vendredi, 15 juillet 2022
Evola, un antimoderne ultramoderne
Evola, un antimoderne ultramoderne
Pietro Ferrari (2011)
SOURCE : https://www.iduepunti.it/zibaldone/9_ottobre_2011/evola-antimoderno-ultramoderno
Avec l'émergence des Forums sociaux de Seattle et de Porto Alegre sur la scène mondiale, plusieurs auteurs se sont demandés si une critique de la mondialisation était déjà en gestation. Julius Evola, l'érudit des traditions ésotériques, le maître de l'ascèse guerrière de la Doctrine aryenne de lutte et de victoire (1941) comme catharsis déclenchée par des forces primordiales (un texte qui ferait passer les discours de Ben Laden pour des sermons de démocratie libérale...), le baron, mutilé de guerre, qui recevait ses étudiants en leur tournant le dos, le subversif "Marcuse de la droite" écrivait en 1935 dans sa Révolte contre le monde moderne que "...nous voyons que les forces visant à submerger les derniers barrages sont centralisées dans deux foyers précis...à l'est se trouve la Russie, à l'ouest l'Amérique...(dans le capital-communisme ndlr)...le mythe économique marxiste n'est pas l'élément primaire...". L'élément primaire est la négation de toute valeur d'un ordre spirituel et transcendant, la désintégration de l'individu dans le collectif. La mécanisation devient le centre d'une nouvelle promesse messianique, la réalisation de "l'homme-masse". Intellectuel marginalisé pendant la période fasciste où l'actualisme de Giovanni Gentile était en vogue, il n'en a pas moins été une référence pour le néofascisme et pour tous ceux qui se sentaient (pour paraphraser Marco Tarchi) comme des "exilés dans leur patrie" dans l'après-guerre.
L'expérience non-consommatrice de la jeunesse unit le jeune no-global à l'évolutionnisme mais trace aussi la distance si l'on raisonne sur la façon dont Evola a défini la société américaine: "Dans la grandeur ahurissante de la métropole américaine où l'individu - 'nomade de l'asphalte' - réalise son infinie nullité devant l'immense quantité, les groupes, les trusts et les normes omnipotentes, devant les sylves tentaculaires des gratte-ciel et des usines... Dans tout cela, le collectif se manifeste de façon encore plus anonyme que dans la tyrannie asiatique du régime soviétique". En bref, le résultat final du capitalisme financier est une sorte de bolchevisme absolu.
À propos de la soi-disant "contestation totale", Julius Evola a écrit dans Les Hommes au milieu des ruines : "... l'objet d'une protestation et d'une révolte légitimes devrait être une civilisation envahie par ce que nous avons appelé la diabolisation de l'économie, c'est-à-dire où les processus économico-productifs étouffent toute valeur véritable... il est utopique de penser que nous pouvons les détacher (les masses, ndlr) des idéaux de confort généralisé et d'hédonisme bourgeois si nous ne trouvons pas le moyen de susciter une tension spirituelle..... Or, il est évident que rien ne peut être fait dans ce sens, dans un climat de démocratie...". Le prolétariat et le bourgeoisisme ne seraient que des variantes de la même décadence, résultats du Kali-Yuga, l'âge des ténèbres, qui se cachait déjà dans l'inconscient collectif des races non-indo-européennes comme des germes contagieux. En cela, Julius Evola se rapproche de cette idéologie tripartite des Indo-Européens que George Dumezìl avait mise en évidence avec la structure hiérarchique des marchands, des guerriers et des prêtres, bouleversée par le monde moderne. Si l'on considère les résultats catastrophiques du capitalisme spéculatif et de la virtualité financière, Evola nous apparaît moins comme un penseur anti-moderne du siècle dernier que comme un observateur ultramoderne qui dénonce l'absence du Politique dans la polis, presque une contradiction dans les termes.
Dans Métaphysique du sexe, Evola dénonce la dérive névrotique de la société occidentale en ce qui concerne l'obsession de l'érotisme : "Il est caractéristique que l'on pense beaucoup plus au sexe aujourd'hui qu'hier, quand la vie sexuelle était moins libre... de cette pandémie moderne du sexe, il faut souligner le caractère de cérébralité". Il s'agit de ces filles modernes chez qui l'exhibition de leur nudité, l'accentuation de tout ce qui peut les présenter comme appâts aux hommes, le culte de leur propre corps, les cosmétiques et tout le reste constituent l'intérêt principal et leur procurent un plaisir transposé préféré au plaisir spécifique de l'expérience sexuelle normale et concrète.... ces types sont à compter parmi les foyers qui alimentent le plus l'atmosphère de luxure chronique cérébralisée répandue à notre époque. Sans s'éloigner de la perspective morale du catholicisme, Evola a l'intuition que, même en ce qui concerne le sexe, il existe une involution matérialiste qui modifie le rôle du sexe dans la société.
Dans Orientations, Evola s'élève clairement contre la primauté de l'économique qui veut que le progrès et l'élévation de l'individu soient strictement ancrés dans l'aisance sociale et la satisfaction obsessionnelle des besoins physiques.... "Les hommes du nouveau camp seront anti-bourgeois, oui, mais à cause de la conception aristocratique et héroïque de l'existence mentionnée plus haut, parce qu'ils dédaignent la vie confortable, parce qu'ils ne suivront pas ceux qui promettent des avantages matériels mais ceux qui exigent tout d'eux-mêmes... parce qu'ils n'ont aucun souci de sécurité".
La différence abyssale entre l'anti-bourgeoisisme marxiste et son équivalent évolien est évidente. La réaction évolienne est révolutionnaire précisément parce qu'elle cherche à s'appuyer sur la Tradition et sur le retour de cette hiérarchie sociale perturbée par la Subversion. En fait, la révolution ne devrait être rien d'autre qu'un "re-volvere", un retour aux valeurs originelles et donc une "Révolution Conservatrice" qui n'aura pas pour but de préserver ce qui est le fruit actuel de la Subversion (qui regarde vers le "soleil du futur"), mais de restaurer un Ordre dans lequel le social et l'économique sont subordonnés au Politique et au Spirituel. La critique du fascisme par Evola, critique "vue de la droite", se concentrera précisément sur les aspects populistes et "sociaux" du fascisme lui-même, dérives qui infecteront le régime de Mussolini. Alors que le Troisième Reich d'Hitler était critiqué par Evola pour son déterminisme positiviste, substrat culturel du racisme biologique, alors que le vrai problème aurait été de savoir à quelle "race de l'esprit" appartenir. L'antijudaïsme évolutif, dans le pamphlet Trois aspects du problème juif, sera centré surtout dans la critique de la "divinisation de l'argent" comme résultat matérialiste du rationalisme calculateur, du "nomadisme" comme résultat de l'abstractionnisme culturel (en plus de "l'infection psychanalytique"), du "prophétisme" comme élément perturbateur contre les voyants de la paganitas. De tels personnages sont considérés comme des éléments dissolvants d'une civilisation héroïque, solaire, orientée par une éthique diurne, ouranienne et guerrière. Il est évident qu'Evola se situe bien au-delà du monde coloré des contestataires, car sa vision du monde est radicalement opposée au noyau central du monde moderne, qui serait déjà doté d'oppositions fonctionnelles à la tenue globale de lui-même et de son fondement.
Compte tenu du débat sur les "guerres impérialistes" et de la critique culturelle de l'impérialisme dans l'environnement non global, Evola s'oppose à une vision pacifiste des relations internationales. En fait, dans L'État, c'est précisément la distance entre l'Empire et l'impérialisme qu'Evola trace, dans son bref essai L'Angleterre et la dégradation de l'idée d'Empire : "...un monde contrôlé par la ploutocratie bourgeoise est une injustice... mais dire injustice est peu de chose et indéterminé :
C'est de dégradation et d'usurpation qu'il faut parler... Que le pouvoir se définisse par la richesse et l'or, et que des nations puissantes en ce sens, sans avoir d'autre titre de supériorité, contrôlent le monde, ce n'est pas moins une "injustice" que quelque chose d'absurde, d'inversé. Aujourd'hui, il s'agit de contester le droit d'une élite usurpatrice et de la remplacer par une autre élite... sans présupposé "sacré", on ne peut légitimer un droit supranational sur une base hiérarchique". Il est donc important pour Julius Evola de considérer le pacifisme comme le fruit de la grisaille bourgeoise, alors que la paix "aryenne" est la victoire sur le chaos, le fruit de l'héroïsme au combat évoquant le contact entre le "monde" et le "supermonde".
La vie culturelle de Julius Evola a oscillé entre Nietzsche et Guénon. Le premier Evola de la Phénoménologie de l'Individu Absolu, le dadaïste qui semblait emprunter la voie du nihilisme actif (un trait essentiel de la modernité anti-traditionnelle depuis Luther), puis tendait vers l'unité transcendante des religions avec des écrits ésotériques tels que Le Yoga du Pouvoir, revient dans Chevaucher le Tigre (le livre d'Evola qui, pour beaucoup d'évoliens, devrait être lu "en dernier") pour appeler à une accélération de l'involution sociale comme événement cathartique. Hâter le Kali-Yuga et se placer dans la condition d'être un observateur présent, prêt à porter le coup fatal au tigre.
Evola se distingue de Guénon en développant les fondements d'une action politique propre à la caste guerrière des Kshatriya, différente du modèle sacerdotal et contemplatif du brahmâna Guénon. La Tradition défendue par Evola, étroitement liée à l'occultisme, est fondamentalement anti-chrétienne : il reproche au christianisme d'avoir adopté une morale restrictive, oubliant que le "mal" n'est qu'un terme générique au contenu variable dû à un conditionnement sociologique et historique". En 1971, Evola accuse à nouveau l'Eglise d'avoir élaboré une théologie réductrice en méconnaissant le "Principe Suprême" comme son élément créateur, sans tenir compte de son autre pôle, le destructeur qui s'inscrit pourtant dans la dialectique du divin. Le kshatriya ne devait pas rejeter a priori tout moyen de prendre contact avec le "monde suprasensible". Au-delà du bien et du mal, malgré tous les dangers que ces pratiques peuvent comporter, le guerrier gnostique doit pouvoir faire l'expérience de l'alchimie, de la magie noire ou de la sorcellerie.
Le kshatriya cédera la place, comme nous l'avons déjà mentionné, à une sorte d'"anarchiste" prêt à porter le coup fatal au "tigre". Un tel "détachement" des choses du monde est défini par notre auteur comme apoliteia. Pour Evola, Apoliteia n'est pas le renoncement à la participation politique, mais le fait de ne pas se sentir lié à son époque et à son contexte politico-culturel par des liens spirituels ou psychologiques, un trait essentiel si l'on veut vraiment chevaucher le monde moderne sans être contaminé par ses miasmes. Bien qu'Evola ait lui-même combattu dans la Grande Guerre contre les Empires centraux, il n'a pas hésité par la suite à déclarer comment cette guerre avait été lancée contre cette Tradition qu'il commençait à aimer. Une Tradition, cependant, celle de l'Évolution, comprise comme un archétype idéal et complètement acéphale, essentiellement athée car non seulement sans Dieu, mais sans transmission. Une Tradition qui renvoie à des époques lointaines dont les traces ont été perdues, réservée aux élites mais inaccessible au peuple est une petite Tradition. En substance et à y regarder de plus près, il n'y a chez Evola aucune présence ni de Dieu, ni de la Patrie (si ce n'est en tant qu'Idée pure et donc par rapport à une vision jacobine et moderne), ni de la Famille (vue comme un résidu sentimental bourgeois).
Notre auteur aimait la chevalerie médiévale, y voyant une origine initiatique remontant à la Tradition Primordiale païenne et ignorant ainsi le mérite de l'Église d'avoir tempéré les coutumes féroces des barbares après la chute de l'Empire romain, en leur inculquant des sentiments de dévotion et d'honneur et en limitant les jours de combat par la "paix de Dieu". Evola opposait ainsi le héros au saint (si la foi fait défaut, le saint est déjà un héros), le vainqueur au martyr (le martyr est aussi un vainqueur, sauf si la foi fait défaut), l'honneur à l'humilité, adhérant ainsi aux lectures légendaires sur le Graal transféré sur l'île blanche des Hyperboréens. La Tradition évolienne est évanescente et inaccessible sauf au niveau initiatique, mais pas en tant que Tradition vivante de père en fils et en tant qu'horizon au sens communautaire. L'Homme évolien se retrouve fièrement " debout au milieu des ruines ", mais dans une sorte de limbes, d'interrègne entre deux Mondes opposés et incommunicants : le Monde Moderne et le Monde Traditionnel, devenus radicalement et irréductiblement deux archétypes abstraits.
En 1974, selon ses dernières volontés, les cendres d'Evola ont été portées par ses amis au sommet du Mont Rose et dispersées dans un glacier, en hommage à cette vision gnostique qui voit le corps comme une prison créée par le mauvais Démiurge qui enfermerait ainsi l'étincelle divine en chacun de nous.
Une lecture désenchantée d'Evola peut non seulement enrichir les volontés de ceux qui ne se sont pas résignés à vivre dans un monde plastifié, plié aux démons de l'économie, mais en rendant justice aux nombreuses vérités qu'il a affirmées, elle dilue aussi cette fascination magique que ses écrits peuvent induire, tout en mettant en évidence les erreurs et les limites.
Pietro Ferrari
19:01 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tradition, traditionalisme, julius evola | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les commentaires sont fermés.