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mardi, 06 septembre 2022

Le laboratoire politique de la France contemporaine

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Le laboratoire politique de la France contemporaine

par Georges FELTIN-TRACOL

michelet_invention-presidence-republique-tt-width-300-height-455-crop-1-bgcolor-ffffff-lazyload-0.jpgC’est au printemps 2022 en pleine campagne présidentielle que paraît un livre au titre étonnant : L’invention de la présidence de la République (1). Il ne s’agit pas d’une étude de droit constitutionnel, mais d’un essai d’histoire politique sur la plus brève et la plus méconnue des républiques françaises, la Deuxième (1848 – 1852).

L’auteur, Maxime Michelet, examine quatre années décisives qui ont modelé le paysage politique jusqu’en 2017. Il en profite pour contester certaines interprétations institutionnelles viciées de l’historiographie républicaine sans toutefois toujours convaincre. En effet, on pense que la IIe République fut un régime présidentiel puisque le chef de l’État ne pouvait pas dissoudre la chambre. C’est inexact en raison des ambivalences de la constitution de 1848. L’assemblée monocamérale poursuit des pratiques parlementaires acquises sous la Seconde Restauration (1815 – 1830) et la Monarchie de Juillet (1830 – 1848). Elle vote régulièrement la défiance envers le cabinet ministériel et/ou certains de ses membres. « La constitution de 1848 accorde peu de pouvoirs à son premier magistrat » qui porte pour la première fois le titre de « président de la République ».

Toute la parole au peuple ?

À part le droit de nommer et de révoquer les ministres (art. 67), le président ne peut pas agir sans l’indispensable contreseing ministériel. Les constituants limitent sérieusement ses prérogatives. Élu pour quatre ans, il n’est pas rééligible. Le jour de son investiture, il est le seul à devoir prêter un serment de fidélité à la constitution devant les députés.

Maxime Michelet n’est pas constitutionnaliste. Certes, le président de la IIe République ne peut ni suspendre ni proroger l’Assemblée nationale législative. En revanche, il peut la convoquer (art. 32) ou « demander, par un message motivé, une nouvelle délibération (art. 58) ». À l’instar de son homologue outre-Atlantique, il ne dispose pas non plus de l’initiative législative directe. Mais, il « a le droit de faire présenter des projets de loi à l’Assemblée nationale par les ministres (art. 49) ». L’auteur oublie en outre que l’article 63 stipule que le chef de l’État « réside où siège l’Assemblée nationale, et ne peut sortir du territoire continental de la République sans y être autorisé par une loi ». L’auteur semble ainsi confondre le régime présidentiel ou « séparation institutionnelle des trois pouvoirs » du présidentialisme autoritaire (initiative législative de l’exécutif, droit de dissolution de l’assemblée, fixation de l’ordre du jour du Parlement, possibilité d’arrêter le budget par décret, etc.), voire d’un « présidentialisme parlementaire » en vigueur au Portugal et en Autriche où le président est élu au suffrage universel direct, mais dont la responsabilité de l’exécutif revient au chef du gouvernement. La Ve République française se définirait plutôt, après trois cohabitations (1986 – 1988, 1993 – 1995 et 1997 – 2002), comme un « système semi-présidentiel au parlementarisme rationalisé ».

Aux pouvoirs volontairement restreints, le président de la République détient néanmoins un atout considérable. Après bien des discussions et des tergiversations parmi les députés, il bénéficie de « l’autorité acquise par l’onction populaire ». Encore inspiré de l’exemple américain, les constituants de 1848 décident d’élire le président de la République au suffrage universel direct par tous les hommes âgés de 21 ans au moins. Le scrutin se passe en un seul tour (tour populaire). Pour être élu, il faut recueillir la majorité absolue des suffrages dont un minimum de deux millions de voix, soit environ un tiers des inscrits. Si aucun candidat n’est élu, il revient à l’Assemblée législative d’élire le président parmi « les cinq candidats éligibles qui ont obtenu le plus de voix (art. 47) » (tour parlementaire) (2).

L’article 46 prévoit que l’élection présidentielle « a lieu de plein droit le deuxième dimanche du mois de mai », y compris si le président a été élu à une autre date. Les constituants rognent sciemment près de sept mois de présidence pour l’élu des 10 et 11 décembre 1848. Maxime Michelet note que « par le hasard de la date du décès de Georges Pompidou, les élections présidentielles ont lieu en mai depuis 1974, le second tour ayant lieu le premier (depuis 1995), le deuxième (1981 et 1988) ou le troisième dimanche dudit mois (1974). L’élection présidentielle de 1965 avait été organisée en décembre – tout comme celle de 1848 – tandis que celle de 1969 avait pris place en juin. En 2022, pour la première fois, le second tour prend place en avril ».

Louis_Eugène_Cavaignac_MdesA_2014.jpgTous les publicistes de l’époque pronostiquent la victoire du général Cavaignac (photo). Militaire républicain modéré, Louis-Eugène Cavaignac dirige le pouvoir exécutif après avoir maté l’insurrection ouvrière parisienne de juin 1848. Il « demeurait à l’hôtel de Monaco - aujourd’hui hôtel de Matignon ». Élu président, le général Cavaignac en aurait fait son palais présidentiel. Mais il perd l’élection dès le tour populaire tout comme le général conservateur Nicolas Changarnier, les socialistes Alexandre-Auguste Ledru-Rollin et François Raspail et le républicain Alphonse de Lamartine. Avec 75 % des voix, le premier président de la République française est un homme de 40 ans : Louis-Napoléon Bonaparte. « L’héritier de l’Empire devient le premier des premiers magistrats de la République, porté à cette charge quelques jours plus tôt par les suffrages quasi unanimes du peuple français, déposés à l’occasion de la première élection présidentielle au suffrage universel direct. Une expérience audacieuse qui ne se reproduisit plus en France avant 1965. » Mieux, Maxime Michelet le présente comme « le premier président de la Ve République ». En effet, « du point de vue des principes comme de la pratique, Louis-Napoléon Bonaparte a inventé la présidence de la République et, à considérer la prééminence du chef de l’État au sein de la constitution de 1958, on pourrait même oser une affirmation riche en paradoxes : Louis-Napoléon Bonaparte a fondé notre République ».

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Le choix de l’impartialité

Le nouveau dirigeant français inaugure des usages dont certains perdurent encore aujourd’hui. Il est « le premier locataire de l’Élysée ». Il y organise de grandes réceptions et invite les familles royalistes légitimistes et orléanistes les plus influentes, les membres du clan Bonaparte et un entourage présidentiel immédiat dont les fidélités sont « nées dans l’exil et les conspirations ». Connaissant mieux l’étranger que son pays natal, le président, bon locuteur en allemand, en anglais et en italien, visite au cours de son mandat la France et n’hésite pas à séjourner dans des départements politiquement hostiles. Les discours qu’il prononce accroissent sa notoriété auprès de la population. Petite anecdote savoureuse pour l’époque : sa maîtresse en titre, l’Anglaise Elizabeth-Ann Haryett alias Miss Harriet Howard (1823 – 1865) (tableau, ci-dessous), accompagne volontiers ce célibataire endurci pendant les voyages officiels...

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En ces temps d’hypostase laïcarde, l’auteur signale que « par privilège particulier, le chef de l’État français possédait […] le droit de remettre la barrette cardinalice au nonce apostolique en France – l’ambassadeur du pape – lorsqu’il était nommé cardinal à l’issue de sa mission diplomatique: le dernier président de la République à remettre sa barrette à un cardinal sera le général de Gaulle en 1959 (et ainsi, en 1953, le président Auriol aura-t-il remis sa barrette au cardinal Roncalli, futur Jean XXIII ». Il mentionne enfin une « magistrature unique dans toute l’histoire républicaine de la France »: la vice-présidence de la République dont le titulaire s’appelle Henri Georges Boulay de La Meurthe (1797 - 1858). L’article 70 définit cette nouvelle fonction. Le vice-président de la République est nommé par l’Assemblée nationale, sur la présentation des trois candidats faite par le président (outre l’heureux élu, les deux autres sont le comte Achille Baraguey d'Hilliers et Alexandre-François Vivien). Président du Conseil d’État, le vice-président de la République remplace le président en cas d’empêchement et assure un court intérim.

Président des Amis de Napoléon III, Maxime Michelet entend réhabiliter la figure paradoxale du premier chef de l’État français élu au suffrage universel de l’histoire, du premier des présidents de la République et du dernier des monarques français. Il rappelle à toute fin utile que du 20 décembre 1848 au 2 septembre 1870, « Louis-Napoléon Bonaparte a présidé aux destinées de la France durant vingt et un ans et huit mois. À ce titre, il est l’homme politique contemporain à avoir exercé le plus longtemps la magistrature suprême, suivi de Louis-Philippe (dix-sept ans et deux mois), Napoléon Ier (quatorze ans et sept mois) et François Mitterrand (quatorze ans) ». Il ajoute que « loin de l’aventurier jouisseur et sans autre colonne vertébrale que la poursuite d’un confort luxueux financé par la nation, Louis-Napoléon est un homme d’État, porteur d’une véritable conception politique, acteur d’une trajectoire personnelle parmi les plus étonnantes du XIXe siècle et qu’il serait bien réducteur de caricaturer en vulgaire conspiration d’un escroc sanguinaire ».

Le « Prince-Président » a anticipé et compris les aspirations d’une partie non négligeable de l’électorat. « En 1848, qui mieux que l’héritier de Napoléon pouvait fonder en France la magistrature suprême ? Proclamer le principe de l’élection par le peuple, n’était-ce pas d’ailleurs déjà couronner le prince qui était l’incarnation de ses droits ? » Un solide argument, car les Bonaparte forment « la seule dynastie compatible avec les institutions républicaines. […] L’angle est celui d’une dynastie nationale, surgie de la Révolution et auréolée de gloire, vaincue par les armées étrangères ».

Très tôt, Louis-Napoléon se place au-dessus des clivages partisans et des antagonismes politiques. C’est un fait. Par exemple, aux législatives de 1849, de nombreux cantons qui l’ont massivement choisi se portent ensuite sur les républicains radicaux. Le canton de Saint-Pourçain dans l’Allier, qui avait voté à 84 % pour le prince impérial en décembre 1848, vote à 65 % pour les candidats de la Montagne démocrate-socialiste. Pour leur part, les droites (légitimiste, bonapartiste autoritaire, orléaniste et républicaine conservatrice) cherchent à se coordonner au sein d’un « comité de la rue de Poitiers ». Mais, « il est difficile de gouverner avec des hommes qui – issus des élites orléanistes – cachent difficilement leur mépris pour un aventurier qui, selon eux, ne doit son élection qu’au fétichisme des masses paysannes pour son nom ». Le nouveau président doit composer avec une assemblée méfiante et rétive à ses initiatives. Il commence par prendre des ministres compatibles avec la majorité de droite. Cependant, dès le 31 octobre 1849, il désigne un « gouvernement présidentiel ». Certes, « l’Assemblée demeure – sur le plan constitutionnel et politique – le cœur du pouvoir républicain. Face à elle se tient désormais un chef de l’État qui n’est plus seulement un président qui nomme le pouvoir exécutif et le délègue à ses ministres mais un président qui exerce le pouvoir exécutif à travers ses ministres, récupérant l’exercice d’un pouvoir que la lettre de l’article 43 de la constitution – comme l’esprit de l’élection du 10-Décembre – lui déléguait directement ». Sa présidence se marque de diverses combinaisons gouvernementales qui prennent en compte une lecture parlementaire de la constitution de 1848. Aux dépens d’un brumeux « parti du peuple », le président Bonaparte subit les pressions permanentes du « parti de l’Ordre » bourgeois et rentier dont Adolphe Thiers est l’un des principaux animateurs.

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Concorde nationale et harmonie sociale 

Malgré une situation politique compliquée, le chef de l’État engage une politique de rupture avec un certain ordre social établi. En tant qu’ancien prisonnier politique, il « est l’infatigable promoteur de l’amnistie » des Journées sanglantes de juin 1848. Il travaille sa stature régalienne. En tant que chef de l’armée, le président de la République exerce « une présidence napoléonienne »; il agit en « bienfaiteur des soldats »; il intervient en « grand prêtre de la mémoire napoléonienne » et organise « les charités présidentielles ». Maxime Michelet remarque qu’en politique, « le bonapartisme présidentiel est plus conservateur que le bonapartisme impérial, en partie car sa principale mission est de rétablir l’ordre et de promouvoir une révision de l’équilibre institutionnel ». Si c’est sous le Second Empire que « la loi du 9 juin 1853 fonde notre système de retraite », dès la IIe République, le président demande aux parlementaires d’accorder quelques avancées sociales réelles empreintes d’un esprit paternaliste. La loi du 18 juin 1850 autorise des caisses facultatives de retraite par capitalisation dans le secteur privé. La loi du 13 avril 1850 favorise « l’assainissement des logements insalubres ». La loi du 15 juillet 1850 légalise l’organisation du système mutualiste et des sociétés de secours mutuels. La loi du 22 janvier 1851 accorde l’assistance judiciaire gratuite aux plus démunis. Quant à la loi du 22 février 1851, elle concerne l’apprentissage, sa contractualisation, le temps de travail, les jours fériés, le repos dominical et le droit à l’instruction des apprentis.

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L’auteur prévient cependant que « plus qu’une dimension sociale, c’est une dimension populaire qui domine le mandat présidentiel de Louis-Napoléon Bonaparte ». N’est-il pas perçu comme un « prince rouge » ? N’a-t-il pas publié en 1844 De l’extinction du paupérisme dans le sillage de la pensée saint-simonienne ? Sur cette ligne équivoque, en janvier 1849, son cousin Pierre Bonaparte fonde et dirige un éphémère journal intitulé Le Socialisme napoléonien. Un autre cousin, le prince impérial Napoléon-Jérôme Bonaparte, dit « Plon-Plon », siège à l’Assemblée sur les bancs de l’extrême gauche républicaine et anti-cléricale.

Ces engagements ne sont pas paradoxaux. Tous les membres de la famille Bonaparte défendent « la mémoire impériale, porteur de souvenirs et de principes tant révolutionnaires que conservateurs ». À cet égard, le bonapartisme louis-napoléonien est une révolution conservatrice du premier âge industriel. Les historiens des idées politiques du XIXe siècle ont relevé la présence significative de cette expression. Le journal berlinois Die Volksstimme l’emploie dès 1848. Dans son édition du 20 décembre 1851 qui mentionne le coup d’État du 2 décembre, le journal suisse Le Genevois écrit: « Grâce à la Providence, une véritable révolution conservatrice s’accomplit en France par la discipline de l’armée et par la terreur qu’inspire l’anarchie. » « La souveraineté populaire et son incarnation en actes et en puissance, tel est le credo de Louis-Napoléon. » La souveraineté populaire et non la souveraineté nationale, nuance fondamentale entre le bonapartisme au XIXe siècle et le gaullisme au XXe siècle ! Contre les GAFAM et autres transnationales, le XXIe siècle ne verrait-il pas enfin une convergence de ces deux souverainetés plus ou moins conflictuelles vers une souveraineté nationale-populaire et son dépassement en souveraineté communautaire ?

Pour le futur Napoléon III, en 1848, « la candidature napoléonienne était celle d’un puissant mouvement populaire allant au-delà du clivage entre gauche et droite », car « l’élection présidentielle est […] la rencontre d’un peuple avec un prince, dont le nom est un principe ». Maxime Michelet parle de « réconciliation des principes bonapartistes et des principes républicains dans le creuset de la constitution gaullienne ».

Une république plébiscitaire héréditaire

La perspective de la fin du mandat présidentiel en 1852 incite le président à réclamer au moyen d’une pétition la révision de la constitution qui, par des blocages politiques et juridiques, ne se réalise pas. Pendant cette campagne pétitionnaire, le parti de l’Ordre envisage d’autres candidats pour l’échéance présidentielle à venir dont François d’Orléans, prince de Joinville, le dernier fils de Louis-Philippe. Il s’inquiète aussi de l’engouement du public pour le député démocrate-socialiste de la Creuse, Martin Nadaud, à peine âgé de 36 ans. Sa possible candidature à l’Élysée électrise le débat public. S’ajoute la perspective d’un double imbroglio politico-électoral. Le 9 mai, le président Bonaparte achèvera son mandat et sera remplacé par le vice-président de la République. Si Louis-Napoléon n’est pas réélu hors du champs constitutionnel ou si aucune majorité ne se dégage, l’élection reviendrait à l’Assemblée nationale. Mais laquelle ? Celle élue le 2 mai ou celle dont le mandat s’achève le 28 mai ? « On se retrouverait ainsi dans une situation absolument chaotique : un ancien président sans doute réélu illégalement, un vice-président exerçant la présidence par intérim, un futur président à désigner, une assemblée sortante toujours en fonction et une nouvelle assemblée impuissante mais à la composition déjà connue. »

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Louis-Napoléon Bonaparte prépare par conséquent un coup de force. Celui-ci aurait dû se produire dès le 17 septembre 1851, mais il est aussitôt reporté. L’action se déroule le 2 décembre 1851 dans le cadre de l’opération Rubicon. Malgré des résistances parfois violentes dans le Sud-Est et des débuts de jacqueries dans le Massif Central, le putsch présidentiel réussit. Le plébiscite des 21 et 22 décembre 1851 entérine une nouvelle constitution républicaine vraiment présidentialiste (présidence décennale, responsabilité plébiscitaire permanente devant le peuple, ministres responsables devant le président, monopole gouvernemental de l’initiative des lois, etc.). Après 1851, « le pouvoir de Louis-Napoléon n’est pas un simple autoritarisme autocratique mais un autoritarisme démocratique, sa puissance et sa prédominance au sein des institutions ne relevant pas tant de la personne du prince que du principe qu’il incarne ».

Moins d’un an plus tard, le plébiscite des 20 et 21 novembre 1852 établit un nouveau régime impérial. « En réalité, ce n’est ni une dynastie, ni une succession mais une dignité qui est rétablie. » Louis-Napoléon Bonaparte considère en effet que les droits dynastiques qu’il détient lui ont été conférés précédemment par le suffrage universel manifesté avec les consultations plébiscitaires de 1799, de 1802 et de 1804. L’auteur explique avec raison que « bien différente de la royauté, dont l’ordre de succession ne saurait être discuté puisque part intégrante de la légitimité, l’Empire est une monarchie contractuelle fondée sur un pacte explicite entre le souverain et le peuple. En ressuscitant la monarchie impériale, Louis-Napoléon rétablit de nouveau un principe (l’hérédité au sein de la famille de Napoléon) ainsi qu’au titre (empereur des Français) mais ne restaure pas une dynastie. Il instaure sa dynastie ». Le caractère contractuel de l’Empire sera réaffirmé après 1873 par le prétendant impérial, Louis-Napoléon (ou Napoléon IV pour les « impérialistes »), qui proposera que l’intronisation de chaque nouvel empereur des Français ne se fasse qu’après un accord plébiscitaire favorable. Le système bonapartiste s’apparente plus à une Res Publica héréditaire basée sur le consentement plébiscitaire du peuple.

51kQYWycinL._SX312_BO1,204,203,200_.jpgAmbassadeur de Prusse à Paris en 1862, Otto von Bismarck a-t-il pris conscience de la force du peuple dans la réalisation de son projet d’unité nationale allemande dans un sens conservateur, puis bien plus tard dans les avancées sociales légales ? L’un de ses biographes, Lothar Gall, a estimé que le futur « Chancelier de fer » agissait en « révolutionnaire blanc » (3). Serait-ce une anticipation ou une préfiguration de la Révolution conservatrice du premier tiers du XXe siècle (4) ?

L’invention de la présidence de la République ne se contente pas de relater les péripéties politiques et parfois personnelles de la première présidence de la République française. Cet ouvrage remarquable montre un cas pratique de « troisième voie » entre la Réaction et la Révolution, une tentative assez aboutie de synthèse nationale autour des concepts d’Ordre politique, de Justice sociale et d’Égalité civique. À son tour biographe du troisième empereur des Français (5), Pierre Milza considérait la période « louis-napoléonienne » comme le grand moment illibéral de la France (6). Maxime Michelet ne reprend pas l’expression, mais il montre une politique adroite non pas du « juste milieu », mais de concorde nationale et sociale liant des mentalités traditionnelles au dynamisme de la modernité techno-scientifique européenne.

GF-T

Notes

1 : Maxime Michelet, L’invention de la présidence de la République. L’œuvre de Louis-Napoléon Bonaparte, préface d’Éric Anceau, Passés composés, 2022, 394 p., 24 €. Les citations en sont extraites.

2 : La Bolivie a appliqué ce mode de désignation présidentielle jusqu’en décembre 2005 quand Evo Morales gagna le scrutin dès le premier tour à 53,70 %.

3 : Lothar Gall, Bismarck. Le révolutionnaire blanc, Fayard, coll. « Histoire », 1984.

 

4 : En lisant Otto von Bismarck, Pensées et Souvenirs, présentation de Joseph Rovan, Calmann-Lévy, 1984, on comprend qu’entre 1851 et 1862, le Second Empire dans sa phase autoritaire rassure les diplomaties européennes.  

 

5 : Rappelons que le fils de Napoléon Ier, Napoléon II, bien que mineur, régna de jure sur la France entre les 22 juin et 8 juillet 1815.

 

6 : Pierre Milza, Napoléon III, Perrin, 2004.

samedi, 21 août 2021

Marxisme rhénan

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Marxisme rhénan

par Joakim Andersen

Ex: https://motpol.nu/oskorei/2021/08/17/rhenmarxism/ 

En 1848, des révolutions secouent plusieurs pays européens, une période mouvementée qui a été appelée, entre autres, le Printemps des peuples. C'est aussi une période intense pour deux futurs dieux de la maison marxiste-léniniste, Marx et Engels. Ils ont tous deux rapporté, analysé et essayé d'influencer les événements dans la Neue Rheinische Zeitung. Pour les historiens des idées, il s'agit d'une lecture enrichissante, notamment parce qu'elle nous permet de suivre les fils de leur analyse qui se sont ensuite faits plus diffus. La dialectique entre le peuple et la classe n'est pas la moindre, bien que nous trouvions également des éléments précoces comme l'attitude querelleuse envers Proudhon et l'intérêt pour l'économie politique.

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Dans le premier numéro, Engels fait directement référence au peuple: "le peuple allemand a gagné son statut de souverain en combattant dans les rues de presque toutes les villes du pays... La proclamation publique et audacieuse de la souveraineté du peuple allemand aurait dû être le premier acte de l'Assemblée nationale". Dans la dernière partie, l'éditorial avertit les travailleurs que "la bourgeoisie envoie les travailleurs dans le feu et les trahit ensuite de la manière la plus infâme". Dans l'ensemble, le peuple, das Volk, joue un rôle central. Engels apparaît souvent comme un démocrate radical aux accents nationalistes, par exemple lorsqu'il affirme que la souveraineté du peuple doit être au cœur de la nouvelle constitution. Mais Marx mentionne également la nécessité d'un peuple armé, dans des termes qui rappellent le mouvement contemporain des milices américaines. Dans un texte sur les plans des opposants, il écrit que le "Berlin réactionnaire" "s'efforce de désarmer au plus tôt toutes les gardes civiques, surtout dans la région du Rhin, de détruire peu à peu tout l'armement du peuple qui se développe actuellement, et de nous livrer sans défense aux mains d'une armée composée surtout d'éléments étrangers, soit faciles à réunir, soit déjà préparés". Il est également intéressant de noter qu'une élite anti-populaire peut utiliser des "éléments étrangers" contre le peuple (voir Weber). Marx et Engels, d'ailleurs, soutenaient tous deux que "l'intimidation du peuple non armé ou l'intimidation par une soldatesque armée - voilà le choix qui s'offre à l'Assemblée". En bref, l'identité entre le peuple et l'armée semble être aussi décisive que l'armement du peuple.

Dans plusieurs textes, Engels développe l'argument de l'élite et des étrangers. Cela s'applique notamment à la politique d'échange de population menée dans la Pologne sous contrôle prussien. Il demande dans ce contexte "comment considérerions-nous des personnes qui ont acheté nos terres pour presque rien alors que la concurrence était exclue, et qui l'ont fait de surcroît avec le soutien du gouvernement ?" et note que "à Poznan, ces colons ont été envoyés méthodiquement, avec une persistance sans faille, dans les dèmes, les forêts et les domaines divisés de la noblesse polonaise afin d'évincer les Polonais de souche et leur langue de leur propre pays et de créer une province véritablement prussienne". Notez dans ce contexte le raisonnement pas tout à fait politiquement correct d'Engels et ses ambiguïtés sur la relation entre les intérêts juifs prussiens et locaux, en utilisant des mots tels que "avides de profits". La relation entre la minorité locale et l'autorité étrangère, que l'on pourrait qualifier de minorités compradores, en faisant une légère référence à la gauche des années 1970, présente un intérêt général. Quoi qu'il en soit, la perspective de base est que "tous les dirigeants existants jusqu'à présent et leurs diplomates ont utilisé leurs compétences et leurs efforts pour dresser une nation contre une autre et utiliser une nation pour en supprimer une autre, et de cette manière pour perpétuer le pouvoir absolu". Un thème qui revient dans leurs écrits ultérieurs, pour citer un Engels âgé, selon lequel "une véritable coopération internationale entre les peuples d'Europe n'est possible que lorsque chacun de ces peuples est pleinement et fermement le maître de sa propre maison".

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L'intérêt pour le conflit entre, d'une part, un Occident libre et les classes et nations qui lui sont associées et, d'autre part, un Orient despotique, est lié à cela, principalement chez Engels. Mais on retrouve également ce thème chez Marx, qui écrit entre autres que "la défaite de la classe ouvrière en France et la victoire de la bourgeoisie française étaient en même temps une victoire de l'Orient sur l'Occident, la défaite de la civilisation par la barbarie". La suppression des Roumains par les Russes et leurs outils, les Turcs, a commencé en Valachie; les Croates, les Pandours, les Tchèques, les Serejanes et autres racailles similaires ont étranglé la liberté allemande à Vienne, et le Tsar est maintenant omniprésent en Europe. Le renversement de la bourgeoisie en France, le triomphe de la classe ouvrière française, et la libération de la classe ouvrière en général est donc le cri de ralliement de la libération européenne." L'eurocentrisme est plus qu'implicite ici. Il en va de même du scepticisme à l'égard de la "perfide Albion", Marx s'en prend ensuite à "l'Angleterre, le pays qui fait de nations entières ses prolétaires, qui embrasse le monde entier de ses bras énormes, qui a déjà une fois payé les frais d'une Restauration européenne, le pays dans lequel les contradictions de classe ont atteint leur forme la plus aiguë et la plus éhontée." Les courageux peuvent actualiser l'analyse jusqu'aux années 2020, date à laquelle un autre empire aura peut-être pris la place de l'Angleterre en Occident.

La distinction entre État et société est globalement intéressante, particulièrement évidente dans le cas de la Prusse, que les auteurs n'aiment pas. Entre autres choses, Engels écrit que "non seulement les Polonais, mais aussi les autres Prussiens, et surtout nous qui sommes originaires de Rhénanie, peuvent en raconter long sur les mesures "rigoureusement réglementées" et "strictement appliquées" de la digne bureaucratie prussienne, mesures qui ont "perturbé" non seulement les anciennes coutumes et les institutions traditionnelles, mais aussi toute la vie sociale, la production industrielle et agricole, le commerce, l'exploitation minière, bref toutes les relations sociales sans exception." La bureaucratie et l'État apparaissent ici comme des acteurs relativement autonomes, qui dominent souvent la bourgeoisie. La relation ambivalente de la bourgeoisie avec les travailleurs et la monarchie/bureaucratie/militaire est, selon les deux, particulièrement forte en Allemagne. Mais l'attitude de base, État contre société, est exprimée de façon lapidaire dans des passages tels que "les développements n'attendront pas que les lettres de change tirées par les États européens sur la société européenne expirent".

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Dans ce contexte, l'accent mis par Engels sur la valeur de la centralisation, "une centralisation révolutionnaire rigoureuse", peut sembler quelque peu contradictoire. Mais il s'agit en fin de compte de géopolitique et de survie. Sinon, le libellé sur les taxes et les grèves fiscales est intéressant. Entre autres choses, Marx exhorte les lecteurs à "affamer l'ennemi et à refuser de payer des impôts ! Rien n'est plus stupide que de fournir à un gouvernement perfide les moyens de combattre la nation, et le moyen de tous les moyens est l'argent." Tout ami de l'ordre objectera que "c'était à l'époque, c'était l'ancienne monarchie, l'État de notre temps a une base de classe très différente". Mais la question est alors de savoir de quelle base de classe il s'agit réellement et si ce n'est pas aussi aujourd'hui un "gouvernement traître".

Quoi qu'il en soit, l'analyse du jeu est d'un grand intérêt. Il s'agit du jeu entre le peuple et le souverain, mais celui-ci se décompose ensuite en "tactiques d'essai" entre les ouvriers, les bourgeois et le souverain, où une partie du peuple risque constamment d'utiliser les ouvriers pour obtenir des concessions du souverain, mais change ensuite de camp. Pour compliquer encore les choses, Marx et Engels font également intervenir le Lumpenproletariat, parfois avec des connotations ethniques, dans des passages tels que "la bourgeoisie est liguée avec les lazzaroni contre la classe ouvrière". Le projet de la bourgeoisie de "transformer la monarchie féodale en monarchie bourgeoise par des moyens pacifiques" est simultanément saboté par le fait que "la vieille bureaucratie ne veut pas être réduite au statut de serviteur d'une bourgeoisie pour laquelle, jusqu'à présent, elle a été un tuteur despotique". Le facteur ethnique et le conflit entre l'Ouest et l'Est viennent encore compliquer la situation. En somme, un tableau complexe, mais un modèle utile pour comprendre notre époque également. Même si les classes et les États concrets d'aujourd'hui sont en partie différents de ceux d'alors.

En conclusion, nous notons qu'Engels a anticipé l'intuition de Carl Schmitt selon laquelle un ordre ne peut pas, à long terme, être basé sur deux principes opposés, "les résultats de la révolution ont été, d'une part, l'armement du peuple, le droit d'association et la souveraineté du peuple, gagnés de facto; d'autre part, le maintien de la monarchie et du ministère Camphausen-Hansemann, c'est-à-dire un gouvernement représentant la grande bourgeoisie. La révolution a donc produit deux séries de résultats, qui ne pouvaient que diverger. Le peuple était victorieux; il avait gagné des libertés de nature foncièrement démocratique, mais le contrôle direct passait dans les mains de la grande bourgeoisie et non dans celles du peuple." Dans l'ensemble, les articles des années révolutionnaires intenses de 1848 et 1849 présentent donc une certaine valeur, notamment pour ceux qui souhaitent trouver des analyses et des citations véritablement subversives à développer ou à jeter à la figure des "marxistes" établis.

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Motpol est un groupe de réflexion identitaire et conservateur qui poursuit deux objectifs principaux : 1) mettre en évidence un spectre culturel qui est essentiellement laissé de côté dans une sphère publique suédoise de plus en plus encombrée et monotone, et 2) servir de forum pour la présentation et le débat de l'idéologie, de la théorie et de la pratique politiques. Les écrivains de Motpol viennent d'horizons divers et écrivent à partir de perspectives différentes.
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