mardi, 26 septembre 2023
Le monde n'est pas tel qu'il vous apparaît
Le monde n'est pas tel qu'il vous apparaît
par Pierluigi Fagan
Source: https://www.sinistrainrete.info/articoli-brevi/26397-pierluigi-fagan-il-mondo-non-e-come-vi-appare.html
Ce billet s'adresse aux belles âmes, celles qui se lèvent le matin en ignorant le monde, lisent des nouvelles terribles sur ce qui se passe dans ce même monde (d'autres n'en lisent pas parce qu'elles ne sont pas données) mais ne distinguent pas les nouvelles des jugements, elles prennent les deux comme si ce n'était qu'un cappuccino avec de la brioche.
Chargés de vérités intangibles sur le monde, ils sont prêts à donner des leçons d'éthique et de morale pour lesquelles ceux qui sont de leur côté sont bons et les autres mauvais, ils ont eu leurs cris et leur exaltation hystérique les premières semaines du conflit russo-ukrainien. Ce sont eux qui permettent aux atrocités du monde d'avoir lieu parce qu'en éclairant les coins sombres de la politique internationale et en comprenant au moins le strict minimum de ce qui se passe dans le monde, le monde serait différent, au moins un peu.
Il serait bon que ces bavards aveugles et sentencieux prennent quelques minutes pour se rendre compte qu'une grande partie des maux du monde dépend aussi de leur propre ignorance bien-pensante. Mais imaginez que les pasdarans du Bien aient envie de découvrir qu'ils militent plutôt dans les rangs du Mal.
Nous parlons ici du bref conflit, ou plutôt de l'invasion manu militari par les Azéris de la région du Haut-Karabakh habitée par des Arméniens et revendiquée par l'Arménie alors qu'elle se trouve sur le territoire de l'Azerbaïdjan. En fait, le conflit a plus de trente ans. Pour l'instant, "seulement" deux cents personnes sont mortes, mais une profonde épuration ethnique s'annonce, puisque la région est habitée aux trois quarts par des Arméniens qui étaient ses seuls habitants il y a un siècle.
Il n'est pas possible ici de revenir sur l'histoire du conflit, qui est très complexe et, comme souvent, repose finalement sur des motifs de contestation valables de tous les points de vue et donc sans vérité unique, susceptible seulement de médiation, d'ajustement, de règlement. Ceux de l'OSCE à Minsk (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, institution multilatérale en cohabitation avec les Russes, aujourd'hui bloquée par les événements d'Ukraine) s'y sont essayés, déjà connus pour les deux protocoles de pacification sur les questions du Donbass entre Ukrainiens et Russes, bénis par une médiation européenne qui, une seconde après leur signature, en a écarté l'application. Raison pour laquelle le conflit ukrainien actuel n'a pas pu être évité, mais manifestement il n'y avait aucun intérêt à l'éviter, ou plutôt il y avait un intérêt évident à le laisser se dérouler comme il l'a fait.
En ce qui concerne le Nagorno-Karabakh, un accord a été conclu, puis il a été rompu, puis il a été rediscuté, puis il a été une nouvelle fois rediscuté, puis - en fait - personne, surtout pas les Azéris, n'a prêté la moindre attention à ce rôle de médiateur peu convaincant.
Les journaux de ce matin se réjouissent des informations faisant état de manifestations arméniennes contre le gouvernement local, mais surtout contre les Russes censés être leurs protecteurs. Il y a quelques jours, ils jubilaient des exercices armés conjoints entre Arméniens et Américains, manoeuvres entachées d'un soupçon de trahison puisque l'Arménie fait partie de l'OTSC et de la CEE russe (Lavrov est d'ailleurs d'origine arménienne).
Donc, les Azéris envahissent la région contestée, considérée comme telle en droit international, protégée par des accords, la faute revenant aux Russes de ne pas l'avoir protégée. S'ils l'avaient protégée, ils auraient été accusés d'impérialisme hors de leurs frontières et une nouvelle guerre pour le Bien s'en serait suivie. Deux cents morts, des accords internationaux bafoués, une épuration ethnique en vue ? Pas de problème, le radicalisme éthique colporté pour nous faire sentir "vertueux" ne s'applique pas aujourd'hui, c'est le "réalisme brut" qui s'applique, avec, en prime, un autre échec russe. Voyez-vous que le fait de les maintenir sous pression en Ukraine les affaiblit?
L'Azerbaïdjan est le pion ambigu et classique, placé dans le flanc de l'ennemi. Les amis chiites d'Erdogan, d'ancienne origine turco-caucasienne (les Arméniens sont plutôt des chrétiens indo-européens du Caucase), sont nos meilleurs amis dans cette région stratégique, même si nous en avons un peu honte et que nous n'en faisons pas la publicité. Des dizaines de cas de violations des droits de l'homme, des niveaux stratosphériques connus de corruption politique et financière, des tortures attestées de prisonniers politiques. En revanche, l'Arménie est un pays civilisé et démocratique (selon nos critères de démocratie).
Les voyages, les cadeaux, l'argent et les corps disponibles ont été payés par le gouvernement azerbaïdjanais pour la "diplomatie du caviar", comme on appelait leur disponibilité à l'égard des politiciens et des fonctionnaires occidentaux. Remboursés aussi en leur offrant l'improbable Grand Prix de F1 qui défile dans les rues de Bakou depuis 2017, ainsi qu'en fermant les yeux sur ces effractions éthico-morales qui vaudraient ailleurs une guerre pour les " droits de l'homme ". Mais il y a humains et humains, selon l'endroit où ils vivent pour notre géo-éthique.
L'Azerbaïdjan est le terminal de pompage et de transmission de l'oléoduc promu pour nous offrir une alternative aux approvisionnements russes, géré par British Petroleum (évidemment, les Britanniques sont par ailleurs intransigeants sur les droits de l'homme et les normes démocratiques, ici ils sont l'exception, vous savez que le pétrole et le gaz rendent l'éthique glissante et aérienne par contagion) et dont nous, les Italiens, sommes les principaux clients. Nous donnons beaucoup d'argent à ces gens-là. Je me demande si Mentana trouvera le temps de faire un épisode de son feuilleton "voici un agresseur et un lésé", j'en doute. Ou peut-être que Gramellini dira que "non, ce n'est pas la même chose qu'en Ukraine, c'est plus "complexe" ici".
Mais en Azerbaïdjan, il y a aussi des projets plus importants, comme un gazoduc qui partirait du Turkménistan, un pays de la sphère d'influence russe courtisé pour faire défection et nous fournir de l'énergie bon marché. Depuis un certain temps, nous discutons donc de temps en temps avec les Azéris pour établir des relations étroites avec l'UE, même si nous ne pouvons certainement pas les faire entrer par la grande porte parce qu'ils ne sont pas présentables. Comme la géographie les rend stratégiques, les Azéris font parfois semblant d'avoir de bonnes relations avec les Russes afin de nous faire cracher davantage pour les garder de notre côté. Ils font de même, dans une moindre mesure, avec l'Iran. En d'autres termes, ils font du chantage. Dans les relations internationales, on appelle cela "l'équilibre".
L'Azerbaïdjan a été l'un des rares pays à ouvrir son espace aérien au transit de l'armée de l'air américaine dans la guerre contre Saddam, mais leur rôle le plus stratégique et le plus tangible s'est manifesté lors de la guerre en Afghanistan. Le Washington Post a affirmé dans un article de 2016 qu'ils avaient l'habitude de transférer des volumes d'au moins un tiers de la nourriture, des vêtements, de l'équipement et, bien sûr, des armes destinés aux troupes américaines en Afghanistan. Mais, comme pour l'Ukraine, beaucoup d'armes et pas mal d'argent ont pris finalement d'autres chemins. Dernièrement, Zelensky a eu fort à faire pour renvoyer les chefs administratifs et militaires qui, par l'intermédiaire d'oligarques, revendaient nos armes envoyées là-bas pour étayer la "résistance" ukrainienne. Dans quelque temps, on se rendra compte à qui ils les ont vendues, et certainement pas à la camorra ou à la ndrangheta.
Je me suis intéressé à cette affaire à cause de la journaliste maltaise qui s'est fait exploser un matin en démarrant sa voiture pour aller travailler. Daphne Caruana (photo) avait trop fourré son nez dans les affaires d'un puissant trafic d'armes impliquant des banques maltaises (souvent anglo-maltaises), le pouvoir politique local et des armes en provenance d'Azerbaïdjan, des armes provenant de l'OTAN. Une jeune journaliste bulgare enquêtant en Syrie l'avait également remarqué lorsqu'elle avait trouvé dans un repaire de l'ISIS, récemment capturé et montré aux journalistes, plusieurs caisses d'armes portant des inscriptions en bulgare, se demandant ce qu'elles pouvaient bien faire là et retraçant ce qui était officiellement censé être des flux de l'OTAN vers l'Afghanistan via l'Azerbaïdjan. Nous savons tous que l'OTAN a envoyé d'importantes quantités d'armes à l'ISIS, mais malheur à ceux qui le découvrent et en parlent.
Sur la page wiki de Caruana, vous trouverez une liste de plus de cinquante "prix et distinctions" décernés par des Européens pour son courage indomptable en matière d'investigation. Après sa mort, et d'ailleurs sans que l'on sache une vérité définitive sur qui l'a tuée et pourquoi (après tout, Malte est l'UE, l'UE est bonne, donc Malte est bonne, nous, les rationalistes, sommes pour le pouvoir de déduction). Nous sommes comme ça, d'une main nous prenons, de l'autre nous donnons, la première est invisible, la seconde nous rassure sur le fait que nous sommes du bon côté de l'histoire. Il y aurait de quoi écrire non pas un billet mais un livre entier sur l'affaire du trafic d'armes de l'OTAN via l'Azerbaïdjan, il suffit de lire le strict minimum et sans aller ensuite à je ne sais quelles sources bizarres, tout cela est tout à fait à la portée d'un intérêt honnête, si l'on en a le temps.
Mais les belles âmes n'ont pas le temps, elles sont seulement pressées de montrer qu'elles sont informées sur le monde et qu'elles savent porter des jugements moralement élevés, en sirotant leur cappuccino, en dégustant leur brioche avant qu'une nouvelle journée commence dans le mode de vie occidental doré, la bonne façon d'être dans le monde, si vous n'aimez pas cela, allez vivre en Russie ! Je vis ici et j'en suis heureux à bien des égards et beaucoup moins à d'autres, je préfère simplement ne pas avoir à le faire en même temps qu'eux.
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