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samedi, 15 mars 2025

Tombeau hindou: Fritz Lang et le masque populaire

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Tombeau hindou: Fritz Lang et le masque populaire

Nicolas Bonnal

Plus grand cinéaste de l’Histoire, Fritz Lang n’aura ni perdu son temps ni son aura. Il vole la vedette aux acteurs (excellent Jack Palance tout de même) et au gentil disciple Godard dans le Mépris, où il devient notre Homère, citant Brecht et Hölderlin au passage. Quelques années auparavant il avait commis son opus magnum, le doublé Tigre du Bengale-Tombeau hindou qui est un film à la fois testamentaire et originel. Le cinéma peut mourir en Europe (télé, abrutissement consumérisme, gauchisme culturel, nihilisme institutionnel, etc.) mais il a montré qu’il est toujours là, proche de ses racines et de son enfance nietzschéenne. Que les dieux se retirent n’a rien de surprenant : Hölderlin nous prévint lui-même dans son poème Pain et Vin.

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Je recommande de voir muet le Tombeau hindou tourné dans un Udaipur (que j’ai vu en 1988) solaire et encore épargné par le tourisme du retraité. On a des tombeaux, des palais, des passages, des portes qui s’ouvrent et qui se ferment, des corridors et des labyrinthes. Jamais le maître de la matrice cinématographique qu’est Lang ne s’est autant amusé même si ses jeux (cf. la Femme au portrait…) sont toujours impitoyables.

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Le monde est un labyrinthe bourré de lépreux (les vrais possesseurs du souterrain dostoïevskien) et de Minotaures. Le montage, la lumière, le rythme, le mouvement des personnages est prodigieux. On a comme protagonistes l’athlète germanique, petit-fils du Siegfried du Maître, et on a la danseuse cosmique consacrée à la déesse mais éperdue d’amour pour son sauveur (et pas pour son prince). Deux tigres sont en lice. La danseuse hindoue est jouée par la merveilleuse Debra Paget (photo - souvent une indienne de western) et sa servante martyre par une future James Bond girl, l’italienne Luciana Paluzzi, qui tombe victime de la barbarie d’un maître dévoré de passions (les tigres, le sexe, la cruauté) et qui n’a pas encore appris à renoncer : il le fera à la fin se consacrant à son gourou.

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La beauté sacerdotale et guerrière de la langue allemande dans ce film phénoménal est d’ailleurs à souligner. La langue de Goethe devient védique. La magie solaire de l’Inde est telle, et le petit peuple encore si épargné qu’on se croirait au temps des pharaons. Rappelons que le James Bond Octopussy fut aussi tourné à Udaipur (photo) vingt ans plus tard, avec dans le rôle du « maharadjah » l’impeccable et froid Louis Jourdan. Mais déjà le monde solaire prenait l’eau.

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Il se trouve aussi qu’après la trop longue parenthèse hollywoodienne Fritz Lang avait retrouvé sa terre allemande et sa scénariste préférée Théa von Harbou (photo) cette femme géniale avec qui il a conçu tous les chefs-d’œuvre des années vingt, les Mabuse, Metropolis et autres Espions, film sans doute le plus parfait de Lang comme le pensait le connaisseur Claude Chabrol.

Fritz Lang fut d’une certaine façon le concepteur du Blofeld d’Ian Fleming comme les Français qui créèrent Fantômas. Le monde moderne ne peut qu’avoir été conçu par un génie du mal et ce n’est pas un hasard (voyez mon livre) si les grands écrivains populaires de l’époque ont tous basculé, de Jack London à Chesterton en passant par Gustave Le Rouge, dans la théorie de la conspiration, à l’heure où les « 300 » businessmen de Rathenau mènent comme aujourd’hui, sous la houlette de leurs banquiers (découvrez David Starr Jordan et l’incroyable Empire invisible), le monde des machines à l’abattoir de la guerre et à la fatidique apocalypse numérique.

Le vrai génie de Lang est donc populaire: dans ses deux films on a un costaud, une danseuse magique, un maharadjah trop soumis à l’émotivité de sa caste (autorité spirituelle et pouvoir temporel…), on a la vieille Inde encore vivante, le monde moderne débarquant, on a les tigres, l’amour, l’aventure, le conflit entre modernité et Tradition (et cela se fait et se montre sans rire), on a le crépuscule du kshatriya ; comme le remarque Daniélou dans ses somptueuses Mémoires (voyez mon texte), l’Inde traditionnelle penche du côté fasciste pendant la guerre, car elle est dans le camp anticolonialiste d’abord, et dans celui de la caste des guerriers ensuite.

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Mais chez Lang rien de tout cela : le vieil ordre doit disparaitre, et les tigres finiront au cirque ou au zoo. Le monde désenchanté de Max Weber triomphe et, pour reprendre la merveilleuse remarque de Freud, le narcissisme psychique des uns perd face à la protestation véhémente de la réalité… Espérons que notre nouvel ordre mondial finira de même, sauf que l’ordinateur fera moins de cadeaux que l’humain. Mais bon, même Kubrick nous a donné un peu d’espoir dans 2001…

On a dit du bien du cinéma populaire et de ses engagements initiatiques. C’est du reste le premier chapitre de notre livre sur le Paganisme au cinéma. Tout est déjà chez Homère et Virgile, sans compter Ovide.  Deux mille ans après James Bond et un certain nombre (pas tous…) de superhéros recyclent et entretiennent le rêve et son cheminement ténébreux. Il faut bien contrebalancer la banalité de la vie ordinaire.

Guénon a dit : « il arrive aussi que celui que nous pouvons appeler indifféremment « vulgaire » ou « populaire » (car ces deux mots sont à peu près synonymes au fond) serve à lui seul de « masque » initiatique ; nous voulons dire par là que les initiés, et spécialement ceux des ordres les plus élevés, se dissimulent volontiers parmi le peuple, faisant en sorte de ne s’en distinguer en rien extérieurement. »

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J’ai évoqué dans mon texte sur la prostration et le meurtre du cinéma européen par la classe moyenne, le snobisme culturel, le nihilisme déconstructeur et les festivals. Tolstoï dans son maître-essai sur l’art revient aux textes de sa gesse bibliques, aux prophètes, aux poètes primordiaux, aux contes de fées et folkloriques. Il assassine l’enseignement de l’art et les festivals (comme on sait, sa cible favorite est… Wagner) et il a raison car cela tue la littérature à l’époque comme cela tuera le cinéma : l’art qui se saisit comme essence et comme science s’assassine tout simplement. Relire Schiller et ses lettres sur l’éducation esthétique.

Guénon (qui lui-même devenu un jour à la mode, a été tué par les guénoniens) ajoute, toujours dans Initiation et réalisation spirituelle :

«... c’est du peuple qu’il s’agit toujours en pareil cas, et non point de ce qu’on est convenu d’appeler en Occident la « classe moyenne », ou de ce qui y correspond plus ou moins exactement ailleurs ; et il en est ainsi à tel point que, dans les pays de tradition islamique, on dit que, lorsqu’un Qutb doit se manifester parmi les hommes ordinaires, il revêt souvent l’apparence d’un mendiant ou d’un marchand ambulant. »

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Le peuple est détenteur d’une puissance initiatique (Bernanos pense de même), et c’est pourquoi sans doute la classe moyenne (elle est menacée par les mondialistes ? Tu parles !) tente de le liquider partout et par tous les moyens via ses partis chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates et sa sous-culture festivalière) :

« …et c’est là en somme l’origine réelle et la vraie raison d’être de tout « folklore », et notamment des prétendus « contes populaires ». Mais, pourra-t-on se demander, comment se fait-il que ce soit dans ce milieu, que certains désignent volontiers et péjorativement comme le « bas peuple », que l’élite, et même la plus haute partie de l’élite, dont il est en quelque sorte tout le contraire, puisse trouver son meilleur refuge, soit pour elle-même, soit pour les vérités dont elle est la détentrice normale ? Il semble qu’il y ait là quelque chose de paradoxal, sinon même de contradictoire ; mais nous allons voir qu’il n’en est rien en réalité. »

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Certes la sous-culture savante (un sot savant est plus sot qu’un sot ignorant a même reconnu notre drôle de contre-initié Molière…) peut polluer toutes les sources populaires et ne se prive pas de la faire. Mais il reste toujours quelque chose.

Revenons au Tombeau hindou : dehors il y a la jungle avec son tigre, ou le désert avec sa soif (dirait Haddock…) ; dedans il y a le labyrinthe avec son maharadjah fou, ses crocodiles cachés, ses inondations (cf. la fin de Metropolis où l’oligarchie tente comme toujours de NOYER LE PEUPLE), et Varoufakis a très bien parlé du minotaure européen. Entre les deux il y a, il y aurait le pueblo (génial mot espagnol qui recouvre les deux notions) et qui tente d’échapper à Babel comme à la barbarie. Le superhéros de Lang (joué par l’acteur suisse Hubschmid (photo, ci-dessous) et des acteurs venus du merveilleux cinéma Heimat allemand comme la blonde solaire Sabine Bethmann - photo ci-dessous) semble seul capable de triompher des deux mondes.

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Lang a réalisé un dernier film sur Mabuse qui consacre l’entrée de nos sociétés de surveillance: Les mille yeux du docteur Mabuse. On est revenu à force de technologie (Dédale créateur du labyrinthe et des automates) aux pièges étudiés par le paganisme le plus savant.

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Terminons sur le cinéma. La parole est à Céline, Maître du Voyage en Amérique :

« Alors les rêves montent dans la nuit pour aller s’embraser au mirage de la lumière qui bouge. Ce n’est pas tout à fait vivant ce qui se passe sur les écrans, il reste dedans une grande place trouble, pour les pauvres, pour les rêves et pour les morts. »

Sources principales :

INITIATION ET RÉALISATION SPIRITUELLE- Chapitre XXVIII LE MASQUE « POPULAIRE »

https://en.wikipedia.org/wiki/Debra_Paget

https://ekladata.com/BuhIzMo2QTOKHvt8wfMzuCLkSLY/Init.-Re...

http://www.dougashford.info/wordpress/wp-content/uploads/...

https://www.amazon.fr/Une-br%C3%A8ve-histoire-paganismes-...

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17:44 Publié dans Cinéma, Film | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, film, fritz lang, nicolas bonnal | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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