mardi, 05 juillet 2022
La "cancel culture" ? L'enfant (naturel) du postmodernisme
La "cancel culture"? L'enfant (naturel) du postmodernisme
Voici comment les philosophes français des années 1960 et 1970 ont influencé le militantisme "woke"
Fabrizio Ottaviani
Il y a quelques années, lors d'un voyage au Maroc, ma femme avait besoin d'un coiffeur. Elle s'est retrouvée avec une coiffure en nid d'abeille inversée dans le style des années 1960. C'est le phénomène du "dripping" : les modes nées dans les capitales des empires que sont New York, Paris et Londres se répandent au bout d'un mois dans les capitales de province, au bout d'un an dans les petites villes, au bout de dix ans dans les villages de montagne les plus reculés, puis partent à la conquête du monde, y compris du Maroc.
Malheureusement, certaines "gouttes" sont nettement moins lentes : selon les universitaires anglo-américains Helen Pluckrose et James Lindsay, les études postcoloniales, la théorie queer, l'obsession de la justice sociale, l'idéologie woke de la rébellion contre les discriminations et, en somme, l'imbrication des recherches engagées dans l'émancipation de certaines catégories de personnes socialement défavorisées, un entrelacement dont l'implication la plus bruyante est l'infestation actuelle de la cancel culture, serait la conséquence de l'importation des théories des philosophes postmodernes français, actifs notamment dans les années 1960 et 1970 : Lyotard, Derrida, Baudrillard et bien sûr Foucault. Formulées dans l'essai désormais traduit de l'anglais La nuova intolleranza (Linkiesta Book, p. 384, 20 euros ; avec une préface de Guido Vitiello), les thèses de Pluckrose et Linsday ont soulevé de nombreuses discussions à l'étranger ; pour donner une idée de l'écho suscité, il suffit de dire que sur Amazon leurs ouvrages ont plus de critiques que l'iPhone.
Selon les auteurs, le postmodernisme peut être résumé en deux principes et quatre thèmes. Le premier principe affirme que la vérité objective n'existe pas et que la connaissance est une construction sociale ; le second, que cette construction est gérée par les personnes au pouvoir. Dans les études postcoloniales inaugurées par Franz Fanon et rendues universelles par le célèbre Orientalisme d'Edward Said, par exemple, l'identité des peuples colonisés n'est pas une donnée, mais une invention des Européens visant à maintenir la relation de domination. Le même argument peut être utilisé pour déconstruire la culture afro-américaine, l'identité féminine ou l'identité homosexuelle. Les quatre thèmes concernent le brouillage des frontières (dans la théorie queer, c'est la frontière entre les hommes et les femmes qui est "brouillée"), le pouvoir du langage, le relativisme culturel et la perte de l'individuel et de l'universel.
Débarqué de France dans les universités américaines, rebaptisé du nom dystopique de "Théorie", le postmodernisme aurait contaminé la société américaine, la faisant sortir du sillon du libéralisme. En fait, le livre repose sur la conviction que le libéralisme poursuit les mêmes objectifs de justice sociale que la cancel culture, mais de manière plus fructueuse et sans fanatisme. Dans le dernier chapitre, une sorte de manuel casuistique est même élaboré, grâce auquel l'adepte de Stuart Mill et de Tocqueville peut répondre avec tonus aux sollicitations de la "Théorie", en réaffirmant l'autonomie et l'efficacité de l'approche libérale.
Ces pages sont stimulantes, mais elles soulèvent tout de même quelques perplexités. Les "six piliers du postmodernisme" représentent en fait les acquisitions philosophiques les plus pertinentes des deux derniers siècles : on peut facilement les retrouver dans "l'école du soupçon" et donc chez Nietzsche, dans l'anthropologie culturelle et philosophique, dans la tradition herméneutique avant et après Heidegger.
La deuxième question est plus épineuse. Et si le désaccord entre le libéralisme et le postmodernisme était une querelle interne au libéralisme ? John Locke (1632-1704), dans le Second traité du gouvernement, pose les fondements de la société libérale, mais expose dans le troisième livre de l'Essai une théorie de la connaissance qui nous paraît aujourd'hui postmoderne ; le scepticisme, que les auteurs attribuent au postmodernisme, était un ferment des modernes ; et l'on pourrait continuer. À ce stade, si l'on voulait appuyer sur la pédale de la fierté européenne, on pourrait observer que, dans notre pays, le libéralisme n'a jamais dégénéré en une culture de l'annulation car il est sous-tendu par un certain nombre d'attitudes, de convictions et de modes de vie (religion, art, dolce far niente pur et simple...) qui atténuent son pragmatisme et son individualisme.
Enfin, pour disculper le puritanisme américain, dont la "nouvelle intolérance" est une manifestation, les auteurs agissent de manière puritaine, en construisant un objet de persécution, la "Théorie", qui serait née très loin, sur les rives de la Seine, où elle n'a cependant jamais fait de mal à personne, alors qu'ils se retrouvent chez eux avec une idéologie en forme de matraque qui oblige le citoyen américain à marcher sur des œufs s'il ne veut pas perdre son emploi, sa famille et même sa liberté.
18:39 Publié dans Actualité, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : french theory, cancel culture, philosophie, intolérance, libéralisme, libéralisme américain | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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