dont le niveau est trop bas pour atténuer leurs futures divergences.

En conséquence, l'OTAN est devenue une pomme de discorde encore plus grave qu'à l'époque des deux blocs. En Europe occidentale, l'organisation militaire dirigée par Washington est considérée comme une garantie bénigne contre les éventuels retournements de l'histoire. Elle permet à ses peuples membres de profiter des "dividendes de la paix" du monde extérieur sans s'en préoccuper, tout comme l'Union le fait pour sa paix intérieure. En Russie, l'OTAN apparaît comme une menace mortelle. C'est l'instrument d'une puissance qui a montré à de nombreuses reprises depuis la chute du mur de Berlin sa volonté d'hégémonie mondiale et de domination sur l'Europe. L'inclusion de la Pologne, des trois États baltes et de la Roumanie, tous si proches de la Russie, dans les territoires couverts par la suprématie américaine a été applaudie en Occident. À Moscou, elle a suscité l'inquiétude et la colère.

shutterstock_362005910-800x600.jpg

L'échec de la France

Et la France ? Pourquoi n'a-t-elle pas essayé d'empêcher la division progressive de notre continent ? Parce que sa classe dirigeante a toujours choisi d'accorder la priorité absolue à la mystique de l'"Union européenne". En conséquence logique, elle s'est laissée entraîner dans son complément naturel, l'OTAN. Jacques Chirac a participé, à contrecœur bien sûr, mais explicitement, à l'expédition décidée par Washington contre la Serbie. Sarkozy a pris le parti de rapprocher notre pays du système dominé par les Américains. Hollande et Macron nous ont liés toujours plus étroitement à l'organisation dont la tête est de l'autre côté de l'Atlantique. En nous liant toujours plus étroitement à l'OTAN, nos présidents ont perdu une grande partie du crédit international dont jouissait la France lorsqu'elle était libre de faire ce qu'elle voulait.

Un sursaut de conscience les a parfois amenés à rejeter la tutelle américaine et à reprendre la mission que de Gaulle avait commencée. Chirac a refusé de participer à l'agression de Bush contre l'Irak, Sarkozy s'est entendu à lui seul avec Moscou sur les termes d'un armistice en Géorgie, Hollande a négocié les accords de Minsk pour mettre fin aux combats en Ukraine, ils ont tous accompli des actes dignes de notre vocation européenne. Ils ont même réussi à engager l'Allemagne. Mais hélas, leurs efforts ont été improvisés, partiels et de courte durée.

C'est à cause de cette série de divergences que l'Europe a été une fois de plus coupée en deux. La malheureuse Ukraine, située sur la ligne de fracture du continent, est la première à en payer le prix en sang, larmes et destruction. La Russie le revendique au nom de l'histoire. L'Union européenne s'indigne au nom des valeurs démocratiques qui, selon elle, mettent fin à l'histoire. L'Amérique profite de ce différend insoluble pour avancer discrètement ses pions et rendre l'issue de la guerre encore plus compliquée.

Voilà où se trouve l'Europe un tiers de siècle après sa réunification : un abîme de malentendus la divise ; une guerre cruelle la déchire ; un nouveau rideau de fer, imposé cette fois par l'Occident, commence à séparer son espace ; la course aux armements a repris ; et, plus encore que la chute vertigineuse des échanges économiques, c'est la fin des échanges culturels qui menace chacune de ses deux faces. Le grand Européen Jean-Paul II avait coutume de dire que notre continent ne pouvait respirer qu'avec ses deux poumons. Aujourd'hui, en Occident comme en Orient, nous sommes condamnés à ne respirer qu'avec un seul. C'est un mauvais présage pour les deux moitiés. Mais les vrais Européens doivent refuser de se décourager. Même s'ils sont peu entendus aujourd'hui, ce sont eux et eux seuls qui peuvent ramener la paix sur notre continent et lui rendre sa prospérité et sa grandeur.

10 mai 2022

Une rose des vents hégémonique et décadente

d48bc17e5578dfb1fc0f9d13537c1fe8.jpg

Une rose des vents hégémonique et décadente

par Georges Feltin-Tracol

Parmi les nombreuses hétérotélies qui découlent de l’« opération militaire spéciale » russe en Ukraine, destinée entre autres à empêcher l’ancrage de ce pays dans l’orbite euro-atlantique, la plus flagrante serait le renoncement par la Suède et la Finlande de leur neutralité historique afin de rejoindre au plus tôt l’Alliance Atlantique et son bras armé, l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord).

Signé le 4 avril 1949, le traité de Washington réunit douze États des deux rives septentrionales de l’Atlantique dont le Portugal de Salazar et l’Islande qui présente la particularité de ne pas disposer d’armée. Ce pacte fonde l’Alliance Atlantique en opposition frontale à l’Union Soviétique et au bloc de l’Est. La guerre de Corée en 1950 l’incite à se doter d’une composante militaire : l’OTAN.

La fin de la Guerre froide qui s’étend du 9 novembre 1989 (chute du mur de Berlin) au 25 décembre 1991 (éclatement imprévu de l’URSS) aurait pu – et aurait dû – provoquer la dissolution de l’OTAN. Son pendant soviétisé, le Pacte de Varsovie, a bien disparu dès 1991. Or la structure atlantiste va survivre à ce grand tournant de l’histoire. Elle va contribuer à l’hégémonie des États-Unis d’Amérique en Europe et à renforcer la domination occidentale matérialiste – eudémoniste sur les cinq continents. Aujourd’hui, l’organisation occidentaliste  comprend trente membres dont les plus récents datent de 2009 (Albanie et Croatie), de 2017 (Monténégro) et de 2020 (Macédoine du Nord). L’arrivée prochaine de la Suède et de la Finlande sonnera le glas de toute « Europe – puissance » indépendante. À l’exception de l’Irlande, de Malte, de Chypre, de l’Autriche, de la Suède et de la Finlande, tous les États de la soi-disant Union européenne sont plus ou moins intégrés dans l’OTAN. La neutralité affichée d’États européens tels que la Suisse n’a jamais empêché une intense coopération discrète. Dans la perspective d’une invasion soviétique, l’état-major otanien avait très tôt mis en place des unités clandestines de guérilla connues sous le nom de code de Stay Behind et, en Italie, de Gladio. L’Autriche, la Suède et même la Suisse ont bénéficié de ce soutien implicite. Aucun État européen n’est de nos jours étranger à l’atlantisme institutionnel.

imastayges.png

Dans la décennie 1990, certains milieux républicains conservateurs, souvent marginaux, tablent sur un ralliement rapide de la Russie à la sphère occidentale. L’arrivée de l’ancien ennemi aurait bouleversé la donne géopolitique et diplomatique pour tout le début du XXIe siècle, car, une fois dans l’OTAN, la Russie aurait incité les anciennes républiques soviétiques, y compris l’Ukraine et la Géorgie, à l’y rejoindre. L’extension de l’alliance militaire atlantique de Vancouver à Vladivostok via Moscou aurait toutefois été vue par l’Iran et la Chine comme une menace frontalière existentielle. Incapables de dépasser leurs préjugés russophobes, les cénacles néo-conservateurs, démocrates et républicains, rejetèrent cette éventualité et ratèrent leur rendez-vous avec le kairos. Au contraire, l’agression russe contre l’Ukraine concrétise leur lubie géostratégique. Dans les années 2000, l’OTAN participa à l’invasion et à l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak.

Aucune autre entente multinationale ne présente un tel écho planétaire qui correspond aux visées d’un Occident-monde totalitaire. L’OTAN a ainsi noué d’intenses contacts avec divers pays non-européens dans une série de contrats appelés « Plans d’action individuel de partenariat » (Serbie, Ukraine, Géorgie, Arménie, Kazakhstan), « Partenariat pour la paix » (Irlande, Suisse, Autriche),   « Dialogue méditerranéen » (Israël, Jordanie, Égypte, Maghreb dont l’Algérie) », « Initiative de coopération d’Istanbul » (Koweït, Émirats arabes unis, Qatar) et « Partenariat global » (Colombie, Irak, Pakistan, Mongolie, Corée du Sud, Japon, Nouvelle-Zélande). Quant à l’Australie, considérée comme un « allié majeur », elle posa en 2014 sa candidature à l’Alliance Atlantique.

Le bloc euro-atlantique constitue un grand espace qu’ordonnent et dominent les États-Unis d’Amérique. C’est un Commonwealth ultra-libéral de ploutocraties d’apparence démocratique qui sert aussi de vaste marché au complexe militaro-industriel étatsunien. Sans vouloir empiéter sur les analyses judicieuses de l’émission de Radio Méridien Zéro versée dans les questions militaires, « Ça se défend », le Rafale français, l’Eurofighter Typhoon anglo-germano-hispano-italien et le JAS 39 Gripen suédois ne peuvent pas rivaliser avec le F-35 étatsunien à la réputation (au choix) de fer à repasser volant ou de corbillard aérien. Les industries d’armement européens, en particulier françaises et suédoises, connaîtront dans les prochaines années le sort peu enviable d’Alstom racheté par General Electric grâce à une prise d’otage légale outre-Atlantique (l’affaire Frédéric Pierucci, par exemple).

maxresdefault.jpg

À côté de son action patiente de pillage systématique du savoir-faire européen, l’OTAN, l’Alliance Atlantique et leur complice, l’Union dite européenne, attisent le nouveau chaos mondial. L’OTAN n’a jamais défendu l’Occident boréen. Elle représente plutôt l’avant-garde de la révolution sociétaliste cosmopolite. Ses instances dirigeantes souscrivent à toutes les pathologies de la modernité tardive liquide. Le 19 mars 2021, le siège bruxellois de l’OTAN tenait une conférence interne consacrée à la dimension LGBTQ+ sur le lieu de travail. La rose des vents se trouvait pour l’occasion associée au fameux drapeau arc-en-ciel… Le communiqué de presse officiel de l’entité atlantiste affirmait qu’elle « est attachée à la diversité. Toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion, la nationalité, le handicap ou l’âge y est strictement interdite. Elle a également fait œuvre de pionnière en étant la toute première organisation au monde à reconnaître le mariage entre personnes du même sexe, offrant à ces couples les mêmes avantages qu’aux conjoints hétérosexuels, à une époque où le mariage homosexuel n’était reconnu que dans un seul pays, les Pays-Bas ». Jamais l’OTAN n’est intervenue dans la crise des migrants en 2015. Elle ne s’est jamais déployée pour protéger et stabiliser le flanc Sud de la Méditerranée. L’idéologie multiculturaliste, la pensée « woke » et l’« inclusivisme » sont devenus avec l’ultra-libéralisme sécuritaire les mamelles conceptuelles de l’atlantisme 2.0.

On ne peut que constater toute la nocivité de cette organisation qu’Emmanuel Macron estimait avec erreur le 7 novembre 2019 en « mort cérébrale ». La mort cérébrale, c’est en fait ce qui attend les peuples albo-européens s’ils ne décident pas de se lever contre cette folle emprise mortifère civilisationnelle.    

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 32, mise en ligne, le 10 mai 2022, sur Radio Méridien Zéro.

Spengler et l'Europe faustienne

Et0Jqf_WgAYjI1A.jpg

Spengler et l'Europe faustienne (article introductif dans "El Manifiesto")

Le livre Oswald Spengler y la Europa fáustica, de Carlos X. Blanco Martín est paru naguère aux éditions Fides, sous la forme d'une relecture très originale que notre auteur asturien fait de l'œuvre de Spengler et des malentendus que beaucoup de ses interprétations ont encourus (parfois, surtout, de ses "mésinterprétations" suspectes et partisanes). Une relecture urgente et nécessaire.                          

Carlos X. Blanco Martin

Source: https://decadenciadeeuropa.blogspot.com/2016/10/spengler-y-la-europa-faustica-articulo.html                    

Dans les pages qui suivent, nous allons lire l'oeuvre d'Oswald Spengler (1880-1936). Ce philosophe allemand est, à mon humble avis, le penseur le plus important du 20e siècle. La publication de tous ses écrits, même les textes les plus éloignés de ce qu'on appelle aujourd'hui le "politiquement correct", est pleinement justifiée.

Mes déclarations au sujet de Spengler, comme je le sais pertinemment bien, a peu de soutien dans les milieux académiques. Le philosophe de Déclin de l'Occident n'est pas un favori dans les cercles universitaires. Pour ma part, je le place parmi les grands. Leibniz et Kant se distinguent au 18e siècle. Hegel et Marx ont régné en maîtres au 19e siècle. Heidegger, Ortega et Spengler dominent le 20e siècle. En effet, je me dois d'inclure ici le grand Spengler comme une figure fondamentale pour comprendre notre siècle et ceux à venir.

Qui était Spengler ? Un philosophe allemand aux connaissances encyclopédiques, auteur d'un livre de grande envergure et d'une perspective très large, Le Déclin de l'Occident, l'homme qui a fait des pas de géant dans la compréhension de l'Europe et de ses grandes réalisations dans le contexte général où il y a d'autres civilisations et cultures. Le philosophe qui était capable de prédire le cours des événements européens, presque un prophète. L'homme qui était capable de voir les civilisations et les cultures comme des êtres vivants soumis au destin [Schicksal], jamais soumis à la légalité physique-naturelle mais seulement à leur propre trajectoire biologique.

30385064450.jpg

Dans le monde académique, notamment en Espagne, on s'intéresse très peu à cette figure et à son œuvre. Les références que l'on lit sur l'auteur du Déclin de l'Occident ont tendance à être expéditives, voire à n'être que condamnatoires. Il n'est pas rare de lire des anathèmes contre Spengler de la part de professeurs dont on devrait s'attendre à ce qu'ils soient plus honnêtes et mieux informés. Il semble être un auteur maudit. Se consacrer à l'étude de l'œuvre de Spengler a mauvaise presse, et je suis personnellement conscient et victime de telles attitudes. Quiconque fait une telle chose, même s'il le fait avec une distance critique et de l'objectivité, peut s'attendre à ce qu'on lui jette le même anathème qu'on a jeté contre Spengler lui-même. Une telle situation devrait nous faire réfléchir à la crise de l'éducation en Espagne et à la crise de l'enseignement supérieur dans ce pays. Imaginons quel terrain vague deviendrait la philosophie et les sciences sociales lorsque l'étude de l'œuvre de Marx (je répète, même avec distance et objectivité critique) attirerait le soupçon de "communisme". Une telle chose nous apparaîtrait comme une folie fanatique. Pourtant, il est toujours plus "confortable" d'étudier Marx et ses épigones à l'université que Spengler. La liberté de la recherche académique exige l'étude de tous les auteurs et de tous les courants de pensée fondamentaux, une exigence incontournable pour la critique, l'amélioration et la transformation de leurs théories et pour la promotion d'une jeunesse critique et éduquée. La stupidité capitale de certains libéraux et conservateurs est patente, qui, tels des inquisiteurs, ont accusé Marx de nous conduire au goulag ou au stalinisme. Il en va de même pour la pratique consistant à condamner Nietzsche pour avoir "inspiré" l'Holocauste, applaudir le chauvinisme masculin ou être un ennemi de la "démocratie". Stupidité même en raison du caractère rétroactif de la condamnation, une condamnation qui conduirait à la guillotine des personnes déjà mortes depuis des siècles, et à la guillotine morale et à l'ostracisme pour leurs exégètes.

Spengler ne présente aucun intérêt pour l'establishment académique. Il est associé, pour les plus mal intentionnés ou les moins informés, au nazisme, et ce, de manière générale. Chez certains intellectuels et chroniqueurs de la sphère plus conservatrice, il est pris en considération, et il est cité, très brièvement, comme un "philosophe du pessimisme", comme un "théoricien de la décadence". Et peu d'autres choses, je pense. Cependant, la philosophie de Spengler est arrivée en Espagne avec les meilleures références. Pour le public hispanophone, nul autre qu'Ortega y Gasset a fait office d'introducteur à son œuvre, et c'est lui qui a favorisé la publication de La Decadencia de Occidente ; et García Morente a entrepris une belle traduction. Le livre continue d'être lu et réimprimé et se trouve dans toutes les librairies et bibliothèques à dotation minimale. D'autres de ses œuvres, bien que moins importantes, sont également traduites ou republiées. L'intérêt pour la philosophie spenglerienne dans le monde hispanophone est incontestablement fort. Mais c'est un anathème dans la bulle universitaire. On continue à le lire, mais en silence et avec prudence ; on continue à le réimprimer, mais peu d'études, de relectures critiques, d'enquêtes sur son œuvre voient le jour. Cette situation soulève de nombreux doutes et questions dans mon esprit.

85025784.jpg

Il me semble que cette situation est conforme à la biographie de l'auteur lui-même. L'enseignement de Spengler s'est déroulé au niveau de l'école secondaire et il n'a pas bénéficié des privilèges et du confort d'une chaire universitaire pour développer ses théories. Il y a eu des obstacles à l'achèvement de sa thèse de doctorat, et son travail a été initialement rejeté. C'était un homme dont les relations avec le pouvoir étaient toujours difficiles, un exemple d'indépendance intellectuelle face aux pressions et aux séductions du pouvoir en place, incarné à l'époque par le nazisme. Un intellectuel dont les idées sont influentes et, en soi, pleines de force, peut facilement être coopté, soudoyé ou, au contraire, ostracisé. La montée en puissance d'Hitler s'inscrit plutôt dans l'adoption de cette dernière catégorie. Les biographes savent qu'il n'y avait aucune empathie ou compréhension entre le Führer et le philosophe de Blanckenburg. Les différences étaient trop insurmontables, les pertes d'amis, tués sous la brutalité d'un Pouvoir qui s'éloignait de plus en plus du projet de "socialisme prussien", trop douloureuses. Spengler, me semble-t-il, était au fond un philosophe nationaliste allemand, substantiellement anti-nazi, partisan d'une conception hiérarchique et aristocratique du socialisme, proche du projet régénéraliste et corporatiste qui visait à faire de chaque Allemand un fonctionnaire au service de l'État. Ce projet ne pouvait être mené que par "les meilleurs", dans le meilleur sens platonicien du terme : l'aristocratie, le pouvoir des meilleurs. De l'ouvrier d'usine, au scientifique ou au technologue, en passant par l'entrepreneur, l'étudiant ou l'artiste, tout le monde, absolument tout le monde doit mettre sa volonté au service d'une Patrie, d'un État (Reich) qui, à son tour, étant situé "au milieu" de l'Europe, dans son propre cœur et sa propre moelle, doit chercher à contenir sa décadence. Ce socialisme spenglérien n'a rien à voir avec le national-socialisme hitlérien, dont le vrai visage apparaît en termes de mobilisation de "masses" dirigées par des cadres ignorants et brutaux. Le national-socialisme, en tant que bolchevisme qui, par son contenu, avait usurpé les idéaux nationalistes, conservateurs et révolutionnaires de toute une génération, ne pouvait être du goût de notre philosophe. C'est plutôt le contraire, en fait.

En somme, et au prix d'une lecture approfondie du livre dont je suis l'auteur, je voudrais souligner ici quelques thèses qui me semblent absolument révolutionnaires chez Spengler, ce sont les suivantes :

a) Nous ne devons pas identifier le "christianisme" avec la civilisation européenne. La distinction entre au moins deux christianismes, d'âmes complètement différentes, l'"ancien-magique" et le faustien. Notre civilisation n'est née que du christianisme faustien, c'est-à-dire du Moyen Âge.

b) Il n'est pas légitime d'identifier la civilisation gréco-romaine et la civilisation européenne. Comprendre que le père qui lègue pour mourir est un être complètement différent du fils qui hérite et fait un libre usage de cet héritage. L'organisme antique gréco-romain, qui est mort si lentement et a généré tant de pseudomorphoses, avait une âme complètement différente de l'organisme européen. Notre organisme n'est pas seulement postérieur dans le temps et héritier partiel de ces cadavres et ruines, il n'est pas seulement un organisme culturel avec des parties matérielles très différentes et des formes nouvelles qui naîtront comme conséquence de Covadonga (722) et Poitiers (732) : le christianisme faustien. C'est un autre être, un autre destin.

c) Aucune construction métahistorique linéaire, providentialiste, téléologique ou déterministe ne doit être admise. Chaque culture a son propre destin, la trajectoire générale de cet organisme suit son propre cours et seules les constantes les plus génériques permettent des comparaisons : une naissance, un développement, un zénith, un déclin... ses parties matérielles (races, peuples, territoires) et ses parties formelles (formes politiques, militaires, artistiques, "scientifiques") n'admettent que des analogies.

D7tzWNZX4AApm64.jpg large.jpg

d) L'Europe a le droit de réagir à sa ruine et de contenir son déclin. Par Europe, on entend l'ensemble de ses peuples. Il existe une unité d'"âme", un territoire défini, un cours de développement distinct de celui des autres civilisations. Sans ce type de réaction défensive, l'Europe serait depuis longtemps une extension de l'Afrique ou un appendice de l'Asie. Aujourd'hui, elle prend son temps face aux nouvelles menaces (perte de souveraineté nationale, islamisation, américanisation, substitution ethno-culturelle, mondialisation, etc.)

e) Le facteur précipitant de toute décadence, avant ou après les "invasions barbares" de toutes sortes, réside dans la barbarie interne et la montée de l'Ochlocratie. Le fait qu'une couche sociale de sans-racine et de parasites tend toujours à se former dans les grandes villes, couche qui, dans des conditions de crise axiologique profonde, émerge et devient visible, est le point de départ du déclin. C'est une couche croissante qui peut s'emparer du pouvoir, en parlant au nom du "peuple" : c'est l'un des plus grands dangers. C'est de cette couche que naissent les totalitarismes les plus sanglants. C'est cette couche de la base qui a toujours ouvert les portes de tous les murs défensifs contre l'arrivée des envahisseurs.

f) L'inévitabilité du socialisme. Le socialisme est compris comme l'autogestion par un peuple de ses propres ressources (terre, production industrielle, capital, force de travail). La noblesse elle-même, l'élite militaire et économique, les cerveaux de la technologie, les forces conservatrices, etc. devraient se rendre compte de son caractère inévitable. Il ne s'agit pas de "réagir" contre elle pour l'arrêter. Le réactionnaire perd toujours : il se bat contre le Destin [Schicksal]. Il s'agit, dans cette phase inexorable, d'assumer le socialisme mais dans une phase supérieure, non unilatérale : la "classe ouvrière" ne peut et ne doit pas créer une dictature. Ce serait un socialisme construit par l'alliance des classes, au lieu de la lutte des classes.

g) L'existence non plus d'une "Technique" en général, mais d'une technique propre à chaque culture et Civilisation. L'existence, également, d'un usage différencié selon l'âme et la civilisation de chaque invention. L'Europe a cédé sa créativité à d'autres peuples. Ses armes et ses inventions sont désormais entre les mains de ceux qui peuvent, au XXIe siècle, nous asservir.

Cette liste n'est pas exhaustive. L'œuvre d'Oswald Spengler regorge d'idées et d'intuitions, de programmes entiers pour la praxis et la théorie, des programmes qui peuvent aider à la reconstruction de l'Europe et de ses nations pour tout le siècle à venir. Saluons toutes les traductions et publications de son œuvre. Il est urgent de lire ses ouvrages. Les incendies sont déjà visibles près de chez vous. On entend déjà des détonations. Déjà l'odeur du sang et de la fumée. Le continent entier tremble. Tout doit être repensé, encore et encore, radicalement et depuis le début. Ce livre vous aidera.