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dimanche, 18 février 2024

Marx : penseur de la libre communauté et de l'individualité selon Diego Fusaro

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Marx: penseur de la libre communauté et de l'individualité selon Diego Fusaro

Recension de: Marx: Pensador de la individualidad comunitaria libre de Diego Fusaro (Letras Inquietas, La Rioja, España, 2024)

Carlos X. Blanco

Débarrasser Marx du "marxisme" semble être une tâche ardue. Une grande partie des interprétations qui ont suivi la mort du philosophe et révolutionnaire se sont écartées de la voie principale qu'il avait ouverte. Certes, Karl Heinrich Marx lui-même est en partie responsable de cette déviation, lui qui, enfant d'une époque, n'a pu éviter toute une imprégnation environnementale. Marx s'est retrouvé avec toute une série de "-ismes" qui ont gâché la nouveauté radicale et entamé l'acuité de sa pensée. Le philosophe de Trèves n'était pas, en ce sens (et de son propre aveu), un marxiste. Il le savait, et pourtant il "laissait faire". Il a laissé son ami Friedrich Engels compléter son héritage, et a mis en ordre ad libitum les parties inachevées et fragmentairement élaborées. Pire encore, le troisième de la dynastie des dirigeants politico-intellectuels d'un mouvement déjà appelé "marxisme", à savoir Karl Kautsky, a approfondi les préjugés et les imprégnations de l'environnement.

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L'un de ces biais et l'une de ces contaminations propre à l'époque était le positivisme évolutionniste. La philosophie de Marx a été considérée comme une "théorie" de l'évolution des modes de production, que la social-démocratie allemande et le stalinisme soviétique ont compris de manière linéaire, déterministe, rigide et quasi-naturaliste. Le rôle volontariste du sujet révolutionnaire, le prolétariat, a été réduit au minimum, comme un simple spectateur qui n'a qu'à suivre la tendance inexorable du capitalisme vers son propre effondrement.

Un autre biais du "marxisme", et pas tellement de Marx lui-même, concerne le soi-disant matérialisme. Fusaro, comme son maître Costanzo Preve, insiste dans ses livres sur le fait que Marx a été victime d'une sorte de malentendu. Comme la psychanalyse nous l'a déjà montré, c'est parfois l'auto-compréhension qui est la pire. On ne peut pas juger un auteur sur la base des jugements qu'il porte sur sa propre œuvre et ses propres théories.

Ce qui est curieux, c'est que cette circonstance, que Marx lui-même n'ignorait pas - des décennies avant l'apparition de la psychanalyse -, il ne l'a pas su ou n'a pas pu se l'appliquer à lui-même. Marx se décrivait comme un matérialiste, comprenant le terme plutôt comme un synonyme de "scientifique". À bien des égards, l'auteur se déclarait matérialiste d'une manière purement métaphorique: de même que la science newtonienne n'était pas une spéculation gratuite sur la nature, mais une connaissance réelle en son temps (science stricte à l'apogée du 18ème siècle et paradigme de la physique jusqu'à la fin du 19ème siècle), le matérialisme historique, par analogie, se voulait une science stricte dans le domaine difficilement contrôlable et prévisible de l'histoire de l'humanité.

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Face à l'utilisation purement métaphorique du terme "matérialisme", qui a causé tant de destructions intellectuelles entre les mains d'Engels, de Lénine et de Gustavo Bueno, Fusaro défend dans ce livre la proposition de Preve: considérer Marx comme le dernier grand représentant de la tradition idéaliste allemande. Le cycle des grands métaphysiciens partis de l'idéalisme transcendantal kantien (Fichte, Schelling et Hegel) s'achève avec Marx, qui ne se contente pas de retourner Hegel, de le mettre "à l'envers", en conservant une prétendue méthode dialectique et en remplaçant la vision idéaliste par une vision matérialiste, dans laquelle l'économie détermine "en dernière instance" la superstructure (les idées et les valeurs d'une formation sociale). Ce n'est pas ainsi que les choses se passent. La vision dialectique du monde commence avec Fichte, qui comprend l'ego comme une activité. L'idéalisme de Fichte, dont Hegel et Marx se sont principalement inspirés, n'est pas un "mentalisme". Ce "moi" n'est pas un reflet contemplatif ou spéculatif du monde: ce "moi" est un transformateur du monde. L'infrastructure (économie et technologie, principalement) n'est rien chez Marx si elle n'est pas comprise comme un ensemble de systèmes d'action qui travaillent et retravaillent un monde largement humanisé, pour le meilleur et pour le pire.

Mais le texte qui fait l'objet de la présente étude se concentre principalement sur le problème de la Communauté. Marx est, après Hegel, le grand penseur de la Communauté. Il n'y a pas d'homme libre s'il n'y a pas de véritable Communauté. Contrairement à ce que nous montre la version libérale, à savoir une idée de l'homme atome qui ne peut être lié à l'autre que par le contrat, Marx sait (à la manière aristotélicienne et hégélienne) que sans Communauté il n'y a pas d'homme vraiment libre. Ce n'est pas du totalitarisme, c'est du communautarisme.

Il n'y a pas de meilleure façon d'étudier Marx que d'aller main dans la main avec Fusaro.

Source: https://www.letrasinquietas.com/marx-pensador-de-la-indiv...

 

vendredi, 28 juillet 2023

Costanzo Preve : dix ans après sa mort

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Costanzo Preve : dix ans après sa mort

par Federico Roberti

Source : https://www.ariannaeditrice.it/articoli/costanzo-preve-a-dieci-anni-dalla-scomparsa

Ceux qui nient la nature humaine, et qui le font à partir de la "gauche", convaincue qu'il s'agit d'un concept conservateur et réactionnaire (confondant ainsi l'utilisation idéologique du concept avec sa pertinence philosophique et ontologique), ne comprennent malheureusement pas que le caractère générique même de la nature humaine est le principal facteur empêchant la stabilisation d'une dictature manipulatrice, qu'elle soit inspirée par le matérialisme dialectique de Staline ou par le fondamentalisme sioniste-protestant de Bush. Si l'homme n'était pas une entité naturelle générique, dans laquelle la créativité et la réaction à l'oppression sont des éléments non seulement historiques mais enracinés dans la structure anthropologique la plus profonde, je ne parierais même pas dix euros sur les possibilités des mouvements de résistance.

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Costanzo Preve [1]

En Italie, la classe dirigeante est soumise aux pouvoirs forts. Et elle prospère en les servant, en prétendant gouverner et administrer la chose publique de manière autonome. Forte parce que le peuple n'a même pas le courage d'admettre qui est le véritable responsable. Elle doit être considérée comme une noblesse fidèle au roi, qui suit ses ordres ; elle est seulement divisée en deux factions qui s'affrontent à la cour pour la suprématie: la "droite" et la "gauche", y compris une grande partie du pouvoir judiciaire.

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Deux conceptions de la subordination et de la vente au détriment des citoyens s'affrontent. Les "barons", la droite, veulent agir comme des seigneurs féodaux, afin qu'en tant que vassaux, ils puissent disposer d'une certaine autonomie sur leurs fiefs, et abattre le peuple aussi bien à leur profit qu'au nom du roi. Les "mandarins", la gauche et les magistrats, veulent exécuter les souhaits prédateurs des pouvoirs forts en tant que fonctionnaires "sages" et parvenir ainsi à vivre vénérés et forts, sans trop se salir les mains avec des vols personnels. On ne sait pas laquelle des deux factions est la pire pour les gens ordinaires, qui feraient bien de ne pas se ranger du côté de l'une ou de l'autre. Les gesticulations suite au C ovid, et les fraudes biomédicales structurelles en général, montrent comment, dans certains cas, les mandarins peuvent être encore plus zélés et donc encore plus nocifs, en déchirant la constitution et la loi et en opprimant le peuple, que les barons qui veulent établir un droit de prédation même pour eux-mêmes alors qu'ils sont des prédateurs pour le roi.

Francesco Pansera [2]

Pour Costanzo Preve, l'être en tant que métaphore de la communauté n'est compréhensible qu'à travers la pratique philosophique et c'est la prémisse indispensable à toute praxis politique. La praxis doit être associée à la théorie pour dépasser le nihilisme de la technocratie, alors que le cirque médiatique ne fait la part belle qu'aux philosophies inoffensives pour les oligarchies au pouvoir. Il y a donc une philosophie où l'on s'affranchit des modes, où l'on rompt avec les simplismes pour fonder la vérité. Une vérité qui n'est ni fabriquée ni possédée, mais que l'on peut approcher sans jamais en faire sa propriété personnelle.

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En s'éloignant volontairement des stéréotypes et des fausses vérités propagées par le cirque médiatique, la philosophie devient l'activité véridique d'une communauté humaine qui se fixe des objectifs ontologiques. Chez Costanzo Preve, il y a coprésence de plusieurs registres linguistiques parce que la philosophie ne doit pas s'enfermer dans des niches spécialisées ; c'est le voyage autour de l'être humain et donc les philosophes doivent enseigner l'écoute et que la critique est un moyen de s'humaniser et de se retrouver entre semblables.

La politique n'existe que si l'être humain pense et définit sa propre nature, dans un travail de l'esprit qui peut être inhibé par la déconstruction des corps intermédiaires de la démocratie. Le nihilisme technocratique, idéologiquement athée et anti-communautaire, élève son péan à l'individualisme pour démanteler la politique et ses pratiques communautaires et réduire l'être humain à un atome consommateur qui ne perçoit pas la nécessité de la communauté sous ses formes plurielles.

LE DIALOGUE

La politique n'est possible qu'à travers un chemin de recherche commun où la dialectique n'est pas considérée comme une division mais comme une pratique communautaire et, en tant que telle, déjà une pratique politique. À l'inverse, le bavardage est le symptôme d'un manque d'être, il n'est donc pas une simple opération médiatique mais l'expression de la pathologie qui corrompt le corps social. Le bavardage consolide l'insignifiance de la parole et enseigne que si la pensée est impuissante, le Pouvoir peut tout. Ses propos sont la reproduction du système dominant qui gouverne par le biais d'un bavardage perpétuel dont le caractère infondé n'est pas un obstacle à sa diffusion mais plutôt un facteur déterminant qui le favorise. En effet, "le bavardage est la possibilité de tout comprendre sans appropriation préalable de la chose à comprendre" (cf. Martin Heidegger, "L'Être et le temps, l'essence du fondement").

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Le bavardage forme des personnalités indifférentes et des troupeaux dociles, des plèbes qui se dispersent parmi les signifiants circulant dans le système et deviennent l'objet du Pouvoir. Il réduit la vie en communauté à une simple banalité, particularité propre aux animaux, alors que le dialogue est communauté et n'appartient qu'aux êtres humains. Le cirque médiatique forme les individus à l'exercice du bavardage pour les priver de pensée utopique-révolutionnaire et de praxis politique ; sans distinction entre droite et gauche, il est aujourd'hui essentiellement unifié dans son rôle de passivation du corps social. Des agents d'influence (influencers) sont engagés pour détourner l'attention du présent et de ses monstrueuses contradictions vers le vide du bavardage. La régression vers celui-ci est l'instrument le plus efficace pour pousser les individus et les groupes dans l'imaginaire publicitaire de la consommation et du désir de consommation illimitée ; le désengagement de la pensée devient désengagement de la politique, avec l'effet non accidentel de légitimer la concentration de la richesse dans des oligarchies qui gèrent le discours public, tandis que les peuples plébéiens restent sujets et précaires, attendant que les miettes tombent de la table des privilégiés.

L'opération de recherche de la vérité par le dialogue est difficile et suscite des résistances auxquelles est liée, aujourd'hui, la censure perpétrée par des agents d'influence pour pousser les dissidents politiquement incorrects vers une position d'invisibilité sociale. Cependant, la vérité demeure et se révèle au fil du temps.

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Le dialogue n'est pas un simple échange de significations, mais une rencontre intégrale dont l'issue est imprévisible, à condition que les participants soient disposés à parler franchement et soient préparés à l'éventualité que leurs thèses soient contredites, voire niées. L'expérience dialogique peut avoir lieu si les sujets s'orientent à quitter les amarres de leurs propres opinions et, en traversant la mer instable de la confrontation, arrivent à de nouveaux ports, à de nouvelles solidités conceptuelles.

L'activité de dialogue est une communication dans l'écoute, qui implique de longues temporalités et opère dans un cadre amical. Le dialogue est une formation, car face à la résistance qui peut émerger de l'intérieur, on ne se dérobe pas, mais on se prépare à l'écouter avec l'intention de se connaître soi-même ; le dialogue est un champ de bataille, non seulement avec l'interlocuteur, mais surtout avec soi-même.

DROITE/GAUCHE

L'insignifiance de la droite et de la gauche est la condition en laquelle se déploie la comédie politique à l'époque du capitalisme absolu. Devenue autonome de toute contrainte éthique, elle dissimule derrière des images, des slogans et des phrases chocs la vacuité conceptuelle des deux camps. Son but ultime, improcratique, est de reformuler la vérité sur la nature humaine, qui doit perdre la capacité de calculer par la pensée et donc de tracer la ligne.

La dichotomie fictive et politiquement correcte droite/gauche sert à masquer la dichotomie réelle entre oligarchie dominante et démocratie en déclin ; il faut masquer la réalité en neutralisant les questions qui peuvent collectivement faire prendre conscience de cette nouvelle dichotomie. La dichotomie gauche/droite ne sert pas seulement à masquer l'arrogance oligarchique mais aussi l'incapacité réelle des professionnels de la politique à prendre des décisions souveraines et stratégiques. La seule empathie que l'on peut désormais leur trouver est l'exhibitionnisme puéril avec lequel ils tentent de gagner la sympathie et l'approbation de la plèbe.

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Si la politique est le lieu où les oppositions sont habilement créées pour normaliser le mal, la gauche et la droite jouent le rôle de vestales de la tragédie de la mondialisation. L'homologation entre les deux camps favorise la désertification de l'imaginaire culturel, la pensée évoluant dans des limites étroites qui confirment le modèle de société actuel. Face à l'impossibilité de soupçonner que le présent n'est pas tout, les comportements consuméristes et nihilistes se renforcent, où la possibilité de choix, le libre arbitre, concerne les biens et les expériences "consommables" mais pas son propre destin ni celui de la communauté de référence ; on ne peut choisir que les moyens d'atteindre les fins permises par le Pouvoir, en compensant par des formes de narcissisme exaspéré la menace confusément perçue du néant qui se dessine.

Droite et gauche sont les moyens par lesquels le capitalisme absolu gagne chaque liturgie électorale quels que soient les résultats des partis en lice, dans une œuvre pérenne de réduction de la démocratie à un ritualisme formel sans substance où s'affirme une sorte de dictature du Centre. Le minus-pegging et le evil-minorism, qui se font passer pour des théories politiques, ne sont en réalité que des instruments pour conjurer le chômage des classes politiques professionnelles. Cette homologation, symptôme d'une pensée stagnante qui a nécrosé la dialectique, devra affronter (et dans certains cas, affronte déjà) les contradictions de la cage d'acier dans laquelle elle veut enfermer les peuples ; bientôt, il ne sera plus possible de contourner le déclin de la Planète, la prolétarisation des classes moyennes, la misère anthropologique et surtout la concentration sans précédent du pouvoir et de la richesse. Alors que les contradictions dormantes remontent à la surface, l'élaboration d'une alternative politique, dotée d'une mémoire historique, ne peut être différée ; en effet, sauver la mémoire n'est pas un acte neutre mais un choix qui dénonce l'anomie du présent et l'urgence d'une projectualité renouvelée.

Parce que la mondialisation libérale-capitaliste n'est pas le dernier mot de l'histoire et que la libre pensée est dans l'essence naturelle de l'homme.

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AU-DELÀ DE LA DROITE ET DE LA GAUCHE

Au-delà de la droite/gauche, il y a la communauté, où s'affirme la valeur d'usage et non la valeur d'échange. Une révolution métaphysique et ontologique doit partir d'une vision intégrale de l'être humain, afin que toute réforme économique et politique éventuelle ne soit pas la proie de régressions.  Ce n'est qu'en identifiant le problème premier de l'Occident libéral, à savoir l'oubli de son fondement ontologique, que l'on peut comprendre que la tragédie éthique d'aujourd'hui, prétendument irréversible selon les chantres du capital, exige le courage d'une métaphysique en phase avec son temps.

Au-delà de la droite/gauche, le rôle de "marionnettiste" dans le jeu d'oppositions que joue le capitalisme absolu doit être démasqué pour que le conflit soit horizontal et non vertical et que soit occultée la véritable opposition entre démocratie et oligarchie. Si le demos n'a que le droit formel de voter, il ne décide pas mais est victime de manœuvres oligarchiques qui neutralisent sa capacité de décision en manipulant l'information et en réduisant son éducation à une formation professionnelle. Les oligarchies au pouvoir vident la démocratie, ne permettant que la survie de l'institution juridique formelle afin d'éviter l'émergence de conflits. Le demos doit agir en intervenant dans les luttes internes des dominants pour ouvrir une brèche qui peut devenir le début d'une transformation si les dominés ont les outils pour décoder ces luttes et s'il existe des projets politiques alternatifs.

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Au-delà de la droite/gauche, il y a ce que Costanzo Preve appelle le "communautarisme démocratique", dans lequel le sujet humain n'est pas privé de son individualité mais vit l'esprit communautaire dans la conscience de son essence sociale. Face à la société des besoins induits qui ne reconnaît aucun fondement commun et atomise l'individu dans la solitude, le sujet humain du communautarisme démocratique définit ses propres besoins authentiques avec la médiation du logos et s'émancipe parce qu'il découvre que la réalité historique est posée par l'homme et peut donc être transformée. Dans ce cadre, l'économie répond aux besoins authentiques des personnes librement associées et ne vise pas à satisfaire les appétits du marché.

Au-delà de la droite/gauche, la religion n'est pas une malformation de la culture humaine mais exprime le besoin profond de participer à un destin commun. Si Dieu est une métaphore de la communauté, l'athéisme du capitalisme absolu voudrait banaliser la religion comme résidu de résistance à l'individualisme économique.

Dans le contexte chrétien, Jésus a été condamné à mort parce qu'il voulait ramener la mesure et la justice là où régnait la concentration oligarchique des richesses, le représentant comme le symbole de l'aspiration jamais assouvie à l'égalité solidaire. Aujourd'hui, l'Église, qui a fait taire la signification révolutionnaire de la figure de Jésus, n'a de visibilité que si elle contribue à la pacification sociale par des activités de soutien aux plus démunis. L'aversion pour le christianisme et les religions en général se fait non pas au nom de la liberté mais au nom du capital, et la sécularisation n'est pas le triomphe de la rationalité contre l'irrationalité de la foi, mais le processus de remplacement d'un clergé traditionnel par un nouveau clergé médiatique dont la fonction est de légitimer les oligarchies dominantes en faisant triompher les canons de l'extériorité et de l'apparence.

Au-delà de la droite/gauche, le communautarisme représente une alternative viable au capitalisme absolu et mondialisé s'il ne se réduit pas à un organicisme conformiste où la communauté prévaut sur le sujet humain indépendamment de sa volonté et de son caractère, avec des arguments ambigus qui ne peuvent être acceptés par les esprits libres auxquels il faut d'abord s'adresser. En ce sens, la communauté représente le seuil d'interaction entre l'individu concret et l'humanité, elle est le lieu où se rencontrent la liberté et la solidarité. "Une liberté sans solidarité est une illusion narcissique destinée à disparaître lorsque la fragilité matérielle de l'homme oblige même l'individu le plus réticent à entrer en relation avec ses semblables. La solidarité sans liberté est une contrainte humanitaire extrinsèque...", déclare Costanzo Preve.

Au-delà de la droite/gauche, face à l'usage irrépressible des réseaux sociaux, au culte de l'image et à l'idolâtrie de l'iconique sans contenu, la démocratie de proximité soutient le contact direct entre les sujets humains, la tension tonique des regards et des paroles sans laquelle la participation n'est qu'une brève parenthèse de peu de sens dans le flux de la vie quotidienne.  La participation directe renforce l'unité et la dialectique, tandis que la distance de la dimension virtuelle structure des relations dans lesquelles les sujets peuvent plus facilement se soustraire aux tensions et aux doutes, faisant disparaître la responsabilité communautaire et politique. La politique et l'éthique communautaires ne peuvent s'affirmer que dans des relations participatives, où le dialogue neutralise les éventuels titanismes, narcissismes et autres formes de nihilisme.

Au-delà de la droite/gauche, le capitalisme absolu abrutit les masses populaires avec ce nouvel opium du peuple qu'est le consumérisme, alors que la conscience malheureuse et la souffrance vécues par les masses elles-mêmes sont des sources d'inspiration indispensables et des préalables à une projectualité politique commune. L'aliénation est médicalisée pour en faire un état permanent qu'il faut apprendre à supporter, en s'adaptant à un état de nihilisme passif. Si le capitalisme absolu cultive l'impuissance du sujet humain, dans le nouvel humanisme prôné par Costanzo Preve, on calcule la limite de tout besoin. De cet humanisme, la philosophie, la religion, l'art et la science sont des fondements désintéressés, désengagés de l'idéologie totalitaire du profit et de la plus-value, des activités permanentes du sujet humain en tant qu'être à la fois naturel et social.

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Au-delà de la droite/gauche, le communautarisme démocratique est la réponse à la réification que le capitalisme absolu fait de la nature humaine, réduite à une simple entité à utiliser en fonction du marché, dans un processus transversal qui affecte toutes les classes sociales auxquelles il applique un pouvoir d'homogénéisation qui non seulement homogénéise les goûts mais aussi passivise les tempéraments, provoquant des passions tristes et débilitantes. L'être humain étant déterminé dans l'espace et le temps, l'espace géographique illimité de la mondialisation ne permet pas une réelle participation. Au contraire, la démocratie de proximité exige des espaces de participation factuelle rationnellement gérables, faute de quoi elle n'est qu'une forme sans substance. La participation est aussi inextricablement liée à l'éducation en tant que véhicule, un long voyage, pour arriver à la capacité de rechercher les raisons de chaque événement ; seule une éducation libérée du conditionnement du pouvoir dominant, qui ne se confond pas avec un conformisme imposé d'en haut, peut former la personne en développant pleinement les capacités de chaque individu. Tout ordre démocratique se mesure à la capacité de la communauté, et pas seulement de la communauté scolaire et/ou académique, à être éducative à l'égard des citoyens qui la composent.

Au-delà de la droite/gauche, le communautarisme démocratique de Costanzo Preve n'envisage pas le dépassement dialectique marxien de l'État, mais plutôt son renforcement, dans la mesure où il doit devenir le garant des formes médiatiques à travers lesquelles le citoyen participe à la communauté. L'État est l'institution qui permet la défense et la mémoire des identités culturelles et linguistiques, nourrissant une forme de patriotisme où "patrie" signifie les identités mentionnées ci-dessus, qui ne doivent pas être effacées pour en faire au contraire le ciment de la communauté et de sa liberté, rejetant toute tentative d'imposer une domination idéocratique comme l'actuel "parapluie protecteur" des États-Unis sur l'Italie et l'ensemble de l'Europe.

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Droite/gauche est une dichotomie qui survit aujourd'hui comme une fiction et une tragicomédie, dans un interrègne marqué par des doses de plus en plus massives de violence publique et privée, parce que ce qui est ancien ne veut pas disparaître ; le début d'un "nouveau monde" n'est possible qu'en abandonnant la logique sectaire des alignements et en acceptant de comprendre la nécessité de se libérer de l'assujettissement au stéréotype.

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La grande limite de l'époque contemporaine est le refus généralisé de s'engager, mais cela ne doit pas justifier l'inaction. Au contraire, il est nécessaire de sortir des chaînes de la plainte, chacun s'engageant dans les limites de ses possibilités à construire une alternative politique crédible. Avec ses écrits, adressés à tous ceux qui veulent échapper à l'anomie, Costanzo Preve a osé rouvrir la chaîne des "pourquoi" ; les destinataires ne peuvent plus être les soi-disant militants, mais toutes les personnes qui veulent réfléchir et comprendre, indépendamment de la façon dont elles sont ou ne sont pas placées dans le théâtre politique. L'appartenance n'est rien, la compréhension est tout.

* Front de la dissidence Émilie-Romagne

* Cet essai est une reprise libre du contenu de "Pratica filosofica e politica in Costanzo Preve", écrit par Salvatore Bravo et publié par Editrice Petite Plaisance en 2021.

NOTES

[1] "Marx inattuale", Bollati Boringhieri, Turin 2004, p. 161.

[2] https://menici60d15.wordpress.com/2023/07/10/baruffe-di-c...

mardi, 20 juin 2023

La tentation malsaine du "marxisme occidental"

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La tentation malsaine du "marxisme occidental"

par Greg Godels (*)

Source: https://www.sinistrainrete.info/marxismo/25743-greg-godels-la-malsana-tentazione-del-marxismo-occidentale.html

L'histoire du marxisme trouve son reflet dans celle de l'antimarxisme - les courants intellectuels qui se présentent comme le véritable marxisme.

Avant même que le marxisme ne constitue une idéologie cohérente, Marx et Engels ont consacré une partie souvent négligée de leur Manifeste communiste de 1848 à démolir les idéologies rivales qui aspiraient à représenter le véritable socialisme.

Alors que le mouvement ouvrier s'efforçait de trouver un système de pensée susceptible d'inspirer sa réaction au capitalisme, les idées de Karl Marx et Friedrich Engels ont progressivement gagné les travailleurs, les paysans et les opprimés. Cette victoire n'a pas été facile à remporter. Le libéralisme - l'idéologie dominante de la classe capitaliste - avait aidé la lutte des ouvriers et des paysans contre la tyrannie absolutiste.

Une fois le capitalisme et les institutions libérales consolidés, l'anarchisme - l'idéologie de la petite bourgeoisie désillusionnée - a commencé à défier le marxisme pour la direction du mouvement ouvrier. Cependant, les anarchistes, qui professaient contradictoirement un individualisme extrême et une démocratie utopique dérivée du capitalisme, tout en manifestant une haine féroce pour les institutions et les structures économiques du capitalisme, n'ont pas été en mesure d'offrir une issue viable à la lourde oppression capitaliste.

Avec la prise du pouvoir par le bolchevisme en 1917, le mouvement ouvrier s'est trouvé face à un exemple de socialisme authentique et existant, dirigé par des marxistes authentiques et avoués - un puissant phare montrant la voie à suivre dans la lutte contre le capitalisme.

La victoire de la révolution russe a consolidé le rôle du marxisme en tant que voie la plus prometteuse pour la majorité des exploités, et celui du léninisme en tant que seule idéologie victorieuse pour le changement révolutionnaire et le socialisme. Aujourd'hui encore, le léninisme reste la seule voie éprouvée vers le socialisme.

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Cependant, peu après la révolution, des "marxismes" rivaux sont apparus.

L'échec des révolutions européennes ultérieures en dehors de la Russie, en particulier la révolution allemande, a conduit au détachement de nombreux intellectuels, tels que Karl Korsch et György Lukács, qui ont émis l'hypothèse d'une voie différente et prétendument meilleure vers la révolution prolétarienne. Les critiques et les détracteurs du léninisme, forts du soutien matériel que leur apportaient divers bienfaiteurs, de leur nomination à l'université et de l'appui de nombreuses personnes désireuses de consommer la trahison de classe, ont ainsi commencé à se multiplier.

C'est surtout en Occident - en Amérique du Nord et en Europe - où la classe ouvrière était importante et se développait rapidement, que la dissidence, la trahison de classe et l'opportunisme sont apparus comme des forces perturbatrices au sein du mouvement communiste mondial - des forces que les classes dirigeantes capitalistes étaient heureuses de favoriser. Les jeunes, les travailleurs non qualifiés, les intellectuels en herbe et les éléments déclassés étaient particulièrement vulnérables aux sirènes de l'indépendance, de la pureté, de l'idéalisme et des valeurs libérales. L'argent, les opportunités de carrière et la célébrité étaient à la portée de ceux qui étaient prêts à vendre ce genre d'idées.

En réalité, tous les critiques du marxisme-léninisme - c'est-à-dire du communisme révolutionnaire - n'étaient pas ou ne sont pas de mauvaise foi ou sans mérite ; si nous voulons être honnêtes, nous devons cependant reconnaître qu'aucun véritable partisan du renversement du capitalisme n'a jamais pu aspirer à un rôle de premier plan, à la célébrité ou à la prédominance médiatique dans l'Occident capitaliste. Tout au plus peut-il constituer une curiosité, ou un pion exhibé pour sauver les apparences - une marionnette.

Et inversement, toute figure intellectuelle ou politique qui gagne effectivement en importance ou en influence ne peut constituer une véritable menace existentielle pour le capitalisme lorsque le chemin vers l'importance et l'influence est patrouillé par les gardiens du capitalisme.

Malgré cela, le mouvement syndical a toujours été en proie à des tendances idéologiques ou à des modes qui divisent et qui sont promues par des acteurs indépendants qui, intentionnellement ou non, se laissent exploiter par la classe capitaliste et jouent son jeu.

En Occident, il est presque impossible pour un jeune radical de résister à la tentation exercée par un véritable marché idéologique de théories prétendument anticapitalistes ou socialistes qui se disputent sa loyauté. Après la fin du socialisme réel et sans fioritures de l'Union soviétique, la désorientation de nombreux partis communistes et ouvriers a rendu cette concurrence des idées encore plus confuse.

Il est clair que le mouvement ouvrier, le mouvement socialiste révolutionnaire, a besoin d'être guidé pour échapper aux distractions, aux fausses théories et aux idéologies contrefaites. Le fait que des néophytes politiques se perdent dans une galerie marchande où l'on vend des idéologies spécieuses et fantastiques est une grande tragédie, surtout lorsque ces idées sont déguisées en marxisme.

* * * *

Heureusement, une nouvelle génération de penseurs marxistes défie les sirènes du faux marxisme, en particulier ce que l'on appelle le "marxisme occidental". Un article positif de Wikipedia offre peut-être la meilleure définition que l'on puisse souhaiter de cette expression : "L'expression désigne un ensemble peu cohérent de théoriciens qui ont promu une interprétation du marxisme qui diffère autant du marxisme classique et orthodoxe que du marxisme-léninisme soviétique". La définition ne pourrait être plus claire : le marxisme occidental peut être tout sauf le marxisme-léninisme qui a animé les partis révolutionnaires des travailleurs depuis la révolution bolchevique !

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Le 21 novembre 2022, l'historien et journaliste marxiste Vijay Prashad a donné un séminaire à la Marx Memorial Library au cours duquel il a fustigé le marxisme occidental des années 1980 :

À cette époque, une attaque de grande envergure a été lancée contre le marxisme, menée par l'éditeur londonien New Left Books (aujourd'hui Verso Books), qui a publié Hegemony and Socialist Strategy d'Ernesto Laclau et Chantal Mouffe en 1985. Ce livre a prodigieusement exploité les travaux d'Antonio Gramsci pour lancer une attaque contre le marxisme et promouvoir ce que les auteurs ont appelé le "post-marxisme". Post-structuralisme, post-marxisme, post-colonialisme : tel est le ton dominant de la littérature académique produite dans les pays occidentaux depuis les années 1980... Surtout depuis l'effondrement de l'Union soviétique, notre capacité à contrer ce dénigrement du marxisme mené au nom du post-marxisme s'est avérée extrêmement faible... Lorsqu'ils [Laclau et Mouffe] parlent d'"agence", de "sujet", etc., ils montrent qu'ils ont essentiellement abandonné l'héritage interprétatif de l'économie politique, revenant à une époque pré-marxiste ; en fait, ils ne sont pas allés de l'avant, au-delà du marxisme, mais en arrière, à l'époque qui a précédé le marxisme. (Viewing Decolonisation through a Marxist Lens, publié dans Communist Review, hiver 2022/2023)

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Prashad place les travaux influents de Hardt, Negri, Deleuze et Guattari dans la même veine post-marxiste.

Il dresse un bilan négatif du tournant multiculturaliste, car il a "essentiellement enlevé le mordant de la critique anticoloniale et antiraciste ; globalement, nous avons assisté à la montée de la pensée "postcoloniale" et même de la "décolonialité" - comme dans : nous examinons le pouvoir, nous examinons la culture, mais nous n'examinons pas l'économie politique qui structure la vie quotidienne et le comportement et reproduit la mentalité coloniale ; cela doit rester en dehors du débat...". C'est ainsi que nous sommes entrés dans une sorte de marécage académique dans lequel le marxisme, pour ainsi dire, n'avait pas le droit d'entrer".

Prashad aurait également pu citer l'intrusion dans le marxisme de la théorie du choix rationnel qui s'est produite dans les années 1980 - une analyse tout à fait gratuite de la théorie marxiste menée à travers le prisme de l'individualisme méthodologique et de l'égalitarisme libéral. Un représentant prestigieux de ce que l'on appelle aujourd'hui le "marxisme analytique" a entrepris de démolir le solide concept marxiste d'exploitation en "démontrant" que si l'inégalité est une condition initiale, il est logique que l'inégalité se reproduise - une déduction plutôt triviale, qui ne contribue guère à la compréhension de l'évolution historique du concept d'exploitation de la main-d'œuvre...

Prashad aurait également pu mentionner l'influence persistante exercée sur la théorie marxiste - dans les années 1980 et par la suite - par le relativisme postmoderne, qui vise à démolir complètement l'idée que le marxisme est la science de la société. Pour les postmodernes, le marxisme ne peut être au mieux qu'une interprétation rivale de la société parmi d'autres, qui a sa propre cohérence au sein des cercles marxistes, mais dont toute prétention à l'universalité est niée. Les postmodernes nient en outre la possibilité de parvenir à une théorie globale valable du capitalisme, à un "méta-récit" capable de retracer la trajectoire d'un système socio-économique. S'il n'est pas possible de souligner ici les défauts de cette théorie, on peut rappeler que la regrettée historienne marxiste Ellen Meiksins Wood a dénoncé cette tendance académique avec une grande clarté.

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Une autre excellente critique contemporaine du marxisme occidental est offerte par les travaux de l'écrivain marxiste Gabriel Rockhill. Rockhill démolit habilement et radicalement l'école néo-marxiste de Francfort, et en particulier ses représentants les plus célèbres - Horkheimer, Habermas, Adorno et Marcuse - en démasquant ses liens avec divers sponsors. Ceux qui ont payé les factures ont obtenu des idéologies favorables en retour - un schéma que l'on retrouve souvent chez les partisans du marxisme occidental.

Rockhill démonte également sans pitié le faux marxiste le plus en vue actuellement, Slavoj Žižek. Dans un billet précédent, j'ai déjà eu le plaisir de faire l'éloge de la manière dont Rockhill a dégonflé le gigantesque ego de Žižek. Le démasquage de l'École de Francfort par Rockhill et la démolition du culte de Žižek constituent des lectures clés dans la bataille contre le marxisme occidental.

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Plus récemment, le philosophe Carlos L. Garrido s'est engagé dans un duel ambitieux avec le marxisme occidental dans son livre The Purity Fetish and the Crisis of Western Marxism, Midwestern Marx Publishing Press, 2023. L'argument central de Garrido est l'idée qu'au cœur de l'attaque des marxistes occidentaux contre le marxisme-léninisme se trouve un "fétichisme de la pureté". Cette thèse pointue et originale encadre efficacement un trait commun à toutes les stars de l'anticommunisme de gauche occidental : de Friedrich Ebert à Slavoj Žižek, tous ces "marxistes" ont hypocritement insisté sur le fait que les révolutionnaires sont tenus d'adopter des normes de gouvernance démocratique, de perfection judiciaire, de non-violence et de perfection politique supérieures à toute réalité existant dans la société bourgeoise ou raisonnablement réalisable dans une société révolutionnaire qui ne soit pas purement fantaisiste.

Les marxistes occidentaux n'ont aucune difficulté à passer sous silence l'histoire criminelle du capitalisme en matière de génocide, de déni de démocratie et d'exploitation, tout en reprochant aux partisans de Fidel d'avoir réglé leurs comptes avec quelques centaines de tortionnaires de Batista. Ils déplorent les grands changements introduits par les communistes soviétiques et chinois dans l'agriculture pour éviter les famines fréquentes qui ravageaient leurs pays, au motif que ces changements ont malheureusement coïncidé avec de graves famines - comme si les grands changements positifs étaient capables d'échapper aux catastrophes naturelles, ce qui ne peut se produire que dans leur imagination.

Ils ferment les yeux sur les coûts humains imposés à l'humanité par la résistance des élites dirigeantes aux grands changements, tout en dénonçant les révolutionnaires qui aspirent à ces changements et osent œuvrer pour un avenir meilleur. Le marxisme occidental minimise les grands succès obtenus par le socialisme réel, tout en dénonçant sans relâche les erreurs commises dans la construction du socialisme. Garrido met clairement en évidence les erreurs et les souffrances qu'implique inévitablement la construction d'un monde nouveau, libéré des griffes impitoyables du capitalisme.

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L'auteur observe :

C'est le genre de "marxisme" que l'impérialisme aime - ce que l'agent de la CIA Thomas Braden appelait "la gauche compatible". C'est ce "marxisme" qui sert d'avant-garde à une contre-hégémonie contrôlée.

Le résumé est donc éloquent :

Pour les marxistes occidentaux, le socialisme est, pour citer Marx, une question purement académique. Ils ne s'intéressent pas à la lutte réelle, au changement du monde, mais à la purification incessante d'une idée, destinée à être débattue par d'autres marxistes enfermés dans leur tour d'ivoire et à servir d'étalon pour évaluer le monde réel. L'étiquette "socialiste" ou "marxiste" est simplement utilisée comme une identité contre-culturelle et "branchée", reléguée en marge de la société réelle. C'est à cela que se réduit le marxisme en Occident : une identité individuelle.

J'ajouterais qu'une autre tendance typique des marxistes occidentaux est d'investir massivement dans le socialisme des autres. Au lieu de se référer à la classe ouvrière de leur propre pays, les marxistes occidentaux s'engagent dans des luttes "ersatz" pour le socialisme par le biais de mouvements de solidarité, en choisissant les batailles les plus "pures" et en discutant par procuration des mérites des différents socialismes.

Garrido approfondit le thème du "socialisme en tant qu'investissement identitaire" :

    - Dans le contexte du traitement hyper-individualiste du socialisme en tant qu'identité personnelle mis en œuvre en Occident, la pire chose qui puisse arriver à ces "socialistes" serait, précisément, la réalisation du socialisme. Elle impliquerait en effet la destruction totale de leur identité marginale et contre-culturelle. Leur aliénation absolue des masses laborieuses de leurs pays peut être interprétée en partie comme une tentative de rendre les idéaux socialistes si marginaux qu'ils ne pourront jamais conquérir les travailleurs - et par conséquent ne pourront jamais conquérir le pouvoir politique.

    - La victoire du socialisme entraînerait une perte d'individualité, une destruction de l'identité du socialiste au sein du capitalisme. Le socialisme occidental est fondé sur une identité qui déteste l'ordre existant, mais qui déteste encore plus la perte d'identité qu'impliquerait le dépassement de cet ordre.

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Garrido ne se contente pas de disséquer magistralement le marxisme occidental. En effet, il consacre également beaucoup d'attention à la critique du marxisme occidental à l'égard de la République populaire de Chine dans un chapitre intitulé "La Chine et le fétichisme de la pureté du marxisme occidental". Bien entendu, il a raison de déplorer la collaboration sans scrupules du marxisme occidental avec les idéologues bourgeois pour condamner toutes les politiques et initiatives mises en œuvre par la Chine populaire depuis la révolution de 1949. Comme dans le cas de l'URSS, toute évaluation honnête et raisonnée de la trajectoire de la Chine populaire ne peut que voir en elle - avec toutes ses limites - une étape positive dans le voyage de l'humanité vers le nécessaire dépassement du capitalisme.

En tant qu'anti-impérialistes, nous devons défendre le droit de la République populaire de Chine (et d'autres pays) à choisir sa propre voie.

Et en tant que marxistes, nous devons défendre le droit du parti communiste chinois à choisir sa propre voie vers le socialisme.

Cependant, Garrido va plus loin en se lançant dans une apologie passionnée mais partiale du socialisme chinois. Pour un partisan radical de la méthode dialectique, il s'agit là d'un curieux dérapage. Comme le souligne le prestigieux marxiste R. Palme Dutt, la question essentielle pour un matérialiste dialectique est "Où va la Chine ?", et non "La République populaire de Chine coïncide-t-elle ou non avec une forme pure et platonicienne de socialisme ?

Une évaluation plus équilibrée de la République populaire de Chine devrait tenir compte de l'importance de la base du Parti communiste, essentiellement composée de paysans, à l'époque de sa fondation, de sa relation avec le nationalisme chinois et des fortes tendances volontaristes qui caractérisent la pensée de Mao Zedong. Elle devrait tenir compte de la fracture qui s'est ouverte dans les années 1960 au sein du mouvement communiste mondial et du rapprochement de la Chine avec les éléments les plus réactionnaires du pouvoir américain dans les années 1970, couronné par l'aide matérielle honteuse apportée aux marionnettes américaines et sud-africaines pendant les guerres de libération de l'Afrique du Sud. La Chine populaire a financé Jonas Savimbi et l'UNITA pendant que des internationalistes cubains mouraient en les combattant, eux et leurs alliés de l'apartheid. Ce qui soulève la question suivante : la Chine populaire pourrait-elle faire davantage pour aider Cuba à faire face au blocus imposé par les États-Unis, comme l'Union soviétique l'a fait dans le passé ?

Une évaluation honnête devrait inclure l'invasion du Viêt Nam par la Chine populaire en 1979 et sa défense inconditionnelle des Khmers rouges. Tous ces éléments ne peuvent manquer d'avoir une incidence sur l'évaluation de la voie chinoise vers le socialisme.

Ces réalités inconfortables font qu'il est difficile de souscrire à l'affirmation de Garrido selon laquelle la République populaire de Chine a été "un phare dans la lutte anti-impérialiste".

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Aujourd'hui, bien sûr, la situation est tout à fait différente. Mon opinion personnelle est que les dirigeants du parti communiste chinois - pour reprendre une image typique du maoïsme classique - "chevauchent le tigre" d'un important secteur capitaliste. On peut débattre de la qualité de leur action, mais elle n'en est pas moins efficace. Il y a de nombreux signes prometteurs, mais aussi des signes inquiétants.

Quoi qu'il en soit, les camarades critiques ou sceptiques à l'égard de la voie chinoise ne méritent pas d'être sommairement jetés dans la poubelle du marxisme occidental.

Là où Garrido fait mouche avec son "fétichisme de la pureté", c'est dans son analyse de l'organisation socialiste aux États-Unis. L'auteur jette un regard critique sur le caractère de classe d'une grande partie de la gauche américaine, en soulignant sa matrice petite-bourgeoise et l'influence des idées petites-bourgeoises. Il identifie les vecteurs de ces idées dans le monde universitaire, les médias et les ONG. L'idéologie petite-bourgeoise trouve un soutien supplémentaire dans les entreprises à but non lucratif et, bien sûr, dans le parti démocrate.

La tendance petite-bourgeoise de la gauche américaine renforce son attitude hypercritique à l'égard des mouvements qui tentent de construire concrètement un avenir socialiste. Chaque fois que les socialistes ou les radicaux d'orientation socialiste sont confrontés aux énormes obstacles auxquels ils sont confrontés, de nombreux gauchistes les accusent d'être liés à des idéaux libéraux chevaleresques qui sont aussi irréalistes que garants d'échec. Garrido ridiculise l'insistance sur la pureté révolutionnaire : "...le problème est que les choses, dans le monde réel appelées socialisme, n'étaient pas vraiment du socialisme ; le socialisme en réalité est cette idée merveilleuse qui existe sous sa forme pure dans mon esprit...".

Le fétichisme de la pureté des classes moyennes infecte les radicaux qui méprisent les travailleurs en les qualifiant d'"arriérés" ou de "misérables". Garrido contrecarre cette obsession de la pureté en recourant à une magnifique citation de Lénine : "Nous pouvons (et devons) commencer à construire le socialisme non pas avec un matériel humain fantastique, spécialement créé, mais avec le matériel que le capitalisme nous a légué".

Sur la question du vote de la classe ouvrière en faveur de Trump, Garrido n'écarte pas la gauche américaine : ...elle ne réalise pas qu'implicitement, dans ce vote, il y a un désir de quelque chose de nouveau, quelque chose que seul le mouvement socialiste pourrait offrir - certainement pas Trump ou un quelconque parti bourgeois. Au contraire, il ne voit dans ce bloc de la classe ouvrière rien de plus qu'une masse de racistes, une menace "fasciste" qui ne peut être vaincue qu'en renonçant à la lutte des classes et en rejoignant les démocrates. Aussi stupide que cela puisse paraître, c'est la ligne qui domine le mouvement communiste contemporain aux États-Unis.

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Tous les gauchistes ne peuvent être blâmés pour cet échec, mais l'accusation fait mouche.

Enfin, Garrido critique la tendance d'une grande partie de la gauche américaine à rejeter sans appel toutes les tendances progressistes et les succès qui ont marqué l'histoire des États-Unis. De nombreux membres de la gauche minimisent les luttes héroïques menées tout au long de l'histoire des États-Unis en la dépeignant comme une succession ininterrompue de réaction, de racisme et d'impérialisme. Garrido met le doigt sur le problème lorsqu'il voit dans cette tendance un exemple de fétichisme de la pureté dans le négatif - en dénonçant chaque page de l'histoire américaine comme étant désespérément en faillite et bidon, "...les marxistes fétichistes de la pureté augmentent encore leur manque de pertinence dans la création des conditions subjectives de la révolution en s'isolant complètement des traditions que les masses américaines ont fini par s'approprier".

C'est sans doute vrai, mais il faut rappeler qu'il y a toujours un risque que l'histoire américaine soit célébrée avec tant d'ardeur que l'ardeur patriotique finisse par éclipser l'héritage de cruauté et de carnage sanglant qui pèse sur ce pays. Par exemple, à l'époque du Front populaire, le slogan "Le communisme est l'américanisme du 20ème siècle" promu par le dirigeant communiste Earl Browder signalait un surinvestissement dans l'américanisme en termes de justice sociale et un sous-investissement dans le communisme.

L'histoire et la tradition des États-Unis sont contradictoires, et un marxiste devrait toujours souligner cette contradiction - un héritage composé de changements sociaux grandioses et historiques et, en même temps, d'actes horribles et inhumains. Les origines de ce pays partagent un passé tragique de colonialisme et de colonisation avec des pays comme l'Australie et l'Afrique du Sud, en termes de génocides perpétrés contre les peuples indigènes. Les colons eux-mêmes ont introduit ou toléré l'exploitation brutale des Africains réduits en esclavage. Nous pouvons blâmer la classe dirigeante américaine, mais l'histoire des États-Unis est aussi faite de cela.

En même temps, la révolution américaine a été la plus radicale de son temps, et chaque génération successive a engendré un mouvement qui aspirait à corriger les erreurs du passé ou à élargir les horizons du progrès social. L'histoire du peuple américain est marquée par une guerre civile pour l'émancipation, l'élargissement du droit de vote, les conquêtes des travailleurs contre les entreprises, l'État-providence, les retraites et une myriade d'autres jalons.

En réfléchissant et en écrivant sur le bicentenaire de la Révolution française (Echoes of the Marseillaise), l'historien marxiste Eric Hobsbawm n'a pu s'empêcher d'être frappé par le peu d'influence que la Révolution américaine a eu globalement sur les changements sociaux du 19ème siècle. Selon lui, les réformateurs et révolutionnaires de l'époque étaient plus enclins à voir un point de départ "dans l'Ancien Régime français que dans les colons libres et les esclavagistes d'Amérique du Nord". Il ne fait aucun doute que la tache représentée par le génocide des peuples indigènes et l'esclavage brutal a influé sur cette attitude.

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Les remarques de Hobsbawm soulignent en effet le caractère contradictoire du passé américain. Ce jugement ne dépend pas d'un "fétichisme de la pureté", mais de la réalité concrète et factuelle de l'histoire américaine.

Malgré cela, Garrido a raison de rappeler les nombreux révolutionnaires - Marx, Lénine, Mao, Ho Chi Minh, William Z Foster, Herbert Aptheker, Fidel et d'autres - qui se sont inspirés (et ont transmis) les victoires populaires et la résistance acharnée contre l'oppression des classes dominantes qui ont marqué l'histoire américaine. À cet égard, il cite à juste titre le rejet par le dirigeant communiste Georgi Dimitrov du nihilisme national, qui consiste à dénigrer toute manifestation de fierté et de réussite nationales. Chaque identité nationale contient en son sein une identité qui mérite d'être célébrée dans la mesure où elle résiste à l'oppression et lutte pour une vie meilleure. Les travailleurs doivent apprendre l'humilité nationale à partir des échecs passés et, en même temps, tirer une fierté nationale des victoires contre l'injustice. Une gauche qui n'accomplit qu'une seule de ces deux tâches, et non les deux, ne sera pas en mesure de gagner la classe ouvrière.

*

Le marxisme occidental - un marxisme scolaire, déconnecté de la pratique révolutionnaire - égare trop de compagnons de route potentiels, sincères et avides de changement, sur le chemin ardu du socialisme. Il est rafraîchissant d'entendre des voix s'élever pour dénoncer la nature stérile et obscurantiste de cette tromperie, tout en défendant la tradition du marxisme-léninisme et du communisme. Nous devons encourager et soutenir des marxistes comme Prashad, Rockhill et Garrido dans cette bataille.

(*) zzs-blg.blogspot.com

dimanche, 25 septembre 2022

Le marxisme n'est pas de gauche ou la gauche n'est pas marxiste?

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Le marxisme n'est pas de gauche ou la gauche n'est pas marxiste?

Santiago Aparicio

Source: https://decadenciadeeuropa.blogspot.com/2022/09/el-marxismo-no-es-de-izquierdas-o-la.html

Le nouveau livre du savant Carlos X. Blanco (le terme "savant" n'est rien d'autre qu'un aveu dans ce monde d'"experts" qui, eux, parlent de tout et ne savent rien) a un titre qui se veut irrévérencieux : "Le marxisme n'est pas de gauche" (Editorial EAS). L'essai, ou plutôt l'enchaînement de pensées ruminées au fil du temps et mises enfin noir sur blanc, vise à retirer les "mains sales" de la gauche d'une pensée du XIXe siècle qui a servi, entre autres, à transformer le monde d'une certaine manière.

Blanco est un Splengerien reconnu (ses œuvres précédentes contiennent cet esprit de décadence civilisationnelle que l'on lit chez Spengler et il y aura une interview à ce sujet d'ici peu) et un Fusariste de premier ordre (un partisan de Diego Fusaro). Il a aussi eu son penchant pour les buénistes (pour les disciples du philosophe Gustavo Bueno), mais tout en aimant le maître, il s'est peu à peu éloigné pour suivre d'autres voies qu'il comprend comme plus prolifiques afin d'accomplir la onzième thèse de Marx, transformer le monde, et pas seulement y penser. Ce n'est pas un sujet nouveau pour lui, puisqu'il a déjà écrit à ce sujet dans le magazine Nómadas (fondé par mon cher professeur et collègue Román Reyes).

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L'irrévérence du titre s'entrevoit dans le libellé des pages des libres propos de l'auteur. C'est un traité tout entier dirigé contre la gauche fuchsia (PSOE-Podemos en Espagne) qui est accusée d'avoir abandonné le peuple à son triste sort. Une gauche qui a non seulement abandonné la lutte principale contre le capitalisme, mais qui est devenue porte-chandelles du capitalisme. Engluée qu'elle est dans diverses luttes qui lui permettent de fuir la réalité. Ils ont abandonné le marxisme ou l'ont transformé en quelque chose qui n'est pas le marxisme lui-même. "La gauche occidentale contemporaine s'est empêtrée dans ses théories et est devenue agnostique, voire nihiliste, vis-à-vis de la réalité. L'homme n'existe pas, la réalité n'existe pas, la société n'existe pas, tout est construction, structure, récit" (p. 46).

Le marxisme comme ontologie de l'être

Il est normal que, selon l'auteur, des auteurs aussi disparates que Diego Fusaro, Constanzo Preve ou Alain de Benoist récupèrent Karl Marx pour leurs critiques du système établi. La première chose à faire est de "défataliser l'existant", ou en d'autres termes de "rendre aux masses populaires leur capacité de résistance à l'Horreur". Redonner à la société la conscience collective d'être des sujets dotés d'un pouvoir pratique" (p. 35). Tout cela conduit à une lutte des classes, d'une part, et à une lutte des États, d'autre part. Et à la récupération de l'être humain en tant qu'être social et spirituel. Ainsi, Marx devient le théoricien de la communauté et de l'être social, l'ontologue majeur.

Blanco comprend que le marxisme doit être poli et débarrassé du matérialisme pour revenir à l'idéalisme (de matrice hégélienne) afin d'en faire une Ontologie de l'Être. Disons-le avec Fusaro : "La validité universelle est déterminée par des moments génétiques particuliers, par des figures concrètes connotées spatialement et temporellement. Le vrai devient tel temporellement : il ne s'épuise pas dans l'histoire, mais la rend possible en tant que lieu où l'histoire se manifeste" (Idéalisme ou barbarie. Pour une philosophie de l'action. Trotta. P. 152). Pour l'auteur, le marxisme en tant que matérialisme historique n'a aucun sens car il "offre la version la plus domestiquée et la plus maniable possible d'un nouveau déterminisme qui bloque les possibilités de l'être humain de devenir une réalité" (p. 54).

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La construction d'un camp national-populaire

Grâce à Marx, un Marx qui n'est plus du tout à percevoir comme un gauchiste, rappelons-le, il sera possible d'avoir une philosophie fondatrice d'un "camp national-populaire : un État qui veille à la justice sociale, qui défend les faibles, qui protège la propriété, qui œuvre pour la stabilité de l'emploi et la garantie de l'épargne, pour les retraites, pour un système d'éducation rigoureux et de qualité, des soins de santé gratuits et perfectionnés" (p. 68). Face à un capital entièrement mondialisé, il ne reste plus qu'à émanciper les peuples en "a) récupérant l'État-nation pour lui-même [...] ; b) créant un nouveau bloc contre-hégémonique, c'est-à-dire une alliance des classes actuellement perdantes [...] ; c) lançant de nouvelles alliances et des alignements géostratégiques sur la scène mondiale" (p. 41).

Il est nécessaire de récupérer le peuple, un peuple dont la gauche actuelle ignore complètement ce qu'il est, car "s'il n'y a pas de peuple, il n'y a pas de nation" afin de lutter contre les grandes sociétés transnationales, le système financier et les intérêts géostratégiques des élites mondiales. La gauche espagnole, selon Blanco, a cédé au postmodernisme et a perdu tout sens de la nation espagnole en galvaudant son l'indépendance. Marx est devenu un penseur de nouvelles façons de transformer la société.

La critique

Le livre possède la force du malaise de ceux qui sont effrayés par l'état du monde actuel. Une frayeur provoquée par l'absence absolue de luttes émancipatrices contre le grand mal qui n'attend pas, le capitalisme et son idéologie dominante (un concept que l'auteur n'aborde pas dans le livre, d'ailleurs). C'est un essai très fusariste, qui plaira aux adeptes de l'Italien, mais c'est aussi l'un de ses talons d'Achille. Il ne laisse pas une seule tête dans le sable (de l'UN-Podemos, il dit ceci : "Depuis le début, ils ont été un obstacle à une véritable alliance de classe et à la formation d'un bloc national-populaire contre-hégémonique" p. 72), ce qui plaira aux critiques de gauche et de droite. Mais...

Le marxisme a-t-il été de gauche ? Bien sûr, la gauche a été influencée par le marxisme, mais en tant que méthode d'analyse ou philosophie alternative, il ne provient d'aucune partie du système politique. C'est comme si l'on disait que le rationalisme est de droite, le positivisme du centre ou la phénoménologie de gauche. La réalité est que la gauche a depuis longtemps cessé d'être marxiste ou d'avoir vraiment le marxisme comme base d'analyse de la réalité. Ils utilisent faussement le nom de Marx avec leurs questionnements sociétalo-culturels, avec leurs souvenirs de telle ou telle phrase... en utilisant le corpus marxiste en termes très généraux pour prendre les postures à la mode de l'époque dans laquelle nous sommes.

En ce qui concerne l'idée de laisser le marxisme sans matérialisme, il n'y a pas grand-chose de nouveau. Il comprend qu'elle doit rester une ontologie sans plus. Cela signifie renvoyer Marx à sa jeunesse. Aux écrits de 1844 avec ses concepts d'essence, d'aliénation ou de travail aliéné. En 1845 (L'idéologie allemande), Marx mettait déjà en garde contre le fait de rester dans le simple idéalisme ; en 1847 (Misère de la philosophie), il se sent à l'aise avec le matérialisme de l'imaginaire de Spinoza et cette vérité qui s'initie comme un produit. Laisser Marx sans matérialisme, c'est le placer dans une taverne berlinoise en train de boire des bières avec ses nouveaux amis hégéliens. Car ce que Marx a fait, comme il l'a reconnu lui-même dans les Gründisse et dans Das Kapital, c'est qu'il a retourné Hegel dans tous les sens. L'approche de l'auteur consisterait à retourner Marx, à son tour, dans tous les sens.

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Que dit vraiment le marxisme ?

Ironiquement, puisque l'auteur le critique à travers E. P. Thompson, rien de mieux que d'utiliser Louis Althusser pour voir que des auteurs marxistes déjà conséquents ont rejeté tout déterminisme historique chez Marx. Il dit dans son livre-interview avec Fernanda Navarro (Filosofía y marxismo, Siglo XXI) : "il n'est pas possible de parler de lois de la dialectique, tout comme il n'est pas possible de parler de lois de l'histoire. Les deux expressions sont tout aussi absurdes l'une que l'autre. Une véritable conception matérialiste de l'histoire implique l'abandon de l'idée que l'histoire est régie et dominée par des lois qu'il suffit de connaître et de respecter pour triompher de l'anti-histoire" (p. 18).

Les marxistes, ceux qui étaient et, dans une certaine mesure, sont encore marxistes, ont abandonné tant le matérialisme historique (dans sa version déterministe) que le matérialisme dialectique et cet abandon s'est passé il y a déjà longtemps. Ils ont également compris que le sujet de la transformation n'existe pas, comme l'avait compris Marx, sous une forme donnée mais qu'il est modulé dans le temps. Pourquoi certaines révolutions (ou changements sociaux) réussissent-elles et d'autres non ? En raison d'un processus quelque peu aléatoire. Ce sont les circonstances qui finissent par rendre propice l'apparition d'un sujet de transformation, donc le bloc national-populaire que Blanco postule pourrait avoir son moment, sa rencontre (un terme très utilisé par Alain Badiou), ou pas.

Ce qui n'est pas possible, c'est d'abandonner la lutte des idées. Sur ce point, les marxistes qui restent et ceux qui sont partis sont d'accord. Dont Althusser avec sa philosophie qui "en définitive, est comme lutte des classes en théorie" (Éléments d'autocritique, éditions Laia, p. 59). Sans matérialisme, tout cela n'est pas possible car, en fin de compte et en dernière instance, "ce qui compte [dit Althusser] dans le mode de production, plus que tel ou tel fait, c'est le mode de domination de la structure sur ses éléments" (Para un materialismo aleatorio, Arena Libros, p. 71).

L'auteur a sans doute raison de demander de regarder davantage le côté plus ontologique (ce qui n'a rien à voir avec l'humanisme, un élément de l'idéologie dominante pour décourager les transformations du système). Le concept d'aliénation, même dans sa version la plus moderne chez Guy Debord, reste fondamental pour comprendre comment les choses fonctionnent aujourd'hui. Mais sans cette vision matérialiste, comment comprendre et appréhender les processus de reproduction, comment entrevoir les éléments idéologiques qui finissent par agir comme des éléments de domination sociale, comment comprendre les changements structurels du système qui ont finalement une influence sur le culturel, l'idéologique, le social-matériel ? Vous ne pouvez pas enlever l'aspect matérialiste de Marx car cela reviendrait à lui enlever son âme.

Le capitalisme est plein de contradictions et cela permet à Marx d'être utilisé aujourd'hui par des groupes, qui ne sont pas essentiellement de gauche, pour promouvoir un changement de type national-populaire. Le livre de Blanco est d'un grand intérêt pour cette raison, précisément. Lorsque la classe dominante espagnole (dans toutes ses factions) s'est lancée contre ce qu'on a appelé le néo-rancisme ou le rojipardismo (= le rouge-brunisme), et on en a des aperçus dans le livre, c'est parce que la rencontre des classes est désormais possible. Il y a des éléments d'union passé-présent (pour le dire en termes thomistes) ; il y a des éléments matériels ; il y a des éléments géopolitiques ; il y a des éléments de simple survie.....

Blanco se bat depuis des années pour ce genre d'union de tous ceux qui sont en bas de l'échelle (le sujet Serviteur ou Précariat de Fusaro) avec le monde des idées. Une lutte pour cette époque d'épuisement civilisationnel et l'espoir d'un avenir différent et meilleur. L'union du meilleur de la tradition, du meilleur de la modernité et du meilleur du spirituel contre un ennemi commun : le capitalisme et son idéologie postmoderne dominante. Nous espérons pouvoir proposer une interview approfondie de l'auteur (la faute à l'auteur de l'article) pour expliquer tous ces détails.

Achetez le livre (vous l'apprécierez) et participez au débat.

Commandes: https://editorialeas.com/producto/el-marximo-no-es-de-izquierdas/

dimanche, 10 juillet 2022

Comment (et pourquoi et par qui) la gauche est passée de l'homophobie à l'idéologie arc-en-ciel...

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Comment (et pourquoi et par qui) la gauche est passée de l'homophobie à l'idéologie arc-en-ciel...

Ernesto Milà

Source: https://info-krisis.blogspot.com/2022/06/cronicas-desde-m...

Pendant près d'un siècle, le sexe était tabou pour la gauche marxiste. Plus que tabou, il était mal vu et vécu au plus mal. Puis, lorsque la révolution d'octobre a eu lieu et que les partis communistes sont apparus, le sexe a été vécu comme une "déviation petite-bourgeoise". Marx n'avait rien dit sur la sexualité : la seule "oppression" qu'il connaissait était celle de la bourgeoisie sur le prolétariat, donc personne n'avait à s'émanciper sexuellement de quoi que ce soit. Dans les quelques références que l'on trouve dans les œuvres complètes de Marx, les femmes sont assimilées à des enfants : il soutient que les femmes doivent être considérées comme des "êtres faibles" dont le capital va abuser, en les payant moins qu'elles ne le méritent et en les faisant travailler à la limite de leurs forces.

Ni Marx ni le marxisme n'étaient "progressistes" sur les questions de genre

Certains auteurs ont affirmé que Marx était "un progressiste en matière d'égalité des sexes". Cependant, son comportement dans la vie de tous les jours correspond parfaitement à ce qu'on appellerait aujourd'hui "chauvin" : Marx préférait avoir des fils plutôt que des filles, il dépréciait les premiers pas du mouvement de libération des femmes et les femmes en général. Il est allé jusqu'à concevoir la femme dans le mariage comme "une forme de propriété privée exclusive". Contrairement à Engels, qui était une "suffragette" et qui, dans plusieurs écrits, s'est prononcé en faveur du droit de vote des femmes, Marx était totalement indifférent à cette question.

Marx a pris position contre le travail rémunéré des femmes. Il a fait valoir que la plus grande "docilité" des femmes signifiait que leur présence dans les usines réduisait la capacité de résistance de la "force de travail et favorisait la discipline industrielle". Et il décharge l'ouvrier masculin de la responsabilité de son comportement "macho" envers sa femme - qu'il considère comme une "possession de l'ouvrier", sans faire aucune référence au "pouvoir patriarcal" - en rendant le capital responsable de tous les malheurs qui frappent l'ouvrier et sa famille.

En un mot, ni les femmes ni les enfants ne l'intéressaient beaucoup dans la mesure où ils échappaient à la simplicité de son schéma bourgeois contre prolétaire, capital contre travail, dépossédés contre puissants.

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D'autres exemples de "morale sexuelle de gauche"

Dans l'anarchisme, les choses étaient similaires. Les différentes sectes anarcho-syndicalistes, par exemple, qui ont traversé la guerre civile espagnole en bonne santé, étaient plutôt rigoureuses en matière de sexualité. "Amour libre"..., oui, mais, bien mieux, "lutte pour les droits des travailleurs". Au sein de la CNT, cette question a été soulevée en permanence jusqu'au 18 juillet 1936. Ce n'est pas un hasard si Durruti, peu avant sa mort, a renvoyé à Barcelone toutes les femmes qui composaient sa colonne.

Tout ce qui ne tendait pas à améliorer la culture et la situation sociale du prolétariat était considéré comme "dangereux" car il détournait de la tâche principale : provoquer un changement socio-économique. L'homosexualité et le travestissement étaient combattus, critiqués et méprisés comme des "vices bourgeois".

Dans la propagande du Komintern et dans la propagande développée en Espagne pendant la guerre civile par la République, il est frappant de voir comment l'homosexualité est traitée : elle est toujours identifiée au "fascisme". L'image de Franco apparaissait dans la propagande républicaine avec des traits ambigus, comme un militaire efféminé, de la même manière que dans la propagande de la gauche allemande, les "Junkers" et les "militaristes" étaient présentés comme de simples homosexuels : en tant que "fascistes", ils devaient être le réceptacle de toutes les dépravations. Il en a été de même pour Hitler et, en Espagne, pour José Antonio Primo de Rivera.

Faut-il fusiller les caricaturistes de gauche qui, dans les années 1930, ont dépeint Hitler, Franco et d'autres dirigeants fascistes comme des gays, des travestis ou des transsexuels ?

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Maxime Gorki (photo) est allé jusqu'à dire : "Exterminez les homosexuels et vous en aurez fini avec le fascisme". Pour la propagande de gauche avant la Seconde Guerre mondiale, l'homosexualité était la racine du fascisme. Il n'y a donc aucun doute sur la vision de la gauche du monde gay : c'était, tout simplement, l'ennemi, et ce pour un large éventail de raisons.

Arthur Koestler, dans ses mémoires, alors qu'il était encore un militant communiste, ressentait une certaine répulsion face à la pratique du sexe. C'était comme s'il trahissait la "cause sacrée du prolétariat". Le parti et la cause, la révolution mondiale, étaient au-dessus de tout. Telle était la doctrine officielle du Komintern et elle l'est restée. Lorsque Wilhelm Reich commence à s'intéresser à la "sexualité prolétarienne", ses camarades du KPD le considèrent avec une certaine suspicion et, en 1932, ils cessent de soutenir son organisation de jeunesse "SEXPOL" pour une "politique sexuelle". Deux ans plus tard, il reconnaîtra qu'en URSS, le parti communiste a étouffé la "liberté sexuelle", criminalisé et interdit l'homosexualité. Il a été exclu des rangs du parti.

1923 : l'année des "coïncidences cosmiques" (1) Lukàcs

En 1923, cependant, trois phénomènes se sont produits qui sont passés inaperçus pour la plupart de la population.

D'une part, Georg Lukács, communiste hongrois et partisan de Béla Kun, qui avait été "commissaire responsable de l'instruction publique" dans la courte "République soviétique hongroise", devait publier Histoire et conscience de classe. Lukács avait tiré quelques conclusions de l'échec de la révolution en Hongrie et dans toute l'Europe entre 1919 et 1923. L'ouvrage a été condamné par le quatrième congrès de l'Internationale et a obligé l'auteur à faire son autocritique. L'ouvrage, presque plus hégélien que marxiste, tente d'être une justification philosophique du bolchevisme. Il propose un nouveau modèle organisationnel pour le parti, qu'il considère comme "une forme historique et comme le porteur de la conscience de classe". Il n'était donc pas nécessaire que le parti soit composé de prolétaires, ni au service du prolétariat. De plus, dans un autre temps, à une autre époque, dans un autre lieu, une révolution communiste pourrait avoir lieu sans prolétaires, même sans un parti léniniste organisé. Il a été exclu du parti communiste hongrois en 1928.

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Lukács (photo) avait compris que le prolétariat non seulement n'était pas "révolutionnaire", mais qu'il ne le serait très probablement jamais. Pour un intellectuel non fanatisé par le marxisme, cela lui aurait donné plus d'arguments qu'il n'en faut pour abandonner cette idéologie, mais Lukács se considérera toujours comme un "révisionniste" du marxisme, en aucun cas comme un non-marxiste, et encore moins comme un anti-marxiste. Son raisonnement est simple : le marxisme étant la seule "doctrine scientifique", lorsqu'il existe un écart entre la réalité et l'interprétation idéologique, le problème ne vient pas de l'idéologie, mais de la réalité qui a pris une mauvaise direction. Le problème est que Lukács considère que l'Occident vit dans l'erreur depuis deux mille ans. Et cette erreur a un nom : la civilisation chrétienne et occidentale.

Ainsi, le grand adversaire de Lukács est le christianisme et l'ordre des valeurs qui en découle. L'idéologie est donc sûre de son infaillibilité.

1923 : l'année des"coïncidences cosmiques" (2) - Gramsci

La même année, en 1923, Antonio Gramsci avait remplacé Amadeo Bordiga au poste de secrétaire général du parti communiste italien. Aux élections du 6 avril 1924, il sera élu député et, de son siège, il assistera à la mort de Matteotti et, plus tard, à la consolidation du régime fasciste. Dans les mois qui suivent, et surtout pendant son séjour en prison à partir de 1927, il réfléchit à quelque chose qui le préoccupe depuis un certain temps : il y a quelque chose dans le schéma marxiste qui ne correspond pas tout à fait à la réalité.

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Il a développé l'idée de l'"hégémonie" et du "bloc hégémonique", qui n'était rien d'autre qu'une extension du problème de l'"infrastructure" et de la "superstructure" de Marx. Pour Marx, l'"infrastructure" n'était que le système économique. Cette "infrastructure" exerce une pression sur la "superstructure" en déterminant les lois, les us et coutumes sociaux, le modèle politique, l'appareil répressif, etc. Marx avait recommandé que pour changer la "superstructure", il était nécessaire d'agir sur l'"infrastructure", car tout dans une société capitaliste était conditionné par l'économie.

Mais, dans l'analyse de Marx, ce qu'il entendait par "bourgeoisie" (en réalité, il s'agissait d'une classe capitaliste) était directement opposé au "prolétariat". Lorsque Marx a formulé sa thèse, le capitalisme était encore à un stade industriel précoce. Dans les décennies suivantes, d'autres groupes sociaux vont apparaître, générés par l'industrialisation, l'amélioration des conditions économiques et qui ne sont rien d'autre que le produit du nouvel ordre social : la classe moyenne. Et la classe moyenne a commencé à démontrer son pouvoir, en mobilisant et en mobilisant une grande partie de la population dans ce qui était les fascismes. Ce n'est donc pas la "bourgeoisie" qui a généré les fascismes, mais une classe que Marx n'a même pas eu l'occasion de connaître.

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En prison, Gramsci a repensé un problème que Marx avait laissé trop facilement irrésolu. Si, malgré les syndicats, il était très difficile de modifier l'"infrastructure" économique qui revenait à pénétrer dans le bastion de la forteresse du capital, ne pourrait-on pas modifier la "superstructure" en opérant directement sur elle ? Gramsci a répondu par l'affirmative et en a tiré son concept d'"hégémonie culturelle" et de "bloc hégémonique". Pour Gramsci, l'"hégémonie culturelle" était, en somme, ce qui garantissait le contrôle du capital sur la société. Par exemple, lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté, le capital (ce qu'il appelle la "bourgeoisie capitaliste") a appelé à la "défense de la patrie", constituant ainsi un "bloc hégémonique" dans lequel se trouvaient différents groupes sociaux, tous subordonnés au pouvoir du capital et unis par l'idée de patriotisme. Mais si le leadership intellectuel et la légitimité morale du "bloc hégémonique" pouvaient être sapés, il pourrait se déplacer vers les "forces populaires du travail et de la culture" et ainsi modifier l'équilibre des forces dans la "superstructure".

Si nous combinons cette lutte pour "l'hégémonie culturelle" avec le travail du Parti communiste et des syndicats ouvriers, alors et seulement alors sera atteint le "moment révolutionnaire" dans lequel il sera possible de renverser le pouvoir du capital.

Une parenthèse sur le "gramscisme de droite"

Il est impossible de ne pas s'arrêter ici et de ne pas rappeler l'idée d'Alain de Benoist sur le "gramscisme de droite". Outre le fait que Guillaume Faye, reconnaissait déjà dans son ouvrage L'Archéofuturisme, que lorsque la "nouvelle droite" débattait sur ce sujet, elle ne connaissait guère l'œuvre de Gramsci, nous ajouterons que mener un "combat culturel" à droite et dans les années 70, c'était se leurrer sur les possibilités: d'une part, parce que Gramsci n'est pas parti de zéro, il disposait d'une idéologie bien structurée à laquelle il n'a ajouté que quelques éléments de critique pour la perfectionner et éviter le décalage entre les prévisions idéologiques et la réalité sociale. D'autre part, Marx et Engels n'étaient pas seulement des "doctrinaires", mais des militants politiques, engagés dans une cause, d'abord celle de la Ligue des communistes et plus tard celle de l'Internationale.

Pour qu'une lutte culturelle porte ses fruits, une condition sine qua non était l'existence d'une idéologie globale pouvant être "hégémonisée" et non une simple critique de la situation culturelle actuelle, sur la base de laquelle de simples "points de référence" étaient érigés. Et, deuxièmement, l'image de l'"intellectuel" en dehors de la lutte politique contaminante et avec un avenir douteux était quelque chose qui n'existait pas à gauche : là-bas, l'"intellectuel" était, en même temps, un "soldat politique". Dans le cas de la "nouvelle droite", l'ensemble était composé d'anciens "soldats politiques" diplômés qui avaient décidé de rompre avec leurs anciennes organisations, sans même penser à en construire de nouvelles.

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L'histoire de la "nouvelle droite" française nous a toujours paru être l'histoire d'un entraîneur ("culturel" en l'occurrence) qui a jugé qu'il fallait se "préparer" à affronter le combat culturel au moment où le "match" se présenterait, c'est-à-dire le match où s'affronteraient deux visions du monde, deux perspectives culturelles, deux façons de concevoir l'être humain. Mais ce "match" n'est jamais arrivé. Et l'entraîneur ne cessait de nous dire que nous devions nous entraîner de plus en plus, pour nous préparer à ce moment.

Dire cela en 1978 était une chose parce que l'extrême droite française était à peine moins que zéro, mais ensuite, lorsque le phénomène Le Pen a éclaté dans les années 1980, les choses ont changé: il y avait déjà un mouvement politique sur lequel opérer. Mais, pour le coach, ce mouvement était peu de chose et il l'a toujours regardé de haut depuis sa position de supériorité intellectuelle. Et le problème a été que l'écologisation d'un parti populiste de droite (la limite maximale à laquelle un projet alternatif peut s'accommoder dans la situation sociopolitique actuelle) en France a eu lieu presque entièrement en dehors de la "nouvelle droite". Revenons à Gramsci.

Nous sommes ce que nous pensons. Comment Gramsci est devenu ce qu'il était

Les parents de Gramsci étaient pauvres, mais il était avocat et avait une certaine culture. Bien qu'il travaille et obtienne une bourse pour étudier la philosophie et la littérature, il rejoint le parti socialiste. En 1921, il rejoint le parti communiste. La rapidité avec laquelle le fascisme a pris le pouvoir a fait que Gramsci a commencé à se méfier de la "conscience de classe" et du pouvoir du prolétariat en tant que force opposée au capital.  À partir de là, il a remis en question certains aspects du marxisme et du léninisme, tout en acceptant l'essentiel, à savoir que l'idéologie dominante dans une société est celle de la classe dominante qui s'exprime par une "hégémonie culturelle" transmise à la population par le biais des croyances religieuses, des médias et de l'éducation.

Ainsi, en attaquant les idées religieuses, en les dévalorisant, en pénétrant parmi les fidèles et en semant le doute, certaines ont été neutralisées ; en infiltrant les organismes du pouvoir culturel, l'influence des classes dominantes dans le monde de la culture a été limitée ; et enfin, en observant et en gagnant les mouvements culturels alternatifs et dissidents qui tendent à apparaître dans toute société, l'influence du "bloc hégémonique" a été progressivement érodée.

Gramsci n'était pas particulièrement empathique envers les travailleurs (il sentait qu'ils n'aspiraient qu'à améliorer leurs conditions de vie et ne se souciaient pas de savoir si c'était par la révolution ou par des concessions du capital) ou les intellectuels (qu'il considérait comme des dilettantes petits-bourgeois). Il soutenait que l'intellectuel devait "se justifier" en suivant une "ligne de masse", en prenant fait et cause pour le prolétariat et la transformation de la société. Cette élite intellectuelle doit garantir le "contrôle du langage" et attribuer un nouveau contenu aux concepts couramment utilisés par la société.

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En pratique, Gramsci déplace le "sujet révolutionnaire" du prolétariat à l'intellectuel. Les intellectuels, pour lui, sont ceux qui "pensent", "raisonnent", "analysent". Mais de telles dispositions peuvent être trop nobles et inaccessibles aux masses. C'est pourquoi un lien de transmission est nécessaire entre l'"intelligentsia" et les "masses" : le vulgarisateur, le journaliste, l'agitateur culturel, celui qui rend présentables et compréhensibles les idées élaborées par les intellectuels. C'est ainsi que ce que Gramsci appelle les "classes subalternes" vont progressivement ravir le pouvoir au "bloc hégémonique".

Mais il y a une autre thèse de Gramsci qui est particulièrement importante. Tout comme Marx et Engels, mais aussi Lénine et les bolcheviks, avaient considéré que les lois économiques et, surtout, la dialectique et la lutte des classes, se dirigeaient vers un destin fatal : Gramsci s'est rendu compte que ce schéma était trop rigide et que, de plus, certaines des critiques formulées par le fascisme l'avaient atteint : dans le schéma marxiste, en effet, il n'y a pas de place pour le libre arbitre, tout y est mécanisme appliqué à la société. C'est le prix à payer pour avoir considéré l'économie comme la seule infrastructure et pour avoir établi que les relations de pouvoir ne pouvaient être modifiées qu'en agissant sur ce terrain.

En 1923, lorsque Lukács a publié son livre sur la conscience de classe, Gramsci était déjà arrivé à la conclusion que la transformation d'une société devait se faire sur la base d'un changement culturel et que l'adhésion d'une élite culturelle était importante s'il s'agissait de précipiter un "moment révolutionnaire".

1923 : l'année des "coïncidences cosmiques" (3) - L'Ecole de Francfort

Enfin, en Allemagne et à la suite de l'enchaînement des défaites du parti communiste et de l'extrême gauche de 1919 à 1922, apparaît un mouvement intellectuel qui exercera sa puissante influence, d'abord dans ce pays, puis rayonnant depuis les États-Unis vers le monde entier : l'école de Francfort. En fait, ce n'est que dans les années 1960 que ce nom s'est popularisé comme caractéristique d'un groupe d'intellectuels allemands qui ont pris leurs distances par rapport au marxisme orthodoxe et ont effectué un travail de "révision", en ajoutant d'autres apports (notamment du freudisme) au marxisme dans son ensemble.

Tous les membres de l'École de Francfort étaient des Juifs, plus ou moins sécularisés, qui sont partis aux États-Unis lorsque Hitler est arrivé au pouvoir. Il s'agissait de Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Herbert Marcuse, Friedrich Pollock, Erich Fromm, Walter Benjamin, Leo Löwenthal, Leopold Neumann ; tous sont connus comme "la première génération de l'école de Francfort". Par la suite, d'autres se sont joints à eux, une deuxième et même une troisième génération, dans laquelle l'élément juif n'est plus aussi caractéristique.

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Les réflexions de ce groupe s'inscrivent dans la même veine que celles de Lukács et Gramsci. En 1923, financé par Felix Weil (photo + tableau, ci-dessus), un millionnaire juif d'origine germano-argentine, un groupe d'intellectuels a créé l'Institut de recherche sociale à l'université de Francfort.

L'essence de l'École de Francfort est son incorporation des thèses freudiennes dans l'héritage marxiste. Comme Gramsci, ils reconnaissent l'idée de "libre arbitre" et, contrairement aux marxistes orthodoxes qui n'attachaient pas une grande importance au "bonheur humain" avant la "révolution", les membres de cette École considèrent que les êtres humains, avant, après et pendant la révolution, doivent se sentir libres, heureux et complets. Le monde classique aurait appelé cette position "hédonisme", d'autant plus que l'appel à Freud les convainc que le bonheur passe par la sexualité.

Les membres de sa première génération écriront, tant dans leurs premiers travaux en Allemagne dans les années 1930 que dans leurs travaux ultérieurs dans les années 1960, des théories sur la sexualité, tant individuelle que sociale. Ce sont eux qui ont suggéré à Simone de Beauvoir que le sexe est "une construction sociale" et qu'il n'existe pas de sexualité définie dans la nature (l'ADN n'avait pas encore été découvert et une telle erreur pouvait être justifiée...).

Marcuse et Adorno sont allés le plus loin dans ce domaine. Mais ce qui préoccupait vraiment l'École de Francfort, étant donné que tous ses membres étaient d'origine juive, c'était l'arrivée au pouvoir de la NSDAP en Allemagne en 1933. Ils ont tous émigré aux États-Unis et y ont poursuivi leurs études. Au moins, ils étaient plus proches des fondations capitalistes qui allaient désormais financer leurs travaux. Puis vint la Seconde Guerre mondiale, mais dès leur arrivée aux États-Unis - à l'exception de Fromm, qui choisit de vivre au Mexique pendant un certain temps - leur travail "philosophique" consista à trouver des arguments antifascistes : et c'est ce qu'ils firent. Ce n'était pas très difficile, après tout, ils étaient tous issus de milieux marxistes et avaient été des militants communistes. Il ne s'agissait plus que d'adapter l'antifascisme au monde capitaliste et de préparer le terrain pour la guerre à venir, qui a trouvé aux Etats-Unis et dans le président Roosevelt et son "New Deal" raté son promoteur le plus intéressé.

La personnalité autoritaire selon Théodore W. Adorno

Le groupe se réunit d'abord à New York, siège provisoire de l'Institut de recherche sociale en exil, puis, peu avant l'entrée en guerre des États-Unis, il s'installe en Californie. C'est à cette époque que Horkheimer a écrit sa Dialectique des Lumières. Mais l'œuvre qui nous intéresse ici a été écrite dans la période d'après-guerre. Il s'agit de La personnalité autoritaire, signé par Adorno. L'idée était que, chez certains sujets, il existe un surmoi strict qui contrôle un ego faible incapable de surmonter ses pulsions primaires. Cela conduit à des conflits intérieurs qui amènent l'individu à accepter les conventions sociales et la soumission à l'autorité. Mais aussi, cet individu soumis devient dominant envers les groupes et les personnes qu'il considère comme "inférieurs". Il agit de manière brutale et despotique envers eux et les empêche d'"être heureux". Ainsi apparaît la "personnalité autoritaire" qui est favorisée par deux institutions : la religion et surtout la famille. Dans les deux cas, il apparaît une "volonté de pouvoir sur les autres" (le concept est d'Adler). Cette "personnalité autoritaire" est à l'origine du fascisme. De tous les fascismes. Pour Adorno, toute forme d'autoritarisme finit par être un "fascisme". Et le fascisme se résume à Auschwitz. Il faut donc défendre la société afin d'éviter un "nouvel Auschwitz", et comment ? C'est simple : en prenant position contre l'autorité de la religion et contre le modèle familial. Il a soutenu que le fascisme n'était rien d'autre que la répétition de schémas violents appris dans l'enfance par la contemplation du modèle patriarcal. Un enfant qui regardait son père lui ordonner d'aller se coucher serait un enfant qui, à l'avenir, reproduirait ces schémas et finirait heureux et content dans la Hitler Jugend. La structure hétéropatriarcale était le modèle que le fascisme allait reproduire au niveau de l'État. En se débarrassant de ces deux éléments, la religion et la famille, tout le reste qui accompagne les structures traditionnelles se dissoudrait de lui-même. La science positive serait le grand adversaire de la religion, mais il en fallait bien plus pour détruire la famille.

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Pour lancer cette attaque contre la famille et la religion, Adorno a élargi ses horizons : puisque le matérialisme dialectique n'était d'aucune utilité pour interpréter l'histoire, sauf à une époque relativement récente, il a introduit des éléments tirés du freudisme pour convenir que l'histoire de l'Occident était, encore et toujours, l'émergence, le maintien et la réaffirmation du "fascisme". Il voyait le "fascisme" dans toute l'histoire de l'Occident. Partout où il y avait une structure "hétéropatriarcale", il y avait une "déformation" du caractère avec l'acceptation de l'autorité, d'où le "fascisme". Toute l'histoire de l'Occident, toute sa tradition, a été "fasciste", surtout depuis l'avènement du christianisme. Ainsi - et c'est la conclusion - pour "détruire le fascisme", il fallait opérer : 1) contre les traditions (qu'Adorno appelle avec mépris "conventionnalismes") et 2) contre les véhicules les plus caractéristiques de ces traditions (famille et religion).

Ici, Adorno a été contraint de rompre avec toute la tradition de gauche qui, jusqu'à récemment, avait imputé le fascisme à des pulsions homosexuelles. En lisant son livre, il est clair qu'il fait des compromis simples avec le langage, en utilisant des concepts freudiens et sociologiques, mais en évitant la conception de l'homosexualité qui prévalait au sein de l'establishment médical et des psychologues de l'époque.

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La psychologie ne partageait pas le critère antifasciste d'un lien direct entre l'homosexualité et le fascisme, mais avait établi une origine plutôt réfléchie. L'homosexualité serait une névrose qui favoriserait la réapparition d'un complexe d'infantilisation non résolu. L'explication était basée sur le fait que dans l'enfance, les caractéristiques de l'identité sexuelle ne sont pas encore consciemment développées, et qu'il n'y a pas non plus d'impulsion sexuelle consciente, de sorte que les garçons ont tendance à se regrouper, à jouer et à collaborer entre eux, tandis que les filles font de même. Lorsque les pulsions sexuelles apparaissent, ce premier stade est laissé de côté et la tendance "normale" est à l'hétérosexualité et à l'attirance des individus d'un sexe pour le sexe opposé... sauf dans certains cas de malformations physiques (androgynie) ou psychologiques dans lesquels le sujet n'a pas dépassé la phase "infantile" et continue à être attiré et à rechercher la compagnie d'êtres du même sexe, comme dans l'enfance.

Cette explication est bien meilleure que celle fournie par Adorno, qui se perd dans des catégories freudiennes dont la validité est encore contestée aujourd'hui. L'intérêt d'Adorno pour sa justification de l'homosexualité comme moyen d'échapper au fascisme hétéropatriarcal est opportuniste : cela lui permet d'attaquer la famille, et cela vaut plus que la rigueur et la vérité scientifiques ou philosophiques. Car, une fois l'ennemi déterminé, la légitimité des arguments utilisés contre lui importe peu : il s'agit d'ouvrir un maximum de fronts à partir desquels on peut le harceler.

Adorno "transmute" toutes les valeurs de la gauche sur la sexualité, et pour obtenir ceux qui ont le plus attaqué, critiqué, harcelé et persécuté l'homosexualité (Hitler, par exemple, ne considérait l'homosexualité que comme une affaire privée et qu'il n'y avait plus rien à en dire, Et s'il a exécuté Röhm, qui avait été son plus proche collaborateur au cours des dix années précédentes, ce n'était pas à cause de son homosexualité notoire, mais parce qu'il était soupçonné d'être un ennemi de l'État), c'est-à-dire la gauche marxiste, se sont désormais positionnés comme défenseurs des "minorités sexuelles". Tout cela pour éroder la famille et l'empêcher de continuer à reproduire le "modèle hétéropatriarcal, germe du fascisme".

Deux dernières notes sur Adorno. Le nom de son père était Oscar Alexander Wiesengrund, mais il a renoncé à ce nom de famille, qui a été réduit au "W" qui apparaît toujours dans son nom. "Adorno" était le nom de sa mère, dont il s'est toujours senti le plus proche, une soprano lyrique, qui avait suscité son intérêt pour la musique. Pendant longtemps, il a hésité entre la philosophie et la musique. Le fait est que dans sa maturité et dans L'Essai sur la personnalité autoritaire, il a élaboré une théorie sur la sexualité. En 1968, après les événements révolutionnaires de Paris, trois étudiantes se déshabillent en classe (en fait, elles ne lui ont montré que leurs seins). Adorno est décédé quelques jours plus tard, la soi-disant "crise des seins nus" étant la cause directe de l'arrêt cardiaque qu'il a subi. Commentant cette anecdote avec l'écrivain marxiste Vázquez Montalbán, celui-ci m'a dit qu'Adorno était capable d'élaborer une théorie sexuelle, mais pas de la soutenir à une distance de cinq mètres...

mercredi, 22 juin 2022

L'Américanisme des gauches

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L'Américanisme des gauches

Claudio Mutti

Source: https://www.eurasia-rivista.com/lamericanismo-di-sinistra/

Considérant le fait que le jeune Marx définissait les États-Unis comme le "pays de l'émancipation politique accomplie", c'est-à-dire comme "l'exemple le plus parfait d'un État moderne", capable d'assurer la domination de la bourgeoisie sans exclure les autres classes de la jouissance des droits politiques, un spécialiste du marxisme a observé qu'"aux États-Unis, la discrimination par la censure prend une forme "raciale"" [1], de sorte que, selon lui, on ne peut manquer de remarquer "une certaine indulgence" [2] de Marx à l'égard du système américain, tandis que "l'attitude d'Engels est encore plus déséquilibrée dans un sens pro-américain" [3].

Pour Engels, en effet, le Far West nord-américain "semble être synonyme d'expansion de la sphère de liberté: il n'est pas fait mention du sort réservé aux Amérindiens, de même que l'on passe sous silence l'asservissement des Noirs" [4]. Non seulement cela, mais parfois Engels devient un apologiste explicite de l'impérialisme américain, comme lorsqu'il célèbre la "vaillance des volontaires américains" dans la guerre contre le Mexique: "la splendide Californie a été enlevée aux indolents Mexicains, qui ne savaient qu'en faire"; ou comme lorsqu'il exalte "les énergiques Yankees" qui donnent une impulsion à la production de richesses, au "commerce mondial" et donc à la propagation de la "civilisation" [5].

L'affirmation selon laquelle la gauche "ne pouvait qu'être américaniste et fordiste, puisqu'elle avait été industrialiste dès le début semble fondée car, en fait, depuis l'Idéologie allemande, Marx et Engels avaient exalté le développement de l'industrie" [6].

Lénine, "le marxiste qui voulait réaliser le socialisme avant le développement généralisé du capitalisme, était d'autant plus américaniste et fordiste" [7], de sorte qu'en 1923, Nikolaï Boukharine pouvait exhorter les communistes à "ajouter l'américanisme au marxisme" [8].

Se faisant l'interprète de la haine bourgeoise contre la persistance d'éléments "médiévaux" dans certaines parties de l'Europe à cette époque, Lénine opposait la "campagne" prussienne, où même l'industrie avait des caractéristiques semi-féodales, à la "ville" américaine, où même l'agriculture n'avait pas échappé à l'organisation capitaliste. En Amérique, écrit-il, "la base de l'agriculture capitaliste n'était pas l'ancienne agriculture fondée sur l'esclavage, la guerre de Sécession ayant détruit l'économie esclavagiste, mais l'agriculture libre, du fermier libre, sur des terres libres ; libres de toutes les charges médiévales, du servage et du féodalisme d'une part, et d'autre part, libres de la contrainte de la propriété foncière privée" [9].

Sur le terrain idéologique cultivé par Marx, Engels et Lénine est née l'admiration de Gramsci pour la "civilisation" américaine et la condamnation de Gramsci de l'anti-américanisme. Comme alternative au type du petit bourgeois européen, le "philistin des pays conservateurs", Gramsci a proposé la figure "énergique et progressiste" que Sinclair Lewis avait dépeinte dans le personnage de Babbitt, le petit bourgeois américain qui voit l'industriel moderne comme "le modèle à atteindre, le type social auquel il faut se conformer".

51sdKr6AY1L.jpgAntonio Gramsci revendique pour le groupe communiste de l'"Ordine Nuovo" (qu'il a fondé en 1919 avec Palmiro Togliatti et d'autres) le mérite d'avoir prôné une "forme d'"américanisme" acceptable pour les masses ouvrières". Pour Gramsci, il existe en fait un "ennemi principal" qui est la "tradition", "la civilisation européenne (...), la vieille et anachronique structure sociale démographique européenne" [10]. Nous devons donc remercier, dit-il, la "vieille classe ploutocratique", parce qu'elle a essayé d'introduire "une forme très moderne de production et de travail telle qu'offerte par le type américain le plus perfectionné, l'industrie d'Henry Ford" [11].

Et la vieille classe ploutocratique a rapidement identifié ses compagnons de voyage. En fait, un commentateur faisant autorité sur les classiques du marxisme, Felice Plato, rappelle les "avances" du sénateur Agnelli envers Gramsci et le groupe de Togliatti, faites au nom d'une supposée "concordance d'intérêts entre les travailleurs de la grande industrie et les capitalistes de l'industrie elle-même". C'est d'ailleurs Gramsci lui-même qui a parlé succinctement du "financement d'Agnelli" et des "tentatives d'Agnelli d'absorber le groupe 'Ordine Nuovo'" [12].

Gramsci n'était cependant ni le premier ni le seul, parmi les marxistes, à voir dans l'Amérique le paysage idéal pour la construction d'une société alternative à la société européenne, malheureusement "alourdie par cette chape de plomb" de "traditions historiques et culturelles" [13]. C'est Gramsci lui-même, en fait, qui mentionne explicitement l'intérêt de "Leone Davidovic" (c'est-à-dire Lev Davidovitch Braunstejn/Bronstein, alias Trotsky) pour l'américanisme [14], ainsi que ses enquêtes sur le mode de vie américain et la littérature nord-américaine.

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Cet intérêt de la pensée marxiste pour l'américanisme est dû, explique Gramsci, à l'importance et à la signification du phénomène américain, qui est, entre autres, "le plus grand effort collectif jusqu'à présent pour créer, avec une rapidité sans précédent et avec une conscience de but jamais vue dans l'histoire, un nouveau type de travailleur et d'homme" [15]. Les réalisations de l'américanisme ont donné naissance à une sorte de complexe d'infériorité chez les marxistes, qui proclament selon les mots de Gramsci que "l'anti-américanisme est comique, avant d'être stupide" [16].

51nhN+o3ahS._SX326_BO1,204,203,200_.jpgNous avons parlé plus tôt de la littérature américaine.  Eh bien, l'une des manifestations les plus significatives de la culture antifasciste qui a eu lieu pendant le Ventennio de Mussolini a été la publication de l'anthologie Americana éditée par Elio Vittorini pour l'éditeur Bompiani en 1942 (et toujours réédité depuis). On a dit à juste titre que pour Vittorini et les camarades qui l'ont rejoint dans l'initiative en tant que traducteurs (tous gravitant plus ou moins dans l'orbite du Parti communiste clandestin), "la littérature américaine contemporaine (...) est devenue une sorte de drapeau ; et c'est aussi, ou peut-être surtout, comme un manifeste implicite de foi antifasciste que Vittorini a conçu et réalisé son anthologie. L'Amérique devait être pour les lecteurs, comme elle l'était pour lui, une grande métaphore de la liberté et de l'avenir" [17].

Dans ces mêmes années, alors que les antifascistes, parmi lesquels les futurs dirigeants du PCI, trinquaient à la fortune de Sa Majesté britannique [18], dans les discours de Palmiro Togliatti diffusés par Radio Mosca, il y avait une exaltation fréquente des États-Unis qui prenait parfois des accents de mysticisme inspiré. Voici un florilège bref mais significatif des laudes chantées par Migliore.

8 août 1941. "Et en réalité, nous devons être reconnaissants à l'Amérique non seulement pour avoir donné du travail pendant tant de décennies à tant de nos frères, mais aussi pour le fait qu'à ces hommes, qui sortaient de l'obscurité de relations sociales presque médiévales, elle a fait voir et comprendre ce qu'est un régime démocratique moderne, ce qu'est la liberté. (...) Mussolini et le fascisme (...) voudraient faire croire au peuple italien qu'il a un ennemi dans le peuple américain (...). Les Italiens qui connaissent l'Amérique devraient dire la vérité à leurs concitoyens. Qu'ils leur disent que le peuple des États-Unis est ami de l'Italie, mais qu'il est l'ennemi acharné de toute tyrannie (...) Et les Italiens qui aiment leur pays, qui ne sont et ne veulent être les serviteurs d'aucun despotisme, ont une nouvelle raison d'être reconnaissants au peuple des États-Unis, de qui vient aujourd'hui au peuple italien non seulement une nouvelle incitation à briser ses chaînes, mais une aide concrète aussi puissante" [19].

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2 janvier 1942. "Mais une autre voix nous parvient sur les ondes. C'est la voix du grand peuple américain. Dans son accent masculin, il nous semble entendre le rugissement de mille usines travaillant jour et nuit, sans relâche, pour forger des canons, des chars, des avions, des munitions. Il y a un mois, l'Amérique fabriquait autant d'avions en un mois que l'Allemagne et ses vassaux réunis. Bientôt, elle en fabriquera deux fois plus. Trente millions de travailleurs américains ont juré de ne pas relâcher leurs efforts de production tant que les régimes fascistes de terreur, de violence et de guerre ne seront pas écrasés. De bonnes perspectives, donc, pour la nouvelle année" [20].

Nous pouvons citer ici un extrait d'une lettre que Migliore, après la défaite des troupes alpines italiennes à Nikolaevska, a écrite de Moscou le 3 mars 1943 à Vincenzo Bianco : "La position des Italiens d'Amérique, et la nôtre, doit cependant être bien argumentée. Il faut expliquer qu'il ne s'agit pas du tout d'une invasion, mais d'une aide apportée au peuple italien pour retrouver sa liberté, pour chasser ses vrais ennemis, qui sont les fascistes et les Allemands. Expliquez que la véritable invasion de l'Italie est celle des Allemands, organisée par Mussolini. Mussolini est responsable de l'arrivée de la guerre en Italie. Etc. etc. Bien sûr, combinez cela avec la démonstration que les Italiens peuvent empêcher que la guerre soit portée sur leur territoire national en se débarrassant immédiatement du gouvernement de Mussolini, en évinçant ce gouvernement, en brisant la vassalité allemande, etc. D'où l'appel à la lutte, la polémique contre ceux qui disent attendre l'atterrissage pour faire quelque chose, etc. etc.  En cas de débarquement, notre position doit être: une invitation aux populations à accueillir les troupes anglo-saxonnes comme des troupes libératrices ; une invitation aux soldats à déposer les armes, etc." [21].

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Les camarades de Togliatti, en revanche, n'ont pas été privés du titre de chevalier par les impérialistes. Pour citer un cas illustre, Arrigo Boldrini dit "Bulow", qui après avoir commandé la 28e brigade "Garibaldi" a été longtemps député du PCI puis président de l'ANPI, a été décoré d'une médaille d'or par le général McCreery, commandant de la 8e armée, en février 1945 (ci-dessus).

Le fait que la "Résistance" antifasciste était un mouvement collaborationniste au service de l'envahisseur anglo-américain est un fait reconnu aujourd'hui même par l'historiographie communiste "hérétique", c'est-à-dire non alignée sur la mythologie de la Résistance. "L'accusation portée contre le mouvement partisan d'être pleinement inclus dans le front de guerre militaire allié a eu un support historique évident" [22], écrit par exemple un historien qui a compilé plusieurs entrées pour l'Encyclopédie de l'antifascisme et de la résistance. Par ailleurs, en 1944 déjà, l'organe d'un groupe communiste écrivait : "Nées de l'effondrement de l'armée, les bandes armées sont, objectivement et dans les intentions de leurs animateurs, des instruments du mécanisme de guerre britannique" [23].

Par la suite, les antifascistes, les catholiques, les libéraux et les sociaux-démocrates ralliés à Badoglio n'ont pas eu trop de mal à admettre le caractère collaborationniste de la "Résistance", notamment parce que, dans les années d'après-guerre, leurs partis ont continué à être subordonnés à la politique américaine et britannique et que de nombreux anciens partisans "blancs" ont poursuivi leurs activités pro-occidentales dans les "partis démocratiques", dans le journalisme ou peut-être dans les rangs du contre-espionnage ou du "Gladio" ; les communistes et les socialistes, qui dans la situation créée par la "guerre froide" se sont retrouvés du côté de l'URSS, ont essayé de créer une image "patriotique" de la "Résistance" et d'attribuer le mérite exclusif de la défaite nazie-fasciste à l'action des partisans, comme si les Anglo-Américains n'avaient jamais existé et comme si l'action des partisans n'avait pas été soutenue et financée par les impérialistes occidentaux (ainsi que par les capitalistes du Nord hostiles à la socialisation des entreprises décrétée par la CSR).

Dans le sud occupé, certaines formations de l'extrême gauche s'étaient immédiatement mises à la disposition des envahisseurs anglo-américains.  En Campanie, par exemple, le Parti socialiste révolutionnaire italien était né, dont l'un des objectifs immédiats était d'"aider les Anglo-Américains à libérer le territoire restant de la péninsule" [24]. "Après avoir accueilli les Alliés comme des libérateurs, les socialistes révolutionnaires avaient rencontré à Salerne le général Clark pour lui demander d'aider les troupes dans leur entrée à Naples et avaient également participé aux négociations pour la création du Gruppi Combattenti Italia" [25].

260px-Adriano_Olivetti_fotoritratto.jpgDans le Nord, depuis février 1943, le Parti communiste, le Parti d'action, le Parti prolétarien pour une République socialiste et le Parti socialiste chrétien étaient en contact avec l'OSS, les services secrets américains, par l'intermédiaire d'un agent de liaison de premier ordre: l'ingénieur Adriano Olivetti (photo), un ami de Carlo Rosselli [26].

La dépendance, y compris économique, des partis antifascistes du CLNAI vis-à-vis des hauts commandements anglo-américains est formalisée par un document de cinq pages rédigé en anglais : les "Protocoles de Rome", qui sont signés le 7 décembre 1944 par le général britannique Henry Maitland Wilson, commandant des forces alliées en Méditerranée, et les dirigeants antifascistes: Alfredo Pizzoni ("Pietro Longhi"), Ferruccio Parri ("Maurizio"), Giancarlo Pajetta ("Mare"), Edgardo Sogno ("Mauri").

Les partisans s'engagent à exécuter tous les ordres des Alliés pendant le conflit; ils s'engagent à nommer un officier acceptable pour les Anglo-Américains comme chef militaire du corps des volontaires de la liberté ; ils s'engagent à exécuter tout ordre après la "libération" du territoire italien. Et le CLNAI, pour sa part, était reconnu par les Anglo-Américains comme le seul gouvernement, de facto et de jure, de l'Italie du Nord.

Le point 5 du document établit les fonds à allouer aux activités antifascistes, en ces termes : "Pendant la période d'occupation ennemie en Italie du Nord, la plus grande assistance sera accordée au CLNAI, comme à toutes les autres organisations antifascistes, pour répondre aux besoins de leurs membres engagés dans l'opposition à l'ennemi en territoire occupé : une contribution mensuelle ne dépassant pas 160 millions de lires sera versée sous l'autorité du commandant suprême des forces alliées pour couvrir les dépenses du CLNAI et de toutes les autres organisations antifascistes".

Traduit en italien: les impérialistes alliés allouent une contribution mensuelle de 160 millions de lires (valeur de l'époque) aux collaborationnistes antifascistes, à répartir dans cinq régions italiennes dans les proportions suivantes : Ligurie 20, Piémont 60, Lombardie 25, Émilie 20, Vénétie 35.

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En stipulant les Protocoles de Rome, le Comité de libération nationale de la Haute-Italie a donc aussi formellement subordonné le mouvement partisan à la stratégie militaire anglo-américaine et l'a placé, comme l'a écrit un auteur communiste, "directement sous les ordres des alliés" [27], tandis que le Comando Volontari della Libertà était reconnu comme l'exécuteur des ordres du commandant en chef allié.

Avant même la signature des protocoles, les "patriotes" s'étaient déjà mis au service des "libérateurs", à tel point que le général Alexander leur avait donné l'ordre suivant: "Tuez les Allemands, mais de telle sorte que vous puissiez rapidement vous échapper et recommencer à tuer. (...) Les groupes de patriotes du nord de l'Italie détruisent les lignes de chemin de fer et si possible les téléphones, font dérailler les trains. Détruire les installations télégraphiques et téléphoniques" [28].

Mais laissons la parole à Renzo De Felice. "Les accords de Rome ont apporté 160 millions à la Résistance. C'était le salut. Et Harold MacMillan, responsable sur place de la politique britannique en Méditerranée, pouvait écrire dans ses mémoires le commentaire féroce et satisfait : 'Celui qui paie le joueur décide de la musique'" [29].

"Rompre avec les Alliés, pour la Résistance, était impossible: cela aurait été une catastrophe économique (Parri lui-même, dans son Mémoire sur l'unité de la Résistance, écrit en 1972, rappelle que la perspective était celle de 'fermer boutique')" [30].

"Les Alliés savaient qu'ils avaient les meilleures cartes en main: la force militaire et l'aide économique. Si pour entretenir un partisan, à la fin de 1943, il fallait mille lires, au début de 1945 il en coûtait 3 mille et même 8 mille, dans les zones les plus chères. En bref, la question économique était devenue politique. Une armée aussi nombreuse ne pouvait s'autofinancer: réquisitions, taxations forcées, grèves de ravitaillement, c'est-à-dire vols, brigandages compromettaient, en ce long hiver 44, l'image même du mouvement sur le territoire. Les résultats auraient été catastrophiques. Il est nécessaire de rationaliser le système de financement au-delà des subventions des industriels, qui ont cependant de plus en plus peur des Allemands au fil du temps, et de l'aide des services secrets britanniques et américains. C'était le chef-d'œuvre de Pizzoni. L'argent des alliés arrivait à Milan du sud via la Suisse" [31].

88f1db96781d25612fbe375f5bed38f7.jpgEn 1944, devant le spectacle d'une extrême gauche à la solde des Anglo-Américains, le fasciste républicain Stanis Ruinas (photo) s'adresse à l'un de ses vieux amis, passé du fascisme anti-bourgeois au communisme, en ces termes : "Au risque de passer pour un naïf, j'avoue ne pas comprendre comment des hommes qui se proclament révolutionnaires - socialistes communistes anarchistes - et qui, pour leurs idéaux, ont subi la prison et l'exil, peuvent applaudir l'Angleterre ploutocratique et l'Amérique trustiste qui, au nom de la démocratie et de la liberté démocratique, dévastent l'Europe. J'anticipe votre réponse. En tant que révolutionnaire, vous n'aimez pas Hitler et vous ne faites pas confiance à Mussolini. Et c'est très bien. Mais comment pouvez-vous faire confiance à l'Angleterre impérialiste qui a trahi la Perse, écrasé les républiques boers, opprimé l'Inde et l'Égypte pendant si longtemps, et qui s'arroge le droit de protéger et de diriger tant de peuples dignes de liberté ? (...) Comment pouvez-vous concilier vos idéaux révolutionnaires avec ceux de Churchill et de Roosevelt ?" [32].

Notes:

[1] Domenico Losurdo, Elogio dell'antiamericanismo, "Voce operaia punto it. L'organe télématique hebdomadaire de Direzione 17", 41, 17 octobre 2003.

[2] Ibidem.

[3] Ibid.

[4] Ibid. L'auteur se réfère à : K. Marx - F. Engels, Opere complete, Editori Riuniti, Rome 1955, VII, p. 288.

[5] K. Marx - F. Engels, Opere complete, Editori Riuniti, Roma 1955, VI, pp. 273-275.

[6] Romolo Gobbi, L'Amérique contre l'Europe. L'anti-Europeismo degli americani dalle origini ai giorni nostri, Editions MB, Milan 2002, p. 10.

[7] Ibidem.

[8] Cité dans D. Losurdo, ibidem.

[9] Cité dans : Emmanuel Malynski, Il proletarismo, Edizioni di Ar, Padoue 1979, p. 7.

[10] Antonio Gramsci, Americanisme et fordisme, Universale Economica, Milan 1950, pp. 20-21 ; édition ultérieure : Einaudi, Turin 1978. Les pages de Gramsci rassemblées dans cette édition correspondent au cahier 22 (V) 1934 des Cahiers de prison.

[11] Op. cit., p. 20.

[12] Op. cit., p. 18. La note de l'éditeur, Felice Platone, se trouve au bas de la page.

[13] Op. cit., p. 25.

[14] Op. cit., p. 42. Sur les relations de Trotsky avec l'usurocratie américaine, voir Pierre Saint-Charles, Banquiers et bolcheviks, in : Henri Coston (ed.), L'alta finanza e le rivoluzioni, Edizioni di Ar, Padoue 1971, pp. 41-50.

[15] Op. cit., ibid.

[16] Op. cit., p. 62.

[17] Giovanni Raboni, E un giorno la sinistra si risvegliò americana. Sessant'anni fa la miticaantologia di Vittorini smontò l'idea fascista sugli USA "Impero del Male", "Corriere della Sera", 24 septembre 2002, p. 35.

[18] "Il y avait, entre autres, Carlo Muscetta, Mario Alicata, Mario Socrate, Antonello Trombadori, Guglielmo Petroni, Gabriele Pepe, Marco Cesarini ; (...) Gabriele Pepe a proposé un toast à l'Angleterre, puis à Churchill, puis à la Royal Air Force. Nous avons trinqué avec joie et exultation" (Manlio Cancogni, Gli scervellati. La seconda guerra mondiale nei ricordi di uno di loro, Diabasis, Reggio Emilia 2003, p. 57). L'auteur rappelle que lui-même, en tant que représentant des socialistes, a apporté à l'imprimeur, le 9 septembre 1943, une affiche du CLN de Pietrasanta, rédigée en anglais, qui donnait le "salut aux Alliés" (op. cit., p. 192).

[19] Mario Correnti (Palmiro Togliatti), Discorsi agli italiani, Società Editrice L'Unità, Rome 1943, pp. 40-42.

[20] Op. cit., p. 93.

[21] members.xoom.virgilio.it/larchivio/togliatti-letteraalpini.htm

[22] Arturo Peregalli, L'altra Resistenza. Il PCI e les oppositions de sinistra. 1943-1945, Graphos, Gênes 1991, p. 356.

[23] Sulla via giusta, "Prometeo", 4, 1er février 1944.

[24] Arturo Peregalli, op. cit. p. 130.

[25] Ibidem.

[26] "Il ressemble aussi physiquement à Rosselli, peut-être parce qu'il est à moitié juif, du côté de son père" - écrit dans son rapport l'informateur de l'OSS qui a rencontré Olivetti près de Berne. Voir Ennio Caretto et Bruno Marolo, Made in USA. Le origini americane della RepubblicaItaliana, Rizzoli, Milan 1996, p. 58 et suivantes.

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[27] Renzo Del Carria, Proletari senza rivoluzione, vol. IV, Savelli, Rome 1976, p. 166.

[28] Instructions du général Alexander aux patriotes, "Corriere di Roma", 8 juin 1944 ; cit. in: Erich Priebke, Autobiographie, Associazione Uomo e Libertà, Rome 2003, p. 758.

[29] Renzo De Felice, Rosso e Nero, Baldini & Castoldi, Milan 1995, p. 88.

[30] Renzo De Felice, op. cit. p. 84-85.

[31] Renzo De Felice, op. cit. p. 95-96.

[32] Stanis Ruinas, Lettres à un révolutionnaire, cit. in : Paolo Buchignani, Fascisti rossi. Da Salò al PCI, la storia sconosciuta di una migrazione politica 1943-1953, Mondadori, Milan 1998, pp. 21-22.

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lundi, 13 juin 2022

La correspondance entre Mussolini et De Man et les livres "rouges" dans l'Italie fasciste

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La correspondance entre Mussolini et De Man et les livres "rouges" dans l'Italie fasciste

Italo Corradi

Source: https://www.ilprimatonazionale.it/cultura/il-carteggio-tra-mussolini-e-de-man-e-i-libri-rossi-nellitalia-fascista-235352/

R300273048.jpgLe 21 juillet 1930, Benito Mussolini, depuis Rome, adresse une missive à l'auteur d'un essai sur le marxisme, dont la lecture avait suscité l'intérêt du Duce. Le destinataire est l'intellectuel belge Henri de Man, qui répondra par retour de courrier le 23 août, depuis Francfort, où il enseigne à l'université. Le livre en question, un ouvrage destiné à avoir une influence considérable dans l'histoire du révisionnisme portant sur les théories marxistes, était paru en allemand en 1926 sous le titre Zur Psychologie der Sozialismus, pour être ensuite publié en français sous le titre Au delà du Marxisme. Mussolini, cependant, n'avait pas lu l'original allemand, ni les traductions françaises de l'essai, mais le premier volume de l'édition italienne de 1929 ; en fait, cette année-là, le livre avait également été publié en Italie par l'éditeur Laterza, avec un titre - Il superamento del marxismo - basé sur le titre français.

Un lecteur "illustre et compétent"

Écrivant à De Man, Mussolini loue sa révision éthique et idéaliste de la doctrine de Marx, qui est "définitive dans la mesure où elle suit les événements de 1914-1919 qui ont démoli ce qui restait de "scientifique" dans le marxisme". Ponctuel comme il l'était, le Duce avait cependant quelques reproches à faire au Belge, notamment lorsque celui-ci - se référant à un jugement de Trotsky - semblait interpréter la révolution fasciste comme visant à "mener une caste militaire ou féodale au pouvoir". En fait, la référence au militarisme et au féodalisme a dû piquer au vif Mussolini, s'il a pris soin de préciser que "la révolution fasciste n'a pas amené, n'a pas l'intention d'amener et n'amènera jamais au pouvoir une caste militaire ou féodale", étayant ainsi cette précision par des références à la législation sociale et corporative avancée du régime.

De Man, qui, selon le Duce, n'était pas trop "à jour" (sic) sur le fascisme, se déclare satisfait, dans sa réponse à Mussolini, de l'intérêt suscité par "un lecteur aussi illustre et compétent". Il a ensuite clarifié sa pensée. D'une part, lorsqu'il écrit " caste militaire et féodale ", il fait allusion à " la politique russe au Proche et en Extrême-Orient " ; d'autre part, tout en gardant certaines réserves à l'égard du fascisme, pour lesquelles il renvoie au deuxième volume de son essai (où il lit que le fascisme, comme le bolchevisme, pratique une " politique de puissance qui [... ] exploite les motivations inférieures des masses"), il ajoutait qu'il n'avait aucun scrupule à "rendre justice à certains aspects organisationnels de l'œuvre fasciste", dont il suivait le cours avec "un intérêt passionné".

Censure imprudente ?

L'échange de lettres entre Mussolini et le théoricien belge du socialisme est reproduit dans l'annexe de l'édition italienne de l'autobiographie de De Man - A cose fatte. Mémoires d'un "national-socialiste" - bientôt publié par Altaforte Edizioni. Le "duo" épistolaire, en plus de révéler que le chef du gouvernement italien - entre un engagement officiel et un autre - a trouvé le temps de se mettre à jour sur le débat philosophico-politique en cours, offre l'occasion de réfléchir sur le thème de la circulation, dans l'Italie de la Lictoria, de livres à orientation socialiste, qu'ils soient révisionnistes ou "orthodoxes". En effet, si l'on considère les antécédents marxistes de De Man, les jugements pas toujours flatteurs exprimés sur le fascisme dans son essai, le militantisme de l'auteur au sein du Parti ouvrier belge (la section belge de l'Internationale socialiste) et le fait que l'ouvrage ait vu le jour en Italie sept ans après l'arrivée au pouvoir de Mussolini, on peut se demander comment le texte a pu non seulement gagner les louanges (bien que partielles) du Duce, mais surtout, échapper à ce qui, selon la vulgate, était les contrôles vigilants de la censure de la dictature.

Qu'il ne s'agisse pas d'une publication semi-clandestine est exclu par le nom prestigieux de l'éditeur - Laterza - qui en a édité la version italienne. Était-ce peut-être l'ouvrage qui a atterri sur le bureau de Mussolini pour qu'il en prenne connaissance a posteriori et, le cas échéant, ordonne son retrait des librairies ? Mais si tel était le cas, pourquoi le Duce aurait-il pris la peine d'écrire à l'auteur, prenant même la peine d'écrire son texte à la plume ? En bref, l'épisode, aussi marginal soit-il, ne correspond pas entièrement au récit habituel d'un fascisme qui empêchait la circulation de textes politiquement hétérodoxes. Mais comme le Ventennio (les vingt ans du fascisme), contrairement à l'absolu schellingien de Hegel, n'était pas la nuit où toutes les vaches sont noires, quelques précisions s'imposent.

L'éditeur Laterza entre De Man et Benedetto Croce

Au tournant des années vingt et trente, et plus pleinement dans la seconde moitié de cette décennie, le régime, selon la vulgate susmentionnée, a accéléré sa politique de fascisation du pays, et de la culture en particulier. La publication de l'essai de De Man était-elle alors le chant du cygne de la libre diffusion des textes socialistes en Italie ? Il n'en est rien, du moins à la lumière de certains faits. Commençons par Laterza, qui jouissait à l'époque d'un bon degré d'autonomie.

41hBuDqnXGL._SX316_BO1,204,203,200_.jpgEn 1932, la maison de Bari avait par exemple publié, avec des réimpressions au moins jusqu'en 1938, un classique de l'historiographie libérale, la Storia d'Europa nel secolo decimonono de Benedetto Croce, où ne manquent pas les jugements qui ont probablement déplu au régime, comme celui sur le "culte de la nationalité" qui menaçait de dégénérer en "lugubre luxure raciale". Quant à De Man, les relations entre ce dernier et Laterza ne se limiteront pas à la publication de Superamento del marxismo (un titre, rapporte le Belge dans ses mémoires, choisi à la suggestion de Croce). En 1931, l'éditeur a en effet imprimé un autre essai de Laterza - La gioia nel lavoro (La joie du travail) - résultat d'une enquête sur la condition ouvrière menée à Francfort.

Du Manifeste à Trotzki : les livres "rouges" sous le fascisme

Le cas De Man mis à part, pendant le Ventennio, la publication de textes socialistes, et même marxistes, était tout sauf une exception. Laterza, par exemple, a imprimé La concezione materialistica della storia (La conception matérialiste de l'histoire) d'Antonio Labriola en 1938, tandis qu'entre 1936 et 1939, la Storia della rivoluzione russa (Histoire de la révolution russe) de Trotzki a été publiée respectivement par Treves et Garzanti. En outre, deux éditions du Manifeste du Communisme de Marx et Engels avaient déjà paru en 1934 : l'une à l'initiative de Felice Battaglia de Gentile, dans une série de documents qui voyait le fascisme comme l'aboutissement d'un mouvement d'affirmation des droits de l'homme culminant avec la Charte du Travail ; l'autre éditée par Robert Michels, un érudit avec les "papiers en règle" pour récupérer Marx et le marxisme en fonction de la polémique anti-bourgeoise qui avait déjà marqué le fascisme sansepolcriste.

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Sans parler des revues à thème corporatif éditées par Giuseppe Bottai, dans lesquelles le "fasciste critique" faisait publier des pages de Marx et même de Staline. Quant à Giovanni Gentile, le penseur actualiste commente les Thèses de Marx sur Feuerbach en 1937, tandis que l'entrée Treccani consacrée au "père" du socialisme scientifique est confiée à l'éminent économiste Augusto Graziani. De plus, à l'époque, la libre consultation des "écrits" marxistes n'était pas du tout entravée. Comme le reconnaît Giorgio Amendola dans sa Storia del Partito Comunista italiano, l'intérêt pour le communisme, surtout dans les cercles de jeunes, a conduit à une recherche des livres de Marx et Engels, de Plechanov et de Lénine, "qui sont arrivés en Italie sans trop de difficultés dans les éditions étrangères" et qui étaient présents dans les bibliothèques universitaires, dont beaucoup ont acheté les volumes du Marx-Engels Gesamtausgabe, qui comprenait la correspondance complète entre Marx et Engels et une grande partie des écrits de jeunesse jusqu'alors inédits du philosophe de Trèves.

Livres imprimés et livres au bûcher

D'après ce qui a été dit, l'image d'une industrie italienne de l'édition compacte et "en blouse noire" dépeinte par une certaine historiographie d'après-guerre semble donc inadéquate, surtout si l'on compare la politique d'édition fasciste à celle de l'Allemagne hitlérienne. Un épisode mérite d'être mentionné à cet égard, non pas - qu'il soit clair - pour accréditer le stéréotype d'un fascisme "bon enfant" auquel la sinistre intolérance de son "cousin" allemand serait étrangère, mais pour confirmer le fait que le régime de Mussolini avait une approche plus ouverte de la non-fiction "non conforme" que d'autres expériences historiques qui lui sont idéologiquement apparentées.

Revenons donc à De Man qui, soit dit en passant, dans la seconde moitié des années 30, aurait prôné en Belgique un "socialisme national" peu éloigné du fascisme et se serait rangé, dès 1940, dans les rangs de la "collaboration" avec le Reich. Eh bien, si en Italie, entre 1929 et 1931, Laterza a publié librement ses œuvres, peu après, dans l'Allemagne devenue nazie, les premières Bücherverbrennungen seront allumées. Et c'est à l'un de ces bûchers, en mai 1933, que sera brûlé, parmi d'autres livres, le dernier ouvrage du Belge - Die Sozialistische Idee - que De Man considérait comme le point d'arrivée de son chemin d'émancipation du socialisme par rapport au marxisme.

Italo Corradi

jeudi, 12 mai 2022

"La transmutation totale du progressisme doit être radicale, complète et étrangère à la partitocratie et au néolibéralisme"

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"La transmutation totale du progressisme doit être radicale, complète et étrangère à la partitocratie et au néolibéralisme"

Nous avons interviewé Carlos X. Blanco auteur du livre "Le marxisme n'est pas de gauche".

Par Carlos Pérez- Roldán Suanzes- Carpegna

Nous avons interviewé Carlos X. Blanco, qui a récemment publié El Marxismo no es de izquierda (le marxisme n'est pas de gauche), un ouvrage dans lequel il démonte les sophismes de ceux qui se disent défenseurs des travailleurs.

- Tant le PSOE que Podemos insistent pour nous convaincre que les droits des travailleurs sont en sécurité avec eux. La gauche actuelle est-elle vraiment engagée dans la défense des travailleurs ?

Pas du tout, de manière générale et en référence aux organisations majoritaires. En réalité, ceux qui se définissent comme des gauchistes et des progressistes suivent, en général, les dictats d'un agenda créé par une élite urbaine et apatride, qui, en Espagne, fait partie de la caste des universitaires, des ONG, des syndicats, des fonctionnaires, etc. C'est une élite qui regarde avec beaucoup de hauteur et d'arrogance le travailleur salarié et le modeste indépendant, l'Espagnol qui se lève tôt, qui s'efforce de subvenir aux besoins de sa famille et qui lutte pour joindre les deux bouts. Ils méprisent aussi profondément les agriculteurs, qu'ils qualifient de réactionnaires, de carnivores, d'ennemis du développement "durable". Ces haineux font partie d'une caste qui n'a pas quitté le pouvoir depuis le Felipismo, pas même dans les législatures théoriquement conservatrices d'Aznar et de Rajoy: ce sont les mêmes qui détestent les indépendants, tous ceux qui ne dépendent d'aucune autorité ou subvention pour leur dire ce qu'ils doivent penser correctement, ils détestent ceux d'entre nous qui ne vivent pas de subventions ou d'avantages. Cette élite gauchiste post-moderne (ou progressiste) est le résultat immédiat des agressions commises par le felipismo contre l'ensemble de la classe ouvrière, et elle n'a cessé de se reproduire et de s'étendre depuis lors. C'est une élite ochlocratique, qui déteste le talent et s'attaque toujours aux secteurs les plus productifs du pays. Felipe González a pris sur lui, dans les années 1980, de démanteler le tissu industriel qui avait été rapidement et solidement créé par le défunt régime franquiste.

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La neuvième puissance industrielle du monde était l'Espagne que Franco a laissée derrière lui à sa mort, une place d'honneur obtenue par un peuple alors très endurant et responsable, dirigé par des critères techniques plutôt qu'idéologiques ; même si, à vrai dire, l'Espagne était une puissance économique pleine de contradictions internes à résoudre et qu'il n'y avait aucune volonté de les aborder. L'une de ces contradictions était l'absence d'une véritable intégration du facteur travail dans les structures de l'État, avec une représentation adéquate des producteurs et des mécanismes de négociation du travail non classistes et non libéraux qui minimiseraient les conflits endémiques de l'époque. Un modèle organique de représentation et de négociation était nécessaire, des systèmes non partisans qui protégeraient les travailleurs de l'instrumentalisation des "syndicats de classe" qui étaient, et sont, à proprement parler, les courroies de transmission et les bras d'exécution des partis "progressistes". Ceux-ci, à leur tour, se sont avérés être des marionnettes contrôlées par le capital étranger, ultra-subventionnées et achetées, avec un très faible militantisme et une très faible participation : ils ont été créés afin de démanteler la nation au niveau productif et de nous transformer en la triple colonie que nous sommes maintenant : une colonie des États-Unis, de Bruxelles et du Maroc, peut-être dans cet ordre. La gauche autoproclamée d'aujourd'hui ne fait que servir de bélier à la politique néolibérale sauvage et criminelle déjà initiée par les ministres de Felipe (Solchaga, Boyer), une politique économique qui a toujours eu le soutien de fait (sous couvert de critiques purement verbales et testimoniales) des communistes, honteusement reconvertis en "Izquierda Unida" (Gauche unie). Aux heures décisives, les communistes de l'IU ont presque toujours soutenu les gouvernements socialistes des municipalités et des communautés autonomes, et les syndicats ont participé à la corruption et à la cooptation des dirigeants ouvriers, à la domestication des rebelles, pour les faire entrer dans le rang et permettre au capital d'exercer sa domination.

Le repli de la gauche postmoderne et indéfinie, de plus en plus anti-marxiste, dans l'univers délirant de ce que Prada appelle à juste titre les "droits de la culotte" et la gestion hédonique des fluides corporels, les questions de "violence du pénis", etc, avec le multiculturalisme et le "génératisme" obligatoires, ainsi que la capitulation devant l'Islam et les puissances qui le promeuvent, est la trahison la plus dégoûtante du marxisme et de tous les autres courants et traditions de lutte pour la justice sociale. Ce progressisme anti-marxiste et post-marxiste, comme celui de Podemos et de ses mutations et franchises, collabore à la liquidation de notre peuple. Il n'y a pas de libération du peuple si le peuple n'existe plus. Dans vingt ans, en 2042, le peuple espagnol n'existera plus.

- La gauche est-elle tombée dans le piège de la défense du marché et des grands dogmes libéraux ?

Complètement. C'est pourquoi ils ne comprennent plus le Das Kapital de Marx. Ils ne savent pas le lire, et s'ils le lisaient intelligemment, peut-être cesseraient-ils de s'identifier à la gauche et opteraient-ils pour les notions de souverainisme et de troisième position. C'est pourquoi, à d'honorables exceptions près, la gauche post-moderne qui n'a pas quitté le wagon du pouvoir, et qui ne cesse de créer des "marques blanches" pour compléter les montagnes russes du PSOE (Podemos, Más País, divers séparatistes...) n'a pas la moindre idée des lois économiques du capitalisme. C'est pourquoi la gauche dégénérée ne fait que des extrapolations métaphoriques des lois du marché. Le virus du libéralisme est si profondément ancré dans leur cerveau qu'ils ne peuvent qu'appliquer la logique mercantile et réifiante du Capital, et supposer tacitement et inconsciemment que la personne est une marchandise dont l'emballage peut être modifié à volonté. Aujourd'hui, je suis un homme, demain une femme, le jour suivant une grenouille et la semaine prochaine un alien. L'homogénéité et la non-différenciation des marchandises, la réduction des essences et des qualités du monde à de simples transactions économiques entre des atomes post-humains se reflètent dans une société comme celle qu'ils veulent construire : une société de fourmis où il n'y a pas d'identités sexuelles, nationales, religieuses ou autre. C'est le triomphe de l'abstraction. L'homme est déjà une marchandise.

C'est pourquoi dans mes livres, et notamment dans celui-ci, El Marxismo no es de Izquierdas (EAS, 2022), je défends un retour à la rationalité. Je défends le retour à la justice sociale, au noyau rationnel du marxisme, au droit des peuples à se défendre communautairement contre tous ces outrages législatifs, répressifs et idéologiques dirigés contre les travailleurs. Une agression contre les travailleurs qui est, en même temps, un ensemble d'agressions contre notre État national, une entité qui doit redevenir souveraine face au mondialisme et à la colonisation. Franco a admis, bien que de manière limitée, que les Yankees s'immisceaient dans notre souveraineté, peut-être parce que nous manquions de pain. C'est le sort des peuples brisés et pauvres. Mais le régime de 1978 n'a fait que nous enfoncer de plus en plus dans l'indignité: au point que nous sommes une extension du sultanat du Maroc. Voilà leurs jeunes qui viennent étudier gratuitement chez nous et leur population excédentaire vient repeupler une terre désolée, et nous acceptons encore et encore leurs décrets unilatéraux.

En tout cas, il y a une partie de la gauche, la plus en phase avec le marxisme authentique et la plus éloignée de la folie radicale féministe, animaliste et lacunaire (celle d'Ernesto Laclau), qui se rebelle. Récemment, en ce mois de mai, un numéro du magazine El Viejo Topo est paru avec un dossier consacré au livre de Fusaro auquel j'ai participé. Il y apparaît clairement quel genre de "gauche" est celle qui se limite à disqualifier un géant de la philosophie actuelle, tel que Fusaro, un érudit ayant écrit des dizaines de livres philosophiques que les progressistes ne liront ou ne comprendront jamais, en les traitant, avec une grande impudence, de "cantamañanas". Ces paresseux qui écrivent sur les ordres de Soros dans leurs pamphlets et traînent leur héritage dans les couloirs des universités veulent maintenant être une "police de la pensée". Ils pensent qu'en se faisant traiter de "rojipardo" (de "rouge-bruns") ou pire, ceux qui s'opposent réellement au capitalisme vicieux et à la perte de souveraineté se tairont. Si seulement ils pouvaient travailler pour une fois, y compris sur le plan intellectuel. Ce serait une autre histoire si nous avions une plus grande proportion de jeunes studieux, rigoureux et productifs et non une bande de bimbos hostiles au travail.

Il existe une gauche et un anticapitalisme qui n'est pas à la botte du mondialisme. C'est pourquoi elle publie gratuitement chez EAS, dans Letras Inquietas, dans El Viejo Topo, dans Adáraga, dans La Tribuna del País Vasco, dans Tradición Viva... Le public le plus agité peut avoir accès en ces lieux à des textes fondamentaux de Cruz-Sequera, de Fusaro, de Steuckers, de Preve, de Denis Collin.

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Après la mort de Franco, peut-on considérer que les politiques socialistes visant à démanteler le système destiné à protéger les travailleurs et les familles étaient délibérées?

Je pense que le modèle partitocratique, avec ses innombrables tentacules et extensions dans les syndicats, les associations d'entreprises, les ONG, etc. a été désastreux. Ce modèle a servi à neutraliser la pression de la classe ouvrière face à la poussée néolibérale qui a commencé avec l'ère Thatcher, Reagan, etc. et a permis d'adapter l'agression néolibérale à l'Espagne avec des mesures identiques mais certifiées avec l'approbation de la "gauche". Il semble que les autres voies possibles de transition vers un autre régime post-franquiste aient été délibérément bloquées afin de garantir la domination mondialiste sur l'Espagne et de parvenir à sa neutralisation effective. Vous savez: un concurrent de moins. Pour faire de la nation la triple colonie qu'elle est aujourd'hui. Je répète: colonie des États-Unis, de l'UE (Allemagne) et du Maroc. Il y avait beaucoup d'argent pour que Felipe monte sur le podium et fasse de l'Espagne un eunuque, un impuissant. Un pays de serveurs de café et de bars de plage, un abreuvoir où les étrangers peuvent s'enivrer et vivre du manège aux dépens des impôts d'une maigre classe ouvrière, et d'une classe moyenne en déclin.

Les Asturies, ma nation charnelle, étaient un laboratoire. Et ceux d'entre nous qui l'ont vécu dans les années 80, face à cette neutralisation brutale à laquelle nous étions soumis, devraient toujours l'avoir à l'esprit. Dans les Asturies, jusqu'en 1978, il y avait une culture du travail bien ancrée. Travail dans la "casería", la ferme régionale typique des Asturiens, et travail dans les mines et dans l'industrie. Il s'agissait souvent d'un travail de qualité, exigeant une préparation et une responsabilité maximales, qui se traduisait par des revenus élevés, un haut niveau d'éducation et de culture, etc. Mais l'héritage de l'INI devait être démoli, ainsi que la précieuse tradition d'autosuffisance asturienne qu'était la "casería". Les fameuses reconversions socialistes ont mis fin à tout cela. Aujourd'hui, dans ma patrie, il y a beaucoup de "beodos", les parasites de la "paguita", les singes réfractaires au travail et à l'effort tirés par le PSOE et Podemos. Presque personne n'a plus d'enfants dans les Asturies. Gijón, la ville où je suis né, est pleine d'excréments dans les rues. Vous pouvez difficilement marcher sur les trottoirs sans y mettre les pieds. Il y a plus de chiens que de personnes. Et eux, les quadrupèdes, ont plus de droits que les enfants, ils s'approprient les parcs jusqu'à ce qu'ils deviennent dangereux.

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Il y a de nombreuses années, nous avons essayé d'articuler une réponse spécifiquement asturienne à la décadence en dehors de certains "syndicats de classe" qui faisaient partie du problème et non de la solution. Rien à faire. Bien sûr, rien à faire de la part des secteurs "nationalistes" : peu nombreux mais avec un niveau très élevé en matière de stupidité. Et rien de la "droite", complètement engagée dans le néolibéralisme, indissociable des socialo-communistes, c'est-à-dire de ceux qui ont permis la destruction des secteurs stratégiques de l'industrie et de la campagne. Les autochtones élèvent des chiens, et les étrangers sont les seuls à remplir les jardins d'enfants. J'ai appelé cela "génocide" il y a de nombreuses années. Et j'ai été traité d'exagérateur et supprimé de "Wikipedia" (ce dont je suis reconnaissant aujourd'hui). Le problème existe lorsque les personnes elles-mêmes admettent d'aller à l'abattoir, de leur plein gré et avec le petit drapeau rouge à la main. Les Asturiens, comme la plupart des Espagnols, ont accepté d'aller à l'abattoir. Ce que j'ai vécu dans les Asturies au cours de ces "années décisives", je le vois maintenant dans le reste de l'Espagne. Ceux qui collaborent avec ce régime veulent que nous soyons une colonie, que nous nous laissions envahir, que nous existions comme un peuple castré prêt à être remplacé, et que nous soyons vidés de notre sang par les vampires néolibéraux, les seigneurs de l'argent. Laissez-les profiter de ce pour quoi ils ont voté.

La privatisation des entreprises publiques, l'incorporation de l'Espagne dans l'OTAN, l'intégration à l'Union européenne, le soutien aux mouvements indépendantistes périphériques peuvent-ils être considérés comme des jalons pour parvenir à la subordination de l'Espagne au grand capital?

Bien sûr qu'ils le peuvent. C'est ce que je pense depuis des années. Le colonialisme et la subordination des pays au 20e siècle ont été réalisés fondamentalement par le biais de la subordination financière et des instruments économiques. Et avec le chantage économique, nous, les Espagnols, qui ne devrions jamais oublier l'humiliation et les arts perfides de la bête américaine en 1898, sommes entrés dans l'orbite yankee. Nous, qui avons assisté impuissants à un génocide comme celui des Philippines (un million de morts), dès que l'indépendance a été obtenue par une ruse yankee : la mort programmée d'un million de personnes qui, un peu plus tôt, étaient les Espagnols d'Asie... L'indépendance devrait tirer ces leçons de l'histoire. En Europe de l'Est et dans les Balkans, la Bête a également apporté (et apporte) un génocide.

Que sont nos frères des Amériques depuis qu'ils se sont séparés de l'Espagne ? Esclaves des Yankees, pour la plupart. Leurs républiques se sont-elles améliorées sous le joug anglo-saxon ? Les deux empires anglo-saxons ont toujours été à l'origine de la fragmentation de l'Hispanidad. Tous les anciens Espagnols (Philippins, Américains, Guinéens, Sahraouis) devraient voir ce que leurs "republiquets" sont devenus. Si Madrid leur avait imposé un joug, c'était sans aucun doute un joug plus doux que celui imposé par les Américains. Bordels, casinos et parcs d'extraction de matières premières, esclaves dans l'âme, tel est le destin des ex-espagnols. Outre la puissance du dollar et de l'euro franco-allemand, il y a la puissance du pétrodollar et l'inspiration du croissant de lune. Laissez-les continuer, laissez-les continuer. Ce qui les attend, c'est de tomber dans la poubelle de l'histoire. Les alliés parlementaires du Dr Sánchez qui veulent plus de républiques basques et catalanes, qu'ils continuent sur cette voie.

La gauche espagnole est-elle un rara avis, ou est-elle une partie active d'un processus de dissolution de l'Europe?

Il y a de l'espoir pour une révolte du peuple travailleur et entreprenant, pour un abandon de la nauséabonde "idéologie exaltant les minorités", pour un rejet absolu de l'idéologie post-moderne inventée dans les universités américaines sous une certaine patine post-moderne et structuraliste française. Si elle n'abandonne pas bientôt la folie du génératisme, de la maurophilie, du suivisme moutonnier de l'Agenda 2030, etc., la gauche espagnole se dissoudra dans le néant et la crasse, en même temps que la dissolution de l'identité espagnole elle-même. Cette gauche fera partie du problème, l'agent causal du mal. Si, en revanche, elle revient à la défense du travailleur, du petit entrepreneur, du paysan, il y a une lumière au bout du tunnel.

Le concept marxiste d'aliénation ne se heurte-t-il pas frontalement aux politiques de la gauche européenne, qui s'acharne à défendre bec et ongles le turbo-capitalisme?

Si Marx a parlé d'aliénation, il a parlé d'une "perte de l'essence humaine". Marx est inscrit dans le meilleur et le plus classique de la philosophie (il n'était pas seulement hégélien, il était aristotélicien: l'ousia, l'essence que l'humanité sous le capitalisme perd). Mais cette gauche postmoderne d'aujourd'hui, majoritairement achetée par le Capital, est relativiste et nihiliste. Il n'y a pas d'essence, donc il n'y a rien à perdre. Ils ont décrété l'abolition de l'homme (et de la "femme"). Nous sommes des "choses" qui peuvent être "accordées", modifiées et "déconstruites", telles sont les barbaries qu'ils nous disent. Il n'y a pas de plus grande aliénation que d'être le champion d'un système qui vous anéantit. Les plus aliénés du système sont ceux qui, étant manipulés, instrumentalisés par des élites dont l'idéologie n'est autre que de faire de l'argent, se consacrent à transmettre l'idéologie aux autres et à s'idéologiser eux-mêmes. Le seigneur de l'argent n'a que faire du transgenderisme, de la culture de l'"éveil" et de l'"annulation" (= woke, cancel culture), de l'idéologie lauclaudienne ou du post-marxisme. Ce qu'il veut, c'est augmenter le nombre d'idiots afin de continuer à empocher des bénéfices.

Lorsque je lis certaines choses sur des sites de pseudo-gauche (CXTX, El Salto, El País...), je ne peux que me sentir triste. Beaucoup d'entre eux, auteurs ou lecteurs, sont jeunes. S'ils s'étaient appliqués à leurs études, ils auraient pu remettre en question un grand nombre d'absurdités qui leur ont été enseignées dans les cours universitaires et dans des livres rabâchés. Beaucoup d'entre eux se seraient consacrés à la procréation au lieu de dénigrer les mères et les femmes au foyer. S'ils avaient appris un métier ou s'ils avaient préparé un concours, ils cesseraient de traîner sur les réseaux sociaux ou dans les couloirs des facultés de politique en essayant de "se faire aimer", à la recherche du grand subventionneur, ce dont beaucoup d'entre eux rêvent vraiment : ils rêvent de vivre sans travailler. Beaucoup de ceux qui dénigrent aujourd'hui ceux qui pensent, produisent, procréent et entreprennent, se verront dans quelques décennies comme ce qu'ils sont presque aujourd'hui : vieux avant l'heure, abandonnés par un Système qui les a trompés, un pouvoir qui les a entraînés dans une tranchée de guerre qui n'aurait jamais dû être creusée. Ce sont les zelenskis que nous avons à chaque coin de rue, dans chaque commentaire de profil social, dans chaque critique qui n'en est pas une. Quelqu'un les a encouragés à s'engager dans une guerre médiatique dont ils sont d'avance les perdants. Pendant ce temps, les seigneurs de l'argent, qui ne sont ni de gauche ni de droite, ils sont simplement les seigneurs de leur argent, se frotteront les mains. Vieux et sans enfants, sans amour et entraînés par leur nihilisme, les ex-progressistes de demain seront comme des zombies. Morts dans la vie, qui se rendront compte trop tard qu'ils sont devenus les abatteurs d'un moulin à vent, le fascisme, mais abatteurs eux qui, très végétaliens, ne goûteront pas la viande.

La gauche semble avoir oublié l'économie et s'est tournée avec armes et bagages vers le libéralisme le plus débridé. Est-ce peut-être cette reddition qui justifie qu'ils se vendent maintenant à nous comme des combattants d'un fascisme inexistant ? Ne serait-il pas plus vrai de reconnaître que l'ennemi actuel de l'Occident est le capital sans patrie, sans nom, qui envahit et contrôle tout ?

Les termes sont tellement usés et dépassés qu'ils ne servent plus d'insulte ou d'injure. Elle est déjà "fasciste" ou "pro-russe" ou "populiste" ou "rojipardo" (= "rouge-brune") tout ce qu'ils déplorent. Tant de personnes déplorables vont constituer toute l'humanité à l'exception de cette élite très curieuse. Tant de Nazbols seront produits par ce progressisme qui vit à l'ombre de ce système universel d'exploitation et de domination, que leur élitisme et leur suprémacisme n'en seront qu'accentués et qu'ils deviendront les vrais nazis. Ils traceront une frontière : moi et les déplorables. Une minorité dérisoire dicte déjà comment ceux d'entre nous qui ont de sérieux doutes et objections à ce genre de progrès et à cette dérive d'un R78 qui n'est rien d'autre qu'une vente au rabais de la nation doivent penser et ressentir. Ils ne font que soutenir le libéralisme le plus débridé (un libéralisme qui contredit la propriété privée et la méritocratie, les axes du libéralisme classique et raisonnable), avec ses extravagances, et ils sont prêts à défendre les plus grandes absurdités idéologiques pour que cela ne se remarque pas. Felipe a su être un néo-libéral dans la pratique et un socialiste en surface. La progredumbre post-Sanchez aura du mal à cacher ses excroissances.

Le capital n'a pas de pays. Les travailleurs et la terre le font. Les post- et anti-marxistes de la gauche post-moderne ignorent les bases de l'inter-nationalisme. La lutte pour nos droits se déroule dans un cadre national. Il s'agit d'une "question" nationale. Il est insensé de ne pas comprendre cela. Il est insensé d'identifier le mondialisme et l'internationalisme.

La lecture de votre livre "Le marxisme n'est pas de gauche" permet de conclure que la gauche est passée de l'agnosticisme théologique à l'agnosticisme de la réalité. La défense de l'idéologie du genre, le mouvement d'annulation et sa défense de la mémoire historique sont-ils des manifestations de cet éloignement de la réalité ?

Oui, c'est un détachement de la réalité provoqué par l'absence même d'une ontologie, d'une théorie de la réalité. La gauche post-moderne est intellectuellement indigente et ignore complètement la philosophie classique. Il est urgent de la désintoxiquer des féministes, des animalistes, des structuralistes, des post-structuralistes et de tout le reste. Étudiez Platon, Aristote, Saint Thomas, Kant, Hegel, Marx... avec rigueur, et arrêtez avec les folies car, si vous finissez par les croire, vous finissez par détruire toute la culture et ruiner l'humanité. Je répéterais également ce que j'ai entendu tant de fois de la part de mon professeur, Don Gustavo Bueno : "Je suis un thomiste et un marxiste". On apprend toujours des grands. Puissent les futurs dirigeants du travail, de la lutte sociale, de la justice souveraine, entendre un jour : "nous sommes thomistes et marxistes". Il y a une réalité, et nous devons ramener la politique nationale et mondiale à la réalité. Cela signifiera que la politique aura mis l'économie à genoux, que le facteur travail domine le facteur argent et que l'homme sans entrave qui ne travaille pas ne méritera pas de manger. Nous avons besoin de quelque chose comme ce que Perón appelait une "communauté organisée". Le capitalisme veut créer des réalités virtuelles, véritable opium pour le peuple, pour vivre sur un tas de fumier mais en même temps pour croire ce que Bill Gates met dans votre cerveau, des petites fleurs rouges dans les prés de printemps. Face à cela, l'ontologie des combattants sociaux est une ontologie communautaire et une philosophie de la praxis. Une ontologie réaliste de l'être social : la polis qui se fait et se refait pour la rendre plus vivable et plus humaine.

Il semble que sur la scène politique officielle de l'Occident, seul ce que certains appellent le "progressisme" soit désormais représenté. Y a-t-il un espoir de reconstruire l'homme, la famille et les nations ?

Ma révision particulière du marxisme peut ressembler en partie à ce que certains appellent la "troisième position". Ni l'individualisme libéral, ni le collectivisme. Mettre un frein à tout excès de libéralisme. Du libéralisme classique, je retiens les droits naturels : la vie, la propriété privée résultant du travail et de l'épargne, la liberté de conscience et d'initiative. Peu d'autres choses. Du communautarisme je retiens la communauté organique et organisée, un peuple uni autour du facteur travail, la première école des lettres et des métiers étant la famille, sanctuaire inaliénable, composée d'hommes, de femmes et d'enfants. Du communisme, j'abolis la lutte des classes et je parle d'entente entre les classes afin de forger à nouveau un peuple unifié et souverain, qui est doté d'organisations démocratiques mais non partisanes et qui sait reconnaître les vrais leaders qui le représentent. Un peuple qui possède son destin et sait d'où il vient. L'amendement à la totalité du progressisme doit être radical, complet et étranger à la partitocratie et au néolibéralisme.

vendredi, 08 avril 2022

Capitalisme et conflits de classe dans la géopolitique du 21ème siècle

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Capitalisme et conflits de classe dans la géopolitique du 21ème siècle

Par Gennaro Scala

Source: https://www.centroitalicum.com/capitalismo-e-conflitti-di-classe-nella-geopolitica-del-xxi-secolo/

Entretien avec Gennaro Scala, auteur du livre Per un nuovo socialismo, édité par Luigi Tedeschi

1. La question se pose aujourd'hui de savoir quelles formes de conflits sociaux pourraient apparaître à la fin de la crise pandémique. À l'ère du capitalisme mondialisé, les anciens protagonistes du conflit, c'est-à-dire les classes sociales, ont disparu. Selon Costanzo Preve, le néolibéralisme est un capitalisme sans classe. La division du travail au XXIe siècle est structurée selon une fonctionnalisation de compétences extrêmement spécialisées aux technologies de production. La classe sociale a disparu en tant que forme d'agrégation unitaire, en tant que groupe homogène identifiable aux intérêts, instances et valeurs représentatives du monde du travail. Le déclin des conflits de classe ne trouve-t-il pas son origine dans le processus d'"économisation des conflits" qui s'est déroulé au 20ème siècle et qui a impliqué l'intégration progressive des classes ouvrières dans le système capitaliste ? La structure élitiste assumée par le capitalisme absolu n'a-t-elle pas également entraîné la disparition de la raison d'être même de la confrontation et du conflit entre les classes sociales ?

L'expression capitalisme sans classe de Preve ne signifiait évidemment pas l'absence de disparités socio-économiques, l'absence de dominés et de dominants, mais l'absence de groupes sociaux ayant conscience de leur propre être social. À commencer par la perte d'identité culturelle par la bourgeoisie elle-même, à l'instar de son propre antagoniste, le prolétariat, qui s'est défini en opposition à elle. Les salariés ne disparaissent pas, mais la classe en tant que sujet doté d'une conscience de soi disparaît. La classe pour soi, selon la terminologie hégélienne, appliquée par Marx à la classe ouvrière. Il faut considérer que cette conscience de classe était aussi une forme de culture, la culture bourgeoise était la culture européenne. Peu de gens réalisent que nous vivons désormais dans un univers culturel différent de celui de Gramsci, Croce et Gentile. Avec l'effondrement de l'Europe, la culture européenne s'est dissoute, elle a été radicalement transformée par l'hégémonie américaine. Il s'agissait d'un facteur exogène par rapport au conflit social au sein des États européens. Avec l'effondrement de la culture européenne, remplacée par la "culture de masse", le cadre culturel dans lequel les relations de classe étaient définies a disparu, en même temps que le changement structurel apporté par le "capitalisme" à l'américaine.

Nous devrions nous demander quel rôle la "lutte des classes" a joué dans la civilisation européenne.  Ce n'était pas seulement un symptôme de décadence. Dans sa formulation marxienne, elle se voulait une négation radicale de la société capitaliste européenne, et en même temps la perspective de sa palingénésie. Si la question de classe ne pouvait à elle seule épuiser les raisons de la crise radicale de la civilisation européenne, cette crise était néanmoins présente, comme le montre l'histoire ultérieure. Nous ne pouvons certainement pas imputer l'effondrement de la civilisation européenne au mouvement des travailleurs. Avec le recul, nous pouvons dire que la théorie marxienne n'était qu'un "signal d'alarme", le signal d'une crise radicale de la civilisation européenne qui s'est manifestée par la suite, et dont Marx pensait qu'elle pourrait être résolue par une reconstruction radicale, à la suite d'une révolution qui changerait sa structure fondamentale, qui la réduisait à la relation capital-travail.

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Je pense avoir mieux compris le sens de l'"économisme" de Marx en étudiant Dante, qui présente des affinités extraordinaires avec le philosophe allemand venu environ un demi-millénaire plus tard (la Comédie est l'un des classiques les plus cités dans Le Capital), malgré le fait que le premier était matérialiste et le second chrétien. Pour une exposition détaillée, je ne peux que renvoyer à un futur ouvrage sur le sujet. Nous dirons ici que Dante est le premier à réaliser qu'existe la quête de l'illimité, qui prend naissance dans la sphère économique, mais s'étend à toutes les sphères sociales, et sur laquelle se fonde la civilisation européenne naissante, qu'il voit naître sous son regard à Florence ("la gente nova e i sùbiti guadagni, / orgoglio e dismisura hanno generata"). Dante veut échapper au monde dominé par la cupidité (qui est une catégorie théologico-économique caractérisée par l'excès, la louve par "la faim sans fin, sombre") par la soumission universelle à l'empereur. La convoitise de l'illimité se termine avec l'empereur qui, n'ayant personne au-dessus de lui, ne peut convoiter davantage de pouvoir, établissant une règle oikonomique dans le sens où le monde pour l'empereur universel se transforme en une maison où le critère de l'oikonomia, la gestion de la maison, est appliqué, où il n'y a pas de délibération politique. Cela va à l'encontre de ce que soutenait Aristote, d'où provient le discours de Dante. L'empereur de Dante gouverne le monde comme le maître de l'oikos administrait sa maison. Cette utopie dantesque est la sortie utopique de l'impasse de la civilisation communautaire italienne. De même, pour Marx, la catégorie de la disproportion (le capital est sans mesure) sur laquelle il a fondé l'économie est fondamentale, et constitue pour lui un paradigme de l'ensemble de la société. Comme le note Preve, Aristote est le fondateur de la philosophie de l'économie, et constitue le point de référence commun entre Dante et Marx. La sortie de ce paradigme se ferait au sein de l'économie, au sein des "relations de production". Tout comme celle de Dante est une sortie utopique universaliste (la révolution communiste universelle) de l'impasse dans laquelle la civilisation européenne s'était fourrée. Ici, nous devons comprendre quel problème l'analyse économique marxienne cache, mais écarter la solution "économiste", l'économisation du conflit, qui s'est avérée fausse.

La question de l'économie chez Marx ne porte pas sur ce que nous entendons par économie au sens strict. L'économie, comme la technologie, est une façon d'être dans le monde qui se traduit ensuite par un certain type de structure sociale, d'"économie". Entre autres choses, le fait que nous désignions l'économie comme ce qu'Aristote considérait comme la sphère de la chrématistique est expressif. L'oikonomia est l'administration de la maison, où il n'y a pas de délibération politique, puisqu'il s'agit d'exécuter les ordres du maître de maison, tandis que la sphère de la chrématistique, c'est-à-dire l'acquisition des richesses nécessaires à la communauté, étant une sphère collective, est soumise à la délibération politique.

front-small-2502177377.jpgComme l'écrit Agamben dans un livre fondateur sur l'émergence d'une sphère de l'économie (Le Règne et la Gloire), celle-ci ne peut surgir qu'avec la fracture entre l'être et la volonté qui s'est produite avec le créationnisme. L'idée d'un monde entièrement administré (comme une maison) est née dans cette sphère.  Celle de Marx est une critique radicale de l'économie (oikonomia) tout en restant dans la sphère de l'économie. Un christianisme sécularisé est la solution économique de Marx au problème posé par l'économie. Les derniers seront les premiers. La solution au problème de l'économie viendrait de l'intérieur de la sphère économique. La classe ouvrière, une classe née au sein de la sphère économique basée sur la poursuite de l'illimité, résoudra le problème de l'économie. Nous avons vu le caractère illusoire de cette solution, mais n'oublions pas que le problème dont elle découle est aussi réel que présent. Je le répète, l'économie en soi n'est pas un problème économique (au sens générique du terme comme la sphère des relations sociales dédiées à l'obtention de biens matériels, qu'Aristote appelait chrematistique), mais c'est l'idée de la maniabilité complète du monde. C'est l'idée qu'un contrôle total peut être établi sur le monde.

La civilisation européenne est née sous le "péché originel" de la poursuite de l'illimité. Et elle s'est effondrée sous le poids de la volonté de puissance illimitée de ses nations, de la France à l'Angleterre en passant par l'Allemagne, dont l'héritage a été repris par les États-Unis, qui, bien qu'étant sur un plan strictement culturel une civilisation différente, ont néanmoins repris le modèle d'expansion illimitée. Entre autres choses, la domination mondiale des mers par les États-Unis, qui incarne cette projection illimitée du monde, n'a pas été obtenue entièrement par eux, mais a été largement héritée de la Grande-Bretagne.

Le modèle libéral oligarchique américain, aujourd'hui dominant, ne prévoit aucun conflit de classes, et surtout aucune représentation politique pour les classes inférieures, et les syndicats, en tant qu'organisation autonome des travailleurs, ont été vaincus par les classes dirigeantes américaines par la violence privée et étatique au début du siècle dernier. Si les systèmes politiques européens ont d'abord été oligarchiques par recensement, ils ont ensuite été démocratisés par le mouvement ouvrier, qui a commencé comme un mouvement pour le droit de vote. Le système politique américain a commencé par être formellement démocratique, mais en fait oligarchique, puisque les deux partis sont l'expression des classes supérieures.

Les syndicats et les partis issus du mouvement ouvrier européen après la Seconde Guerre mondiale ont mis en œuvre le "compromis social-démocrate" en raison de la présence de l'Union soviétique.  Lorsqu'elle n'était plus nécessaire, avec l'effondrement de l'Union soviétique, l'aide sociale a été largement démantelée. La classe moyenne américaine (et européenne) a elle-même subi un fort processus d'érosion. Aujourd'hui, nous sommes, comme les États-Unis, une société dans laquelle la moitié de la population ne se rend même pas aux urnes, car elle ne se sent pas et n'est pas représentée par les forces politiques existantes. Une oligarchie de facto. Le processus qui nous a vu perdre progressivement nos caractéristiques européennes pour ressembler de plus en plus aux États-Unis est en train de se mettre en place. Et l'Italie est le leader de ce processus en Europe.

32807579._SY475_.jpgLa nouvelle donne n'était pas une "saison démocratique", mais une phase de ce que Sheldon Wolin appelle la "démocratie par le haut" dictée par la volonté des classes dirigeantes d'intégrer les masses populaires à qui l'on demandait de participer à l'effort de guerre de la Seconde Guerre mondiale. Cette phase a duré jusqu'à l'après-guerre et les "30 glorieuses", avec la prévalence des politiques keynésiennes. Il s'agissait de la véritable phase hégémonique des États-Unis, dans laquelle ils fonctionnaient comme le centre régulateur, à la fois de l'Occident et de l'ensemble du système mondial d'États, en conflit avec l'Union soviétique. Cette phase est certainement préférable à la phase "néo-libérale", mais elle ne peut pas exactement être décrite comme démocratique, avec une véritable organisation par le bas, avec des partis populaires et des syndicats comme en Europe. Le système européen et le système américain sont en fait deux systèmes différents qui se sont intégrés et ont fusionné.

L'un des facteurs qui, à mon avis, a été sous-estimé dans le démantèlement du modèle d'après-guerre, en tant que prolongement de la nouvelle donne, est l'échec et mat que les États-Unis ont connu pendant la guerre contre le Viêt Nam avec un vaste mouvement d'insoumission et des protestations anti-guerre massives. Cela détermine à mon avis le passage à une forme de "coercition libérale", pour reprendre un concept utilisé par Andrea Zhok à propos du passeport vert, qui visait à obliger toute la population à se faire vacciner, dans lequel on est formellement libre de ne pas se faire vacciner (il n'y a pas d'obligation légale), mais celui qui ne se fait pas vacciner est suspendu de son travail et de son salaire avec la perspective de le perdre et est marginalisé de la vie sociale.

zhok critica della ragione liberale.jpgLa "coercition libérale" est une coercition indirecte qui est mise en œuvre par le biais de choses. Personne ne vous oblige à rejoindre l'armée, sauf qu'autrement vous avez de très bonnes chances de rejoindre les rangs des sans-abri. Similaire à la coercition qui s'applique au travailleur salarié, qui est formellement libre de ne pas s'engager dans l'armée et donc de mourir de faim. Cependant, la transformation de l'armée de masse de la Seconde Guerre mondiale en une armée professionnelle a nécessité un grand nombre de soldats, étant donné la domination mondiale des États-Unis, ce qui ne peut être réalisé qu'en exerçant une forte "coercition libérale" sur la société. Cette relation entre la forme de l'armée et la structure politique et aussi matérielle de la société est généralement négligée (elle a été analysée en extension par le sociologue allemand Otto Hintze), et est à mon avis l'une des causes de l'avènement du néolibéralisme, qui est essentiellement une verticalisation des relations de pouvoir, un renforcement de l'instrument coercitif indirect, par le contrôle des "choses", c'est-à-dire par le contrôle des moyens matériels de subsistance.

Nous sommes actuellement intégrés dans le système occidental dirigé par les États-Unis et, par conséquent, les possibilités d'action politique dépendent de ce qui se passe aux États-Unis, en particulier des divisions internes au sein des classes américaines. La brève saison du "populisme", qui a constitué un faible obstacle et un coup d'arrêt à l'attaque des classes dirigeantes, est due à la présence de la présidence Trump. Je ne suis pas convaincu par la définition du "capitalisme absolu". À l'heure actuelle, le système semble si omniprésent qu'il paraît immuable, surtout lorsqu'on l'observe depuis la périphérie de l'empire. Cependant, des conflits profonds traversent le centre du système.

Aujourd'hui, nous nous trouvons intégrés dans le système américain, même si des parties d'un système autonome ont été préservées après la guerre et disparaissent progressivement. Mais si les nations et les peuples européens retrouvent un jour leur propre chemin dans l'histoire, cela impliquerait un véritable changement "anthropologique", c'est-à-dire le type de personnalité qui s'est développé au cours de décennies de "paix" dans l'ombre de la domination américaine. Un retour dans l'histoire des États européens, qui signifierait une participation active aux conflits américains, et non des "missions de paix" qui ne sont guère plus que symboliques, si l'on considère le nombre de morts, pourrait avoir des effets inattendus.

Un retour éventuel dans l'histoire des populations européennes pourrait conduire à une redécouverte de leur propre identité et de leur culture. C'est peut-être la raison pour laquelle les États-Unis ne voient pas d'un bon œil la reformation d'authentiques armées européennes, même s'ils en auraient besoin. Enfin, nous devons considérer que le système américain, bien que généré par le système européen, est un système différent; adopter le système américain tout court signifie adopter un modèle étranger, même si ces trois quarts de siècle de domination américaine laisseront toujours un héritage. Dans tous les cas, les masses ne sont pas une quantité négligeable, tout système doit d'une manière ou d'une autre réaliser une intégration de sa population, ou établir un contrôle sur elle, plus ou moins serré, si l'intégration hégémonique fait défaut. Par exemple, le système méritocratique confucéen chinois cherche des formes de légitimation par des formes de participation au niveau local, comme nous l'apprend Daniel A. Bell dans The China Model.

81Aefs012uL.jpgAux États-Unis, le consensus de base est principalement fourni par le nationalisme, par la fierté de participer à la plus grande puissance du monde. Pour les nations européennes, le consensus a été recherché à travers le bien-être matériel, et l'identité vicariante d'être occidental, c'est-à-dire d'appartenir à la culture dominante du monde.

La tradition culturelle européenne comprend des formes d'organisation autonome du demos, de la polis grecque, à la Rome républicaine, aux communes médiévales, à l'action des masses dans les bouleversements démocratiques décisifs, de la révolution anglaise à la révolution française, ainsi que le rôle des mouvements nationaux qui ont conduit à la création d'États-nations, qui étaient également des mouvements de masse.

En Europe, l'ère de l'intégration des classes ouvrières grâce aux garanties de l'État-providence touche progressivement à sa fin, tandis que le système oligarchique devient de plus en plus un pur système de domination. Mais cette oligarchisation se heurte aux traditions démocratiques susmentionnées.

Le communisme marxien n'était qu'une partie du mouvement ouvrier européen, il a eu une fonction hégémonique pour des raisons extrinsèques, il est devenu hégémonique parce qu'il y a eu la révolution soviétique. Chez Lénine, le communisme se traduisait par l'anti-impérialisme, alors que la théorie marxienne a un fondement universaliste-mondialiste, qui voyait en fait l'expansionnisme capitaliste mondial anglais comme une force progressive, sans pour autant cacher ses aspects barbares.  Cependant, le mouvement ouvrier ne peut être réduit au seul communisme, devenu hégémonique dans sa version léniniste. Mais si en Russie, un bouleversement de l'État était nécessaire (l'État tsariste s'étant révélé incapable de gérer les conflits avec d'autres États), cela n'était pas nécessaire dans les nations européennes. Cette hégémonie du léninisme était donc néfaste, malgré l'admiration que nous pouvons avoir pour la révolution soviétique. Pour le mouvement ouvrier européen, où aucune révolution interne n'était nécessaire pour adapter la forme de l'État, une stratégie de transformation de l'intérieur de l'État était plus appropriée. C'est pourquoi nous devons recommencer à parler du socialisme si nous voulons reprendre cet héritage. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence si l'État qui s'est avéré le plus résistant face à l'impact du covid, auquel il a fait face sans déroger à ses principes de base, est précisément la Suède, qui a incarné ce modèle social-démocrate.

Comme le montre l'affaire Trump, avec son assaut final sur le Capitole, les conflits internes aux États-Unis ne sont pas superficiels et n'ont pas été résolus par la défaite électorale de Trump. Bien sûr, il ne s'agit pas de Trump ou de Biden, mais des options stratégiques possibles, et des morceaux de la société américaine, qui se coalisent autour de l'une ou l'autre figure.

Lucio Caracciolo a affirmé dans une interview que la stratégie de la Chine est d'attendre, consciente que les États-Unis "souffrent d'une maladie incurable". La conscience que nous ne pouvons pas exclure vient aussi aux Chinois du marxisme. L'expansionnisme américain est façonné par la relation "oikonomique" avec le monde, visant une croissance infinie, non pas simplement de la richesse, mais du pouvoir, est la raison d'être du système.

41oElPHezeL._SX342_SY445_QL70_ML2_.jpgMais dès que cette expansion rencontre une limite, des divisions internes commencent à apparaître, qui, selon le groupe Limes, sont profondes (voir le numéro intitulé Tempesta sull’America). Le groupe Limes voudrait jouer sur l'héritage de la culture romaine, l'empire romain qui, en tant que véritable empire, avait un Limes qui délimitait qui était à l'intérieur et qui était à l'extérieur, alors que les États-Unis n'ont pas de Limes parce qu'ils ne sont pas un véritable empire, mais devraient en acquérir un (comme ils le prétendent dans l'éditorial du numéro cité). Il est difficile de résoudre cette question uniquement par la bataille culturelle, les États-Unis devront se heurter à la limite (Limes). C'est pourquoi je crois que nous devons encore nous confronter à l'œuvre de Marx aujourd'hui. L'analyse du Capital concerne un problème encore fondamental et très réel aujourd'hui, la maladie génétique de la civilisation européenne, transférée en héritage aux USA, même si la solution marxienne, au sein de l'économie, s'est avérée être un échec. Le capital n'est pas seulement un problème économique, mais un problème de civilisation. Une fois de plus, la civilisation née en Europe, plus précisément en Italie à l'époque de Dante, comme Ulysse, l'archétype de l'homme occidental, devra rencontrer ses limites. Et la limite que nous avons atteinte est extrême. Même si les grands conflits actuels devaient déboucher sur un conflit nucléaire, je ne pense pas que ce serait la fin de l'humanité, ce qui est le côté négatif de l'idée de domination mondiale illimitée. Un conflit nucléaire ne pourra pas impliquer tous les coins de la terre, et après, la vie se reformerait de toute façon, comme le montre ce qui s'est passé autour de la zone de Tchernobyl. Ce serait quelque chose de terrifiant, mais ce n'est pas l'interrupteur qui éteint la vie sur terre.

Le problème est le suivant : étant donné que l'expansion illimitée est la raison d'être du système, lorsqu'il se heurte à un mur en présence d'autres civilisations qui ont surgi des cendres des anciennes et se sont consolidées, je pense surtout à la Chine et à la Russie, mais il ne faut pas oublier l'Inde, l'Iran et la Turquie, ce système devra jouer le tout pour le tout pour détruire ce mur, c'est-à-dire en entrant en guerre ouverte avec les autres puissances, avec les conséquences terrifiantes que l'on peut imaginer. Pour l'instant, la stratégie est celle de l'"endiguement", mais cette stratégie n'a pas arrêté, et je crois qu'elle n'arrêtera pas, la montée en puissance de la Chine, donc soit nous devrons affronter la Chine de front, avec le risque d'un conflit au potentiel destructeur énorme, compte tenu des armes actuelles.

Ou bien nous devrons faire face à une transformation interne, ce sera une période de chaos et là les mouvements sociaux reviendront en jeu, en partant du centre du système occidental, c'est-à-dire les USA. Les mouvements populistes déjà défunts ne peuvent être eux-mêmes qu'une anticipation pâle et déformée, un avortement des futurs mouvements qui renaîtront. Ils sont originaires du centre, des États-Unis, et ont trouvé une application faible, et de courte durée, en Italie, le terrain d'essai habituel. Trump aurait voulu une réduction de la fonction impériale des États-Unis, répondant à la lassitude de la population américaine qui souhaiterait un plus grand bien-être intérieur et un désengagement des engagements liés à la puissance impériale, mais il n'a pas pu le faire car cela impliquerait un changement de la raison d'être du système impérialiste américain. La stratégie d'endiguement peut se poursuivre pendant un certain temps, peut-être des années ou des décennies, mais tôt ou tard, on en arrivera au point suivant: soit le système impérialiste américain réalisera sa raison d'être, à savoir la domination mondiale, en anéantissant les puissances rivales, soit un changement de système sera nécessaire.

Puisque la première est une option destructrice, bien qu'elle soit bien présente, nous ne la prendrons pas en considération, mais sur la seconde nous basons la nécessité de nouveaux mouvements sociaux, puisque les transformations internes sont provoquées par les mouvements sociaux. Il s'agit certainement d'un raisonnement futuriste, mais je crois que la stagnation actuelle, qui ressemble au calme habituel avant la tempête, ne durera pas longtemps, l'histoire se remettra en marche.

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2. L'avènement du néolibéralisme a conduit à la décadence, voire à la disparition de la classe moyenne. L'émergence d'oligarchies économico-financières étroites s'est accompagnée d'une prolétarisation généralisée des masses, entraînant des inégalités sociales extrêmes. Mais selon Giulio Sapelli, dans son livre "Dans l'histoire du monde, les États, les marchés, les guerres", une prolétarisation encore plus radicale et profonde que l'économique, l'intellectuelle, s'est manifestée dans la société : "Cette nouvelle prolétarisation est la perte de connaissance de l'homme par rapport à l'objet technique qu'il a devant lui". La perte de connaissances se transforme en dépendance technologique, avant de devenir économique. Cette prolétarisation ne touche pas seulement le monde du travail, mais envahit également la vie quotidienne et exclut donc toute forme de conflit social à la racine. Dans l'ère néo-libérale, ne voyons-nous donc pas les problèmes marxiens de l'expropriation du travail, de l'aliénation et du "fétichisme de la marchandise" ?

Je ne sais pas si dans ce passage Sapelli a en tête Claudio Napoleoni, dont il était l'élève, qui, sur la base de la théorie complexe de Sraffian, est arrivé à la conclusion que le concept marxien d'exploitation contenait un problème insoluble. Nous ne reviendrons pas ici sur cette théorie complexe, mais nous pouvons dire qu'il y avait une incongruité insoluble entre le niveau du produit du travail, qui est toujours social, le produit est le résultat d'un travail associé, alors que l'exploitation du travail était déterminée en termes d'heures de travail individuelles que le travailleur recevait pour son salaire, et combien allait au propriétaire des moyens de production.

Napoleoni a donc proposé de déplacer l'accent sur la question de l'aliénation, en proposant une sorte de fusion de l'aliénation et de l'exploitation. La perte de contrôle du travailleur sur les conditions de production était l'exploitation réelle, le travailleur générait avec son travail un pouvoir qui le dominait. Dans la marchandisation universelle qui s'étend au-delà de la sphère de la production, nous voyons l'omniprésence du mécanisme qui semble si universel qu'il paraît insurmontable, une perte générale de contrôle sur les conditions de sa vie.

"Vous n'aurez rien et serez heureux", peut-on lire dans un slogan lancé sur le site du forum de Davos. Dans un avenir dystopique, votre maison sera fournie par une plateforme de co-habitation, votre voiture ne sera pas votre propriété, mais vous l'utiliserez en fonction du temps, vos loisirs, vos voyages, vos restaurants seront tous gérés par l'"État", mais un État qui s'identifie à Google et aux diverses "plateformes" qui lui sont rattachées. Vous travaillerez, quand vous travaillerez, selon les modalités établies par les plateformes, ou bien elles vous fourniront un revenu de subsistance, mais le tout dans une dépossession générale et une perte de contrôle de vos propres conditions de vie. Ici encore, nous voyons l'oikonomie en jeu, dans le sens d'un désir de contrôle illimité sur la société.

Le nouveau contrôle numérique est si omniprésent qu'il semble invincible. Elle transforme en son contraire ce qui est assurément un énorme enrichissement de l'intellect général, comme le développement des technologies de l'information, pour reprendre un concept marxien, qui passe par Aristote, Averroès et Dante lui-même. C'est précisément parce que ce développement du savoir collectif (l'intellect général) se fait sous le signe de l'aliénation qu'il devient un pouvoir qui, au lieu d'améliorer la condition humaine, devient un instrument d'oppression. Dans ce cas également, la philosophie peut nous donner quelques indications. Selon Heidegger, une caractéristique de la Technique est de croire que le monde qu'elle crée est le seul monde réel. Tant que nous resterons dans cette croyance, il sera impossible d'en sortir, mais il est possible et nécessaire de sortir du monde créé par la technologie. Concrètement, cela signifie, par exemple, quitter le monde des réseaux sociaux, ou les utiliser autant que possible pour reconstruire une vraie sociabilité. Quitter le monde virtuel de la technologie pour construire des sociétés dans les sociétés, comme l'indique Agamben. C'est la condition préalable à une nouvelle autonomie de classe, qui est nécessaire tant pour les classes moyennes que pour les classes inférieures.

3. La confrontation et le conflit entre les classes sociales ont disparu, tout comme la dialectique d'opposition entre les forces sociales issues de la société civile. Les classes sociales ont tiré leur raison d'être de la dialectique d'opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat. La disparition de la classe bourgeoise a donc également entraîné la disparition de la classe ouvrière antagoniste. La dialectique établie entre les classes sociales déterminait la conscience des masses de leur identité collective, de leur rôle dans la société civile. La confrontation et l'affrontement entre les classes sociales ont généré un élargissement toujours plus grand de la participation politique des citoyens et une représentation toujours plus incisive des corps intermédiaires dans les institutions étatiques. La disparition des classes sociales, en revanche, a produit une structure oligarchique de la société, qui a conduit au manque progressif de représentativité des institutions démocratiques elles-mêmes. Cette division interne de la société, entre les élites et les masses prolétarisées, a également conduit à la fin de toute dialectique interclasse. Ne pensez-vous pas, par conséquent, que le capitalisme de classe a été remplacé par un nouvel ordre néo-libéral que l'on pourrait qualifier de "castéiste" ?

L'oligarchisation de la société et la verticalisation des relations de pouvoir ont conduit à la formation de "castes" dans les sphères économique, politique, médiatique et universitaire. Les groupes de pouvoir sont fermés sur eux-mêmes, ce qui entraîne une très faible mobilité sociale, qui est l'indicateur classique d'une société qui fonctionne. Toutes les statistiques parlent d'une mobilité sociale en déclin dans toutes les nations occidentales.

4. Après le déclin des idéologies du 20e siècle, la dichotomie de la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat a disparu dans la société post-industrielle. L'idéologie du 20ème siècle n'a-t-elle pas échoué en raison de sa vision unilatérale et utopique de la réalité historique et sociale ? La victoire du prolétariat aurait-elle déterminé la fin des classes ou l'avènement d'un totalitarisme de classe ? La conception idéologique de classe, par sa nature même autoréférentielle, s'est avérée incapable d'interpréter et de représenter la complexité d'une totalité sociale comprenant une pluralité très diverse de sujets sociaux émergents non réductibles à la dichotomie bourgeoisie - prolétariat ?

Cette dichotomie découlait d'une logique interne du système marxien, puisque c'est par elle que le système serait renversé, mais la tendance réelle a plutôt vu une croissance des classes moyennes. La question de l'absence de polarisation de la société envisagée par la théorie marxienne, avec au contraire le développement des classes moyennes, s'est posée assez tôt dans le mouvement socialiste et communiste. Bien que cette erreur ait mis à mal certaines des pierres angulaires de la théorie marxienne de la transformation sociale, elle n'a jamais été vraiment reconnue car, en fin de compte, "le moteur de la transformation" restait la classe ouvrière, bien qu'elle soit comprise dans un sens large, incluant les "forces mentales de la production", "de l'ingénieur au dernier ouvrier", comme l'a dit Marx dans Le Capital. Ceux qui ont soulevé ces objections ont été traités de "révisionnistes". Le problème non résolu des classes moyennes a eu de graves conséquences pour le mouvement ouvrier allemand, et a joué un rôle important en poussant les classes moyennes vers le nazisme (j'en parle plus en détail dans mon livre Pour un nouveau socialisme).

Je dirais que nous devons sortir de cette perspective, également parce qu'en fait, il n'y a plus de mouvement ouvrier. Soyons réalistes, une société organisée est une société avec des différentiels de pouvoir et de contre-pouvoir. Si vous enlevez le pouvoir aux corps intermédiaires, vous finissez par le concentrer dans l'État au point de créer une société totalitaire. Nous devons abandonner l'idée utopique d'une "société sans classes", mais en même temps réfléchir aux différences qui sont acceptables, justifiées et nécessaires. Les actuels ne le sont certainement pas. Hannah Arendt avait raison : une société déconstruite, "sans classe", est une société totalitaire.

L'individualisme absolu du jeune Marx (comme l'appelle à juste titre Louis Dumont) imaginait un monde dans lequel la division du travail pouvait être dépassée comme par magie, et où "l'homme" serait chasseur le matin, pêcheur l'après-midi, et critique le soir. Dans le Capital, nous avons une formulation plus mûre : le développement de la productivité du travail aurait réduit le temps nécessaire au travail en libérant du temps pour le développement personnel, le soin de son éducation, ses affections et ses relations sociales et politiques. Cette dernière est certainement une formulation plus réaliste et permet de fonder la relation entre les classes en des termes différents. Un travailleur, même s'il se trouve au bas de l'échelle sociale, devrait et pourrait avoir tous les moyens d'une vie digne. Mais le système de pouvoir actuel préfère créer une classe de parias, à entretenir éventuellement avec un revenu de subsistance (appelé citoyenneté), tant que les heures de travail ne sont pas réduites. Une grande bataille pour la réduction du temps de travail serait une bataille dans laquelle les classes inférieures et moyennes devraient converger.

Cependant, la question de la division du travail, autour de laquelle se forment les groupes sociaux, est restée non résolue dans le marxisme. Est-il vraiment possible de surmonter la division du travail ? A mon avis non, étant donné la spécialisation requise pour de nombreuses professions.  Une réflexion franche sur ce problème, que nous ne pouvons pas faire dans ce contexte, permettrait également de reformuler la question du rapport entre les classes sociales en termes plus réalistes.

5. Dans le système néo-libéral, il n'y a pas de dialectique de confrontation entre les partenaires sociaux car dans les institutions de l'Etat libéral, il n'y a pas de corps intermédiaires. L'idéologie libérale a une matrice individualiste et le capitalisme n'est donc pas un projet de société défini. En effet, le capitalisme est un système économique et idéologique très multiforme et susceptible d'adaptation et de transformation dans les contextes historiques et géopolitiques les plus divers. Selon Costanzo Preve, la réalité historique actuelle ne peut être comparée à celle de 1917, celle du capitalisme dialectique, mais est plutôt comparable à celle de 1789, celle de l'opposition entre l'ancien régime et le tiers état. En fait, à une oligarchie technocratico-financière correspond un tiers état, qui ne peut être qualifié de classe sociale antagoniste comme l'était le prolétariat, mais une masse atomisée d'individus économiquement marginalisés par le monde du travail et politiquement éloignés des institutions politiques. Par conséquent, l'établissement d'un conflit de classes n'est-il pas très problématique aujourd'hui ? Qu'en pensez-vous ?

Preve, Costanzo. - Marx e Nietzsche [2004]_0000.jpgPour Preve, il fallait dépasser la bataille "tragi-comique" entre la petite bourgeoisie pseudo-niccienne et les classes populaires subalternes pseudo-marxistes, supervisées et nourries d'en haut par la grande oligarchie capitaliste (comme il l'a écrit dans un texte consacré à "Marx et Nietzsche"). La question du dépassement de la dichotomie gauche-droite, l'une des principales exigences de la philosophie politique de Preve, découle également de cette prise de conscience. Dans le sillage de la réflexion ouverte par Preve, nous devrons rechercher quels sont les éléments qui, dans l'héritage du marxisme, font obstacle à une collaboration entre les classes moyennes et les classes inférieures.

6. La société civile s'articule par définition sur la multiformité des fonctions exercées par la pluralité diversifiée des groupes sociaux qui la composent. La société capitaliste est en effet structurée sur la division du travail. Dans l'organisation et le fonctionnement de l'économie mondiale, la division du travail a atteint son zénith. Ainsi, dans le contexte du système néolibéral mondial, l'identification des classes sociales aux catégories productives a été réalisée. Mais, je me demande si le fondement de l'agrégation des individus dans une classe sociale particulière n'est pas de nature politique ? Le principe communautaire qui préside à la formation d'une classe sociale identifiée à la synthèse des intérêts politiques, culturels et économiques, n'est-il pas celui par lequel se réalise la participation politique des citoyens ? L'identification entre classes sociales et catégories productives n'est-elle pas le résultat d'une orientation idéologique libérale et économiste qui rend les classes sociales homogènes et fonctionnelles à la structure du système néolibéral ?      

En effet, la classe sociale est une construction, ce n'est pas seulement l'appartenance à une catégorie socio-économique. Dès qu'une classe s'organise, elle crée ses propres partis, ses syndicats, ses organisations culturelles et de loisirs. Alors que sans organisation de classe, chaque individu appartient à une catégorie mais n'appartient pas à une classe. Pour cette raison, il est nécessaire de dépasser les données purement économiques ou sociologiques : sans la dimension politique qui l'organise, la classe n'existe pas, et il manque l'un des corps intermédiaires fondamentaux entre l'individu et l'État.  C'est pourquoi, dans le passé, un individu pouvait être issu d'un autre milieu social, mais reconnaître et participer aux formes de vie associées, à la politique et à la culture du mouvement ouvrier.

Cependant, il est clair que le cycle du mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles est arrivé à son terme. La démocratisation qu'elle a apportée est en train de disparaître. Ce n'est pas une coïncidence si l'oligarchisation touche également la classe moyenne, qui, je l'espère, réalise maintenant l'erreur stratégique de se concentrer principalement sur la lutte contre les classes inférieures. C'est le cœur de notre discussion, puisque la classe moyenne est également touchée, beaucoup de ceux qui en sont issus ressentent le besoin de redécouvrir le "conflit social" et certains se tournent même vers Marx, le penseur par excellence du conflit social. Il y a cependant un obstacle. Dans le passé, lorsque le mouvement ouvrier était encore vital, ceux qui appartenaient à la classe moyenne, même s'ils pouvaient avoir de la sympathie pour la lutte des classes inférieures, ne pouvaient ignorer que le communisme prévoyait la disparition de la classe moyenne. Évidemment, dans le passé, même ceux qui pouvaient penser à la nécessité d'une alliance entre les classes dans la mesure où l'objectif de la "disparition des classes sociales" prévalait dans le mouvement ouvrier ne pouvaient pas y adhérer par pur souci de conservation.

Je crois qu'il est possible de tenir ensemble la conscience du conflit social, et en cela la théorie marxienne reste certainement utile, avec l'idée d'une société articulée et structurée intérieurement, en abandonnant l'utopie de la "disparition des classes sociales", en poursuivant au contraire l'idée d'une société richement articulée intérieurement, dans laquelle aucun groupe social n'est privé des moyens d'une vie digne de l'être humain.

L'oligarchisation signifiera avant tout ceci : l'exclusion de la vie sociale, pour certains directement misérable, pour d'autres peut-être pas, mais dans tous les cas une vie appauvrie, privée de ces liens et relations humaines qui sont le piment de la vie et qui sont propres à une société structurée et organisée intérieurement. Un monde composé d'élites dirigeantes étroites et d'une masse écrasée, tandis que la propagande, comme c'est déjà le cas, le rendra incapable de comprendre que c'est précisément la cause de son malheur. Il est en effet difficile de prédire de manière aussi abstraite, on peut espérer que des formes d'opposition à cette exclusion sociale verront le jour. Si nous voulons voir dans le mouvement contre le passeport vert, nous pouvons y voir une certaine anticipation d'un mouvement qui doit grandir en taille ainsi qu'en maturité politique. Le laissez-passer vert est devenu le symbole de cette exclusion massive, qui est présentée comme une bovinisation de ces masses, si je puis dire, masses à enfermer chez soi, à vacciner sans discernement, et à qui l'on raconte des tas de mensonges. La question du passeport vert est un élément d'une question démocratique plus large. Bovinisation à laquelle la majorité adhère, compte tenu de la fatigue et des risques liés à la rébellion, et grâce à l'anéantissement par les médias de toute perspective de vie décente. Mais il n'est pas exclu que demain, lorsque le désastre que les classes dirigeantes sont en train de créer avec le covid apparaîtra au grand jour, beaucoup seront des opposants de la première heure, comme cela s'est produit avec le fascisme.

Dans la mesure où nous reconnaissons la nécessité d'abandonner un modèle marxiste qui poursuivait la "fin de la société de classe", nous devons souligner l'inacceptabilité de la structure sociale actuelle, du véritable fossé qui sépare les classes dominantes des classes non dominantes, qui pour ces dernières s'annonce comme une véritable exclusion du système social.

En conclusion de ce discours tourné vers l'avenir, mais il est parfois nécessaire de ne pas s'aplatir sur le présent, nous devons réaffirmer que l'histoire se remettra en marche, même pour les "retraités de l'histoire" que sont les peuples européens, et la population italienne en particulier. Tôt ou tard, il y aura une résolution de l'impasse apparente, les États-Unis ne peuvent accepter la naissance d'une autre puissance, à partir de la solution de ce problème central, d'une manière ou d'une autre, l'histoire se remettra en marche et donc aussi les mouvements sociaux. Il est clair que nous devons passer par cette transition, qui est terrifiante en raison des risques qu'elle comporte.  On espère que l'Italie parviendra, on ne sait comment, à traverser la tempête, car notre nation court de très grands risques de scission et de relégation grave qui pourraient la ramener à une "expression géographique". Lutter pour la préservation de la culture italienne, qui, avec tous ses défauts, peut, je crois, comme elle l'a été dans le passé, avoir encore quelque chose à dire dans le futur, est un objectif prioritaire.

jeudi, 31 mars 2022

Le Marx de Costanzo Preve

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Le Marx de Costanzo Preve

Daniele Perra

Source: https://www.lintellettualedissidente.it/controcultura/filosofia/il-marx-di-costanzo-preve/

Costanzo Preve est souvent cité à mauvais escient par les présentateurs de télévision et les conférenciers de toutes sortes. Un texte récemment publié (Karl Marx. Un'interprétazione) nous permet de redécouvrir la pensée non seulement d'un interprète de Marx, mais aussi du dernier véritable philosophe italien.

Costanzo Preve n'était pas seulement un analyste politique et géopolitique lucide. Avant même d'être philosophe, il était un érudit de la pensée et des idées en tant que "natures vivantes", dans la conscience précise que la philosophie est le seul motif rationnel possible pour penser et pratiquer une réunification communautaire de la société.

Costanzo Preve était un penseur communautaire. Cette déclaration simple et claire explique à elle seule la raison de l'ostracisme académique qu'il a dû subir de son vivant. Le communautarisme est jugé démodé, il serait anti-moderne et, à ce titre, est détesté par la classe dite "semi-cultivée", qui déteste le peuple (posé comme "lourd et ennuyeux") et aime tout ce qui est "exotique" et, par suite, inoffensif pour le système dont elle se nourrit.

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Costanzo Preve et son disciple Diego Fusaro

Il n'y a pas de meilleure façon d'aborder la pensée de Costanzo Preve que de partir de son interprétation de la science philosophique de Karl Marx, qu'il a analysée et étudiée toute sa vie, par opposition à la "formation idéologique" marxiste. Selon Preve, la pensée de Marx (ainsi que celle de Hegel, son principal point de référence philosophique) a été mal comprise et mal interprétée à plusieurs reprises, au point de la déformer complètement et d'en faire quelque chose de tout à fait différent de ce que le penseur de Trèves avait prévu.

L'objectif de Preve, en ce sens, était de renverser le lieu commun qui considère Marx comme le fondateur du marxisme - un mélange de pseudo-science et de semi-religion - qui, au contraire, n'est que le produit d'une époque où la science était considérée comme une sorte de religion civile. Ce contresens vient du fait que Marx, contrairement à la croyance populaire, avant d'être un bâtisseur de projets d'avenir plus ou moins utopiques, était un critique et, pour être précis, un critique de l'économie politique et de l'utilitarisme qui a fondé sa pensée sur le doute le plus hyperbolique de tous : celui qui porte sur la naturalité présumée de la propriété privée.

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L'originalité de la pensée marxienne réside dans le fait que Marx insère, au sein de cette critique scientifique, un concept absolument philosophique : celui d'aliénation, qu'il hérite directement de Hegel. Pour cette raison, Preve considère que Marx est la meilleure clé pour comprendre Hegel et, accessoirement, même Aristote. Marx et Hegel, en effet, ont en commun l'objet (la totalité ontologique de la société humaine) et la méthode (la dialectique) de leur cheminement philosophique. Dans cas, la méthode (composée de μετα - en direction de, à la recherche de - et ὁδός - voie, chemin) est à comprendre au sens " initial " du terme, bien souligné à plusieurs reprises par Martin Heidegger : c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas simplement de la "procédure d'investigation" mais de l'investigation elle-même. La deuxième source de la pensée marxienne est en fait Aristote.

Or, Aristote représente déjà un écart par rapport à la pensée grecque primitive (Parménide et Héraclite, par exemple). Cependant, sa pensée, centrée sur le rejet de l'illimité (ἄπειρον) et l'éloge de la mesure (μέτρον), est encore loin de l'individualisme possessif de la modernité. Ce que Marx essaie de démontrer à travers Aristote (et aussi Epicure), c'est que justifier l'accumulation capitaliste comme quelque chose d'inhérent à l'homme est une idée abstraite et absolument ahistorique. L'économie (au sens grec) a en fait pour objectif la "bonne vie" et non l'accumulation effervescente et illimitée, qui, à l'époque de Marx, était déjà devenue la seule "économie légitime".

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Hegel et Marx

Ce concept bouleverse un autre lieu commun sur le monde grec (également adopté par Nietzsche et pour cette raison largement stigmatisé par Heidegger) : celui selon lequel le tissu social de la Grèce antique était polarisé entre quelques riches et de nombreux esclaves misérables. Contrairement à la croyance populaire, en fait, ce système - basé essentiellement sur une formation économique et sociale de petits producteurs indépendants - ne pouvait en aucun cas être défini comme esclavagiste. Il était simplement "communautaire" dans son essence la plus profonde. Et c'est précisément à partir du monde grec que Marx commence à interpréter l'histoire comme un conflit/une lutte entre la mesure et l'illimité. Cette interprétation, médiatisée par le concept hégélien du "système des besoins", repose sur l'idée que le besoin lui-même n'est jamais illimité par nature.

Cependant, il existe également une séparation claire entre Hegel (et Marx) et la Grèce classique. Cela est donné par une évolution de la pensée qui a conduit au passage de l'idéalisme bimondain platonicien à l'idéalisme monomondain, qui a en quelque sorte servi de prélude au développement de la pensée matérialiste. En d'autres termes, une séparation claire et irréversible entre le ciel du divin et le monde des hommes, due à la "disparition" moderne de l'inter-monde dans lequel ils se rencontraient. Cette séparation a conduit à la négation même des réalités supraterrestres.

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Le lien Hegel-Marx est crucial dans l'analyse de Preve, car il explique le matérialisme marxien à la lumière de l'idéalisme hégélien. Preve, de manière provocante, fait de Marx le dernier grand idéaliste. Un idéaliste qui utilise le matérialisme comme une "intégration métaphorique" qui "exploite" la matière pour indiquer trois attitudes distinctes : l'athéisme, la praxis et le structuralisme comme la prédominance de la structure sur la superstructure. Ce marxisme hégélien, selon Preve, est la seule voie à suivre et s'oppose aux deux autres "positions marxistes" : la position kantienne, comprise comme la possibilité transcendantale d'une seule morale universelle même en présence d'énormes lacérations sociales, largement répandue dans le monde intellectuel et académique, et la position positiviste qui transforme le marxisme en une science moderne, en le fondant comme tel sur une présumée infaillibilité calculatrice.

Preve, comme Marx, était aussi et surtout un critique : un critique à la fois de Marx lui-même et du marxisme en tant qu'"idéologie". Sa critique de Marx repose sur le soulignement ("au crayon rouge", dirait Preve) de certaines de ses erreurs macroscopiques. L'une des plus évidentes est celle de l'analogie historique. Marx pensait que le passage du féodalisme au capitalisme se répéterait avec le passage du capitalisme au communisme. Cependant - tout le monde peut en témoigner aujourd'hui - malgré la catastrophe environnementale et anthropologique, le capitalisme s'est montré parfaitement capable de résister, de se renouveler et même de se fortifier à travers ses cycles périodiques de crise, comme l'a brillamment souligné le chercheur Gianfranco La Grassa.

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"Karl Marx. Un'Interpretazione" par Costanzo Preve, Novaeuropa, 2018.

La deuxième critique principale que Preve adresse à Marx est celle liée à la théorie controversée de l'extinction de l'État. Une théorie qui donne un afflatus utopique (un "souffle" utopique) à une pensée que Preve considère comme n'étant globalement pas utopique, puisque le communisme marxien lui-même est pensé comme un développement de la substantialité déjà présente dans le capitalisme. Que cette "prédiction" soit correcte ou non est une autre question. Ce qui importe ici, c'est le fait que la pensée marxienne n'est pas utopique mais, au contraire, représente la "fin de l'utopie".

En ce sens, la révolution prend un sens différent de celui que Marx lui-même lui attribue. Il ne s'agit pas de la locomotive marxienne de l'histoire mais, comme le dit Walter Benjamin, de l'utilisation du frein de secours par le peuple. Ainsi, la révolution bolchevique, à comprendre principalement comme une "révolution contre le capital", est un acte hérétique qui renverse les hypothèses idéologiques du marxisme lui-même. Lénine configure la révolution comme un acte qui commence par les maillons faibles de la chaîne impérialiste mondiale et cherche à s'étendre aux niveaux supérieurs. Staline n'éteint pas l'État mais le renforce et, comme l'affirme Preve lui-même, met en place le seul système viable dans lequel les classes inférieures (paysans et ouvriers) imposent leur hégémonie aux classes supérieures.

La révolution s'impose donc comme une "restauration" de la primauté du politique sur l'économique. C'est la politique qui s'oppose au cannibalisme de l'absolutisme capitaliste. Hegel, disait Carl Schmitt au début des années 1920, avait quitté Berlin pour Moscou. Et cette révolution, en raison des tendances innées du peuple russe, a inévitablement pris des connotations religieuses-messianiques.

Cependant, le collectivisme soviétique n'a pas pu répondre au problème inhérent à la catégorie philosophique que Marx a placée au cœur de sa critique économique : cette aliénation que Marx lui-même, comme le note brillamment Preve, a vécue de la même manière que Heidegger, à savoir comme le "sans-abrisme" de l'homme. Dans le collectivisme, l'homme reste un homme déraciné. Le travail ne retrouve pas le sens pré-moderne d'une activité humaine directement liée à une profession spécifique. Le travailleur, bien que théoriquement propriétaire des moyens de production, reste mécaniquement séparé du produit de son travail, et la temporalité elle-même est "schématisée" sur la base de l'idée que l'on peut intervenir dans le futur.

Un tel système, ayant abandonné le moment politique de l'acte révolutionnaire, est retombé dans le simple économisme, dans la stagnation des forces productives et idéologiques. L'idéologie, qui était une représentation unitaire expressive du monde, s'est transformée en une représentation unitaire expressive falsifiée du monde. Et le système soviétique, s'effondrant en raison du développement d'une classe moyenne tendanciellement contre-révolutionnaire, dont Gorbatchev était la plus haute expression, s'est transformé en une proie facile pour le système le plus idéologique et le plus totalisant de l'histoire mondiale : le capitalisme libéral occidental.

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Face à l'échec du socialisme réel et au triomphe du capitalisme absolu, le potentiel critique de la théorie marxienne a été "gelé". Costanzo Preve a reconnu la nécessité de refonder cette pensée sur la base, en premier lieu, de la perception du monde des classes subalternes. Il était bien conscient que cela n'arriverait pas de sitôt, et il pressentait que cette "refondation" devrait inévitablement passer par un "pouvoir du négatif" qu'il identifiait dans l'appauvrissement progressif de couches toujours plus larges de la classe moyenne dans les pays capitalistes avancés. Cependant, il était également conscient que la première étape pour sortir de cette impasse était d'identifier correctement qui était le véritable ennemi. Ainsi, faisant une concession à la géopolitique, à laquelle il s'est consacré pendant les dernières années de sa vie, Preve l'identifie dans l'empire mondial nord-américain et dans cette élite semi-cultivée qui occupe littéralement la culture, jouant le rôle bien rémunéré de chien de garde du pouvoir.

mercredi, 30 mars 2022

Comment la gauche a rejeté le meilleur du marxisme

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Comment la gauche a rejeté le meilleur du marxisme

Entretien avec Carlos X. Blanco, auteur de "Ensayos Antimaterialistas" (Letras Inquietas, 2021)

Lucio Javier Perona

Source: https://www.geopolitica.ru/es/article/como-la-izquierda-ha-descartado-lo-mejor-del-marxismo

Pourquoi un philosophe "marxiste" écrirait-il des "Essais anti-matérialistes" ? N'est-ce pas une contradiction dans les termes ?

CXB : Pas du tout. L'histoire de la philosophie nous apprend que Marx était le disciple le plus avancé et le plus cohérent de Hegel. L'ensemble du système marxien est un idéalisme. Il s'inscrit dans le courant idéaliste germanique le plus abouti et le plus élaboré. Le "règlement de comptes" avec le maître Hegel est naturel et normal pour tout disciple qui continue à faire de la philosophie et qui part de l'héritage reçu pour le mobiliser face à des réalités nouvelles et changeantes. Marx a pu faire connaissance avec le mouvement ouvrier en France et en Belgique, alors que l'Allemagne somnolait encore dans un capitalisme purement commercial et une politique féodalisante. Il est logique que les prémisses hégéliennes explosent face à de nouveaux contextes. Mais il y a plus d'hégélianisme que de "matérialisme" chez Marx. Il n'y a aucun doute là-dessus. Feuerbach ou les mécanicistes français sont détruits dans le corpus marxien. Ils ne sont pas dialectiques, ils n'ont rien à voir avec cela.

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Comme Denis Collin ou Diego Fusaro, vous choisissez de parler de "communautaire" plutôt que de communiste pour vous référer à la pensée de Marx. Rejetez-vous la tradition révolutionnaire qui se dit "communiste" ?

CXB : Je ne la rejette pas, mais je ne l'identifie plus guère au sein de la gauche militante et de la pensée critique. La lutte contre le capital n'a rien à voir en soi avec la "mémoire démocratique", l'"idéologie du genre", la "décroissance", etc. Vous ne pouvez pas mélanger tout avec tout. Je ne vois rien de mal à parler de "communisme" tant que les termes sont bien fixés. Je suis fatigué de répéter qu'il n'y a aucune raison d'identifier cet "isme" avec les dictatures stalinienne ou maoïste. Il est déjà fastidieux de répéter, à ce stade, que les PC occidentaux étaient déjà sociaux-démocrates et, finalement, keynésiens bien avant la chute du Mur. Je pense que nous devrions également nous tourner vers l'histoire de la philosophie et observer que la défense de la polis, la lutte pour préserver les valeurs humaines (toujours communautaires et politiquement organisées depuis que le seuil de la barbarie a été franchi) est un combat très ancien. Elle était déjà connue des Grecs anciens, la polis contre les valeurs désintégratrices de l'individualisme, contre la loi du plus fort et le pouvoir de l'argent. Platon et Aristote, chacun à leur manière, ont élevé les digues pour contenir l'individualisme prédateur et relativiste déjà esquissé par les sophistes. Ils l'ont fait pendant des siècles. Leur travail explique Hegel et Marx. Derrière le sophisme se cache un terrible bélier qui démolit la vie communautaire et donc humaine. Derrière chaque sophiste se cache le chaos.

Le titre de votre ouvrage fait référence au livre classique de Gustavo Bueno, Ensayos materialistas (= "Essais matérialistes") (1972). Est-il écrit comme une réponse à Bueno ?

CXB : Non, non. Ce serait trop en dire. Le travail que vous citez est très complexe et labyrinthique. Il est impossible de reproduire un texte délibérément sophistiqué, baroque et parfois profond. En effet, nombre de mes essais portent sur l'ontologie, sur la "réalité". Mais ma vision de l'ontologie est différente de celle de mon ancien professeur Bueno. La réalité n'est pas la "matière". Quel que soit le désir de Bueno de "dialectiser" la matière, de fuir la simple physicalité ou corporéité de la matière, à long terme, il n'y est pas parvenu. Déjà dans ma thèse de doctorat, analysant les problèmes gnoséologiques de la psychologie et des sciences cognitives, je me suis rendu compte, à la fin des années 1980, que le Sujet du soi-disant "matérialisme philosophique" est un opérateur grossier, presque mécanique, une entité fantomatique qui n'est pas capable d'action, mais seulement de l'exécution mécanique d'opérations de séparation et d'unification. Cela appauvrit Marx et ne fait pas honneur à toute sa riche théorie de l'action. Bueno n'était pas un marxiste conséquent, seulement un admirateur de l'empire soviétique (tant qu'il avait du prestige à gauche) et un jacobin. Et c'est ce que l'on peut encore percevoir chez ses disciples de différentes générations : s'ils applaudissent aujourd'hui la parti populiste Vox et tombent amoureux des thèses de Marcelo Gullo, la grande majorité d'entre eux sont nostalgiques de cet empire rouge et amoureux du jacobinisme. Maintenant, ils peuvent troquer le rouge pour d'autres couleurs, mais ils ont toujours la même nostalgie jacobine. Ce qu'ils ne peuvent pas prendre de Marx, ils le prennent de Spinoza, leur "saint athée", dans une déformation claire d'un philosophe hispano-hébraïque très mystique et très peu "matérialiste" selon les interprètes autorisés.

Que pensez-vous de la dérive "hispaniste" de cette école d'Oviedo ou du "matérialisme asturien" ?

CXB : Eh bien, en termes très généraux, je sympathise avec la défense de l'hispanisme et la critique de la légende noire. Les étrangers ou les séparatistes n'ont jamais pu me convaincre du bien fondé de cette Légende. Je ne peux pas non plus adhérer au produit qu'est la Légende rose. L'Empire espagnol aurait certainement pu être le "katehon" (pour utiliser un terme théologique) face à la désintégration que le capitalisme protestant et anglo-saxon, mais aussi français et hollandais, a apporté au monde. Il aurait pu y avoir un ordre universel différent, généralisant les valeurs de la philosophie grecque, du droit romain et du concept germano-chrétien de la personne. Mais cet empire hispanique avait des ennemis partout. L'Hispanidad, plutôt qu'une nostalgie et un "rêve impérial", doit être réactivée en termes géopolitiques. C'est ce qui manque habituellement à la gauche espagnole (sans parler des "bons" qui voient des ennemis de l'Unité espagnole partout, même dans la langue Bable -parlée dans les Asturies- ils voient une bombe au service des séparatistes) : une vision géopolitique. Un pôle "hispaniste" dans le cône sud des Amériques, s'étendant à l'ensemble du continent lusophone et à la péninsule ibérique, pourrait jouer un grand rôle de contrepoids aux pôles qui gouvernent le monde aujourd'hui : l'anglo-saxon en déclin, le chinois émergent, le russe eurasien, l'arabe, etc.

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Hispanique mais pas centraliste.

CXB : Exactement. La gauche espagnole n'a pas réfléchi de manière sincère et rigoureuse à de nouvelles possibilités fédéralistes ou confédérales qui ne portent pas atteinte au rôle fort d'un État souverain, c'est-à-dire fort en matière d'éducation, de santé, de défense et d'ordre public, ainsi que fort dans les grandes lignes de la planification économique de l'État. Ce n'est que de cette manière que nous cesserons d'être le jouet de l'Union européenne, un véritable monstre qui, à son tour, est le jouet du mondialisme. 

Alors les langues non espagnoles d'Espagne ne doivent pas être considérées comme des dangers, ni comme des résidus d'époques pré-politiques, comme le disent les adeptes de Bueno.

CXB : Au contraire, ils sont la richesse et la gloire de leur sœur, la langue castillane. Ce débat doit être dépassé. Vous ne pouvez pas prendre au sérieux les personnes qui parlent de socialisme ou d'hispanisme et qui vous disent en même temps que le bable asturien ou l'euskera basque étaient les langues d'hommes velus qui grimpaient aux arbres comme des singes et se nourrissaient de châtaignes. Je ne parle pas aux gens comme ça, qui font de tels discours. Nous pourrions être comme la Suisse, un pays confédéré, mais uni, multilingue et civique (je laisse de côté sa Banque, qui est méprisable). Mais c'est ce que nous avons : une Espagne qui montre des niveaux culturels aussi pitoyables.

Votre livre suggère une ontologie au service de l'anticapitalisme, est-ce quelque chose comme ça ?

CXB : Vous l'exprimez très bien. Il s'agit de retrouver la métaphysique classique et de réorganiser les gens pour retrouver leur polis, leur communauté organisée. La démocratie populaire se construit par la réflexion et l'action, sans frontière entre les deux. Le capitalisme actuel est féroce, impérialiste et orwellien. Nous devons avoir les armes de la critique à portée de main. 

Merci pour vos réponses.

Pour toute commande : http://www.letrasinquietas.com/ensayos-antimaterialistas/

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lundi, 17 janvier 2022

Marx et les Grecs de l'antiquité

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Marx et les Grecs de l'antiquité

par Joakim Andersen 

Source: https://motpol.nu/oskorei/2021/11/21/marx-och-de-gamla-grekerna/

Une lecture de Karl Marx pour le XXIe siècle comporte plusieurs pièges potentiels, mais aussi beaucoup de valeur significative, notamment parce qu'elle nous rappelle que les choses ne sont pas nécessairement ce qu'elles prétendent être ou ce qu'elles étaient hier. La première idée découle de l'accent mis par la tradition idéologique marxiste sur "l'idée et l'intérêt" ; si les dirigeants de l'un ou l'autre "parti ouvrier" ont des intérêts communs avec diverses classes supérieures, leur rhétorique pro-ouvrière peut n'être que rhétorique et poudre aux yeux. Soit dit en passant, quiconque est familier avec l'analyse idéologique marxienne et n'a pourtant jamais caressé l'idée que le "privilège blanc", dont les classes supérieures parlent beaucoup, confirme que ce privilège n'existe pas dans le monde de l'esprit, est un mouton. Cette dernière idée part de l'observation que "tout ce qui est fixe est périssable", les classes supérieures sont tout à fait capables de récupérer et de transformer tout, des coalitions aux idéologies hégémoniques. À la lumière de ce qui précède, la pensée statique et bipolaire qui se traduit par des revendications de "privilège blanc" et de "racisme systémique" semble carrément embarrassante, ou un élément de cette même récupération. Le système nourrit ses idiots utiles et ils ne sont pas trop stupides pour s'adapter en conséquence.

Quoi qu'il en soit, il y a dans Marx et son frère d'armes Engels beaucoup de valeur à la fois pour comprendre et attaquer l'état des choses présentes, d'une part, et leurs apologistes idéologiques, d'autre part. Mais pour ne pas tomber dans des impasses, il faut un certain nombre de clés, qui consistent souvent à rendre explicite ce qui était implicite, voire inconscient, dans les masses de textes des deux messieurs barbus. Ce n'est pas seulement à travers l'Europe du XIXe siècle qu'un "fantôme" est passé, il en va de même pour les propres textes de Marx et Engels. Même si ce n'est pas le fantôme du communisme, mais le fantôme de la génétique et de la consanguinité.

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Il n'est pas déraisonnable d'adopter ici une perspective plus cyclique, afin de comprendre le processus qu'ils tentaient d'analyser au XIXe siècle à la lumière de changements similaires dans l'Antiquité et ailleurs. Nous avons affaire à une forme de société plus organique qui s'effondre, notamment parce que les classes supérieures rompent le contrat social avec leurs parents de sang moins fortunés. Il peut s'agir de la population de l'Antiquité ou de la communauté un peu plus artificielle qu'est la nation moderne. Mais des similitudes significatives existent, et elles nous aident non seulement à comprendre la révolution d'en haut qui se déroule en ce moment, mais aussi à mesurer l'ampleur des enjeux. Les sociétés fondées sur des hommes libres ont été remplacées à plusieurs reprises au cours de l'histoire par des sociétés dans lesquelles la plupart des gens étaient des esclaves d'une sorte ou d'une autre.

Ce processus est décrit dans l'étude d'Engels sur les Francs, dans la furieuse querelle entre Marx et la duchesse de Sutherland, anti-esclavagiste (étrangement applicable à la classe supérieure "anti-blanche", soit dit en passant), et dans l'étude d'Engels sur le christianisme primitif, entre autres. Les carnets ethnographiques du vieux Marx, dans lesquels il décrit, entre autres, l'effondrement de l'Athènes antique, sont également intéressants. Incidemment, un fil conducteur de ces études, bien que non nommé, correspond au concept pratique d'asabiya chez Ibn Khaldoun. Ce que Marx et Engels dépeignent, c'est l'effondrement de la solidarité sociale que Khaldoun nommait asabiya.

Chez Marx et Engels, l'accent est mis sur les conditions matérielles de l'asabiya. Dans son incomparable anglo-allemand, Marx écrit que "die älteste land tenure was die in common dch den trib", la plus ancienne forme de propriété foncière était le commun à travers la tribu (plus tard gensen). Dans un anglo-allemand tout aussi atrocement impénétrable, il écrit qu'avant la naissance de l'État, il existait des "institutions gentilices", des institutions fondées sur la parenté. "Là où les institutions gentilices ont prévalu - et avant l'établissement de la société politique - nous trouvons des peuples ou des nations dans les sociétés gentilices et rien au-delà. "L'État n'existait pas." Il décrit le Gensen (du latin gens, gentis) comme étant "essentiellement démocratique", fondé sur la parenté, "toutes les gentes d'une tribu - en règle générale - d'ascendance commune, portant un nom tribal commun. L'organisation phratrique avait un fondement naturel dans la parenté immédiate de certaines gentes en tant que subdivisions d'une gens originelle".

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Deux processus ont miné l'ordre des gentes. L'un était la propriété et l'autre l'État. Avec la propriété individuelle plutôt que gentilice, des différences sont apparues au sein des gentes qui étaient difficiles à concilier à long terme avec la logique et la solidarité gentilices. Marx a écrit à ce sujet que lorsque "des différences de statut entre les parents de sang au sein de la gens apparaissent", cela est "en conflit avec le principe de gentilicité".

Les nationalistes contemporains peuvent parler de communauté des nations et de "sang supérieur à l'or", il s'agit d'une contradiction similaire. Il est intéressant de noter qu'ici, la logique gentilice implique que "les hommes riches comme les hommes pauvres sont compris dans la même gens", sans pour autant exclure les différences de statut entre les membres de la gens. Nous pouvons parler ici d'un contrat social entre membres de la gens qu'il est intéressant de maintenir, notamment pour les plus pauvres d'entre eux qui ont réussi. Dans le même temps, nous pouvons discerner des tendances à une communauté d'intérêts entre les membres riches de différentes familles. Les membres ordinaires de la gens risquaient d'être réduits à la non-liberté dès que la logique gentilice s'affaiblissait, "als Solon zur archonship came, social state malignant, in Folge des struggle for the possession of property". Une partie des Athéniens est tombée en esclavage, à cause de l'endettement, la personne du débiteur étant susceptible d'être réduite en esclavage à défaut de paiement ; d'autres avaient hypothéqué leurs terres et n'étaient pas en mesure de lever les charges." L'esclavage de la dette s'est répandu.

L'aspect démographique est également intéressant. Marx était conscient que la croissance démographique et les migrations renforçaient les processus qui minaient le système gentilice. Il mentionne ici, entre autres, le groupe croissant d'immigrants pauvres qui ne sont pas invités dans le système des gentes, "la classe la plus pauvre ne serait pas admise en tant que gens "in einen tribe od. adoptée in eine gens eines tribes". Ce groupe est de plus en plus nombreux et mécontent, "le nombre de personnes sans attaches - à l'exclusion des esclaves - est devenu important ; cette classe de personnes est un élément croissant de mécontentement dangereux". D'où, entre autres, les réformes qui ont introduit une logique territoriale et un certain nombre de classes. Ces classes, soit dit en passant, sont également intéressantes en tant que contexte pour l'analyse contemporaine des classes, car elles élargissent le concept marxien commun de classe.

La croissance démographique, les migrations et les divisions de classe ont contribué à l'émergence d'un nouvel ordre politique, dans lequel les gentes ont été remplacés par l'État ("gentilis transformés en civis"). Le lien de l'individu avec la gens a été remplacé par la ville, la cité, une logique personnelle a été remplacée par une logique territoriale. Marx écrit à ce sujet que "la propriété était l'élément nouveau qui avait progressivement remodelé les institutions grecques pour préparer ce changement". Les réformes politiques qui l'ont précédé peuvent être considérées à la fois comme la disparition du système gentilice et comme une tentative de transmettre des éléments de celle-ci dans un monde nouveau (la familière Aufhebung).

Toute tentative de ce type a toutefois eu pour effet d'affaiblir quelque peu la solidarité organique et authentique, ce qui soulève la question omniprésente de savoir si les étrangers veulent subvenir aux besoins les uns des autres. "État providence ou migration", tel que le dilemme est parfois formulé à notre époque. Le fait que les classes supérieures invitent des étrangers à partager ce qui était autrefois le patrimoine commun des gentes, du clan ou de la nation n'est en rien un phénomène nouveau. Marx a décrit cette situation de manière très éloquente dans les paragraphes sur les "fuidhirds" d'Irlande. Prôner l'"ouverture des frontières" sous cet angle revient à négliger et à encourager l'une des méthodes historiquement récurrentes des classes supérieures pour affaiblir les intérêts du peuple. Cela ne signifie pas nécessairement que la gauche d'aujourd'hui n'essaie pas d'inviter les "fuidhiris" de la fin de la modernité dans le peuple et de les retourner contre les classes supérieures, mais faciliter le processus de fuidhirisation est une folie. La folie dans la mesure où elle s'est transformée en son contraire, ceux qui prétendent représenter le peuple tout en défendant l'ouverture des frontières tendent ainsi à révéler où se trouvent leurs véritables intérêts.

Les notes insaisissables de Marx sur le déclin de l'ancienne gens sont, prises ensemble, d'une valeur considérable pour comprendre notre présent. Ils décrivent une transformation sociale similaire à celle que nous vivons aujourd'hui, où les élites rompent avec leurs communautés historiques et forment les leurs. Ils soulèvent également des questions sur les conditions matérielles et ethniques de la solidarité auxquelles il est important de répondre.

jeudi, 25 novembre 2021

Marx le Messie

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Marx le Messie

Luca Bistolfi

Trop d'intellectuels laqués, laquais du pouvoir, citent Marx au hasard. C'est pourquoi le grand vieillard de Trèves s'avère très nécessaire à relire dans le moment terrible et marquant que nous vivons.

SOURCE : https://www.lintellettualedissidente.it/controcultura/filosofia/marx-berlin/

Bien conscient de l'inanité de certains de ses thuriféraires-charlatans contemporains et notamment des professeurs d'université, Schopenhauer a été contraint, dans la Préface de la deuxième édition de son livre Welt, de tremper sa plume plus que de coutume dans l'acide pour fustiger l'habitude d'un certain public de recourir à des exposés de seconde main au lieu de lire les textes originaux. C'est l'"affinité élective, par laquelle une nature commune se sent attirée par ses semblables", tout comme les enfants "apprennent mieux d'autres enfants". Et qui sait ce qu'il écrirait aujourd'hui face à des coupures de presse et des "tutoriels" philosophiques !

Cependant, il ne faut pas être trop rigide, et si l'on souhaite mordre dans les idées et les auteurs avec la dureté d'un autodidacte, afin d'éviter le moule académique, on peut certainement recourir aux travaux préparatoires. C'est dans ce sens que je veux attirer l'attention du lecteur sur deux Karl Marx.

71bv0FFN3VL.jpgLe premier est publié ces dernières semaines par Adelphi et est signé par Isaiah Berlin. Il s'agit en fait d'une réédition du texte paru en 1969 pour La Nuova Italia, mais avec un appareil critique plus efficace. Berlin n'est pas le premier penseur antimarxiste à écrire un ouvrage honnête, lucide et informé sur le "docteur de la terreur rouge", comme on l'appelait en son temps : pensons, par exemple, aux connaissances considérables dont firent preuve Giovanni Gentile, le premier professeur d'Antonio Gramsci, et Benedetto Croce, un élève du marxiste Antonio Labriola. L'étude du travail de Berlin ne manque pas de nous faire découvrir quelques imprécisions terminologiques, quelques citations irréfléchies - auxquelles les éditeurs remédient néanmoins - et quelques jugements un peu hâtifs ; mais ces péchés sont somme toute négligeables face à une étude rigoureuse et surtout honnête, même si elle est datée puisqu'elle remonte à 1938. Ceux qui souhaitent avoir un aperçu général de Marx en tant que penseur, érudit et activiste politique trouveront ici satisfaction. Il s'agit d'une sorte de vaste entrée d'encyclopédie, du genre qui n'est plus composé nulle part.

Il ne faut donc pas s'attendre à y trouver un exposé des découvertes de Marx dans les Grundrisse ou le Capital. La marque de ce Karl Marx réside dans la capacité d'Isaiah Berlin à ancrer le sujet dans son époque et, surtout, à décrire certains fondements philosophiques cruciaux avec une compétence et une clarté d'exposition exemplaires, qui ressortent particulièrement à certains moments, comme les pages magistrales consacrées à Hegel et au rapport fondamental du jeune Marx avec sa philosophie, et le chapitre sur le "Matérialisme historique", un sujet, comme chacun sait, plutôt dur, mais Berlin montre qu'il sait "manier avec soin" les concepts hégélo-marxistes, sans générer de malentendus embarrassants, qui seraient dus à un excès d'orthodoxie, ou peut-être à  à un défaut d'orthodoxie, qui émaillent malheureusement les pages de nombreux marxistes, réels ou supposés.

Toutefois, permettez-moi de faire deux suggestions pour tous ceux qui envisagent d'aborder cette étude. Tout d'abord, il est nécessaire de lire attentivement la "Préface de l'éditeur à la cinquième édition", l'une des rares prémisses utiles en circulation. Deuxièmement, ne lisez pas la quatrième de couverture : elle semble clairement avoir été écrite soit dans l'intention de mettre en garde contre Marx, soit a plutôt été écrite sans avoir lu le livre, en tenant pour acquis que le Berlin n'était qu'un libéral doctrinaire, type humain que l'on rencontre dans maintes rédactions.

81+cvkFVYXL.jpgDifférent à tous égards, le Karl Marx de Maximilien Rubel, sorti il y a vingt ans, en 2001, mais toujours disponible chez l'éditeur milanais Colibri, est l'un des outils les plus indispensables pour qui veut étudier sérieusement le Grand Ancien de Trêves. Contrairement à Berlin, qui est connu de tous, le nom de Rubel sera inconnu de la plupart des gens : mais, pour ce que cela vaut, je peux vous assurer que nous avons affaire à l'un des chercheurs les plus intelligents, les plus aigus et les mieux préparés du marxisme européen, capable de traiter un sujet très complexe avec habileté et dextérité. Afin de fournir le stimulus nécessaire pour inviter le lecteur à lire le livre, il faut partir du deuxième sous-titre de l'ouvrage : Prolegomeni per una sociologia etica (Prolégomènes pour une sociologie éthique), que l'auteur a ajouté à la seule édition italienne, bien meilleure à tous égards que l'original français. Il est également doté d'une chronologie raisonnée et minutieuse de plus de cent pages et d'un solide appareil critique.

L'intention principale de Rubel est de libérer Marx des lectures économistes arides, en saisissant la continuité, de sa jeunesse à sa mort, d'une instance éthique pré-politique et pré-économique. Mais écoutons les mots éloquents de l'auteur:

"Non seulement il n'y a pas, chez Marx, d'intention spécialiste, mais il faut aussi s'abstenir d'y voir une tentative philosophique de s'élever au-dessus des diverses spécialisations en vertu de l'activité systématique et médiatrice de la pensée : une telle "philosophie", pour lui, avait elle-même un caractère fragmentaire, était un pur produit de la division du travail et de son aliénation. Ou du moins, cela ne lui semblait concevable - puisque philosopher est nécessaire - que si elle était surmontée et réalisée dans la pratique, c'est-à-dire rendue inutile en tant que projet. Les raisons de Marx étaient d'un autre ordre, que je crois pouvoir définir comme éthiques, dans la mesure où l'éthique est précisément ce qui, dans la pensée d'un homme, fuit instinctivement toute particularisation réductrice pour embrasser la diversité des activités dans une vision d'ensemble toujours plus élevée et les rapporter sans cesse à la vérité pratique [...]. Marx n'a pas créé, ni eu l'intention de créer, un nouveau système d'économie politique. Il voulait donner aux hommes luttant pour la transformation radicale de la société une explication théorique et critique du mode de production capitaliste. Karl Marx a voulu orienter la connaissance scientifique de la société vers une cause éminemment révolutionnaire : le renversement du capitalisme et la construction d'une société libérée de l'exploitation et de l'oppression".

Cette libération permettra aux individus de se réaliser enfin sans aucune contrainte, de devenir des êtres humains intégraux parce que libérés de la lutte des classes et de la domination, qui enserrent et concourent au libre développement visant à la connaissance - progressive et pourtant nécessairement asymptotique - tant du cerveau individuel que du cerveau social, une expression qui n'est pas présente chez Rubel mais que j'emprunte au vocabulaire d'Amadeo Bordiga, l'un des plus grands théoriciens révolutionnaires du 20ème siècle.

Mais pourquoi aborder Marx ?

Depuis quelques années, une fois que la démoralisation consécutive aux événements européens de 1989-1991 s'est estompée, et parfois à l'occasion de quelques anniversaires, Karl Marx revient de temps en temps sur le devant de la scène, mais soit comme une pose intellectuelle, soit comme une figure reproposée par quelques merluchons de la télévision avides d'argent et aux boucles parfumées, et précisément pour cette raison sans être vraiment familier avec lui, ou encore moins conscient de ses prémisses et surtout de ses conclusions révolutionnaires. Cependant, la crise structurelle anormale du système mondial actuel, à laquelle s'ajoute la catastrophe hautement probable et imminente, obligera le prolétariat - ancien et nouveau - et les masses en général à s'orienter dans la direction indiquée par l'agitateur de Trêves et ceux qui, au cours des décennies, ont maintenu vivants son enseignement et ses encouragements.

Seuls les cerveaux abrutis par l'idéologie dominante qui les instille et les asservit, et seuls les parasites sociaux du monde, de tout ordre et de tout degré, ignorent le moment terrible et épocal que nous vivons et la catastrophe vers laquelle nous avons déjà fait les premiers pas. Et sans instruments politiques adéquats, le sort des classes subalternes - pas moins que celui de la bourgeoisie ! - est scellé de la manière la plus fatale. Même les simulacres de revendications écologiques et gendéristes, aussi mal posés et mal préparés soient-ils, marquent un changement de cap qui, toutefois, s'il n'est pas bien guidé, risque de n'être qu'une énième fausse solution, vide face à des drames concrets et immanents qui ne peuvent être résolus que par le renversement du système politique et économique actuel.

Bien sûr, il ne faut pas commettre la très grave erreur de considérer le marxisme comme une idéologie et, encore moins, comme une idéologie enfermée dans un système relégué au 19ème siècle et dont la teneur s'avère "incommunicable" avec le monde actuel, comme beaucoup de gens des deux côtés parviennent admirablement à le faire et comme une position explicitement niée par Berlin et Rubel. Avec ses sodalistes et ses disciples, Marx est l'arme critique efficace essentielle avec laquelle il faut s'entraîner en attendant de passer des armes de la critique à la critique des armes.

Luca Bistolfi

dimanche, 07 novembre 2021

Diego Fusaro : "Plus que Gramsci, nous vivons aujourd'hui dans une hégémonie subculturelle"

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Diego Fusaro : "Plus que Gramsci, nous vivons aujourd'hui dans une hégémonie subculturelle"

Propos recueillis par Francesco Subiaco

Ex: https://culturaidentita.it/diego-fusaro-altro-che-gramsci-oggi-viviamo-unegemonia-subculturale/

Révolutionnaire, humaniste, national-populaire. Il s'agit d'Antonio Gramsci, l'un des plus grands penseurs du vingtième siècle qui, dans ses Cahiers de prison, a réalisé une réforme humaniste du marxisme, rompant avec tout déterminisme et tout mécanisme. Il a affirmé que l'histoire sans les hommes ne progresse pas. Retour à la culture humaniste, à la vision révolutionnaire de la culture et de l'école dans la formation d'un nouveau Léonard de Vinci, capable de dépasser l'atomisme et la spécialisation entomologique de l'homme contemporain. Une philosophie de la praxis qui poursuit le projet d'une hégémonie fondée sur le lien sentimental entre le peuple et l'élite, le national et le populaire, qui est bien représenté dans le nouveau livre de Diego Fusaro (Bentornato Gramsci, La nave di Teseo, pp. 362, 18 euros). Une grande exégèse du penseur sarde qui devient la clé de voûte pour interpréter notre société et décoder les relations de pouvoir inhérentes aux fictions de la société de consommation.

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Qu'est-ce qui rend la pensée de Gramsci si actuelle à notre époque ?

À mon avis, il est particulièrement actuel pour diverses raisons, mais surtout sur le plan ontologique, car il déconstruit la mystique néolibérale de la nécessité, cette vision selon laquelle le monde est dépourvu d'alternatives, mais d'une positivité morte, qu'il faut accepter comme un rapport de force donné et indiscutable. Alors que pour Gramsci, toute vision est le produit d'un processus, d'une praxis, d'une histoire en cours. Défataliser l'existant et lui redonner la dimension du possible et de la volonté transformatrice.

Quelle est la principale différence entre la vision du monde libérale-progressiste, qui se développe à travers le politiquement correct, et la vision gramscienne ?

Gramsci a théorisé le concept d'hégémonie parmi de nombreux autres concepts fondamentaux dans les Cahiers de prison. L'hégémonie est la domination plus le consentement. C'est-à-dire une domination qui s'exerce par le biais du consentement et de la culture. Aujourd'hui, cependant, nous vivons dans une hégémonie subculturelle, qui n'utilise pas l'hégémonie culturelle comme celle de l'idéologie bourgeoise et libérale du début du vingtième siècle, mais une subculture faite de spectacle médiatique et d'annulation de la culture. Qui s'exerce en niant l'idée même de culture par le politiquement correct, ce qui se traduit par une culture éthiquement corrompue et annulée.

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Le politiquement correct est-il la superstructure du monde néo-capitaliste global ?

Il se présente certainement comme la superstructure du monde global. Il procède à la sanctification idéologique des relations installées par le capitalisme financier. Il doit lutter contre toute souveraineté nationale, en la dénigrant jusqu'à la définir comme fascisme et ce, à ses propres fins, il doit ensuite détruire la famille en brisant tout lien social pour ne créer que des consommateurs, en délégitimisant la famille comme étant d'emblée homophobe, paternaliste et sexiste, tout cela se fait par le biais du politiquement correct. Qui devient ainsi le sanctificateur de l'immigration massive, ou de la déportation massive, qui par humanitarisme légitime le trafic de nouveaux esclaves qui deviennent des travailleurs très bon marché exploités par le capital.

Quelle est la relation entre Gramsci et Marx et quelle partie du marxisme le philosophe des Cahiers de prison examine-t-il ?

La grandeur de Gramsci dans sa lecture de Marx est de le libérer des scories du naturalisme, du fatalisme. Le montrant comme une ligne de faille sismique entre l'idéalisme allemand et le positivisme anglo-saxon. Gramsci développe chez Marx la composante de la praxis, celle des thèses de Feuerbach, de l'idéalisme. Qui abandonne le déterminisme au nom d'une vision de l'histoire faite par les hommes. Montrer la Révolution d'Octobre comme une révolution contre le capital, à la fois dans le sens d'une révolution anticapitaliste, et comme une révolution volontariste contre la vision capitaliste de Marx dans Das Kapital.

Gramsci a réformé Hegel, s'éloignant de l'actualisme pour se rapprocher d'une philosophie de la praxis. Qu'est-ce que Gramsci entend par une philosophie de la praxis et dans quelle mesure est-elle éloignée de la vision de Gentile ?

La thèse que j'ai développée dans mon livre est que le marxisme de Gramsci est un marxisme d'actualité. L'idée de l'essentiel comme praxis a un lien profond avec la philosophie de Gentile, car l'acte de penser est proprement réel. Il met en avant une philosophie de l'acte impur, par opposition à l'acte pur de la pensée du Gentile. Une vision qui ramène la philosophie dans le concret et le réel. Car, comme je le dis dans le livre, Gramsci est à Gentile ce que Marx est à Hegel.

mercredi, 06 octobre 2021

Diego Fusaro : le fléau de la gauche félonne dans un monde de précarité et d'individualisme

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Diego Fusaro: le fléau de la gauche félonne dans un monde de précarité et d'individualisme

Carlos X. Blanco

Une fois de plus, je voudrais présenter aux lecteurs hispanophones une œuvre de Diego Fusaro, le fléau de la gauche félonne. Un livre du philosophe anticapitaliste italien, disciple des grands : Hegel, Marx, Gramsci et Preve. 

Dans ce livre, Diego nous parle du monde de l'après-travail. Ce monde conçu par les globocrates et les ploutocrates, piloté précisément par les sbires les plus fidèles du Seigneur de l'argent, à savoir les "progressistes". 

Le progressisme qui se réclame de la gauche (en Espagne, Podemos, IU, esquerras, bildus, etc.) a cessé de défendre le travailleur et le paysan, et encore moins le travailleur indépendant et le petit entrepreneur local. Le progressisme s'est résolu à employer, toujours aux ordres du Capital, les nouvelles et présumées "victimes" minoritaires: aberro-sexualistes, féministes radicales, écolos, envahisseurs des flux migratoires, etc. Mais elle a liquidé le prolétariat classique.

***

Nous lisons le Marx des Manuscrits, traitant le processus de production des besoins en termes de métaphore sexuelle, d'une relation charnelle intrinsèquement prostituée. La création de besoins exige une réduction de ce qui semblait être des besoins primaires, plus élémentaires, comme la nourriture ou l'air frais. Le travailleur retourne à la grotte, il ne sait même plus ce qu'est l'air sans odeur. L'Irlandais de l'époque marxienne gagne à peine assez d'argent pour acheter des pommes de terre. Les Manuscrits de Marx montrent cette vision choquante de l'arrière-boutique, prurigineuse pour le bourgeois, qui "satisfait ses besoins" d'abord en les voyant dans la vitrine et ensuite en les payant, sans entrer dans les détails de la misère incarnée par les marchandises. La théorie ricardienne du produit comme "travail accumulé" devait être complétée par la théorie révolutionnaire qui voit le produit et le service comme "misère et mort accumulées".

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Cette vision est aujourd'hui scandaleuse, même pour le travailleur édulcoré par la propagande et la satisfaction consumériste. Le capitalisme contenait en lui le germe de l'expansion et de la croissance de la consommation dans le domaine de la "consommation ouvrière", un domaine qui s'est énormément étendu dans le premier monde. Les sages de l'histoire ont apporté les augmentations de salaires des prolétaires qui, en réalité, permettent les dépenses nécessairement injectables du système pour que le marché fonctionne, pour que les cycles se renouvellent. Les sages de l'Occident ont laissé des cadeaux nombreux et surabondants. Des gadgets créés par d'autres producteurs comme celui-ci, un consommateur, lui permettant ainsi, ainsi qu'à d'autres comme lui, de tourner en rond dans une roue de consommation-production, créant des gadgets dont la seule utilité objective est de piéger ces énormes masses de personnes dans un travail qui n'a aucun sens, si ce n'est de condamner les masses humaines et leur progéniture. 

Toute théorie abstraite de la superstructure n'est d'aucune utilité dans le contexte de ces roues destructrices de l'humanité, qui ont supplanté la production de marchandises. Cette superstructure n'est rien d'autre qu'une configuration de forces sociales, de groupes constitués à des niveaux très différents. La structure change également au fil du temps, et ce changement inadapté est le matérialisme historique: l'étude d'une "évolution" des sociétés, en prenant comme point d'ancrage l'étude des changements structurels. Mais qu'en est-il de l'État? Le gouvernement et l'appareil qui en dépend sont les principaux producteurs de produits idéologiques depuis le début du XXe siècle.

Dans le passé, pour les libéraux, l'État pouvait être considéré comme le gardien de nuit (de manière plutôt imaginative, car il a toujours été plus que cela). Aujourd'hui, l'État exerce des fonctions positives, et pas seulement des fonctions purement négatives dans le style de la répression policière et militaire, des tribunaux, etc. Les fonctions positives sont comprises non pas dans un sens moral mais, disons, dans le sens d'"activité créatrice", et elles sont, de nos jours, les plus pertinentes. L'État crée, produit ses modes, alimente les croyances, dirige les masses, les sort même de leur sommeil (que sont les campagnes électorales si ce n'est de l'agitation institutionnelle ?).

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Pour Gramsci, l'école remplit cette fonction "positive" principale dans la vie de l'État. Dans un sens particulier, l'État moderne crée les classes d'hommes - y compris les inégalités entre elles - qui sont nécessaires à chaque moment historique. Aujourd'hui, lorsque les pédagogues, en tant que classe de fonctionnaires, exigent - métaphysiquement - que l'ensemble de la vie sociale soit un échange de processus éducatifs à de multiples niveaux - associations, syndicats, clubs, conseils municipaux, etc. - ils expriment à leur manière un désir qui va au-delà de l'intérêt purement corporatif: ils demandent plus d'aide de la part de l'État afin de pouvoir entreprendre ces tâches plus efficacement, avec un plus grand effort global - ce qui signifie sortir des murs de l'école. C'est la tâche que le corps de l'État confie à ses fonctionnaires: exercer l'hégémonie. L'hégémonie, au sens de Gramsci, a toujours existé. La bourgeoisie a tenté d'absorber les autres classes sociales, en incluant ici le sens progressiste de "l'élévation du niveau de vie" de tous, ou de la majorité. Leur but était de transformer tout le monde en bourgeois.

Cependant, le "niveau de vie" est le concept le plus relatif qui ait jamais été inventé, ce qui nous permet de discuter sérieusement de la question de savoir si c'est vraiment un concept. Marx écrit, dans Travail salarié et capital: "...bien que les joies du travailleur aient augmenté, la satisfaction qu'elles produisent maintenant est moindre, par rapport aux joies plus grandes du capitaliste, qui sont inabordables pour le travailleur, et par rapport au niveau de développement de la société en général. Nos besoins et nos plaisirs ont leur source dans la société, et nous les mesurons donc à l'aune de la société, et non des objets avec lesquels nous les satisfaisons. Et comme ils ont un caractère social, ils sont toujours relatifs".

À l'opposé de ce relativisme des désirs et des besoins, nous avons un faux biologisme. Il est admirable que les travailleurs européens aient des voitures, qu'ils dépensent une grande partie de leur salaire en biens de consommation, qu'ils inondent les grands magasins de leur présence; il est merveilleux qu'ils puissent contracter des prêts pour un appartement avec électricité et eau courante; c'est un miracle qu'ils reçoivent une subvention lorsque le patron les jette à la rue. Tout cela est fantastique. Fantastique par rapport à quoi? Par rapport aux travailleurs de l'époque de Marx et Engels? Si c'est le cas, nous devons croire au progrès, au progrès matériel, au moins dans une poignée de pays pris comme référence plus ou moins arbitraire. Mais le travailleur qui s'engraisse et qui est piégé par des crédits pour une maison et une voiture est-il moins exploité que le patron ou les actionnaires qui achètent sa force de travail, c'est-à-dire qui usurpent cette partie de sa personne? Cela reste la question essentielle, le "par rapport à", c'est-à-dire la question relative ou relationnelle, qui concerne les capitalistes et les travailleurs en tant que classes entre lesquelles des liens asymétriques interviennent dans chaque phase historique concrète du capitalisme. Mais, outre la question relative (qui, dans la vraie dialectique, entraîne la question absolue), il y a la question essentielle: est-il encore rationnel, et donc légitime dans son sens le plus radical, que ce temps de travail, que ces forces de travail vivent usurpés par le capital? Comment enterrer le marxisme, alors que le problème qui l'a engendré ne s'est pas encore évanoui? Le problème de la vie sociale, de l'histoire dans son ensemble, reste l'exploitation de ces masses de personnes engagées dans le travail, qu'il soit manuel ou "en col blanc", qu'il soit réglementé par des conventions ou non. Les thérapies ne peuvent pas être abandonnées lorsque la maladie la plus grave persiste et se répercute à chaque nouvelle étape par des voies insoupçonnées, largement imprévisibles lors des étapes précédentes. 

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Par ailleurs, il y a la séparation entre le monde de la production d'une part, et le monde opaque - surtout pour les économistes - des énormes masses de jeunes et d'autres personnes marginalisées d'autre part. Une telle séparation fait que la catégorie "prolétariat" apparaît excessivement étroite dans les analyses actuelles. Ce prolétariat peut être exploité à tel ou tel degré, en fonction du prix de sa marchandise, le travail, dans telle ou telle branche de production, compte tenu de certaines compétences techniques. En ce sens, les "aristocraties du travail" ont proliféré. De nombreux travailleurs se sont considérablement embourgeoisés en termes de conformations idéologiques et en termes d'attitude réfractaire à toute forme de révolution. Mais d'autre part, la catégorie du "prolétariat" est extrêmement large, et s'élargit en nombre et en genres de personnes qu'elle englobe, car le nombre des exploités (à des degrés divers) et des exclus de l'exploitation est immense. Et cela coïncide, curieusement, avec l'ère de la soi-disant "fin du travail".

            ***

Fusaro analyse, avec la précision de la meilleure philosophie marxiste, fille et héritière de la tradition rationnelle grecque et de l'idéalisme allemand, l'ère de la "fin du travail". Une ère de prolétarisation et d'esclavage universels, précisément l'époque actuelle, où le prolétaire classique (ouvrier d'usine salarié) se meurt dans les sociétés développées, et où la gauche perfide le remplace par les nouveaux agitateurs de la victimisation (féminisme radical, aberro-sexualisme, envahisseurs migrants, etc.). Le travailleur indigène classique a la bouche couverte par les nouveaux et prétendus béliers du conflit post-capitaliste, qui, en fin de compte, sont des "béliers" qui ne font rien d'autre qu'agir sous les ordres des globocrates, en tant qu'agents de rupture qu'ils sont de la solidarité ouvrière, familiale, locale, nationale. 

Il est dans l'intérêt des élites de promouvoir un individualisme extrême, et, pour cela, il est nécessaire de briser toutes les initiatives d'entraide et de compréhension, de mettre fin à la véritable solidarité entre compagnons de travail ("avec le même pain"), entre membres d'une même famille et d'une même patrie. Nous nous dirigeons vers un monde de relations "dures" entre des individus qui ne se connaissent pas, et qui ne peuvent pas être unis, parce qu'il n'y a pratiquement rien en commun entre eux, sinon une généricité zoologique. Cette société post-travail est, en réalité, une société précaire et désunie, une fourmilière d'esclaves qui, bien qu'inégaux, seront économiquement égalisés dans leur condition servile. 

Le disciple de Marx, Gramsci et Preve, l'un des grands, le fléau de la gauche félonne et ultra-capitaliste (comme l'est la fausse gauche espagnole qui gravite autour de Podemos, Izquierda Unida et les séparatistes) est Fusaro. Le philosophe qui a récupéré l'élan authentiquement anticapitaliste et anti-impérialiste.

 

 

samedi, 21 août 2021

Marxisme rhénan

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Marxisme rhénan

par Joakim Andersen

Ex: https://motpol.nu/oskorei/2021/08/17/rhenmarxism/ 

En 1848, des révolutions secouent plusieurs pays européens, une période mouvementée qui a été appelée, entre autres, le Printemps des peuples. C'est aussi une période intense pour deux futurs dieux de la maison marxiste-léniniste, Marx et Engels. Ils ont tous deux rapporté, analysé et essayé d'influencer les événements dans la Neue Rheinische Zeitung. Pour les historiens des idées, il s'agit d'une lecture enrichissante, notamment parce qu'elle nous permet de suivre les fils de leur analyse qui se sont ensuite faits plus diffus. La dialectique entre le peuple et la classe n'est pas la moindre, bien que nous trouvions également des éléments précoces comme l'attitude querelleuse envers Proudhon et l'intérêt pour l'économie politique.

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Dans le premier numéro, Engels fait directement référence au peuple: "le peuple allemand a gagné son statut de souverain en combattant dans les rues de presque toutes les villes du pays... La proclamation publique et audacieuse de la souveraineté du peuple allemand aurait dû être le premier acte de l'Assemblée nationale". Dans la dernière partie, l'éditorial avertit les travailleurs que "la bourgeoisie envoie les travailleurs dans le feu et les trahit ensuite de la manière la plus infâme". Dans l'ensemble, le peuple, das Volk, joue un rôle central. Engels apparaît souvent comme un démocrate radical aux accents nationalistes, par exemple lorsqu'il affirme que la souveraineté du peuple doit être au cœur de la nouvelle constitution. Mais Marx mentionne également la nécessité d'un peuple armé, dans des termes qui rappellent le mouvement contemporain des milices américaines. Dans un texte sur les plans des opposants, il écrit que le "Berlin réactionnaire" "s'efforce de désarmer au plus tôt toutes les gardes civiques, surtout dans la région du Rhin, de détruire peu à peu tout l'armement du peuple qui se développe actuellement, et de nous livrer sans défense aux mains d'une armée composée surtout d'éléments étrangers, soit faciles à réunir, soit déjà préparés". Il est également intéressant de noter qu'une élite anti-populaire peut utiliser des "éléments étrangers" contre le peuple (voir Weber). Marx et Engels, d'ailleurs, soutenaient tous deux que "l'intimidation du peuple non armé ou l'intimidation par une soldatesque armée - voilà le choix qui s'offre à l'Assemblée". En bref, l'identité entre le peuple et l'armée semble être aussi décisive que l'armement du peuple.

Dans plusieurs textes, Engels développe l'argument de l'élite et des étrangers. Cela s'applique notamment à la politique d'échange de population menée dans la Pologne sous contrôle prussien. Il demande dans ce contexte "comment considérerions-nous des personnes qui ont acheté nos terres pour presque rien alors que la concurrence était exclue, et qui l'ont fait de surcroît avec le soutien du gouvernement ?" et note que "à Poznan, ces colons ont été envoyés méthodiquement, avec une persistance sans faille, dans les dèmes, les forêts et les domaines divisés de la noblesse polonaise afin d'évincer les Polonais de souche et leur langue de leur propre pays et de créer une province véritablement prussienne". Notez dans ce contexte le raisonnement pas tout à fait politiquement correct d'Engels et ses ambiguïtés sur la relation entre les intérêts juifs prussiens et locaux, en utilisant des mots tels que "avides de profits". La relation entre la minorité locale et l'autorité étrangère, que l'on pourrait qualifier de minorités compradores, en faisant une légère référence à la gauche des années 1970, présente un intérêt général. Quoi qu'il en soit, la perspective de base est que "tous les dirigeants existants jusqu'à présent et leurs diplomates ont utilisé leurs compétences et leurs efforts pour dresser une nation contre une autre et utiliser une nation pour en supprimer une autre, et de cette manière pour perpétuer le pouvoir absolu". Un thème qui revient dans leurs écrits ultérieurs, pour citer un Engels âgé, selon lequel "une véritable coopération internationale entre les peuples d'Europe n'est possible que lorsque chacun de ces peuples est pleinement et fermement le maître de sa propre maison".

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L'intérêt pour le conflit entre, d'une part, un Occident libre et les classes et nations qui lui sont associées et, d'autre part, un Orient despotique, est lié à cela, principalement chez Engels. Mais on retrouve également ce thème chez Marx, qui écrit entre autres que "la défaite de la classe ouvrière en France et la victoire de la bourgeoisie française étaient en même temps une victoire de l'Orient sur l'Occident, la défaite de la civilisation par la barbarie". La suppression des Roumains par les Russes et leurs outils, les Turcs, a commencé en Valachie; les Croates, les Pandours, les Tchèques, les Serejanes et autres racailles similaires ont étranglé la liberté allemande à Vienne, et le Tsar est maintenant omniprésent en Europe. Le renversement de la bourgeoisie en France, le triomphe de la classe ouvrière française, et la libération de la classe ouvrière en général est donc le cri de ralliement de la libération européenne." L'eurocentrisme est plus qu'implicite ici. Il en va de même du scepticisme à l'égard de la "perfide Albion", Marx s'en prend ensuite à "l'Angleterre, le pays qui fait de nations entières ses prolétaires, qui embrasse le monde entier de ses bras énormes, qui a déjà une fois payé les frais d'une Restauration européenne, le pays dans lequel les contradictions de classe ont atteint leur forme la plus aiguë et la plus éhontée." Les courageux peuvent actualiser l'analyse jusqu'aux années 2020, date à laquelle un autre empire aura peut-être pris la place de l'Angleterre en Occident.

La distinction entre État et société est globalement intéressante, particulièrement évidente dans le cas de la Prusse, que les auteurs n'aiment pas. Entre autres choses, Engels écrit que "non seulement les Polonais, mais aussi les autres Prussiens, et surtout nous qui sommes originaires de Rhénanie, peuvent en raconter long sur les mesures "rigoureusement réglementées" et "strictement appliquées" de la digne bureaucratie prussienne, mesures qui ont "perturbé" non seulement les anciennes coutumes et les institutions traditionnelles, mais aussi toute la vie sociale, la production industrielle et agricole, le commerce, l'exploitation minière, bref toutes les relations sociales sans exception." La bureaucratie et l'État apparaissent ici comme des acteurs relativement autonomes, qui dominent souvent la bourgeoisie. La relation ambivalente de la bourgeoisie avec les travailleurs et la monarchie/bureaucratie/militaire est, selon les deux, particulièrement forte en Allemagne. Mais l'attitude de base, État contre société, est exprimée de façon lapidaire dans des passages tels que "les développements n'attendront pas que les lettres de change tirées par les États européens sur la société européenne expirent".

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Dans ce contexte, l'accent mis par Engels sur la valeur de la centralisation, "une centralisation révolutionnaire rigoureuse", peut sembler quelque peu contradictoire. Mais il s'agit en fin de compte de géopolitique et de survie. Sinon, le libellé sur les taxes et les grèves fiscales est intéressant. Entre autres choses, Marx exhorte les lecteurs à "affamer l'ennemi et à refuser de payer des impôts ! Rien n'est plus stupide que de fournir à un gouvernement perfide les moyens de combattre la nation, et le moyen de tous les moyens est l'argent." Tout ami de l'ordre objectera que "c'était à l'époque, c'était l'ancienne monarchie, l'État de notre temps a une base de classe très différente". Mais la question est alors de savoir de quelle base de classe il s'agit réellement et si ce n'est pas aussi aujourd'hui un "gouvernement traître".

Quoi qu'il en soit, l'analyse du jeu est d'un grand intérêt. Il s'agit du jeu entre le peuple et le souverain, mais celui-ci se décompose ensuite en "tactiques d'essai" entre les ouvriers, les bourgeois et le souverain, où une partie du peuple risque constamment d'utiliser les ouvriers pour obtenir des concessions du souverain, mais change ensuite de camp. Pour compliquer encore les choses, Marx et Engels font également intervenir le Lumpenproletariat, parfois avec des connotations ethniques, dans des passages tels que "la bourgeoisie est liguée avec les lazzaroni contre la classe ouvrière". Le projet de la bourgeoisie de "transformer la monarchie féodale en monarchie bourgeoise par des moyens pacifiques" est simultanément saboté par le fait que "la vieille bureaucratie ne veut pas être réduite au statut de serviteur d'une bourgeoisie pour laquelle, jusqu'à présent, elle a été un tuteur despotique". Le facteur ethnique et le conflit entre l'Ouest et l'Est viennent encore compliquer la situation. En somme, un tableau complexe, mais un modèle utile pour comprendre notre époque également. Même si les classes et les États concrets d'aujourd'hui sont en partie différents de ceux d'alors.

En conclusion, nous notons qu'Engels a anticipé l'intuition de Carl Schmitt selon laquelle un ordre ne peut pas, à long terme, être basé sur deux principes opposés, "les résultats de la révolution ont été, d'une part, l'armement du peuple, le droit d'association et la souveraineté du peuple, gagnés de facto; d'autre part, le maintien de la monarchie et du ministère Camphausen-Hansemann, c'est-à-dire un gouvernement représentant la grande bourgeoisie. La révolution a donc produit deux séries de résultats, qui ne pouvaient que diverger. Le peuple était victorieux; il avait gagné des libertés de nature foncièrement démocratique, mais le contrôle direct passait dans les mains de la grande bourgeoisie et non dans celles du peuple." Dans l'ensemble, les articles des années révolutionnaires intenses de 1848 et 1849 présentent donc une certaine valeur, notamment pour ceux qui souhaitent trouver des analyses et des citations véritablement subversives à développer ou à jeter à la figure des "marxistes" établis.

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dimanche, 21 mars 2021

La gauche qui fuit la réalité (et le Marx qu’elle oublie)

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La gauche qui fuit la réalité (et le Marx qu’elle oublie)

Carlos Javier Blanco Martín

Ex : https://decadenciadeeuropa.blogspot.com/

L'époque où l'on présentait Marx comme un scientifique est révolue. Ce nouveau Galilée, ce nouveau Darwin, ce Colomb qui découvre l'"Histoire du continent". Des discours comme celui de son ami Engels devant le cadavre du philosophe qui "découvre" les lois de l'Histoire ont désorienté des milliers d'intellectuels et des millions d'ouvriers et de militants. Le "matérialisme historique" n'existe pas. Plus vite nous ferons comprendre qu'il n'y a pas de "science matérialiste de l'histoire", plus vite nous pourrons entrer dans le noyau ontologique des problèmes sociaux, politiques, civilisationnels. Marx était, avant toute chose, un théoricien de l'être social, un constructeur génial d'une "ontologie de l'être social" (C. Preve).

Cette affirmation ne signifie pas que dans le marxisme de Marx, dans celui de ses épigones et, en général, dans la philosophie sociale et politique, il n'y a pas de place pour les études empiriques et les hypothèses causales. C'est nécessaire. Il était essentiel pour Marx de prêter attention au réel et à l'empirique, et il est très important pour tout intellectuel qui lutte pour le dépassement du capitalisme de le faire, sous peine de tomber dans une action purement livresque. Lire des livres et synthétiser ce qu'ils disent n'est pas mauvais. J'aimerais qu'une grande partie de ce que nous appelons la gauche aujourd'hui le fasse. S'ils lisaient Marx, et s'ils le faisaient avec une clé réaliste, ils ne tomberaient pas dans les erreurs et les crimes dans lesquels ils sont tombés. Mais cette action livresque n'est qu'une partie de la praxis. La pratique exige également des données, des études de terrain et un "empirisme sain". Et pourtant, ni l'académisme ni le fait de devenir un réseau de collecte de données ne définissent la praxis marxiste.

61kaZeyxY1L.jpgLa praxis marxiste est un dépassement de la contemplation (theorein) de l'Être social. Il serait préférable de dire qu'il s'agit d'une super-contemplation. La praxis marxiste, et non une quelconque "science du matérialisme historique", consiste à affronter le passé. Le prendre en charge, le questionner, se dire ce qu'il y a de lui en moi, et ce que je peux faire, ce que nous pouvons faire pour éviter que ce passé ne devienne despotique. Comme le dit mon ami Diego Fusaro, bon élève de Gramsci et de Preve à la fois, il s'agit de "défataliser l'existant". Le passé non affronté, le passé assumé sans autre forme de procès, comme une roue inexorable à laquelle nous sommes liés et au type de laquelle nous sommes condamnés à participer, est un passé qui, en tant que tel, n'est pas modifiable. Saint Thomas a déjà dit dans la Summa Theologiae que ni Dieu ni le passé ne peuvent le changer (ce serait une autre chose de dire que Dieu aurait pu faire en sorte que le passé soit différent). Il n'existe aucun pouvoir, aussi divin soit-il, qui puisse transmuter le passé. Mais il existe un pouvoir, celui de la raison et de la compréhension humaines, qui est capable de "défataliser" le passé. Et comment le passé peut-il être défloré ? En rendant aux masses populaires leur capacité de résistance à l'Horreur. En rendant à la conscience collective de la société son sentiment d'être des sujets dotés d'un pouvoir pratique.

Le capitalisme est défait si les masses prennent conscience que la réalité est modifiable, et arrivent à la conviction que les structures qui se présentent de manière ‘’naturalisée’’ ne sont pas la nature, mais l'Histoire, en tant que coagulation de la praxis humaine antérieure elle-même. Le juif espagnol Spinoza a dit : "le vulgaire a peur quand il perd sa peur". Le capitalisme le sait, c'est pourquoi il veut un "vulgaire" craintif, qui vit son présent (y compris la relation avec son passé) de manière fataliste, comme s'il se déplaçait sous la poussée de déterminismes multiples.

417hY080bQL.jpgL'action d'une masse libre (sans peur) implique nécessairement la "contemplation" du passé, et son assomption ontologique adéquate. Le passé en tant que tel n'est pas modifiable, mais évacuer l'ombre de ce passé qui pèse sur nous est de la responsabilité de ceux parmi nous qui se rangent du côté de l'action des masses, d'un vulgaire qui a perdu sa peur.

E.P. Thompson écrit :

"Le passé humain n'est pas une agrégation d'histoires discrètes, mais un ensemble unitaire de comportements humains, dans lequel chaque aspect entre en relation de certaines manières avec les autres, de façon analogue à la façon dont les acteurs individuels entrent dans certaines relations les uns avec les autres (à travers le marché, à travers les relations de pouvoir et de subordination, etc.). dans la mesure où ces actions et relations donnent lieu à des changements, qui deviennent l'objet d'une enquête rationnelle, nous pouvons définir cette somme comme un processus historique, c'est-à-dire une somme de pratiques ordonnées et structurées de façon rationnelle. ...] Les processus finis du changement historique, avec leurs relations causales complexes, ont bien eu lieu, et l'historiographie peut les falsifier ou les méconnaître, mais elle ne peut en aucun cas modifier le statut ontologique du passé. Le but de la discipline historique est d'atteindre cette vérité de l'histoire" [E. P. Thompson, Misery of Theory, Barcelona, Ed. Crítica, Barcelona, 1981, p. 70].

Le marxisme, loin d'être une "science" du passé, une science appelée matérialisme historique, est une compréhension des processus qui ont eu lieu dans le passé, processus d'institutionnalisation et de coordination des relations entre les hommes. Dans le cadre de ces processus passés, il est nécessaire de prêter attention aux relations entre les classes (dialectique des classes), mais pas seulement. Il incombe également, en tant que philosophie de la praxis de ce peuple "qui a perdu la peur", de comprendre la dialectique des États (c’est-à-dire la géopolitique). Ces deux types de dialectique s'inscrivent dans la lutte plus générale et transhistorique entre dominants et dominés. Cette lutte ou dialectique entre le Maître et l'Esclave se produit à toutes les époques et dans tous les modes de production, mais c'est à partir de ce qu'on appelle la "Modernité" que la lutte devient une lutte purement ‘’économiste’’. L'économie capitaliste se caractérisera, dès le XVIe siècle, par l'outil de subordination de toutes les structures sociales de domination à une seule, fondamentale : l'exploitation du travail salarié. C'est à partir de la conversion du travail en marchandise et non en autre chose (un service, un effort sous contrainte, une prestation...) que le Capital en est venu à se doter d'une souveraineté absolue, toutes les structures de domination préexistantes pliant devant lui, se liquidant ou se transformant de manière drastique pour remplir leurs nouvelles fonctions de machines auxiliaires de l'exploitation.

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Constanzo Preve et Diego Fusaro.

La dialectique des états est passée par des phases d'instrumentalisation de ces mêmes états au profit d'une plus grande exploitation d'une classe (bourgeoisie) sur une autre (prolétariat). Mais cette dialectique, dans sa phase impérialiste, est passée à un autre niveau essentiellement différent lorsque le prolétariat lui-même s'est reconnu comme une "apparition", inexistante dans les deux guerres mondiales. Cela s'est produit lorsque les travailleurs des puissances capitalistes se sont entretués sans broncher, en uniforme et sous le drapeau des différentes puissances nationales. Il n'y avait pas de "pacifisme" prolétarien internationaliste, et il n'y en aura plus jamais. C'était utopique. Le "pacifisme" fait lui-même partie de la géopolitique qui est, en soi, belliqueuse. La puissance dominante et bien armée répand le pacifisme parmi les peuples qu'elle veut garder sous sa botte, les déresponsabilisant au plus haut point. C'est comme si un Don Juan "conquérant", qui ne veut pas de rivaux, les persuadait de la nécessité de leur castration.

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Les universités yankees et les mouvements américains en faveur des "droits civiques" ont donné naissance à un nombre infini d'interprétations émasculantes, adaptées à la consommation des masses périphériques. Le "centre" est chargé d'éveiller la "culture de la non-violence" en vue de se garantir le monopole de la violence. Les États-Unis castrent leurs rivaux et gardent le monopole de la cour, ils restent le Don Juan. Mais en réalité, tout l'Occident a été infecté par ce virus de la "non-violence" consistant à admettre, sans autre forme de procès, avec d'abondantes doses de "fatalisme", qu'il n'y a qu'un Centre de violence monopoliste et une Périphérie qui est "dans l'axe du Mal", en "sous-développement", et qui ne se laisse pas homologuer par les "démocraties libérales".

Tôt ou tard, la domination économique montrera impudemment ses leviers. Pour cette raison, elle nécessite la gestation d'une aliénation culturelle, d'une domination idéologique. La production, en soi, n'entraîne pas d'aliénation. C'est la réification exigée par le mode de production capitaliste qui implique l'aliénation. Angel Prior écrit :

"...l'aliénation est un phénomène propre au capitalisme et les économistes ont tort de considérer l'aliénation et l'objectivation comme indissociables. L'inversion entre objectivation et aliénation est une pure nécessité historique, une pure nécessité pour le développement des forces productives à partir d'un point de départ historique donné, ou d'une base historiquement déterminée, mais en aucun cas une nécessité absolue de la production (...)" [A. Prior, La Libertad en el pensamiento de Marx, Univ. de Murcia/Univ. de Valencia, 1988, p. 118].

Le capitalisme produit les relations sociales dont il a besoin pour se perpétuer, et cette affirmation même est tautologique, car en quoi consiste le capitalisme ? Il n'est rien d'autre que ce système de relations sociales basé sur l'exploitation de la force de travail, et la modification de toute relation sociale qui fait obstacle à la concentration et à la production du capital lui devient nécessaire, tant d'un point de vue fonctionnel qu'intentionnel. Le système, afin de se perpétuer et de mieux réaliser la production de plus-value, ne peut que le faire. Toute la "torsion" de la nature humaine, le fait qu'il n'y ait plus de nature humaine en tant que processus "moderne" et "postmoderne", est un produit du capitalisme. Dans la substance même de ce mode de production se trouve l'abolition et la mutilation nécessaires de la nature. Il était nécessaire de domestiquer le christianisme, une religion pour laquelle la Nature est la Création, et chaque homme est une Créature, et donc, il n'y a pas de place pour la manipulation de la substance de chaque créature. La nature, loin de la contempler, à la manière grecque et chrétienne, devait être "violée" (Bacon). Il reste maintenant à commettre cette violation avec les derniers bastions, la famille, l'enfance, la maternité, les actions volontaires de l'individu humain. Tout est colonisé et marchandisé. Et de plus en plus.

9788497422987.jpgCependant, l'objectivation et l'aliénation ne sont pas la même chose. Nous revenons à A. Prior :

"Marx rejette l'identification entre objectivation et aliénation. L'objectivation est un mode d'existence naturel de l'être humain. Un être dont la nature n'est pas extérieure à lui n'est pas naturel. Pour être objectif, un être doit avoir un objet extérieur à lui-même, sinon il devient une chimère. Pour Marx, l'aliénation est très différente de l'objectivité. Si l'objectivité est caractéristique du travail en général, au contraire, l'aliénation est une conséquence de la division sociale du travail dans le capitalisme" (Prior, op. cit. P.105].

Dans le travail et dans la science, l'homme s'objective avec sa praxis. Dans le rapport même que l'homme -en réalité, les peuples, les nations, les communautés- entretient avec le passé, avec leur passé, il doit y avoir une objectivation. Cela n'a rien à voir avec la "mémoire historique" si souvent utilisée. En tant que "mémoire", c'est de la pure subjectivité. L'anthropologie marxiste ne peut pas mettre le mythe, la légende, l'idéologie et la subjectivité personnelle sur le même plan que la connaissance historique. Il s'agit d'un travail, le travail collectif d'une communauté organisée avec ses spécialistes, qui tous "objectivent" ce passé, se l'approprient et se positionnent devant lui, en prenant de la distance.

L'une des plus grandes atteintes à la liberté des peuples consiste en l'usurpation, la manipulation et l'effacement sélectif de leur passé. Cela explique la faiblesse d'action des peuples hispaniques, tant les Espagnols des Amériques que les Espagnols péninsulaires. Des siècles de défaite et de décadence les ont amenés à intérioriser la Légende Noire, tout un système de mensonges et de demi-vérités dont la fonction principale est de bloquer la confrontation objective de ces peuples avec leur passé et de se reconnaître comme des victimes colonisées de l'avant-garde du capitalisme, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Tout peuple colonisé est un peuple ultra-exploité. A l'exploitation subie par la classe ouvrière et paysanne en tant que telle s'ajoute l'exploitation subie en vivant dans une colonie, formelle ou informelle, d'une métropole dominante. Être une colonie informelle signifie avoir un hymne, un drapeau, un chef d'État, des armées pour les défilés, etc. mais pas de souveraineté nationale effective. Et la souveraineté nationale effective signifie, dans l'ordre économique, le pouvoir sur les décisions ultimes, celles qui concernent la protection de la production nationale et la défense de ses propres classes productrices (ses travailleurs et créateurs d'emplois).

Bien que le marxisme ait étudié en profondeur, et selon de nombreux points d'approche, l'ensemble du sujet de l'aliénation (qui est multiple : économique, technologique, culturelle...), il reste, à notre avis, une étude approfondie de l'aliénation historique, qui prend une épaisseur caractéristique au sein de l'aliénation culturelle et de la subordination idéologique des peuples.

L'anthropologie qui émerge de l'œuvre de Marx n'est pas un naturalisme grossier et encore moins un économisme "matérialiste". Les grands auteurs marxiens du vingtième siècle se sont battus avec acharnement pour rompre avec le "matérialisme" de Marx. A mon avis, ce sont, dans l'ordre chronologique : Gramsci, Preve et Fusaro.

51TM8fL5+aL._SX332_BO1,204,203,200_.jpgMarx s'inscrit dans la meilleure tradition idéaliste et, avant elle, dans la tradition réaliste aristotélicienne. Ce que Marx a brillamment et grandiosement construit, c'est une ontologie de l'être social, une ontologie de l'homme en tant qu'être essentiellement communautaire qui, depuis son arrivée au niveau de lacivilisation, a toujours lutté contre les forces désintégratrices, dissolvantes, atomistiques. L'ontologie de l'être social est, à la fois, theoria, contemplation de cette réalité qui inclut l'être individuel et collectif lui-même, les êtres contemplatifs, mais en même temps, elle est, nécessairement, une philosophie de la praxis : de l'action consciente dans la société, action qui cherche la transformation des structures politico-économiques qui, parce qu'elles sont injustes, sont irrationnelles et parce qu'elles sont irrationnelles, elles sont injustes.

D'où l'importance de cette confrontation objective avec le passé, et non de l'ingénierie sociale d'une "mémoire historique", chargée de haines renouvelées, de ressentiments, de partialité, bref, d'idéologie. La confrontation objective avec le passé signifie la lutte contre le "fatalisme" ("En Espagne, nous sommes comme ça, nous sommes sans espoir", "les mêmes personnes, les puissants, gagnent toujours") et contre le "présentisme" ("ce qui est, est parce qu'il devait en être ainsi", "ce qui doit être, sera"), qui n'est rien d'autre qu'une version du fatalisme, encore plus réfractaire à la contemplation du passé.

L'anthropologie marxienne s'inscrit dans cette Ontologie de l'être social, et en aucun cas elle n'est une sorte d'"histoire abstraite". Loin de tout scientisme, l'anthropologie de Marx est un traité sur l'être de l'homme. Prior écrit :

"... Marx a une anthropologie, qui n'est pas une abstraction de l'histoire, mais l'abstrait de l'histoire. En d'autres termes : la conception de Marx est diamétralement opposée à toutes les tendances à séparer et à opposer de manière insurmontable l'anthropologie et la sociologie, l'étude de l'essentialité et l'investigation de la structuration socio-historique de l'homme. Pour Marx, "l'être de l'homme" se trouve précisément dans "l'être" du processus social global et évolutif de l'humanité, dans l'unité interne de ce processus". (op. cit. p. 60-61).

Une grande partie de la pensée qui se veut l'héritière du marxisme est une pensée anti-métaphysique, qui souffre d'une véritable allergie à l'être. Les constructions qui ont été réalisées au XXe siècle, et surtout les ruines qui subsistent après la chute du mur de Berlin (1989) sont, en réalité, de vieux mythes déguisés en jargon philosophique, et toujours étrangers à une véritable Ontologie de l'être social. Dans ces constructions et ces ruines, ou dans ces constructions élevées sur des ruines, on peut tout trouver : le marxisme analytique, le marxisme lacanien, le "matérialisme philosophique" de Gustavo Bueno, etc. Mettez ici toutes les combinaisons possibles à la mode. Normalement, le mot "matérialisme" ne manque pas - substituant l'être à la matière - et l'originalité présumée de l'épigone consiste à lui ajouter un adjectif ou une modulation complémentaire. Quel manque de courage intellectuel nous trouvons chez ces penseurs "de gauche" lorsqu'il s'agit de se déclarer ouvertement idéalistes, comme Hegel était idéaliste, comme Gramsci était idéaliste, et comme le sont, plus récemment, Costanzo Preve et Diego Fusaro. Un idéalisme en soi révolutionnaire, parce qu'il est "idéaliste" en n'acceptant pas l'état des choses, il devient alors insupportable aux yeux de la critique, mais un idéalisme communautaire, c'est-à-dire réaliste, aristotélicien-thomiste, au sens où il y a un Être de l'Homme, communautaire, essentiellement social, qui fonde le sens commun, le sens de la Justice et de la vie en commun dans la Polis.

Les joueurs et jongleurs de la théorie tournent le dos à la réalité. Dans le marxisme contemporain, il y a beaucoup de "théorie" et peu de "réalité", a écrit, à ce propos, E.P. Thompson, se référant à un champion de la théorisation marxiste (op. cit. p. 43) :

539x840.jpg"Ce que fait Althusser n'est pas tant de confondre la pensée avec le réel que de priver le réel de ses propres déterminants en affirmant l'inconnaissabilité du réel, réduisant ainsi le réel à la théorie."

La gauche occidentale contemporaine s'est empêtrée dans ses théories et est devenue agnostique, voire nihiliste, par rapport à la réalité. L'"homme" n'existe pas, la "réalité" n'existe pas, la "société" n'existe pas, tout est constructions, structures, récits. La dérive qu'elle a prise, d'un théorétisme abstrait à un relativisme "narratif", est aujourd'hui assez notoire et scandaleuse. Alors que le néolibéralisme a redoublé d'efforts pour coloniser les esprits et les pays, ceux qui étaient appelés à défendre une anthropologie réaliste, la plus réaliste possible, qui est celle qui, depuis Aristote, en passant par saint Thomas et Marx, défend le Bien commun et l'existence essentiellement communautaire de l'homme, ceux qui se disent "de gauche" se sont engouffrés - au contraire - dans une absurdité postmoderne, où tout est "constructions", "récits" et "droit de décider".

La gauche prend pour acquis ce que la réalité nie. Nous avons donc des garçons qui souhaitent être des filles et vice versa, des animaux dotés de droits humains, et des droits humains refusés aux enfants qui sont sur le point de sortir de l’utérus maternel. Nous avons une ingénierie de "nouveaux" droits de l'homme, chaque jour ils en inventent un, tandis que les fermes humaines avec des utérus de substitution prolifèrent. N'importe qui peut avoir le droit d'être "parent", au-delà de l'existence d'un couple hétérosexuel stable et aimant: n'importe qui, sans distinction. Le droit du consommateur prêt à acheter des enfants et à louer des utérus passe avant le droit (sacré) d'un enfant à avoir une famille, une famille avec un père et une mère qui l'aiment. C'est cet antiréalisme de la gauche postmoderne qui fait s’étrangler ceux qui, en raison de leur travail et de leur situation sociale, de leur engagement éthique, de leur statut ou de leur profession, étaient appelés à rejoindre leurs rangs, tant que cette gauche intellectuelle ne s'était pas gravement égarée.

Arrêtez donc de nous bassiner les oreilles avec le "matérialisme". Analyser la réalité, et y revenir ; voilà le bon mot d’ordre. L'homme en tant qu'être social et spirituel est en danger. La famille et les nations sont en danger. La "bonne" vie, avec des amis et de l'amour, avec un travail digne et la fierté d'être, est en danger. Ce message, celui de Marx en tant que théoricien de la communauté et de l'être social, est celui qu'il faut récupérer.

Source : Magazine Contratiempo.

http://www.revistacontratiempo.com.ar/blanco_martin_izquierda_marxismo.htm

samedi, 06 février 2021

La gauche postmoderne a oublié le travail, l'ontologie et la patrie

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La gauche postmoderne a oublié le travail, l'ontologie et la patrie

Carlos X. Blanco

Ex : https://decadenciadeeuropa.blogspot.com

La liberté chez Marx est un concept ontologique de l'être social de l'homme, et elle est intelligible à la lumière d'une philosophie de l'histoire. L'homme, selon certaines théories, possède une capacité plus ou moins grande de contrôle sur les conditions matérielles de l'existence. Il ne s'agit pas d'une liberté abstraite - détachée des facteurs de conditionnement historiques qui canalisent et restreignent les opérations humaines. Ce n'est pas un a priori constant ou naturel.

Marx a ouvert "...une nouvelle conception de l'homme et de la liberté, en la comprenant d'une manière non seulement négative, c’est-à-dire ni comme une liberté naturelle ni comme un goût pour le hasard, la causalité, la contingence, bref pour l'indétermination, comme elle l’était typiquement pour l'idéologie libérale. Marx la conçoit au contraire comme une "liberté sociale" - selon l'expression de J.D. García Bacca-, ou une "liberté égalitaire" - selon les mots de G. della Volpe. En opposition à la conception idéaliste de la liberté comprise comme indépendance par rapport au monde réel ou comme détachement du monde réel, Marx postule la liberté matérialiste, le pouvoir ou la domination sur les conditions d'existence, qui rend possible le développement d'une activité humaine libre et consciente. Cela signifie l'émancipation humaine comme la réabsorption par l'homme réel de ses propres forces en tant que forces sociales, la réconciliation de l'homme avec son espèce, l'union entre l'individualité et la sociabilité, permettant une liberté réelle, l'émancipation humaine" [A. Prior, La Libertad en el pensamiento de Marx, Univ. de Murcia/Univ. de Valencia, Valencia, 1988, p. 54].

Lorsque nous parlons de liberté, et, ce faisant, nous ne voulons pas tomber dans les apriorismes, dans le naturalisme a-historique, dans l'abstraction pure, nous devons parler de la liberté humaine dans le cadre d'une étape historique donnée et dans le cadre d'un certain mode de production. Il existe donc une anthropologie marxienne, mais en réalité elle consiste en un fragment d'une ontologie de l'être social, c'est-à-dire une théorie sur ce qu'est la réalité et comment cette réalité est, à son tour, le fruit d’opérations humaines. La réalité marxienne est toujours une réalité "anthropique" : tout est vu du point de vue des formations sociales humaines dotées d'une certaine capacité d'ouverture sur les secteurs et les couches de la réalité dans lesquels ces formations sont insérées. La capacité à sarcler et à ouvrir de nouveaux secteurs et de nouvelles couches de la réalité est très différente, selon la formation et le créneau culturel dans lequel elle se trouve. À tout moment et quel que soit le degré de contrôle sur la réalité, les "libertés" sont essentiellement diverses et souvent incompatibles entre elles. Parler de "la" Liberté comme d'un absolu ne répond qu'à un mode de pensée absolutiste. Lorsqu'un être humain vient au monde, il rencontre un monde objectif, et il est lui-même, en tant que corps actif, une réalité objective. Avec cette réalité corporelle-objective qu'il est lui-même, dans laquelle il se constitue et se développe, il en vient à se constituer en réalité par antonomase, et non en simple subjectivité et non en simple effet. L'éducation, le niveau technique, les compétences acquises compteraient parmi les causes qui expliquent et déterminent ce qu'est un homme au sens anthropologique du terme. Mais dans le marxisme, l'anthropologie doit conduire à une ontologie : qui est l'homme, car l'homme est ce que sa société et les facteurs de conditionnement matériel de son temps déterminent. Encore une fois, nous citons Angel Prior :

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"La caractéristique de l'homme est son extériorisation, son objectivation. Si l'on est un être corporel, vivant, sensible, c'est parce que ses objectivations sont aussi réelles et sensibles. Exister de manière naturelle, c'est posséder la nature en dehors de soi. L'objectivation est une condition de l'être naturel, elle ne participe pas au (mode de) l'être de la nature. L'être objectif se caractérise, en bref, par la possession d'un objet en dehors de lui-même. Marx confère aux pouvoirs humains un caractère non seulement anthropologique, mais aussi ontologique" [op.cit. p. 66].

Dans ce travail, nous acceptons qu'il existe chez Marx un concept matériel - et non matérialiste - de la liberté. Loin du déterminisme "techno-économique" qui lui a été attribué, loin du "sociologisme", selon lequel l'être humain est réduit aux conditions sociales et matérielles de l'existence. Chez Marx, il y a une ontologie, et ce n'est pas précisément une ontologie en accord avec les Lumières, les idées du Progrès et le positivisme de certaines "lois de l'histoire". Que dans le langage utilisé par le philosophe, mille et une traces de son propre temps ne puissent être détectées serait comme demander à Marx d'être un dieu, un être à part de l'histoire et des influences environnementales, au-dessus de l'éducation concrète reçue. Les influences environnementales et éducatives étaient celles de la classe moyenne européenne éduquée et libérale du XIXe siècle, plus les connaissances du mouvement socialiste précédent, également héritier des Lumières, des idées imprégnées de rationalisme et de scientisme : le monde s'améliorerait, la science et la technologie résoudraient les problèmes matériels fondamentaux de l'humanité, et les problèmes matériels des êtres humains aideraient à résoudre la misère spirituelle, en particulier celle de la classe ouvrière. Aujourd'hui, nous voyons les choses très différemment. Le progrès n'existe pas. La plus grande capacité technique suppose, pour le capitalisme, une plus grande possibilité de réifier le corps et l'âme de l'être humain, une réification jusqu'à ses derniers recoins et particules. L'ultra-esclavage de l'être humain, sa disparition plus que probable, sont aujourd'hui des réalités en vue, que Marx n'aurait pas pu imaginer.

Les Lumières ont fini par devenir un despotisme absolu, le "nouvel ordre mondial". De nos jours, alors que l'on parle encore du "fascisme" comme s'il s'agissait d'une catégorie politique en vigueur, après qu’il a été vaincu en 1945, peu de gens se rendent compte que le fascisme qui a réellement survécu est celui du despotisme absolu du capital qui, en utilisant les alibis éclairés (notamment les droits de l'homme interprétés de manière créative et comme un tableau extensible, ouvert à l'infini) exerce sa domination sur la plus grande partie du monde. Le livre d'Adorno et Horkheimer, Dialectique des Lumières, était vraiment prescient. Au XXIe siècle, les Lumières continuent de déployer leurs potentialités, passant du plus émancipateur au plus sinistre, comme quelqu'un qui voyage à travers un spectre de lumière visible sans solution de continuité. Ces potentialités qui ont servi à abolir la servitude, les privilèges et la misère, ont joué leur rôle en Occident. Mais à la fin de l'histoire des Lumières, ce que nous avons vu n'était rien d'autre qu'un arsenal d'armes idéologiques pour soumettre les peuples à la domination du capital.

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Parmi les armes idéologiques figurent celles qui consistent à "rapprocher le marxisme" d'un matérialisme. L'effort du fondateur de cette ontologie de l'être social pour surmonter et s'éloigner de L. Feuerbach et de son matérialisme n'a servi à rien. L'énorme travail pour entreprendre une "Critique de l'économie politique" n'a servi à rien, car cette science économique, pour le marxisme, est une fausse science, c'est de l'idéologie. C'est aussi de l'idéologie et une fausse conscience que de présenter comme de purs faits et d'éternelles lois naturelles ce qui n'est rien d'autre qu'un système historique (créé par l'homme et susceptible d'être renversé par l'homme) d'exploitation de certaines classes par rapport à d'autres.

Lorsque l'on tente d'aligner le marxisme sur le matérialisme et sur certaines scientificités présumées ("matérialisme historique", "matérialisme philosophique", "lois de la dialectique"), ce que l'on fait, sans vergogne, c'est offrir la version la plus domestiquée et la plus gérable possible d'un nouveau déterminisme qui bloque les êtres humains dans leurs possibilités de "devenir réalité".

Marx, avant d'être le créateur d'une science ou le chef d'une armée d'épigones révolutionnaires, doit être considéré comme un philosophe. Un métaphysicien de facture aristotélicienne et hégélienne, à parts égales, l’une pour le philosophe grec antique, l’autre pour l’Allemand du début du 19ème. Et le voir ainsi n'est pas une mince affaire. Le capitalisme veut nous laisser sans métaphysique. Le capitalisme est un système de dissimulation et de camouflage de la réalité, il veut que vous et moi ne voyions pas la réalité et ne réalisions pas que nos diverses opérations sont efficaces et, avec celles des autres, sont aussi la réalité, sont "ultra-réalistes". C'est ce que Gramsci, Preve et Fusaro, les marxistes qui ont le mieux vu, appellent une existence "défatalisante".

L'idéalisme de Marx (hégélien) devient ainsi le meilleur réalisme (aristotélicien) : l'homme est par nature un être social. L'homme, depuis qu'il arrive à une existence communautaire civilisée (polis) réalise ses potentialités spécifiquement humaines et dépasse la simple existence zoologique. Cette nature socio-politique de l'homme est essentiellement liée à la rationalité. Comme l'a dit Aristote, l'homme ne se limite pas à éprouver de la douleur et du plaisir et à estimer ce qui est et peut devenir nuisible ou commode. L'homme est capable de beaucoup plus : il est capable de donner des raisons aux autres afin d'établir ce qui est bon (et pas seulement utile ou commode) pour le bien commun. Ce (bien) commun est attaqué en permanence depuis qu'il existe. Il existe de manière établie depuis l'établissement en Grèce d'une polis "de tous", et non comme le patrimoine d'un roi ou d'un groupe de personnes puissantes. Mais dans les biens communs, il ne manque jamais de forces désintégratrices, d'intérêts "égoïstes", d'usurpation des biens communs au profit du privé. Tout cela définit déjà "l'esprit du capitalisme" mais, comme on peut le voir, c'est arrivé beaucoup plus tôt dans l’histoire. Dans les sociétés anciennes, comme celles des Grecs à l'époque archaïque et classique, il existait déjà cette dialectique entre l'usurpation du bien commun et la défense de la polis, précisément en tant que bien commun organique.

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Pour que tous participent à ce bien commun, au-delà des inégalités matérielles, on en est venu à appeler la démocratie, bien qu'au-delà de la désignation par celle-ci d'une forme politique différente et opposée aux autres (comme on peut le voir dans les analyses de Platon et d'Aristote), l'existence de procédures démocratiques dans l'Antiquité révèle la conscience d'un peuple. Il y a un peuple si la polis (l'État et avec lui, le territoire, la souveraineté, le pouvoir de décision sur les affaires communes qui n'est pas laissé entre les mains des individus ou des agents extérieurs) est une union organique, et non pas simplement formelle, de toutes les classes et de tous les éléments qui la composent.  L'idéal du peuple au sens organique, formant un tout avec l'État, ne peut être extrapolé au monde contemporain que par des voies clairement formalistes. L'organicité de l'ancienne polis, louée surtout par le romantisme révolutionnaire du XIXe siècle, nous apparaît aujourd'hui comme un "totalitarisme". D'autre part, l'atomisme et le repli sur la sphère privée, caractéristiques de la Modernité, loin de représenter un triomphe du modèle libéral, apparaissent au législateur classique comme la consécration de l'égoïsme, d'une anarchie gouvernée par des bandits de grand chemin. Comme l'écrit Perry Anderson :

"Les anciennes républiques constituaient de petits États guerriers et leurs citoyens étaient soumis à un conformisme civique rigide. Ils ont pu consacrer la majeure partie de leur temps à des intérêts publics, notamment militaires, car la production et le commerce étaient assurés par des esclaves. Les sociétés modernes, en revanche, étaient des nations commerciales à grande échelle, dans lesquelles l'individu n'avait ni la possibilité ni le temps de se consacrer à des activités publiques, mais avait beaucoup plus de possibilités de choisir son propre mode de vie" [P. Anderson : The Ends of History, Anagrama, Barcelone, 1992 ; p. 22].

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Il est évident qu'aujourd'hui, la "démocratie" est un terme vidé de tout sens, qui désigne une dictature atroce, à commencer par la plus atroce de toutes, qui est la dictature du Capital. Nous ne pouvons pas perdre trop de temps sur ce point. Ce qui est intéressant, c'est de constater que la pensée européenne, depuis la Grèce, oscille et se tend dans deux grands camps, l'un, celui des défenseurs du Bien commun, de la polis, de l'organicité du bien de tous, d'une part, et le camp des partisans de l'atomisation, de l'usurpation du commun et de l'in-organisme social, tendant à devenir une masse.

L'apport le plus précieux de la pensée de Marx n'est pas d'ordre économique (il n'y a pas d'"économie marxiste" mais précisément une critique de l'économie politique) ni d'ordre politique (un communisme comme "forme" de démocratie populaire, ou autre), mais une ontologie de l'être social. Cette ontologie est l'étude de l'être humain comme une réalité qui exige une réconciliation entre son essence et son existence. Ce qu'est l'homme comporte une exigence : ce qu'il doit être. Il ne doit pas être une machine de production ou une marchandise, il ne doit pas être un animal ou une "matière" consciente. L'homme est un être essentiellement libre qui doit réaliser son existence en étant libre. Sinon, il est aliéné. C'est ainsi qu'Angel Prior le dit, en se référant à cette dialectique entre aliénation et liberté :

"Aliénation et liberté] sont deux concepts et deux problématiques qui maintiennent une unité interne entre eux, de sorte qu'il est logique de parler d'aliénation chez Marx, d'une vision de l'existence de l'homme comme ne correspondant pas à son essence, qui est celle d'être libre. De la même manière, la théorie de la liberté est présentée comme une alternative à la libération de l'homme de toutes les situations et conditions d'oppression, d'exploitation et d'aliénation. En fin de compte, Marx exprime la liberté comme la libération et l'émancipation complète de l'homme de tous les obstacles qui l'empêchent de développer ou de réaliser son essence. Si la caractéristique de notre époque est le dualisme, l'opposition entre l'essence de l'homme et l'existence, Marx propose la réconciliation, l'unité entre l'essence et l'existence. L'aliénation ne peut être surmontée que dans le communisme, compris comme "royaume de la liberté" [A. Prior, op. cit. p. 96].

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Le communisme n'est pas une forme politique concrète, à côté des autres et expression du "dépassement" définitif des autres. Il ne s'agit pas non plus d'un modèle économique concret d'économie planifiée, collectiviste, centraliste ou autre. Le communisme est une ontologie de la liberté : l'homme, en tant qu'être social, se réapproprie son essence et se lance dans le développement de toutes les potentialités qui lui ont été historiquement refusées. Le communisme, au lieu d'être une utopie ("pas encore", "nulle part", "la fin de l'Histoire"), doit être compris chez Marx comme l'ontologie de l'homme, sa propre réalité, une réalité niée et bloquée par le capitalisme. Marx, plus encore qu'un idéaliste hégélien, est, d’une certaine façon, un réaliste aristotélicien et un théoricien du Bien Commun. Il serait plus proche de Thomas d'Aquin que de Hegel s'il n'y avait pas les coordonnées d'époque, qui sont très différentes de celles du monde féodal tardif de la chrétienté du 13e siècle. Dans le contexte marxiste d'une industrialisation croissante, de la formation d'un "sujet" sans précédent de l'Histoire, le prolétariat, et dans le cadre de sa négation en tant que réalité pourtant ostensible, la pensée de Marx est une immense théorie du réel, une ontologie. Mais une Ontologie qui inclut nécessairement le système des négations et des apparences de sorte que cette Ontologie est brisée, détruite, comme la Communauté et l'Organisme de la vie humaine sont détruits, et l'homme lui-même est également anéanti, le ramenant au rang d'entités machiniques ou simplement zoologiques.

Le capitalisme se présente, sous la lentille du marxisme réaliste, comme un immense système de camouflage, de dissimulation et de destruction de la réalité. La création d'une "société du spectacle", l'asphyxie des consciences sous les épaisses fumées de la propagande et le nivellement par le bas technologique et consumériste, sont des symptômes bien rapportés par les philosophes et les spécialistes des sciences sociales du XXe siècle. Tout était déjà en germe dans l'ontologie de l'être social (communisme) de Marx. Les ressources de la manipulation, de l'aliénation et de l'émoussement des consciences peuvent être perfectionnées, mais le début du processus de réification de l'être humain a déjà été détecté dans sa vraie nature par la pensée marxienne.

Nous devrons encore supporter pendant des décennies tout un bavardage sur le "retournement de Marx", et nous rencontrerons encore de nouveaux "réformateurs" et, pire encore, des porte-parole d'un "dépassement" et d'un ‘’parachèvement’’ du marxisme. Rien de tout cela n'est valable, et le fait de lui donner plus ou moins de publicité dans les médias dépendra du fait que ce discours "néo-Marxiste" soit ou non fonctionnel pour le bénéfice du capitalisme. D'une manière générale, depuis 1989, on parle très peu de marxisme et beaucoup plus de "progressisme". Lorsque les voix qui se disent de gauche oublient les droits du travail de leur propre peuple, s'ouvrant plutôt aux slogans des "grandes recettes" du capitalisme en phase de "redémarrage", il faut frémir. Au lieu de gauchistes engagés dans la défense d'une patrie ouvrière, on ne voit d'un côté et de l'autre que des slogans néo-malthusiens : la phobie des naissances, l'apologie de l'avortement et de l'euthanasie, l'exclusion des personnes âgées, la moquerie de la maternité, la promotion d'une sexualité alternative non reproductive, l'animalisme et le véganisme, la soumission à la Trilatérale, au Club de Rome et au Club Bilderberg, Mais, au fond, cette gauche qui se montre, comme la princesse du célèbre conte de fées, "sensible à un petit pois" inséré sous les matelas où elle dort, est une gauche antimarxiste qui a oublié la réalité. Ils saisissent le petit pois et ne remarquent pas l'avalanche qui s'abat sur nous.

Et quelle est cette réalité à laquelle il n'est pas "sensible" et qui, par conséquent, est une réalité qu'il ne comprend pas du tout ? Eh bien, celle de l'homme (femme, enfant, vieil homme), de son compatriote, de tout être productif, conscient et actif. Celle de l'homme qui vit de son travail et qui est nécessairement épanoui dans son travail, qui se reproduit et élève sa famille et possède une patrie dont il ne veut pas voir la souveraineté minée, ni par des ingérences extérieures, ni par des rébellions internes, qui sont souvent le fruit ou l'effet d'ingérences extérieures. La gauche postmoderne a oublié le "travail" en tant que tel, comme catégorie ontologique fondamentale pour comprendre l'homme et le monde humanisé, et liée au travail, elle a oublié la catégorie de l'État, et tout ce que cela implique d'un État souverain qui, dans sa dialectique avec les autres États et au sein de la Division internationale du travail programmée par les puissances dominantes, est la digue efficace pour protéger la dignité du travail et le caractère communautaire (le Bien commun) de la production.

jeudi, 17 décembre 2020

Le marxisme, l’antifascisme et la gauche fuchsia

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Le marxisme, l’antifascisme et la gauche fuchsia

par Diego Fusaro

Ex : https://legio-victrix.blogspot.com

(texte de 2019)

Je suis très heureux que mon interview avec le journal El Confidencial ait déclenché un grand débat philosophico-politique en Espagne. Je dois bien sûr remercier l'excellent journaliste Esteban Hernández de m'avoir donné cette opportunité. L'interview a suscité un grand débat. Le principal représentant de la gauche espagnole, Alberto Garzón, est également intervenu en émettant quelques réflexions critiques, et a pris une position critique sur mon interview. Le sujet qui a suscité le plus de controverses et de réflexions contradictoires a été celui du fascisme et de l'antifascisme, ainsi que le problème du souverainisme populiste de gauche. Je commence rapidement par le premier problème, puis je passe au second.

9781912142217_p0_v1_s1200x630.jpgBien sûr, la question de l'antifascisme est absolument décisive. Je voudrais résumer la question comme suit : à l'époque de Gramsci ou de Gobetti, en nous limitant au contexte italien, l'antifascisme était indispensable et fondamental, et il avait, du moins chez Gramsci, un but politique communiste, patriotique et anticapitaliste. Le problème, cependant, se pose lorsque l'antifascisme continue à se développer en l'absence de fascisme ou, plus précisément, lorsque le fascisme, si par cette expression nous entendons le pouvoir de manière générique, change de visage.

Donc, de Gramsci, il faut passer à Pasolini pour comprendre le problème. Dans les années 1970, Pasolini avait parfaitement compris que le nouveau visage du pouvoir n'était plus celui d’un clergé-fasciste, mais celui du permissif, du consumériste, de l'hédoniste. Pasolini a déclaré que "l'antifascisme archéologique" était un alibi très commode, qui permettait, sans grand effort, de lutter contre le pouvoir fasciste, qui n'existait plus, et de ne pas prendre position par rapport au nouveau visage du pouvoir : le pouvoir consumériste et hédoniste. C'était la fonction stratégique de l'antifascisme en l'absence de fascisme, si l'on veut le dire ainsi.

Quant aux groupes de jeunes fascistes, Pasolini, dans ses Écrits corsaires, déclare qu'ils sont « paléofascistes » et donc ne sont plus fascistes. Dans quel sens ? Dans le sens où le nouveau fascisme était celui de la civilisation consumériste, un fascisme encore plus totalitaire que le précédent, un fascisme qui a conquis les âmes, alors que l'ancien fascisme, au contraire, créait une dissociation entre les âmes et les corps ; l'uniforme fasciste était porté, mais plus tard, quand il a été enlevé, le fascisme n'avait pas encore affecté l'âme, les gens pensaient encore librement, étant peut-être antifascistes dans l'âme. Au contraire, le nouveau fascisme de la consommation, a dit Pasolini, est un fascisme vraiment totalitaire parce qu'il colonise les âmes et ne permet pas la dissociation entre l'uniforme et le cœur, si on veut l'appeler ainsi.

Je crois, sur les traces de Pasolini, qu'aujourd'hui une grande partie de la gauche n'est plus rouge, mais rose, n’est plus « faucille et marteau », mais « arc-en-ciel », qu’elle utilise l'antifascisme en l'absence de fascisme comme alibi pour ne pas être anticapitaliste en présence du capitalisme. En fait, une grande partie de la gauche, qui est passée de l'internationalisme prolétarien au cosmopolitisme libéral, est véritablement et totalement capitaliste, son programme est celui de la "société ouverte" capitaliste : ouverture illimitée du réel et du symbolique, libre circulation des biens et des personnes, modernisation avancée et, par conséquent, elle lutte contre tout ce qui s'oppose à la modernisation capitaliste, qualifiée de "fasciste", "régressive" et "anti-moderne".

71PUwJ8kV0L.jpgPar conséquent, la gauche, qui ne défend plus les idées de Gramsci et de Marx, mais qui défend directement le capital, du moins la plus grande partie de celui-ci, a besoin de maintenir l'antifascisme en vie pour se légitimer, afin que la contradiction ne soit pas visible et évidente ; c'est-à-dire que cette gauche veut dissimuler le fait pourtant patent que la gauche est restée antifasciste, alors que le fascisme n'existe plus mais n'est pas pour autant anticapitaliste, alors que le capitalisme progresse plus que jamais. Au contraire, les hommes de gauche utilisent l'antifascisme comme prétexte pour adhérer complètement au "fascisme" de la civilisation consumériste, à l'atout invisible de l'économie de marché. Je pense au cas français où la gauche forme un front antifasciste uni contre Le Pen pour accepter pleinement le "fascisme de marché" et l'élite financière cooptée par Rothschild, représentée par le libéral Macron.

C'est le premier point fondamental. Si l'antifascisme était une question indispensable à l'époque de Gramsci, il devient aujourd'hui un alibi pour accepter le cosmopolitisme libéral, de sorte que le véritable antifascisme aujourd'hui est l'anticapitalisme radical de ceux qui n'ont pas encore vendu leur cœur et leur esprit au capitalisme dominant. Sur le deuxième point, il est clair, à mon avis, et je ne suis pas le seul à soutenir cette thèse - en Italie je pense, par exemple, à Costanzo Preve ou, plus récemment, à Carlo Formenti - que la lutte des classes aujourd'hui passe nécessairement par la récupération de la souveraineté nationale contre les dispositifs mondialistes du marché, et passe par ce que Formenti lui-même a appelé le "moment populiste".

En bref, le conflit de classes aujourd'hui est le conflit entre une classe cosmopolite liquide et financière d'une part, et les masses populaires nationales d'autre part, ces dernières subissant les effets de la mondialisation que je définis comme la "classe précaire", précaire non seulement dans le domaine du travail, par le biais du contrat de travail flexible et instable, mais aussi dans le monde de la vie, du Lebenswelt, dirait Husserl, car en fait les dominés d'aujourd'hui ne peuvent pas constituer une famille, avoir une stabilité existentielle ou participer activement à la politique en tant que citoyens de l'État souverain national.

Par conséquent, le conflit, aujourd'hui plus que jamais, est évidemment une lutte entre une "classe mondiale" cosmopolite, liquide et financière, qui est de droite - si l'on veut utiliser les anciennes catégories - dans l'économie, et de gauche dans la culture, et une masse populaire nationale souffrant de la mondialisation, constituée de la vieille classe moyenne précarisée et de la vieille classe ouvrière atomisée et réduite à des conditions précaires. La classe dominante est donc à droite dans l'économie et à gauche dans les coutumes et la culture. De droite sur le plan de l’économie parce qu'elle a assumé l'impératif libéral : privatisation, réduction des dépenses publiques, suppression des droits sociaux accordés jadis par l'Etat-providence. Tout cela se produit dans le cadre de la désobéralisation de l'économie. On dit que l'objectif de la "cession de souveraineté" est d'éviter les conflits, en réalité il s'agit de détruire les États nationaux souverains en tant qu'espaces de démocratie et de droits sociaux.

41XioJlMwsL._SY445_QL70_ML2_.jpgIl n'y a pas d'autre réalité, dans la modernité, pour les droits sociaux et les démocraties en dehors des États souverains nationaux. C'est pourquoi l'expression de Che Guevara "la patrie ou la mort" a sa propre validité aujourd'hui encore, non seulement parce qu'elle revendique l'identité contre l'anonymat impersonnel des marchés, mais aussi parce qu'elle revendique l'idée de souveraineté nationale contre les processus de déracinement voulus par le capitalisme mondialiste. La classe dominante est de gauche en matière de coutumes et de culture parce qu'elle n'a pas fait sien l'impératif de la gauche anticapitaliste de Gramsci ou de Lénine, qu'elle a d'ailleurs répudié, mais a adopté celui de la gauche rose de 1968, qui identifie le communisme à la libéralisation individualiste de la consommation et des coutumes ; c'est-à-dire à la société de libre-service des consommateurs individuels qui ont toute la liberté qu'ils peuvent concrètement acheter et se sentir libres comme des atomes de Nietzsche, comme des surhommes avec une volonté de pouvoir illimitée, c'est-à-dire qu'ils conçoivent la liberté comme la propriété de l'individu déraciné par rapport aux communautés sédentaires qu’ils posent comme autoritaires : la communauté familiale, la communauté politique, la communauté religieuse.

C'est l'absurdité, la confusion, qui caractérise le monstre de la pensée unique dominante de l'élite capitaliste, contre laquelle, pour récupérer un discours de classe qui protège ceux d'en bas contre ceux d'en haut, le travail contre le capital, il est évidemment nécessaire de reprendre le contrôle de l'économie. C'est le thème du beau livre de Fazi et Mitchell Reclaiming the State, qui est sorti en italien sous le titre Sovranità o Barbarie [Souveraineté ou Barbarie]. Aujourd'hui, les classes dominées n'ont d'autre choix que de récupérer complètement la souveraineté nationale, économique, politique et géopolitique et de réintroduire des formes de lutte de classe dans les espaces de l'État souverain national, afin que le Serviteur et le Seigneur (ou l’Esclave et le Maître), selon les termes de Hegel, puissent à nouveau se regarder en face et que le conflit de classe, impossible à réaliser dans les espaces mondialisés, puisse être récupéré. Si nous voulons le dire autrement, l'État national souverain peut être démocratique et socialiste.

413hJnFH1dL._SX356_BO1,204,203,200_.jpgUne économie sans politique et sans État ne sera jamais démocratique ou socialiste, elle sera toujours l'humus idéal pour le capital cosmopolite, qui est tout sauf socialiste et démocratique. D'où l'importance de ce que j'appelle le souverainisme internationaliste et populiste. Souveraineté parce que la souveraineté nationale est pleinement récupérée comme base des droits et des démocraties, du socialisme et des conquêtes sociales. Internationaliste parce que ce n'est pas le nationalisme de la droite réactionnaire, xénophobe et autoritaire, c'est une souveraineté internationaliste ouverte aux autres nations socialistes et démocratiques, elle crée un internationalisme prolétarien, comme on l'appelait autrefois, qui est à l'opposé du nationalisme individualiste et réactionnaire et du cosmopolitisme libéral auxquels la gauche rose a vendu sa tête et son cœur, comme je l'ai dit précédemment.

C'est pourquoi il me semble important de récupérer le principe de la souveraineté internationaliste qui se fonde sur le populisme, compris comme une théorie du peuple et pour le peuple, comme une vision qui s'oppose aux processus de post-démocratisation administrés par les élites financières liquides et qui réaffirme le principe du national-populaisme, compris à la manière de Gramsci. Un populisme conçu non pas dans un sens régressif, c'est-à-dire, pour le dire clairement, dans un sens émancipateur, comme Laclau et Mouffe l'ont très bien écrit, un populisme de gauche, si l'on veut encore utiliser cette catégorie, un populisme dont le but est l'émancipation objective des classes dominées et qui est basé sur la démocratie socialiste. C'est le point fondamental qui apparaît également dans les œuvres de Carlo Formenti. Le paradoxe est que ce discours, qui en d'autres temps aurait été appelé léniniste, marxiste ou gramscien, aujourd'hui la gauche rose et arc-en-ciel le qualifie de fasciste.

C'est un paradoxe car je me réfère évidemment à Gramsci, à la démocratie socialiste, à la solidarité internationale, au slogan de Che Guevara "La patrie ou la mort", au modèle de solidarité souveraine et d'internationalisme, aux expériences bolivariennes en Amérique du Sud : àbnChávez au Venezuela, à Morales en Bolivie et à toutes les expériences de socialisme patriotique anti-américain et anti-mondialiste qui ne peuvent sans doute pas être qualifiées de fascistes. La catégorie du fascisme, de ce point de vue, nous introduit dans un paradoxe logique, aujourd'hui le fascisme est utilisé comme une catégorie complètement a-historique. Le fascisme n'est plus seulement et essentiellement celui de Mussolini, qui est mort en 1945. Aujourd'hui, nous comprenons le fascisme, je donne cette définition, comme tout ce qui n'est pas organiquement lié à la pensée unique politiquement correcte et éthiquement corrompue, plus précisément, le fascisme est, du point de vue du seigneur cosmopolite sans-frontiériste et de celui de la gauche colorée rose, fuchsia et en arc-en-ciel, tout ce qui s'oppose à la domination de la classe dominante, et je vous donne un exemple concret observé de nos jours. Aujourd'hui, l'une des thèses dominantes du seigneur cosmopolite est l'ouverture des ports et des frontières. Pourquoi ? Parce que le monde entier doit être réduit à un espace ouvert et déréglementé pour la libre circulation des biens et des personnes.

61OmDpTKMoL.jpgPar conséquent, quiconque s'oppose à cette vision, revendiquant la primauté de l'humain et du politique, défendant la nécessité de réguler, réclamant la primauté du politique et de la démocratie sur les flux de capitaux, de personnes, de désirs, de consommation, est automatiquement calomnié comme fasciste par la gauche rose-fuchsia, pour qui tout ce qui ne se met pas au diapason avec le seigneur cosmopolite, dont ils sont les idiots utiles, est fasciste. Le paradoxe est le suivant, je le résume ainsi, cette gauche diffame tout ce qui s'oppose à l'ordre de la classe dominante sans-frontiériste, de la classe globocratique du capital, elle diffame comme fasciste l'idée de l'intervention de l'État dans l'économie, elle diffame comme fasciste le réveil des classes dominées, des opprimés qui, comme le disait Fichte, sont au-dessus de toute autorité qui prétend être supérieure.

Le peuple est souverain, la démocratie, après tout, est la souveraineté du peuple qui, pour s'exercer, a besoin d'un État souverain où le peuple est, à son tour, souverain ; sans souveraineté d'État, il ne peut y avoir de souveraineté d'État, de souveraineté populaire et, par suite, de démocratie. C'est précisément sur cette base que l'Union européenne se fonde, en éliminant la souveraineté des États afin d'anéantir la souveraineté populaire dans les États donc d'anéantir les démocraties et les droits sociaux qui y sont liés. Ainsi, l'antifascisme redevient la clé fondamentale des classes dominantes et des partisans de la gauche rose-fuchsia, afin de délégitimer toutes les propositions de renouvellement et de démocratisation de l'espace mondial.

Le paradoxe est qu'aujourd'hui, comme l'a dit Orwell, le rapport entre les mots et les choses est subverti, aujourd'hui la violence et la persécution de la libre pensée qui caractérisaient le fascisme réapparaissent sous le nom d'antifascisme, dans la figure sans précédent des brigades roses de l'antifascisme arc-en-ciel et des escadrons qui, au nom de l'antifascisme, attaquent, souvent non seulement de manière métaphorique, tous ceux qui n'adhèrent pas au seul verbe politiquement correct de la classe dirigeante.

Aujourd'hui, nous devons donc en prendre conscience et, évidemment, garder une distance de sécurité par rapport au fascisme historique, qui n'existe plus, et nous opposer au néolibéralisme cosmopolite, réellement existant et faussement progressiste d'aujourd'hui, auquel la gauche s'est lâchement adaptée en cultivant le paradoxe que nous avons décrit. Chaque fois que la gauche évoque « le retour du fascisme », elle crée un "front unique" qui légitimise le cosmopolitisme libéral ou, comme dirait Pasolini, le nouveau fascisme de la civilisation glamour des marchés.

samedi, 12 décembre 2020

Diego Fusaro : un Gramsci du 21ème siècle

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Diego Fusaro : un Gramsci du 21ème siècle

Pour un marxisme "ni de gauche, ni de droite"

Par Carlos X.Blanco

Ex : https://decadenciadeeuropa.blogspot.com

IMG-20180415-WA0024-1.jpgSi Gramsci était "le Marx italien", Diego Fusaro est peut-être l'actuel Gramsci. Les trois philosophes que je mentionne partagent une base philosophique commune, la dialectique hégélienne, et, même à un niveau plus général, sont les avatars de l'idéalisme allemand classique. De cet idéalisme, que Gramsci appelle "philosophie de la praxis", découle la non-conformité la plus radicale de Fusaro. Les trois auteurs sont clairement des non-conformistes. La non-conformité est une attitude qui transcende les catégories politiques vulgaires habituelles (gauche/droite, conservateur/progressiste, société ouverte/société fermée). La non-conformité est l’attitude d'un sujet collectif qui vit immergé dans une ontologie sociale. S'il n'y a pas d'analyse et de compréhension de cette ontologie sociale, la non-conformité n'est rien d'autre qu'un "état d'esprit", une pose, une rhétorique. Mais si cette attitude est ancrée dans l'analyse et la compréhension de la totalité sociale (de son ontologie), alors être contre "le fatal" devient une force révolutionnaire. Diego Fusaro est un bon connaisseur de Gramsci et a dédié un bel ouvrage documenté au "Marx italien", sur lequel nous avons déjà écrit quelques lignes : Antonio Gramsci. La pasión de estar en el mundo [XXIe siècle, Madrid, 2018 ; traduction de Michela Ferrante Lavín, à paraître dans El Inactual https://www.elinactual.com/].

S'il est un aspect de ce livre qui ressort, c'est bien l'étude de l'attitude non-conformiste (potentiellement révolutionnaire), une attitude qui déborde de toute dimension "passionnelle" (subjective, psychologique, romantique) et qui, sans le nier, doit s'élever - dans son propre cours - au-dessus de celle-ci en tant que "moment" ontologique de l'être social lui-même. L'attitude anticonformiste, comme celle qui définit l'auteur lui-même, Fusaro, n'est ni de droite ni de gauche : elle est une partie nécessaire du processus social lui-même, la partie ou l'aspect dans lequel le secteur opprimé (d'abord exploité, et actuellement, selon les termes de Fusaro, "massacré") défatalise sa condition dans la Totalité sociale.

71jDllCzyaL.jpgLa droite ou la gauche, le bleu, le rouge ou le violet, sont tous identiques. Ce sont les couleurs des partis qui n'aspirent qu'à vivre de la partitocratie. Ils traient l'État, qui traie en réalité les classes productives : de l'ouvrier au paysan, en passant par l'indépendant et le propriétaire d'une PME. Tous ces secteurs de la population sont vampirisés par des groupes de marchands de pacotilles et d’inutilités, dont le seul lien essentiel avec la réalité consiste à être des entités ultra-subventionnées par un État qui cesse d'être un "État providence" et devient progressivement un "État extracteur de ressources" pour le maintien de la partitocratie et le maintien du capitalisme financier mondialiste.

Cette partitocratie, si on la regarde avec un oeil sarcastique, comprend des formations politiciennes qui, totalement ou partiellement, prétendent "offrir le ciel" à leurs ouailles ou à leurs électeurs, en exhibant des écrits et/ou des figures historiques prétendument marxistes. Mais ce sont précisément ces gauches, non plus rouges, mais plutôt rosâtres, fuchsia, violettes ou multicolores (arc-en-ciel), qui servent le plus efficacement les objectifs de sanctification du régime de production capitaliste ultralibéral actuel. Car tout son message et sa raison d'être peuvent se résumer en ceci : "Des sujets ! Le capitalisme est l’horizon inéluctable, le fatal, un fait inamovible, mais si vous l'acceptez avec résignation, il restera quelques miettes pour que vos demandes particulières, en tant que minorité, rivalisent dans une vente aux enchères de privilèges". Nous ne pouvons pas connaître un fatalisme plus brutal ou une attitude plus moqueuse envers ceux qui les produisent : "donnez libre cours à votre sexualité et isolez-vous du vrai monde via votre i-phone, car nous sommes déjà là pour vous sucer le sang".

Face à cet état de choses, imposant sa lourde présence, Fusaro est un nouveau Gramsci:

9788889566770_0_0_328_80.jpg"La rhétorique évoquant une réalité qui ne peut être changée, rhétorique qui triomphe aujourd'hui, finit par quitter et accepter le monde tel qu'il est. Comme Gramsci le savait bien, c'est notre indifférence qui transforme l'ordre des choses en fatalisme. Plus nous pensons qu'une situation historique est stable et irréversible, plus elle le devient vraiment. Le fanatisme économique est une tendance irrésistible si nous n'y résistons pas, une force incontrôlable si nous ne l’infirmons pas, et un processus irréversible si nous ne le transformons pas" (p. 162).

Pour briser le fatalisme (qui, en philosophie, correspond au matérialisme), il est nécessaire d'adopter l'attitude non-conformiste. Une philosophie de la praxis (qui relève de l’idéalisme) est nécessaire. Le Sujet - nous parlons ici d'un Sujet collectif - doit prendre conscience du préalable qu’est la prise de conscience, de la défatalisation - pour briser le sort, pour ne pas accepter un cours des choses dans lequel le Maître, de droite ou de gauche, à la traîne du pouvoir, veut nous faire voir combien il est inexorable :

"La possibilité de penser à une transformation possible est la condition préalable et transcendantale d'une action transformatrice concrète. La représentativité imaginative du changement est la condition de base pour sa traduction concrète en action. C'est la "révolution copernicienne" que la philosophie de la praxis peut mener à l'époque actuelle, mais il faut savoir hériter de son message" (pp. 163-164).

Le message de Gramsci a déjà été pris en compte. Les penseurs (francophones pour la plupart) de la "nouvelle droite" ont concentré leur attention sur elle, il y a des décennies. Si le statu quo actuel ne nous satisfait pas, analysons la puissance que ce capitalisme financier mondialiste a acquise : ce n'est pas seulement avec l'OTAN et l'engourdissement des masses qu'un système de pouvoir est maintenu. Elle se fait par le biais d'un consensus non fondé sur la violence physique, par une action concertée des partis, des médias, des institutions éducatives, du clergé intellectuel, du cirque et de l'industrie du divertissement, etc. En bref : c'est par le biais de l'hégémonie. Gramsci s'est demandé en prison : "Pourquoi nous, les communistes italiens, avons-nous échoué ? La "nouvelle droite", à partir des années 1970, s'est posé la même question : "pourquoi l'idéologie progressiste - déjà libérale, déjà sociale-démocrate - est-elle hégémonique ? Une hégémonie doit être mise en contraste avec une autre. Eh bien, maintenant, en 2019, nous devons aussi nous demander : pourquoi y a-t-il trop de consensus ? Peu importe qu'il s'agisse de Podemos, des nationalismes séparatistes (en Espagne), des socialistes, des chrétiens-démocrates, des naranjitos (Ciudadanos) ou des voxistas. Pourquoi ce système libéral-participatif, mondialiste et corrompu est-il immuable pour la caste dominante, sans que personne, parmi les serfs, ne soit entendu pour se plaindre ? Où est le sujet non-conformiste, le Serf, à l'ère de la mondialisation ?

On dit que "Marx n'était pas marxiste". On dit que Gramsci n'était pas un matérialiste. Nous dirons aujourd'hui que Fusaro est un marxiste, mais "ni de gauche ni de droite". C'est comme ça. Ce penseur controversé a énergiquement opté pour une transversalité qui le placera au beau milieu de la cible des gardiens les plus sourcilleux du système. Mais une transversalité qui peut aider à supprimer les bases du système, à commencer par les anciens "gauchismes" que nous connaissons ici, dans la péninsule ibérique (ndt : et ailleurs…). Nous devons être très attentifs aux leçons de ce nouveau Gramsci du XXIe siècle.

dimanche, 06 décembre 2020

Marxisme et ingénierie sociale. Une note sur le droit en tant que cause au sein du matérialisme historique

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Marxisme et ingénierie sociale. Une note sur le droit en tant que cause au sein du matérialisme historique

Carlos X. Blanco

La philosophie de Marx est, une "ontologie de l'être social" avant d’être une (pseudo)-science appelée « Matérialisme historique ». Eugenio del Río, dans L'ombre de Marx [La Sombra de Marx. Estudios sobre la fundamentación del marxismo (1877-1900), Editorial Talasa, Madrid, 1993] a critiqué la "faiblesse" de la méthode matérialiste historique de Marx. Une telle méthode devrait plutôt être appelée "rationalisme analogique" (p. 200).

Cette méthode consiste en ce que, sur la base de processus locaux et concrets, des propositions globales sont énoncées par extrapolation. C'est le cas du concept de "crise" et de l'entité qui est dissoute ou générée à la suite de cette crise, à savoir le "mode de production". La crise du féodalisme, un processus qui implique de nombreux processus sociaux, historiques et culturels, est le modèle pour parler de la crise du capitalisme qui a suivi : par analogie avec la façon dont la bourgeoisie a été - soi-disant - révolutionnaire face aux forces féodales réactionnaires, le prolétariat doit être considéré comme tout aussi révolutionnaire face à cette bourgeoisie déjà au pouvoir, elle-même parasitaire et tout aussi réactionnaire, etc. Il est pourtant bien clair que la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne n'ont absolument rien à voir l'une avec l'autre, que l'utilisation du terme commun "révolution", comme tant d'autres, tels "crise", "mode de production", etc. est purement analogique, sinon équivoque. Les processus qui ont conduit à la dissolution de la société féodale, y compris l'émergence d'un mode de production dominant de type capitaliste, sont complètement différents de ceux qui conduiraient à une dissolution du mode de production capitaliste et à l'émergence éventuelle d'un mode de production socialiste.

Le soi-disant "matérialisme historique" a pour science à la fois la connaissance descriptive (de chaque mode de production, de ses particularités) et la connaissance analogique (les qualités ou termes communs aux différentes formations sociales et aux différents modes de production). C'est autant dire qu'elle partage avec la "science" les aspects les plus rudimentaires et élémentaires de la connaissance humaine, et en aucun cas la possibilité de faire des prédictions. Le matérialisme historique est avant tout une connaissance historique, et cette connaissance est incompatible avec le processus même de la prédiction. Comme l'a dit Georges Sorel (cité par Eugenio del Rio, p. 200) : "L'histoire est entièrement dans le passé ; il n'y a aucun moyen de la transformer en une combinaison logique qui nous permette de prévoir l'avenir". Ce qui peut ressembler le plus à une inférence prédictive comme celles de la physique, de la chimie et des technologies basées sur les sciences naturelles, est une corrélation entre les "sphères" d'une totalité sociale.

La corrélation la plus grossière et la plus simpliste est celle que, métaphoriquement, Marx et Engels mettent en avant entre la "base" et "l'infrastructure" de la société. Le "poids" de chacune de ces sphères est très variable, en fonction de la situation, de la culture, de la phase historique, de la composition et de l'activité des classes sociales. C'est-à-dire l'histoire elle-même. L'histoire elle-même est l'étude descriptive et analogique des formations sociales et autres morphologies culturelles qui se sont développées au fil du temps qui, sans renoncer aux formulations causales, évalue le poids changeant des facteurs "de base" et des facteurs "superstructurels". Loin de trouver du déterminisme dans les œuvres de Marx et Engels (bien qu'il y ait d'abondants passages imprégnés du positivisme et du déterminisme habituels au XIXe siècle), l'accent de la recherche doit être mis sur l'unité ou la totalité sociale. Le couple base/superstructure est un schéma de connexion de ce que précisément l'idéalisme allemand pré-marxiste avait dissocié métaphysiquement : le couple matière/esprit. Peut-être ne faut-il pas reprocher à Marx et Engels la perte de l'unité ou de la totalité des "sphères" que tout le monde reconnaît comme interdépendantes (l'économie, les relations sociales, les idées et les croyances, comme semble le faire Del Río, p. 225), mais plutôt les remercier pour leur tentative de surmonter (et donc de poursuivre, bien que "d'une autre manière") l'idéalisme métaphysique allemand.

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Le matérialisme historique, s'il parle de causes, le fait dans le sens de causes structurelles. Au sein de la totalité sociale, les différents éléments constitutifs ont des relations et des corrélations précises, qui changent en fonction de la situation historique. C'est ce même changement de vigueur ou de prédominance d'un des éléments constitutifs, qui est la matière sur laquelle porte la science de l'histoire. Un exemple pour illustrer cela est fourni par Pierre Vilar (Économie, droit, histoire, Ariel, Barcelone, 1987) en ce qui concerne le droit. Cet élément de la totalité sociale n'est pas seulement une superstructure, un effet des causes économiques ou, plus généralement, des infrastructures. Au contraire, dans l'œuvre de Marx, le droit apparaît comme un élément causal (structurel) de premier ordre dans certains contextes concrets. Diachroniquement, la loi occupe une position structurelle mobilisatrice et formatrice :

"Faut-il ajouter que le droit, produit de l'histoire, en est aussi un des facteurs ? Comme tout élément de la totalité historique, le produit devient une cause. Elle est causée par sa simple position dans la structure de l'ensemble. Il n'y a pas d'éléments passifs dans le complexe historique" (p. 134).

La loi façonne les mentalités et les façons d'agir, et est donc la cause et le conditionneur d'autres causes. Il ne s'agit pas de faire des actions ouvertement ou en secret. Nous en avons un exemple classique dans les lignes que Marx consacre au "vol" de bois de chauffage en Rhénanie :

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"...L'importance du droit, dans l'interprétation historique d'une société, est qu'il nomme, qualifie et hiérarchise tout divorce entre l'action de l'individu et les principes fondamentaux de cette société... Avant la décision de la Diète rhénane, le bois était ramassé, puis volé. Un article de loi transforme un "citoyen" en "voleur" (p. 111).

Au nom d'une raison plus "éclairée", les droits féodaux et coutumiers qui garantissaient aux pauvres un approvisionnement en bois de chauffage ont été supprimés à l'époque où Marx a écrit sur le sujet. Comme tant de mesures juridiques "avancées", ces changements juridiques ont porté un coup dur aux plus défavorisés. La suppression des anciens droits "féodaux" et "anachroniques" au nom du Progrès est la cause de la crise d'un ordre ancien et de l'avènement de nouveaux rapports de production. L'accumulation primitive, l'abolition des "lois du pauvre", les confiscations, etc. ont toujours été des instruments et des causes de l'avancée hégémonique de la bourgeoisie. Dans le cadre actuel, toutes les innovations juridiques (très imaginatives et contraires au Droit naturel) en matière de reproduction (les mères porteuses, par exemple) et de politique familiale (extension à l'absurde du concept de mariage et de famille), sont de parfaits exemples d'ingénierie juridique, par laquelle les mentalités et les coutumes sont modifiées au profit du grand capital. Si le grand capital constate que les institutions, les douanes et les structures sont des obstacles à sa production et à son accumulation, il les supprime ; et en les supprimant, le changement juridique est fondamental.

Que la gauche parie sur une législation qui, unilatéralement, semble être "un pas en avant" signifie, la plupart du temps, un pas en arrière dans les droits de la plupart des travailleurs. Il y a des pas en avant qui le sont, mais vers l'abîme. Les institutions qui ont prouvé leur efficacité pendant des siècles ne doivent pas être considérées comme "rétrogrades". C'est le pire héritage de la gauche postmoderne, confondant le stable et le valide avec ce qui est (ou serait) réactionnaire. La famille, le mariage monogame, la législation et les organisations religieuses caritatives ou éducatives, etc. ont été les béquilles et les boucliers des classes subalternes de la société européenne depuis l'aube du Moyen Âge. Le dénigrement de ces réalités peut servir de propagande pour les nouvelles innovations en matière d'ingénierie sociale, mais il ne s'agit en aucun cas d'un hommage à la vérité et à la science.

mercredi, 05 juin 2019

Marx et le pouvoir satanique de l’argent…

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Marx et le pouvoir satanique de l’argent…

Les Carnets de Nicolas Bonnal

Le culte de l’argent détruit la planète et l’humanité. Devenus humanitaires, les oligarques se montrent encore plus dangereux que quand ils sont simplement voraces… cela appelle une réflexion sur le rôle satanique de l’argent, vrai prince dans ce monde. Pas besoin d’évoquer les pleurnicheries du christianisme occidental qui aura contribué (réforme et découvertes, colonisation, solidification puis aggiornamento mielleux) plus qu’aucune autre religion à la destruction de ce monde. 

Voyons donc un penseur plus sérieux. 

Debord les cite souvent : dans ses manuscrits de 1844 formidablement inspirés, Marx décrit le pouvoir de l’argent. Et cela va donner les observations suivantes :

« L’argent en possédant la qualité de tout acheter, en possédant la qualité de s'approprier tous les objets est donc l'objet comme possession éminente. L'universalité de sa qualité est la toute-puissance de son essence. Il passe donc pour tout-puissant... L'argent est l'entremetteur entre le besoin et l'objet, entre la vie et le moyen de subsistance de l'homme. Mais ce qui sert de moyen terme à ma vie, sert aussi de moyen terme à l'existence des autres hommes pour moi. C'est pour moi l'autre homme. »

Pour nous éclairer Marx a recours comme votre serviteur aux classiques. On commence par Goethe :

« Que diantre! il est clair que tes mains et les pieds

Et ta tête et ton c... sont à toi ;

Mais tout ce dont je jouis allégrement

En est-ce donc moins à moi ?

Si je puis payer six étalons,

Leurs forces ne sont-elles pas miennes ?

Je mène bon grain et suis un gros monsieur,

Tout comme si j'avais vingt-quatre pattes… »

Puis Marx continue avecShakespeare via le splendide/méconnu Timon d'Athènes :

« De l'or! De l'or jaune, étincelant, précieux! Non, dieux du ciel, je ne suis pas un soupirant frivole... Ce peu d'or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l'injuste, noble l'infâme, jeune le vieux, vaillant le lâche... Cet or écartera de vos autels vos prêtres et vos serviteurs ; il arrachera l'oreiller de dessous la tête des mourants ; cet esclave jaune garantira et rompra les serments, bénira les maudits, fera adorer la lèpre livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le banc des sénateurs ; c'est lui qui pousse à se remarier la veuve éplorée. Celle qui ferait lever la gorge à un hôpital de plaies hideuses, l'or l'embaume, la parfume, en fait de nouveau un jour d'avril. Allons, métal maudit, putain commune à toute l'humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations... »

Et plus loin :

« O toi, doux régicide, cher agent de divorce entre le fils et le père, brillant profanateur du lit le plus pur d'Hymen, vaillant Mars, séducteur toujours jeune, frais, délicat et aimé, toi dont la splendeur fait fondre la neige sacrée qui couvre le giron de Diane, toi dieu visible,& qui soudes ensemble les incompatibles et les fais se baiser, toi qui parles par toutes les bouches et dans tous les sens, pierre de touche des cœurs, traite en rebelle l'humanité, ton esclave, et par ta vertu jette-la en des querelles qui la détruisent, afin que les bêtes aient l'empire du monde. »

kmgb.jpgEt Marx commente et explique les passages cités :

« Shakespeare décrit parfaitement l'essence de l'argent. Pour le comprendre, commençons d'abord par expliquer le passage de Goethe :

Ce qui grâce à l'argent est pour moi, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Ma force est tout aussi grande que celle de l’argent. »

L’argent peut tout et donc il dissout tout :

« Les qualités de l'argent sont mes qualités et mes forces essentielles, – à moi son possesseur. Ce que je suis et ce que je peux n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m'acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante, est anéanti par l'argent. De par mon individualité, je suis perclus, mais l'argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas perclus; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans conscience, sans esprit, mais l'argent est vénéré, donc aussi son possesseur, l'argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon, l'argent m'évite en outre la peine d'être malhonnête ; on me présume donc honnête; je suis sans esprit, mais l'argent est l'esprit réel de toutes choses, comment son possesseur pourrait-il ne pas avoir d'esprit ? »

L’argent devient/achète l’esprit :

« De plus, il peut acheter les gens spirituels et celui qui possède la puissance sur les gens d'esprit n'est-il pas plus spirituel que l'homme d'esprit? Moi qui par l'argent peux tout ce à quoi aspire un cœur humain, est-ce que je ne possède pas tous les pouvoirs humaine ? Donc mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? »

Et il devient « le lien de tous les liens » :

« Si l'argent est le lien qui me lie à la vie humaine, qui lie à moi la société et qui me lie à la nature et à l'homme, l'argent n'est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas dénouer et nouer tous les liens ? N'est-il non plus de ce fait le moyen universel de séparation ? Il est la vraiemonnaie divisionnaire, comme le vrai moyen d'union, la force chimique[universelle] de la société. »

Marx synthétise l’envolée de Shakespeare (à qui les lobbies LGBTQ financés grassement font subir les pires avanies) :

« Shakespeare souligne surtout deux propriétés de l'argent :

1º Il est la divinité visible, la transformation de toutes les qualités humaines et naturelles en leur contraire, la confusion et la perversion universelle des choses ; il fait fraterniser les impossibilités.

2º Il est la courtisane universelle, l'entremetteur universel des hommes et des peuples. »

La définition vient :

« La perversion et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles, la fraternisation des impossibilités - la force divine - de l'argent sont impliquées dans son essence in tant qu'essence générique aliénée, aliénante et s'aliénant, des hommes. Il est la puissance aliénée de l'humanité.

Ce que je ne puis en tant qu'homme, donc ce que ne peuvent toutes mes forces essentielles d'individu, je le puis grâce à l'argent. L'argent fait donc de chacune de ces forces essentielles ce qu'elle n'est pas en soi; c'est-à-dire qu'il en fait son contraire. »

 

Sources 

Karl Marx, manuscrits de 1844 (classiques.uqac.ca)

Shakespeare, Timon…

jeudi, 01 mars 2018

Clausewitz y el marxismo revolucionario

por Roberto Sáenz

Ex: https://www.mas.org.ar

Guerra, política y partido

“La revolución proletaria no puede triunfar sin un partido, por fuera de un partido, contra un partido o con un sustituto para un partido. Esa es la principal enseñanza de los diez últimos años” (León Trotsky, Lecciones de Octubre).

El desborde ocurrido en las jornadas del 14 y 18 de diciembre ha puesto sobre la mesa la discusión sobre las relaciones entre guerra y política. A pesar de su campaña contra los “violentos”, el único violento fue el gobierno: reprimiendo una concentración de masas sobre el fondo del repudio masivo a la ley antijubilatoria, era inevitable que su acción represiva desatara una dura respuesta de los sectores movilizados.

La “gimnasia” del enfrentamiento a la represión dejó un sinnúmero de enseñanzas. Entre ellas, una central: las relaciones entre lucha política y lucha física: el pasaje de la lucha política a la acción directa.

Esta problemática ha sido abordada por el marxismo sobre todo a partir de la Revolución Rusa. Si bien con antecedentes en los estudios de Marx y Engels, y también los debates en la socialdemocracia alemana (que tuvo como gran protagonista a Rosa Luxemburgo), fueron Lenin y Trotsky los que le dieron vuelo a las investigaciones sobre las relaciones entre ambos órdenes sociales[1].

La fuente básica de los marxistas ha sido siempre Karl von Clausewitz, oficial del ejército prusiano, que a comienzos del siglo XIX y resumiendo la experiencia de los ejércitos napoleónicos, escribió su clásico tratado De la Guerra que hasta hoy expresa uno de los abordajes más profundos de dicho evento.

Clausewitz iniciaba su estudio con una sentencia que rompía con el sentido común de la época, cuando señalaba que la guerra no es una esfera social autónoma sino “la continuidad de la política bajo otras formas”, formas violentas.

51wviVgjw7L.jpgLenin y Trotsky recuperarían sus definiciones dándoles terrenalidad en la experiencia misma de la revolución: en el evento por antonomasia del pasaje de la política a la lucha física: la ciencia y arte de la insurrección: el momento en que se rompe el continuum de la historia con la intervención de las masas comandadas por el partido revolucionario, que se hacen del poder y cambian la historia.

Si, en definitiva, la lucha política es una lucha de partidos, la insurrección como evento máximo de traducción de la política al enfrentamiento físico, no tiene otra alternativa que ser comandado por un partido. Volveremos sobre esto.

A la insurrección de Octubre le seguiría la experiencia de Trotsky al frente del Ejército Rojo durante la guerra civil; las enseñanzas desprendidas de dicho evento.

A partir de la experiencia, y de la elaboración teórica desprendida de la misma, se fue forjando un corpus de conceptos, donde un lugar no menor lo ocupan las categorías de estrategia y táctica; la estrategia, que tiene que ver con el conjunto total de los enfrentamientos que llevan al triunfo en la confrontación; la táctica, relacionada con los momentos parciales de dicho enfrentamiento: los momentos específicos donde se pone a prueba la estrategia misma; estrategia que, como decía Clausewitz, debe entrar en el combate con el ejército y corregirse a la luz de sus desarrollos.

De ahí que esta elaboración tenga que ver con el pasaje de la política a la guerra: con aquel momento donde los enfrentamientos se sustancian en el lenguaje de la lucha física; lucha física que, de todas maneras, siempre está comandada por la política: “Bajo el influjo de Sharnhorst, Clausewitz se interesó por la visión histórica de la guerra (…) y llega a la temprana conclusión de que la política es el ‘alma’ de la guerra” (José Fernández Vega, Carl von Clausewitz. Guerra, política y filosofía).

La guerra como continuidad de la política

Desde Clausewitz guerra y política son esferas estrechamente relacionadas. Lenin y Trotsky retomaron esta definición del gran estratega militar alemán de comienzos del siglo XIX. Se apoyaron en Engels, que ya a mediados del siglo XIX le había comentado a Marx el “agudo sentido común” de los escritos de Clausewitz. También Franz Mehring, historiador de la socialdemocracia alemana y uno de los aliados de Rosa Luxemburgo, se había interesado por la historia militar y reivindicaba a Clausewitz.

Por otra parte, hacia finales de la II Guerra Mundial, en el pináculo de su prestigio, Stalin rechazó a Clausewitz con el argumento de que la opinión favorable que tenía Lenin acerca de éste se debía a que “no era especialista en temas militares”…

Pierre Naville señalaría que el Frente Oriental y el triunfo militar del Ejército Rojo sobre la Wehrmacht, había confirmado la tesis contraria: la validez de Clausewitz y lo central de sus intuiciones militares; entre otras, la importancia de las estrategias defensivas en la guerra.

Según su famosa definición, para Clausewitz “la guerra es la continuación de la política por otros medios”. Quedaba así establecida una relación entre guerra y política que el marxismo hizo suya. La guerra es una forma de las relaciones sociales cuya lógica está inscripta en las relaciones entre los Estados, pero que el marxismo ubicó, por carácter transitivo, en la formación de clase de la sociedad. La guerra, decía Clausewitz, debe ser contemplada “como parte de un todo”, y ese todo es la política, cuyo contenido, para el marxismo, es la lucha de clases.

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Con agudeza, el teórico militar alemán sostenía que la guerra debía ser vista como un “elemento de la contextura social”, que es otra forma de designar un conflicto de intereses solucionado de manera sangrienta, a diferencia de los demás conflictos.

Esto no quiere decir que la guerra no tenga sus propias especificidades, sus propias leyes, que requieren de un análisis científico de sus determinaciones y características. Desde la Revolución Francesa, pasando por las dos guerras mundiales y las revoluciones del siglo XX, la ciencia y el arte de la guerra se enriquecieron enormemente. Tenemos presentes las guerras bajo el capitalismo industrializado y las sociedades pos-capitalistas como la ex URSS, y el constante revolucionamiento de la ciencia y la técnica guerrera.

Las relaciones entre técnica y guerra son de gran importancia; ya Marx había señalado que muchos desarrollos de las fuerzas productivas ocurren primero en el terreno de la guerra y se generalizan después a la economía civil.

Las dos guerras mundiales fueron subproducto del capitalismo industrial contemporáneo: la puesta en marcha de medios de destrucción masivos, el involucramiento de las grandes masas, la aplicación de los últimos desarrollos de la ciencia y la técnica a la producción industrial y a las estrategias de combate (Traverso).

Esto dio lugar a toda la variedad imaginable en materia de guerra de posiciones y de maniobra: con cambios de frente permanentes y de magnitud, con la aparición de la aviación, los medios acorazados, los submarinos, la guerra química y nuclear y un largo etcétera[2].

Como conclusión, cabe volver a recordar lo señalado por Trotsky a partir de su experiencia en la guerra civil: no hay que atarse rígidamente a ninguna de las formas de la lucha: la ofensiva y la defensa son características que dependen de las circunstancias. Y, en su generalidad, la experiencia de la guerra ha consagrado la vigencia de las enseñanzas de Clausewitz, que merecen un estudio profundo por parte de la nueva generación militante.

La política como “guerra de clases”

Ahora bien, si la guerra es la continuidad de la política por otros medios, a esta fórmula le cabe cierta reversibilidad: “Si la guerra puede ser definida como la continuidad de la política por otros medios, [la política] deviene, recíprocamente, la continuidad de la guerra fuera de sus límites por sus propios medios. Ella también es un arte del tiempo quebrado, de la coyuntura, del momento propicio para arribar a tiempo ‘al centro de la ocasión” (Bensaïd, La política como arte estratégico).

claus.jpgDe ahí que muchos de los conceptos de la guerra se vean aplicados a la política, ya que ésta es, como la guerra, un campo para hacer valer determinadas relaciones de fuerza. Sin duda, las relaciones de fuerza políticas se hacen valer mediante un complejo de relaciones mayor y más rico que el de la violencia desnuda, pero en el fondo en el terreno político también se trata de vencer la resistencia del oponente.

En todo caso, la política como arte ofrece más pliegues, sutilezas y complejidades que la guerra, como señalaría Trotsky, que agregaba que la guerra (y ni hablar cuando se trata de la guerra civil, su forma más cruenta), debe ser peleada ajustándose a sus propias leyes, so pena de sucumbir: “Clausewitz se opone a las concepciones absolutistas de la guerra [que la veían como una suerte de ceremonia y de juego] y enfatiza el ‘elemento brutal’ que toda guerra contiene” (Vega, ídem).

De allí que se pueda definir a la política (metafóricamente) como continuidad de la “guerra” que cotidianamente se sustancia entre las clases sociales explotada y explotadora. Así, la política es una manifestación de la guerra de clases que recorre la realidad social bajo la explotación capitalista. Esta figura puede ayudar a apreciar la densidad de lo que está en juego, superando la mirada a veces ingenua de las nuevas generaciones.

Nada de esto significa que tengamos una concepción militarista de las cosas. Todo lo contrario: el militarismo es una concepción reduccionista que pierde de vista el espesor de la política revolucionaria, y que deja de lado a las grandes masas, reemplazadas por la técnica y el herramental de guerra, a la hora de los eventos históricos.

Es característico del militarismo hacer primar la guerra sobre la política, algo común tanto a las políticas de las potencias imperialistas como a las formaciones guerrilleras pequeño-burguesas de los años 70: perdían de vista a las grandes masas como actores y protagonistas de la historia.

51P0TJuOCUL._SX329_BO1,204,203,200_.jpgTal era la posición del general alemán de la I Guerra Mundial, Erich von Ludendorff, autor de la obra La guerra total (1935), donde criticaba a Clausewitz desde una posición reduccionista que ponía en el centro de las determinaciones a la categoría de “guerra total”, a la que independizaba de la política negando el concepto clausewitziano de “guerra absoluta”, que necesariamente se ve limitado por las determinaciones políticas.

A su modo de ver De la guerra era “el resultado de una evolución histórica hoy anacrónica y desde todo punto de vista sobrepasada” (Darío de Benedetti, ídem).

Para Ludendorff y los teóricos del nazismo, lo “originario” era el “estado de guerra permanente”; la política, solamente uno de sus instrumentos. De ahí que se considerara la paz simplemente como “un momento transitorio entre dos guerras”.

En esa apelación a la “guerra total” las masas, el Volk, eran vistas como un instrumento pasivo: pura carne de cañón en la contienda: “Ludendorff olvida el factor humano, las fuerzas morales según Clausewitz, como factor decisivo de toda movilización (…) [apela a] un verdadero proceso de cosificación, que permite una total disposición de medios para su alcance” (de Benedetti, ídem).

Pero lo cierto es lo contrario: si la guerra no es más que la continuidad de la política por medios violentos, es la segunda la que fija los objetivos de la primera: “En el siglo XVIII aún predominaba la concepción primitiva según la cual la guerra es algo independiente, sin vinculación alguna con la política, e, inclusive, se concebía la guerra como lo primario, considerando la política más bien como un medio de la guerra; tal es el caso de un estadista y jefe de campo como fue el rey Federico II de Prusia. Y en lo que se refiere a los epígonos del militarismo alemán, los Ludendorff y Hitler, con su concepción de la ‘guerra total’, simplemente invirtieron la teoría de Clausewitz en su contrario antagónico” (AAVV, Clausewitz en el pensamiento marxista).

Con esta suerte de “analogía” entre la política y la guerra lo que buscamos es dar cuenta de la íntima conflictividad de la acción política; superar toda visión ingenua o parlamentarista de la misma. La política es un terreno de disputa excluyente donde se afirman los intereses de la burguesía o de la clase obrera. No hay conciliación posible entre las clases en sentido último; esto le confiere todos los rasgos de guerra implacable a la lucha política.

La política revolucionaria, no la reformista u electoralista, tiene esa base material: la oposición irreconciliable entre las clases, como destacara Lenin. Lo que no obsta para que los revolucionarios tengamos la obligación de utilizar la palestra parlamentaria, hacer concesiones y pactar compromisos.

Pero la utilización del parlamento, o el uso de las maniobras, debe estar presidida por una concepción clara acerca de ese carácter irreconciliable de los intereses de clase, so pena de una visión edulcorada de la política, emparentada no con las experiencias de las grandes revoluciones históricas, sino con los tiempos posmodernos y “destilados” de la democracia burguesa y el “fin de la historia” que, como señalara Bensaïd, pretenden reducir a cero la idea misma de estrategia.

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Crítica del militarismo

El criterio principista de tipo estratégico que preside al marxismo revolucionario es que todas las tácticas y estrategias deben estar al servicio de la autodeterminación revolucionaria de la clase obrera, de su emancipación. Sobre la base de las lecciones del siglo XX, debe ser condenado el sustituismo social de la clase obrera como estrategia y método para lograr los objetivos emancipatorios del proletariado.

El sustituismo como estrategia, simplemente, no es admisible para los socialistas revolucionarios. Toda la experiencia del siglo XX atestigua que si no está presente la clase obrera, su vanguardia, sus organismos de lucha y poder, sus programas y partidos, si no es la clase obrera con sus organizaciones la que toma el poder, la revolución no puede progresar de manera socialista: queda congelada en el estadio de la estatización de los medios de producción, lo que, a la postre, no sirve a los objetivos de la acumulación socialista sino de la burocracia.

Un ejemplo vivido por los bolcheviques a comienzos de 1920 fue la respuesta al ataque desde Polonia decidida por el dictador Pilsudsky en el marco de la guerra civil, ataque que desató una contraofensiva del Ejército Rojo que atravesó la frontera rusa y llegó hasta Varsovia. Durante unas semanas dominó el entusiasmo que “desde arriba”, militarmente, se podía extender la revolución. Uno de los principales actores de este empuje fue el talentoso y joven general Tujachevsky (asesinado por Stalin en las purgas de los años 30[3]).

Esta acción fue explotada por la dictadura polaca de Pilsudsky como “un avasallamiento de los derechos nacionales polacos”, y no logró ganar el favor de las masas obreras y mucho menos campesinas, por lo que terminó en un redondo fracaso.

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Trotsky, que con buen tino se había opuesto a la misma[4], sacó la conclusión que una intervención militar en un país extranjero desde un Estado obrero, puede ser un punto de apoyo secundario y/o auxiliar en un proceso revolucionario, nunca la herramienta fundamental: “En la gran guerra de clases actual la intervención militar desde afuera puede cumplir un papel concomitante, cooperativo, secundario. La intervención militar puede acelerar el desenlace y hacer más fácil la victoria, pero sólo cuando las condiciones sociales y la conciencia política están maduras para la revolución. La intervención militar tiene el mismo efecto que los fórceps de un médico; si se usan en el momento indicado, pueden acortar los dolores del parto, pero si se usan en forma prematura, simplemente provocarán un aborto” (en E. Wollenberg, El Ejército Rojo, p. 103).

De ahí que toda la política, la estrategia y las tácticas de los revolucionarios deban estar al servicio de la organización, politización y elevación de la clase obrera a clase dominante; que no sea admisible su sustitución a la hora de la revolución social por otras capas explotadas y oprimidas  aparatos políticos y/o militares ajenos a la clase obrera misma (otra cosa son las alianzas de clases explotadas y oprimidas imprescindibles para tal empresa).

El criterio de la autodeterminación y centralidad de la clase obrera en la revolución social, es un principio innegociable. Y no sólo es un principio: hace a la estrategia misma de los socialistas revolucionarios en su acción.

Otra cosa es que las relaciones entre masas, partidos y vanguardia sean complejas, no admitan mecanicismos. Habitualmente los factores activos son la amplia vanguardia y las corrientes políticas, mientras que las grandes masas se mantienen pasivas y sólo entran en liza cuando se producen grandes conmociones, algo que, como decía Trotsky, era signo inequívoco de toda verdadera revolución.

Ocurre una inevitable dialéctica de sectores adelantados y atrasados en el seno de la clase obrera a la hora de la acción política; no se debe buscar el “mínimo común denominador” adaptándose a los sectores atrasados sino, por el contrario, ganar la confianza de los sectores más avanzados para empujar juntos a los más atrasados.

Incluso más: puede haber circunstancias de descenso en las luchas del proletariado y el partido -más aún si está en el poder- verse obligado a ser una suerte de nexo o “puente” entre el momento actual de pasividad y un eventual resurgimiento de las luchas en un período próximo. No tendrá otra alternativa que “sustituir”, transitoriamente, la acción de la clase obrera en defensa de sus intereses inmediatos e históricos.

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Algo de esto afirmaba Trotsky que le había ocurrido al bolchevismo a comienzos de los años 20, luego de que la clase obrera y las masas quedaran exhaustas a la salida de la guerra civil[5]. Pero el criterio es que aun “sustituyéndola”, se deben defender los intereses inmediatos e históricos de la clase obrera. Y esta “sustitución” sólo puede ser una situación transitoria impuesta por las circunstancias, so pena de transformarse en otra cosa[6].

Ya la teorización del sustituismo social de la clase obrera en la revolución socialista pone las cosas en otro plano: es una justificación de la acción de una dirección burocrática y/o pequeñoburguesa que, si bien puede terminar yendo más lejos de lo que ella preveía en el camino del anticapitalismo, nunca podrá sustituir a la clase obrera al frente del poder. Porque esto amenaza que se terminen imponiendo los intereses de una burocracia y no los de la clase obrera (como ocurrió en el siglo XX).

Quebrar el movimiento inercial  

De lo anterior se desprende otra cuestión: la apelación a los métodos de lucha de la clase obrera en contra del terrorismo individual o de las minorías que empuñan las armas en “representación” del conjunto de los explotados y oprimidos.

En el siglo pasado han habido muchas experiencias: el caso de las formaciones guerrilleras latinoamericanas, y del propio Che Guevara, que excluían por definición los métodos de lucha de masas en beneficio de los “cojones”: una “herramienta central” de la revolución, porque la clase obrera estaba, supuestamente, “aburguesada”…

Un caso similar fue el del PCCh bajo Mao. La pelea contra el sustituismo social de la clase obrera tiene que ver con que los revolucionarios no “inventamos nada”: no creamos artificialmente los métodos de pelea y los organismos de lucha y poder. Más bien ocurre lo contrario: buscamos hacer consciente su acción, generalizar esas experiencias e incorporarlas al acervo de enseñanzas de la clase obrera.

1141003431.jpgEsta era una preocupación característica de Rosa Luxemburgo, que insistía en la necesidad de aprender de la experiencia real de la clase obrera, contra el conservadurismo pedante y de aparato de la vieja socialdemocracia.

Vale destacar también la ubicación de Lenin frente al surgimiento de los soviets en 1905. Los “bolcheviques de comité”, demasiado habituados a prácticas sectarias y conservadoras, se negaban a entrar en el Soviet de Petrogrado porque éste “no se declaraba bolchevique”… Lenin insistía que la orientación debía ser “Soviets y partido”, no contraponer de manera pedante y ultimatista, unos y otros.

Sobre la cuestión del armamento popular rechazamos las formaciones militares que actúan en sustitución de la clase obrera, así como el terrorismo individual, y por las mismas razones. Pero debemos dejar a salvo no sólo la formación de ejércitos revolucionarios como el Ejército Rojo, evidentemente, también experiencias como la formación de milicias obreras y populares o las dependientes de las organizaciones revolucionarias.

Este último fue el caso del POUM y los anarquistas en la Guerra Civil española, más allá del centrismo u oportunismo de su política. Y podrían darse circunstancias similares en el futuro que puedan ser englobadas bajo la orientación del armamento popular.

Agreguemos algo más vinculado a la guerra de guerrillas. En Latinoamérica, en la década del 70, las formaciones foquistas o guerrilleras, rurales o urbanas, reemplazaban con sus “acciones” la lucha política revolucionaria (las acciones de masas y la construcción de partidos de la clase obrera).

Sin embargo, este rechazo a la guerra de guerrillas como estrategia política, no significa descartarla como táctica militar. Si es verdad que se trata de un método de lucha habitualmente vinculado a sectores provenientes del campesinado (o de sectores más o menos “desclasados”), bajo condiciones extremas de ocupación militar del país por fuerzas imperialistas, no se debe descartar la eventualidad de poner en pie formaciones de este tipo íntimamente vinculadas a la clase trabajadora. Esto con un carácter de fuerza auxiliar similar a una suerte de milicia obrera, y siempre subordinada al método de lucha principal, que es la lucha de masas[7].

Pasemos ahora a las alianzas de clases y la hegemonía que debe alcanzar la clase obrera a la hora de la revolución. Si la centralidad social en la revolución corresponde a la clase obrera, ésta debe tender puentes hacia el resto de los sectores explotados y oprimidos.

Para que la revolución triunfe, debe transformarse en una abrumadora mayoría social. Y esto se logra cuando la clase obrera logra elevarse a los intereses generales y a tomar en sus manos las necesidades de los demás sectores explotados y oprimidos.

Es aquí donde el concepto de alianza de clases explotadas y oprimidas se transforma en uno análogo: hegemonía. La hegemonía de la clase obrera a la hora de la revolución socialista corresponde al convencimiento de los sectores más atrasados, de las capas medias, del campesinado, de que la salida a la crisis de la sociedad ya no puede provenir de la mano de la burguesía, sino solamente del proletariado.

2930402253.jpgEste problema es clásico a toda gran revolución. Si la Revolución Francesa de 1789 logró triunfar es porque desde su centro excluyente, París, logró arrastrar tras de sí al resto del país. Algo que no consiguió la Comuna de París cien años después, lo que determinó su derrota. El mismo déficit tuvo el levantamiento espartaquista de enero de 1919 en Alemania, derrotado a sangre y fuego porque el interior campesino y pequeño-burgués no logró ser arrastrado. Multitudinarias movilizaciones ocurrían en Berlín enfervorizando a sus dirigentes (sobre todo a Karl Liebknecht; Rosa era consciente de que se iba al desastre), mientras que en el interior el ejército alemán se iba reforzando y fortaleciendo con el apoyo del campesinado y demás sectores conservadores.

Precisamente en esa apreciación fundaba Lenin la ciencia y el arte de la insurrección: en una previsión que debía responder a un análisis lo más científico posible, pero también a elementos intuitivos, acerca de qué pasaría una vez que el proletariado se levantase en las ciudades.

El proletariado se pone de pie y toma el poder en la ciudad capital. Pero la clave de la insurrección, y la revolución misma, reside en si logra arrastrar activamente o, al menos, logra un apoyo pasivo, tácito, o incluso la “neutralidad amistosa” (Trotsky), de las otras clases explotadas y oprimidas en el interior.

De ahí que alianza de clases, hegemonía y ciencia y arte de la insurrección tengan un punto de encuentro en el logro de la mayoría social de la clase obrera a la hora de la toma del poder.

Una apreciación que requerirá de todas las capacidades de la organización revolucionaria en el momento decisivo, y que es la mayor prueba a la que se puede ver sometido un partido digno de tal nombre: “Todas estas cartas [se refiere a las cartas de Lenin a finales de septiembre y comienzos de octubre de 1917], donde cada frase estaba forjada sobre el yunque de la revolución, presentan un interés excepcional para caracterizar a Lenin y apreciar el momento. Las inspira el sentimiento de indignación contra la actitud fatalista, expectante, socialdemócrata, menchevique hacia la revolución, que era considerada como una especie de película sin fin. Si en general el tiempo es un factor importante de la política, su importancia se centuplica en la época de guerra y de revolución. No es seguro que se pueda hacer mañana lo que puede hacerse hoy (…).

“Pero tomar el poder supone modificar el curso de la historia. ¿Es posible que tamaño acontecimiento deba depender de un intervalo de veinticuatro horas? Claro que sí. Cuando se trata de la insurrección armada, los acontecimientos no se miden por el kilómetro de la política, sino por el metro de la guerra. Dejar pasar algunas semanas, algunos días; a veces un solo día sin más, equivale, en ciertas condiciones, a la rendición de la revolución, a la capitulación (…).

“Desde el momento en que el partido empuja a los trabajadores por la vía de la insurrección, debe extraer de su acto todas las consecuencias necesarias. À la guerre comme à la guerre [en la guerra como en la guerra]. Bajo sus condiciones, más que en ninguna otra parte, no se pueden tolerar las vacilaciones y las demoras. Todos los plazos son cortos. Al perder tiempo, aunque no sea más que por unas horas, se le devuelve a las clases dirigentes algo de confianza en sí mismas y se les quita a los insurrectos una parte de su seguridad, pues esta confianza, esta seguridad, determina la correlación de fuerzas que decide el resultado de la insurrección” (Trotsky, Lecciones de Octubre).

El partido como factor decisivo de las relaciones de fuerzas    

Veremos someramente ahora el problema del partido como factor organizador permanente y como factor esencial de la insurrección.

Derbent-Volskrieg.jpgEl partido no agrupa a los trabajadores por su condición de tales sino solamente aquéllos que han avanzado a la comprensión de que la solución a los problemas pasa por la revolución socialista: el partido agrupa a los revolucionarios y no a los trabajadores en general (cuya abrumadora mayoría es de ideología burguesa, reformista y no revolucionaria).

Quienes se agrupan bajo un mismo programa constituyen un partido. Pero si sus militantes no construyen el partido, no lo construye nadie: el partido es lo menos objetivo y espontáneo que hay respecto de las formas de la organización obrera: requiere de un esfuerzo consciente y adicional, con leyes propias.

Un problema muy importante es el de la combinación de los intereses del movimiento en general y los del partido en particular a la hora de la intervención política. Un error habitual es sacrificar unos en el altar de los otros.

En el caso de las tendencias más burocráticas, lo que se sacrifica son los intereses generales de los trabajadores en función de los del propio aparato. Ya Marx sostenía que los comunistas sólo se caracterizaban por ser los que, en cada caso, hacían valer los intereses generales del movimiento.

Pero es también una concepción falsa creer que los intereses del partido nunca valen; que sólo vale el interés “general”, sacrificando ingenuamente los intereses del propio partido.

Así se hace imposible construir el partido, cuya mecánica de construcción es la menos “natural”. Precisamente por esto hay que aprender a sostener ambos intereses: las condiciones generales de la lucha y la construcción del partido a partir de ellas. Además, hay que saber evaluar qué interés es el que está en juego en cada caso. Nunca se puede correr detrás de toda lucha, de todo acontecimiento; no hay partido que lo pueda hacer.

Pero cuando se trata de organizaciones de vanguardia, hay que elegir. Hay que jerarquizar considerando el peso del hecho objetivo, y también las posibilidades del partido de responder y construirse en esa experiencia.

Esto significa que no siempre la agenda partidaria se ordena alrededor de la agenda “objetiva” de la realidad. Hay que considerar la agenda de la propia organización a la hora de construirse, sus propias iniciativas: “La observación más importante que se puede hacer a propósito de todo análisis concreto de la correlación de fuerzas es que estos análisis no pueden ni deben ser análisis en sí mismos (a menos que se escriba un capítulo de historia del pasado), sino que sólo adquieren significado si sirven para justificar una actividad práctica, una iniciativa de voluntad. Muestran cuáles son los puntos de menor resistencia donde puede aplicarse con mayor fruto la fuerza de la voluntad; sugieren las operaciones tácticas inmediatas; indican cómo se puede plantear mejor una campaña de agitación política, qué lenguaje entenderán mejor las multitudes, etc. El elemento decisivo de toda situación es la fuerza permanentemente organizada y dispuesta desde hace tiempo, que se puede hacer avanzar cuando se considera que una situación es favorable (y sólo es favorable en la medida en que esta fuerza existe y está llena de ardor combativo); por esto, la tarea esencial es la de procurar sistemática y pacientemente formar, desarrollar, hacer cada vez más homogénea, más compacta y más consciente de sí misma esta fuerza [es decir, el partido]” (Gramsci, La política y el Estado moderno, pp. 116-7).

En síntesis: el análisis de la correlación de fuerzas sería “muerto”, pedante, pasivo, si no tomara en consideración que el partido es, debe ser, un factor fundamental en dicha correlación de fuerzas; el factor que puede terminar inclinando la balanza; el que munido de una política correcta, y apoyándose en un determinado “paralelogramo de fuerzas”, puede mover montañas.

La figura del “paralelogramo de fuerzas” nos fue sugerida por la carta de Engels a José Bloch (1890). Engels colocaba dicho paralelogramo como subproducto de determinaciones puramente “objetivas”. Sin embargo, a la cabeza de dicho “paralelogramo” se puede y debe colocar el partido para irrumpir en la historia: romper la inercia con el plus “subjetivo” que añade el partido: “(…) la historia se hace de tal modo, que el resultado final siempre deriva de los conflictos entre muchas voluntades individuales, cada una de las cuales, a su vez, es lo que es por efecto de una multitud de condiciones especiales de vida; son, pues, innumerables fuerzas que se entrecruzan las unas con las otras, un grupo infinito de paralelogramos de fuerzas, de las que surge una resultante -el acontecimiento histórico- (…)”.

El partido que sepa colocarse a la cabeza de dicho “paralelogramo”, que haya logrado construirse, que sepa hacer pesar fuerzas materiales en dicho punto decisivo, podrá mover montañas: romper el círculo infernal del “eterno retorno de lo mismo” abriendo una nueva historia.

Bibliografía

AAVV, Clausewitz en el pensamiento marxista, Pasado y Presente.

Darío de Benedetti, La teoría militar entre la Kriegsideologie y el Modernismo Reaccionario, Cuadernos de Marte, mayo 2010.

Daniel Bensaïd, La politique comme art stratégique, Archives personnelles, Âout 2007, npa2009.org.

  1. Engels, Carta a José Bloch, Londres 21/2 de septiembre de 1890, Marxist Internet Archive.

Antonio Gramsci, La política y el Estado moderno, Planeta-Agostini, Barcelona, 1985.

León Trotsky, Lecciones de Octubre, Kislovodsk, 15 de septiembre de 1924, Marxist Internet Archive.

José Fernández Vega, Carl von Clausewitz. Guerra, política y filosofía, Editorial Almagesto, Buenos Aires, 1993.

  1. Wollenberg, El Ejército Rojo.

[1] De Lenin se conoce un cuaderno de comentarios sobre De la Guerra; Trotsky “mechó” muchas de sus reflexiones estratégicas con referencias al teórico alemán, amén de tener sus propios Escritos militares.

[2] Ver nuestro texto Causas y consecuencias del triunfo de la URSS sobre el nazismo, en www.socialismo-o-barbarie.org.

[3] Tujachevsky estaba enrolado en la fallida “teoría de la ofensiva”. Trotsky estaba en contra de la misma: la condenaba por rígida, militarista y ultraizquierdista. Ver las Antinomias de Antonio Gramsci (un valioso texto del marxista inglés Perry Anderson de los años 70).

[4] En este caso se dio una sorprendente “inversión” (en relación a los errores) bajo el poder bolchevique: en general, fue Lenin el que dio en la tecla en las disputas con Trotsky. Pero en este caso las cosas se dieron invertidas: mientras Lenin se arremolinaba entusiasta sobre los mapas siguiendo la ofensiva, Trotsky manifestaba sus reservas.

[5] Ver al respecto nuestros textos sobre el bolchevismo en el poder.

[6] Ver al respecto El último combate de Lenin de Moshe Lewin.

[7] En todo caso, el siglo XX ha dado lugar a un sinnúmero de ricas experiencias militares en el terreno de la revolución, las que requieren de un estudio ulterior.

 

mercredi, 28 février 2018

Henri Lefebvre et le procès marxiste de la vie quotidienne

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Henri Lefebvre et le procès marxiste de la vie quotidienne

par Nicolas Bonnal

Ex; http://www.dedefensa.org

Henri-Lefebvre-1971-1.jpgTout le monde a oublié Henri Lefebvre et je pensais que finalement il vaut mieux être diabolisé, dans ce pays de Javert, de flics de la pensée, qu’oublié. Tous les bons penseurs, de gauche ou marxistes, sont oubliés quand les réactionnaires, fascistes, antisémites, nazis sont constamment rappelés à notre bonne vindicte. Se rappeler comment on parle de Céline, Barrès, Maurras ces jours-ci… même quand ils disent la même chose qu’Henri Lefebvre ou Karl Marx (oui je sais, cent millions de morts communistes, ce n’est pas comme le capitalisme, les démocraties ou les Américains qui n’ont jamais tué personne, Dresde et Hiroshima étant transmuées en couveuses par la doxa historique).

Un peu de Philippe Muray pour comprendre tout cela – cet oubli ou cette diabolisation de tout le monde :

« Ce magma, pour avoir encore une ombre de définition, ne peut plus compter que sur ses ennemis, mais il est obligé de les inventer, tant la terreur naturelle qu’il répand autour de lui a rapidement anéanti toute opposition comme toute mémoire. »

J’avais découvert Henri Lefebvre grâce à Guy Debord qui, lui, est diabolisé pour théorie de la conspiration maintenant ! Sociologue et philosophe, membre du PCF, Lefebvre a attaqué la vie quotidienne, la vie ordinaire après la Guerre, premier marxiste-communiste à prendre en compte la médiocrité de la vie moderne à la même époque qu’Henri de man (je sais, merci, fasciste-nazi-réac-technocrate vichyste etc.). Le plus fort est que Lefebvre attaque le modèle soviétique qui débouchait à la même époque sur le même style de vie un peu nul, les grands ensembles, le métro-boulot-dodo, le cinoche…

J’ai déjà évoqué Henri de Man dans mon livre sur la Fin de l’Histoire. Un bel extrait bien guénonien sans le vouloir :

« Tous les habitants de ces maisons particulières écoutaient en même temps la même retransmission. Je fus pris de cette angoisse … Aujourd'hui ce sont les informations qui jouent ce rôle par la manière dont elles sont choisies et présentées, par la répétition constante des mêmes formules et surtout par la force suggestive concentrée dans les titres et les manchettes. »

HL-manifdiff.jpgC’est dans l’ère des masses. On peut rajouter ce peu affriolant passage :

« L'expression sociologique de cette vérité est le sentiment de nullité qui s'empare de l'homme d'aujourd'hui lorsqu'il comprend quelle est sa solitude, son abandon, son impuissance en présence des forces anonymes qui poussent l'énorme machine sociale vers un but inconnu. Déracinés, déshumanisés, dispersés, les hommes de notre époque se trouvent, comme la terre dans l'univers copernicien, arrachés à leur axe et, de ce fait, privés de leur équilibre. »

Lefebvre dans un livre parfois ennuyeux et vieilli hélas (le jargon marxiste des sixties…) dénonce aussi cet avènement guénonien de l’homme du règne de la quantité. Il se moque des réactionnaires, mais il est bien obligé de penser comme eux (et eux ne seront pas oubliés, lui oui !) :

« Le pittoresque disparaît avec une rapidité qui n’alimente que trop bien les déclarations et les lamentations des réactionnaires…. »

Ici deux remarques, Herr professeur : un, le « pittoresque » comme vous dites c’est la réalité du paysage ancestral, traditionnel saboté, pollué et remplacé, ou recyclé en cuvette pour touristes sous forme de « vieille ville ». Deux, les chrétiens révoltés qui dénoncent cette involution dès le dix-neuvième ne sont pas des réacs sociologiques, pas plus que William Morris ou Chesterton ensuite.

Henri Lefebvre poursuit, cette fois magnifiquement :

« Là où les peuples se libèrent convulsivement des vieilles oppressions (nota : les oppressions coloniales n’étaient pas vieilles et furent remplacées par des oppressions bureaucratiques ou staliniennes pires encore, lisez Jacob Burckhardt), ils sacrifient certaines formes de vie qui eurent longtemps grandeur – et beauté. »

Et là il enfonce le clou (visitez les villes industrielles marxistes pour vous en convaincre :

« Les pays attardés qui avancent produisent la laideur, la platitude, la médiocrité comme un progrès. Et les pays avancés qui ont connu toutes les grandeurs de l’histoire produisent la platitude comme une inévitable prolifération. »

HL-revUrb.jpgLes pays comme la Chine qui ont renoncé au marxisme orthodoxe aujourd’hui avec un milliard de masques sur la gueule, de l’eau polluée pour 200 millions de personnes et des tours à n’en plus finir à vingt mille du mètre. Cherchez alors le progrès depuis Marco Polo…

Matérialiste, Lefebvre évoque ensuite l’appauvrissement du quotidien, la fin des fêtes païennes-folkloriques (j’ai évoqué ce curieux retour du refoulé dans mon livre sur le folklore slave et le cinéma soviétique) et il regrette même son église enracinée d’antan (s’il voyait aujourd’hui ce que Bergoglio et les conciliaires en ont fait…). C’est la fameuse apostrophe de Lefebvre à son Eglise :

« Eglise, sainte Eglise, après avoir échappé à ton emprise, pendant longtemps je me suis demandé d’où te venait ta puissance. »

Eh oui cette magie des siècles enracinés eut la vie dure.

Je vous laisse découvrir cet auteur et ce livre car je n’ai pas la force d’en écrire plus ; lui non plus n’est pas arrivé avec le panier à solutions rempli…

Penseur du crépuscule marxiste, Lefebvre m’envoûte comme son église parfois. Comme disait le penseur grec marxiste Kostas Papaioannou, « le capitalisme c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, et le marxisme le contraire » ! De quoi relire une petite révolte contre le monde moderne !

La révolution ? Le grand chambardement ? Sous les pavés la plage privatisée par les collègues de Cohn-Bendit ? Je laisserai conclure Henri Lefebvre :

« En 1917 comme en 1789, les révolutionnaires crurent entrer de plain-pied dans une autre monde, entièrement nouveau. Ils passaient du despotisme à la liberté, du capitalisme au communisme. A leur signal la vie allait changer comme un décor de théâtre. Aujourd’hui, nous savons que la vie n’est jamais simple. »

Et comme je disais que nos cathos réacs étaient les plus forts :

HL-VQ.jpg« La révolution… crée le genre d’homme qui lui sont nécessaires, elle développe cette race nouvelle, la nourrit d'abord en secret dans son sein, puis la produit au grand jour à mesure qu'elle prend des forces, la pousse, la case, la protège, lui assure la victoire sur tous les autres types sociaux. L'homme impersonnel, l’homme en soi, dont rêvaient les idéologues de 1789, est venu au monde : il se multiplie sous nos yeux, il n'y en aura bientôt plus d’autre ; c'est le rond-de-cuir incolore, juste assez instruit pour être « philosophe », juste assez actif pour être intrigant, bon à tout, parce que partout on peut obéir à un mot d'ordre, toucher un traitement et ne rien faire – fonctionnaire du gouvernement officiel - ou mieux, esclave du gouvernement officieux, de cette immense administration secrète qui a peut-être plus d'agents et noircit plus de paperasses que l'autre. »

C’était l’appel de Cochin, le vrai…

Sources

Henri Lefebvre – critique de la vie quotidienne, éditions de l’Arche

Henri de Man – L’ère des masses

René Guénon – la crise du monde moderne ; le règne de la quantité et les signes des temps

Chesterton – Orthodoxie ; hérétiques (Gutenberg.org)

Cochin – La révolution et la libre pensée

Nicolas Bonnal – Chroniques sur la fin de l’histoire ; le cinéma soviétique et le folklore slave ; Céline, le pacifiste enragé

Julius Evola – révolte contre le monde moderne

vendredi, 17 mars 2017

Reading Marx Right: A “Reactionist” Interpretation of The Communist Manifesto

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Reading Marx Right:
A “Reactionist” Interpretation of The Communist Manifesto

 

There is much about The Communist Manifesto [2] that is valid from a Rightist viewpoint – if analyzed from a reactionary perspective. One does not need to be a Marxist to accept that a dialectical interpretation of history is one of several methods by which history can be studied, albeit not in a reductionist sense, but in tandem with other methods such as, in particular, the cyclical morphology of Oswald Spengler,[1] the economic morphology of civilizations as per Brooks Adams,[2] the cultural vitalism of Yockey,[3] and the heroic vitalism of Carlyle.[4] Marx, after all, did not conceive dialectics, he appropriated the theory from Hegel, who had followers from both Left and Right, and whose doctrine was not that of the materialism of the Left. The American Spenglerian, Francis Parker Yockey, pointed this out:

Being inwardly alien to Western philosophy, Marx could not assimilate the ruling philosopher of his time, Hegel, and borrowed Hegel’s method to formulate his own picture. He applied this method to capitalism as a form of economy, in order to bring about a picture of the Future according to his own feelings and instincts.[5]

Indeed, Marx himself repudiated Hegel’s dialectics, whose concept of “The Idea” seemed of a religious character to Marx, who countered this metaphysical “Idea” with the “material world”:

My dialectic method is not only different from the Hegelian, but is its direct opposite. To Hegel, the life-process of the human brain, i.e. the process of thinking, which, under the name of “the Idea,” he even transforms into an independent subject, is the demiurgos of the real world, and the real world is only the external, phenomenal form of “the Idea.” With me, on the contrary, the ideal is nothing else than the material world reflected by the human mind, and translated into forms of thought.[6]

Hegel, on the other hand, wrote about how the historical dialectic worked on the “national spirit,” his philosophy being a part of the Rightist doctrinal stream that was receiving an important impetus form the German thinkers in antithesis to “English thought” based on economics, which imbued Marx’s thinking and hence mirrored capitalism. Hegel wrote, for example:

The result of this process is then that Spirit, in rendering itself objective and making this its being an object of thought, on the one hand destroys the determinate form of its being, on the other hand gains a comprehension of the universal element which it involves, and thereby gives a new form to its inherent principle. In virtue of this, the substantial character of the National Spirit has been altered, – that is, its principle has risen into another, and in fact a higher principle.

It is of the highest importance in apprehending and comprehending History to have and to understand the thought involved in this transition. The individual traverses as a unity various grades of development, and remains the same individual; in like manner also does a people, till the Spirit which it embodies reaches the grade of universality. In this point lies the fundamental, the Ideal necessity of transition. This is the soul – the essential consideration – of the philosophical comprehension of History.[7]

Dialectically, the antithesis, or “negation” as Hegel would have called it, of Marxism is “Reactionism,” to use Marx’s own term, and if one applies a dialectical analysis to the core arguments of The Communist Manifesto, a practical methodology for the sociology of history from a Rightist perspective emerges.

Conservatism and Socialism

KM-2-719014.jpgIn English-speaking states at least, there is a muddled dichotomy in regard to the Left and Right, particularly among media pundits and academics. What is often termed “New Right” or “Right” there is the reanimation of Whig-Liberalism. If the English wanted to rescue genuine conservatism from the free-trade aberration and return to their origins, they could do no better than to consult the early twentieth-century philosopher Anthony Ludovici, who succinctly defined the historical dichotomy rather than the commonality between Toryism and Whig-Liberalism, when discussing the health and vigor of the rural population in contrast to the urban:

. . . and it is not astonishing therefore that when the time of the Great Rebellion[8] the first great national division occurred, on a great political issue, the Tory-Rural-Agricultural party should have found itself arrayed in the protection and defence of the Crown, against the Whig-Urban-Commercial Trading party. True, Tory and Whig, as the designation of the two leading parties in the state, were not yet known; but in the two sides that fought about the person of the King, the temperament and aims of these parties were already plainly discernible.

Charles I, as I have pointed out, was probably the first Tory, and the greatest Conservative. He believed in securing the personal freedom and happiness of the people. He protected the people not only against the rapacity of their employers in trade and manufacture, but also against oppression of the mighty and the great . . .[9]

It was the traditional order, with the Crown at the apex of the hierarchy, which resisted the money-values of the bourgeoisie revolution, which manifested first in England and then in France, and over much of the rest of mid-nineteenth century Europe. The world remains under the thrall of these revolutions, as also under the Reformation that provided the bourgeoisie with a religious sanction.[10]

As Ludovici pointed out, in England at least, and therefore as a wider heritage of the English-speaking nations, the Right and the free trade liberals emerged as not merely ideological adversaries, but as soldiers in a bloody conflict during the seventeenth century. The same bloody conflict manifested in the United States in the war between the North and South, the Union representing Puritanism and its concomitant plutocratic interests in the English political sense; the South, a revival of the cavalier tradition, ruralism and the aristocratic ethos. The South itself was acutely aware of this tradition. Hence, when in 1863 Confederate Secretary of State Judah P. Benjamin was asked for ideas regarding a national seal for the Confederate States of America, he suggested “a cavalier” based on the equestrian statue of Washington in Capitol Square at Richmond, and stated:

It would do just honor to our people. The cavalier or knight is typical of chivalry, bravery, generosity, humanity, and other knightly virtues. Cavalier is synonymous with gentleman in nearly all of the modern languages . . . the word is eminently suggestive of the origin of Southern society as used in contradistinction to Puritan. The Southerners remain what their ancestors were, gentlemen.[11]

This is the historical background by which, much to Marx’s outrage, the remnant of the aristocracy sought anti-capitalist solidarity with the increasingly proletarianized and urbanized peasants and artisans in common opposition to capitalism. To Marx, such “Reactionism” (sic) was an interference with the dialectical historical process, or the “wheel of history,” as will be considered below, since he regarded capitalism as the essential phase of the dialectic leading to socialism.

OS-PS166709.jpgSpengler, one of the seminal philosopher-historians of the “Conservative Revolutionary” movement that arose in Germany in the aftermath of the First World War, was intrinsically anti-capitalist. He and others saw in capitalism and the rise of the bourgeoisie the agency of destruction of the foundations of traditional order, as did Marx. The essential difference is that the Marxists regarded it as part of a historical progression, whereas the revolutionary conservatives regarded it as a symptom of decline. Of course, since academe is dominated by mediocrity and cockeyed theories, this viewpoint is not widely understood in (mis)educated circles.

Of Marxism, Spengler stated in his essay devoted specifically to the issue of socialism:

Socialism contains elements that are older, stronger, and more fundamental than his [Marx’s] critique of society. Such elements existed without him and continued to develop without him, in fact contrary to him. They are not to be found on paper; they are in the blood. And only the blood can decide the future.[12]

In The Decline of The West [3], Spengler states that in the late cycle of a civilization there is a reaction against the rule of money, which overturns plutocracy and restores tradition. In Late Civilization, there is a final conflict between blood and money:

. . . [I]f we call these money-powers “Capitalism,” then we may designate as Socialism the will to call into life a mighty politico-economic order that transcends all class interests, a system of lofty thoughtfulness and duty-sense that keeps the whole in fine condition for the decisive battle of its history, and this battle is also the battle of money and law. The private powers of the economy want free paths for their acquisition of great resources . . .[13]

In a footnote to the above, Spengler reminded readers regarding “capitalism” that, “in this sense the interest-politics of the workers’ movements also belong to it, in that their object is not to overcome money-values, but to possess them.” Concerning this, Yockey stated:

The ethical and social foundations of Marxism are capitalistic. It is the old Malthusian “struggle” again. Whereas to Hegel, the State was an Idea, an organism with harmony in its parts, to Malthus and Marx there was no State, but only a mass of self-interested individuals, groups, and classes. Capitalistically, all is economics. Self-interest means: economics. Marx differed on this plane in no way from the non-class war theoreticians of capitalism – Mill, Ricardo, Paley, Spencer, Smith. To them all, Life was economies, not Culture… All believe in Free Trade and want no “State interference” in economic matters. None of them regard society or State as an organism. Capitalistic thinkers found no ethical fault with destruction of groups and individuals by other groups and individuals, so long as the criminal law was not infringed. This was looked upon as, in a higher way, serving the good of all. Marxism is also capitalistic in this . . .[14]

Something of the “ethical socialism” propounded by Rightists such as Spengler and Yockey is also alluded to in the above passage: “It is based on the State [as] an Idea, an organism with harmony in its parts,” anathema to many of today’s self-styled “conservatives,” but in accord with the traditional social order in its pre-materialistic epochs. It is why Rightists, prior to the twentieth-century reanimated corpse of nineteenth-century free trade, advocated what Yockey called “the organic state” in such movements as “corporatism,” which gave rise to the “New States” during the 1930s, from Salazar’s Portugal and Dollfuss’ Austria to Vargas’ Brazil. Yockey summarizes this organic social principle: “The instinct of Socialism however absolutely preludes any struggle between the component parts of the organism.”[15] It is why one could regard “class struggle” literally as a cancer, whereby the cells of the organism war among themselves until the organism dies.

Caste & Class

The “revolutionary conservatism” of Spengler and others is predicated on recognizing the eternal character of core values and institutions that reflect the cycle of cultures in what Spengler called their “spring” epoch.[16] A contrast in ethos and consequent social order between traditional (“spring”) and modern (“winter”) cycles of a civilization is seen in such manifestations as caste as a metaphysical reflection of social relations,[17] as distinct from class as an economic entity.

Organizationally, the guilds or corporations were a manifestation of the divine order which, with the destruction of the traditional societies, were replaced by trade unions and professional associations that aim only to secure the economic benefits of members against other trades and professions, and which seek to negate the duty and responsibility one had in being a proud member of one’s craft, where a code of honor was in force. Italian “revolutionary conservative” philosopher Julius Evola stated of this that, like the corporations of Classical Rome, the medieval guilds were predicated on religion and ethics, not on economics.[18] “The Marxian antithesis between capital and labor, between employers and employees, at the time would have been inconceivable.”[19] Yockey stated:

Marxism imputed Capitalistic instincts to the upper classes, and Socialistic instincts to the lower classes. This was entirely gratuitous, for Marxism made an appeal to the capitalistic instincts of the lower classes. The upper classes are treated as the competitor who has cornered all the wealth, and the lower classes are invited to take it away from them. This is capitalism. Trade unions are purely capitalistic, distinguished from employers only by the different commodity they purvey. Instead of an article, they sell human labor. Trade-unionism is simply a development of capitalistic economy, but it has nothing to do with Socialism, for it is simply self-interest.[20]

The Myth of “Progress”

While Western Civilization prides itself on being the epitome of “progress” through its economic activity, it is based on the illusion of a Darwinian lineal evolution. Perhaps few words have more succinctly expressed the antithesis between the modernist and the traditional conservative perceptions of life than the ebullient optimism of the nineteenth century biologist, Dr. A. R. Wallace, when stating in The Wonderful Century [4] (1898):

ARW-WC.jpgNot only is our century superior to any that have gone before it but . . . it may be best compared with the whole preceding historical period. It must therefore be held to constitute the beginning of a new era of human progress. . . . We men of the 19th Century have not been slow to praise it. The wise and the foolish, the learned and the unlearned, the poet and the pressman, the rich and the poor, alike swell the chorus of admiration for the marvellous inventions and discoveries of our own age, and especially for those innumerable applications of science which now form part of our daily life, and which remind us every hour or our immense superiority over our comparatively ignorant forefathers.[21]

Like Marx’s belief that Communism is the last mode of human life, capitalism has the same belief. In both worldviews, there is nothing other than further “progress” of a technical nature. Both doctrines represent the “end of history.” The traditionalist, however, views history not as a straight line from “primitive to modern,” but as one of continual ebb and flow, of cosmic historical tides, or cycles. While Marx’s “wheel of history” moves forward, trampling over all tradition and heritage until it stops forever at a grey, flat wall of concrete and steel, the traditionalist “wheel of history” revolves in a cycle on a stable axis, until such time as the axis rots – unless it is sufficiently oiled or replaced at the right time – and the spokes fall off;[22] to be replaced by another “wheel of history.”

Within the Western context, the revolutions of 1642, 1789, and 1848, albeit in the name of “the people,” sought to empower the merchant on the ruins of the Throne and the Church. Spengler writes of the later era: “. . . And now the economic tendency became uppermost in the stealthy form of revolution typical of the century, which is called democracy and demonstrates itself periodically, in revolts by ballot or barricaded on the part of the masses.” In England, “. . . the Free Trade doctrine of the Manchester School was applied by the trades unions to the form of goods called ‘labour,’ and eventually received theoretical formulation in the Communist Manifesto of Marx and Engels. And so was completed the dethronement of politics by economics, of the State by the counting-house . . .”[23]

Spengler calls Marxian types of socialism “capitalistic” because they do not aim to replace money-based values, “but to possess them.” Concerning Marxism, he states that it is “nothing but a trusty henchman of Big Capital, which knows perfectly well how to make use of it.”[24] Further:

The concepts of Liberalism and Socialism are set in effective motion only by money. It was the Equites, the big-money party, which made Tiberius Gracchus’ popular movement possible at all; and as soon as that part of the reforms that was advantageous to themselves had been successfully legalized, they withdrew and the movement collapsed.

There is no proletarian, not even a communist, movement that has not operated in the interests of money, in the directions indicated by money, and for the time permitted by money – and that without the idealist amongst its leaders having the slightest suspicion of the fact.[25]

It is this similarity of spirit between capitalism and Marxism that has often manifested in the subsidy of “revolutionary” movements by plutocracy. Some plutocrats are able to discern that Marxism and similar movements are indeed useful tools for the destruction of traditional societies that are hindrances to global profit maximization. One might say in this sense that, contrary to Marx, capitalism is not a dialectical stage leading to Communism, but that Marxian-style socialism is a dialectical phase leading to global capitalism.[26]

Capitalism in Marxist Dialectics

While what is popularly supposed to be the “Right” is upheld by its adherents as the custodian of “free trade,” which in turn is made synonymous with “freedom,” Marx understood the subversive character of free trade. Spengler cites Marx on free trade, quoting him from 1847:

Generally speaking, the protectionist system today is conservative, whereas the Free Trade system has a destructive effect. It destroys the former nationalities and renders the contrast between proletariat and bourgeois more acute. In a word, the Free Trade system is precipitating the social revolution. And only in this revolutionary sense do I vote for Free Trade.[27]

For Marx, capitalism was part of an inexorable dialectical process that, like the progressive-linear view of history, sees humanity ascending from primitive communism, through feudalism, capitalism, socialism, and ultimately – as the end of history – to a millennial world of Communism. Throughout this dialectical, progressive unfolding, the impelling force of history is class struggle for the primacy of sectional economic interests. In Marxian economic reductionism history is relegated to the struggle:

[The struggle between] freeman and slave, patrician and plebeian, lord and serf, guild master and journeyman, in a word, oppressor and oppressed . . . in constant opposition to one another, carried on uninterrupted, now hidden, now open, a fight that each time ended, either in a revolutionary re-constitution of society at large, or in the common ruin of the contending classes.[28]

das-kapital_188859.jpgMarx accurately describes the destruction of traditional society as intrinsic to capitalism, and goes on to describe what we today call “globalization.” Those who advocate free trade while calling themselves conservatives might like to consider why Marx supported free trade and described it as both “destructive” and as “revolutionary.” Marx saw it as the necessary ingredient of the dialectic process that is imposing universal standardization; this is likewise precisely the aim of Communism.

In describing the dialectical role of capitalism, Marx states that wherever the “bourgeoisie” “has got the upper hand [he] has put an end to all feudal, patriarchal, idyllic relations.” The bourgeoisie or what we might call the merchant class – which is accorded a subordinate position in traditional societies, but assumes superiority under “modernism” – “has pitilessly torn asunder” feudal bonds, and “has left remaining no other nexus between man and man than naked self-interest,” and “callous cash payment.” It has, among other things, “drowned” religiosity and chivalry “in the icy water of egotistical calculation.” “It has resolved personal worth into exchange value, and in place of the numberless indefeasible chartered freedoms, has set up that single, unconscionable freedom – Free Trade.”[29] Where the conservative stands in opposition to the Marxian analysis of capitalism is in Marx’s regarding the process as both inexorable and desirable.

Marx condemned opposition to this dialectical process as “reactionary.” Marx was here defending Communists against claims by “reactionaries” that his system would result in the destruction of the traditional family, and relegate the professions to mere “wage-labor,” by stating that this was already being done by capitalism anyway and is therefore not a process that is to be resisted – which is “Reactionism” – but welcomed as a necessary phase leading to Communism.

Uniformity of Production & Culture

Marx saw the constant need for the revolutionizing of the instruments of production as inevitable under capitalism, and this in turn brought society into a continual state of flux, of “everlasting uncertainty and agitation,” which distinguishes the “bourgeoisie epoch from all other ones.”[30] The “need for a constantly expanding market” means that capitalism spreads globally, and thereby gives a “cosmopolitan character” to “modes of production and consumption in every country.” In Marxist dialectics, this is a necessary part of destroying national boundaries and distinctive cultures as a prelude to world socialism. It is capitalism that establishes the basis for internationalism. Therefore, when the Marxist rants against “globalization,” he does so as rhetoric in the pursuit of a political agenda; not from ethical opposition to globalization.

Marx identifies the opponents of this capitalist internationalizing process not as Marxists, but as “Reactionists.” The reactionaries are appalled that the old local and national industries are being destroyed, self-sufficiency is being undermined, and “we have . . . universal inter-dependence of nations.” Likewise in the cultural sphere, “national and local literatures” are displaced by “a world literature.”[31] The result is a global consumer culture. Ironically, while the US was the harbinger of internationalizing tendencies in the arts, at the very start of the Cold War the most vigorous opponents of this were the Stalinists, who called this “rootless cosmopolitanism.”[32] It is such factors that prompted Yockey to conclude that the US represented a purer form of Bolshevism – as a method of cultural destruction – than the USSR. It is also why the diehard core of international Marxism, especially the Trotskyites, ended up in the US camp during the Cold War and metamorphosed into “neo-conservatism,”[33] whose antithesis in the US is not the Left, but paleoconservatism. These post-Trotskyites have no business masquerading as “conservatives,” “new” or otherwise.

With this revolutionizing and standardization of the means of production comes a loss of meaning that comes from being part of a craft or a profession, or “calling.” Obsession with work becomes an end in itself, which fails to provide higher meaning because it has been reduced to that of a solely economic function. In relation to the ruin of the traditional order by the triumph of the “bourgeoisie,” Marx said that:

Owing to the extensive use of machinery and to division of labor, the work of the proletarians has lost all individual character, and, consequently, all charm for the workman. He becomes an appendage of the machine, and it is only the most simple, most monotonous, and the most easily acquired knack, that is required of him . . .[34]

Whereas the Classical corporations and the medieval guilds fulfilled a role that was metaphysical and cultural in terms of one’s profession, these have been replaced by the trade unions as nothing more than instruments of economic competition. The entirety of civilization has become an expression of money-values, but preoccupation with the Gross Domestic Product cannot be a substitute for more profound human values. Hence it is widely perceived that those among the wealthy are not necessarily those who are fulfilled, and the affluent often exist in a void, with an undefined yearning that might be filled with drugs, alcohol, divorce, and suicide. Material gain does not equate with what Jung called “individuation” or what humanistic psychology calls “self-actualization.” Indeed, the preoccupation with material accumulation, whether under capitalism or Marxism, enchains man to the lowest level of animalistic existence. Here the Biblical axiom is appropriate: “Man does not live by bread alone.”

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The Megalopolis

Of particular interest is that Marx writes of the manner by which the rural basis of the traditional order succumbs to urbanization and industrialization; which is what formed the “proletariat,” the rootless mass that is upheld by socialism as the ideal rather than as a corrupt aberration. Traditional societies are literally rooted in the soil. Under capitalism, village life and localized life are, as Marx said, made passé by the city and mass production. Marx referred to the country being subjected to the “rule of the towns.”[35] It was a phenomenon – the rise of the city concomitant with the rise of the merchant – that Spengler states is a symptom of the decay of a civilization in its sterile phase, where money values rule.[36]

Marx writes that what has been created is “enormous cities”; what Spengler calls “Megalopolitanism.” Again, what distinguishes Marx from traditionalists in his analysis of capitalism is that he welcomes this destructive feature of capitalism. When Marx writes of urbanization and the alienation of the former peasantry and artisans by their proletarianization in the cities, thereby becoming cogs in the mass production process, he refers to this not as a process to be resisted, but as inexorable and as having “rescued a considerable part of the population from the idiocy of rural life.”[37]

“Reactionism”

Marx points out in The Communist Manifesto that “Reactionists” (sic) view with “great chagrin”[38] the dialectical processes of capitalism. The reactionary, or the “Rightist,” is the anti-capitalist par excellence, because he is above and beyond the zeitgeist from which both capitalism and Marxism emerged, and he rejects in total the economic reductionism on which both are founded. Thus the word “reactionary,” usually used in a derogatory sense, can be accepted by the conservative as an accurate term for what is required for a cultural renascence.

Marx condemned resistance to the dialectical process as “Reactionist”:

The lower middle class, the small manufacturer, the shopkeeper, the artisan, the peasant. All these fight against the bourgeoisie, to save from extinction their existence as fractions of the middle class. They are therefore not revolutionary, but conservative. Nay more, they are reactionary, for they try to roll back the wheel of history. If by chance they are revolutionary, they are so only in view of their impending transfer into the proletariat, they thus defend not their present, but their future interests, they desert their own standpoint to place themselves at that of the proletariat.[39]

This so-called “lower middle class” is therefore inexorably condemned to the purgatory of proletarian dispossession until such time as it recognizes its historical revolutionary class role, and “expropriates the expropriators.” This “lower middle class” can either emerge from purgatory by joining the ranks of the proletarian chosen people, become part of the socialist revolution, and enter a new millennium, or it can descend from its class purgatory, if it insists on trying to maintain the traditional order, and be consigned to oblivion, which might be hastened by the firing squads of Bolshevism.

Marx devotes Section Three of his Communist Manifesto to a repudiation of “reactionary socialism.” He condemns the “feudal socialism” that arose among the old remnants of the aristocracy, which had sought to join forces with the “working class” against the bourgeoisie. Marx states that the aristocracy, in trying to reassert their pre-bourgeois position, had actually lost sight of their own class interests in siding with the proletariat.[40] This is nonsense. An alliance of the dispossessed professions into what had become the so-called proletariat, with the increasingly dispossessed aristocracy, is an organic alliance which finds its enemies as much in Marxism as in capitalism. Marx raged against the budding alliance between the aristocracy and those dispossessed professions that resisted being proletarianized. Hence, Marx condemns “feudal socialism” as “half echo of the past, half menace of the future.”[41] It was a movement that enjoyed significant support among craftsmen, clergymen, nobles, and literati in Germany in 1848, who repudiated the free market that had divorced the individual from Church, State, and community, “and placed egoism and self-interest before subordination, commonality, and social solidarity.”[42] Max Beer, a historian of German socialism, stated of these “Reactionists,” as Marx called them:

The modern era seemed to them to be built on quicksands, to be chaos, anarchy, or an utterly unmoral and godless outburst of intellectual and economic forces, which must inevitably lead to acute social antagonism, to extremes of wealth and poverty, and to a universal upheaval. In this frame of mind, the Middle Ages, with its firm order in Church, economic and social life, its faith in God, its feudal tenures, its cloisters, its autonomous associations and its guilds appeared to these thinkers like a well-compacted building . . .[43]

It is just such an alliance of all classes – once vehemently condemned by Marx as “Reactionist” – that is required to resist the common subversive phenomena of free trade and revolution. If the Right wishes to restore the health of the cultural organism that is predicated on traditional values, then it cannot do so by embracing economic doctrines that are themselves antithetical to tradition, and which were welcomed by Marx as part of a subversive process.

This article is a somewhat different version of an article that originally appeared in the journal Anamnesis, “Marx Contra Marx [5].”

Notes

1. Oswald Spengler (1928), The Decline of The West (London: George Allen and Unwin, 1971).

2. Brooks Adams, The Law of Civilisation and Decay: An Essay on History [6] (London: Macmillan & Co., 1896).

3. Francis Parker Yockey, Imperium [7] (Sausalito, California: The Noontide Press, 1969).

4. Eric Bentley, The Cult of the Superman: A Study of the Idea of Heroism in Carlyle & Nietzsche [8](London: Robert Hale Ltd., 1947).

5. Francis Parker Yockey, op. cit., p. 80.

6. Karl Marx (1873), Capital, “Afterword” (Moscow: Progress Publishers, 1970), Vol. 1, p. 29.

7. G. W. F. Hegel (1837), The Philosophy of History [9], “Introduction: The Course of the World’s History[10].”

8. The Cromwellian Revolution.

9. Anthony Ludovici, A Defence of Conservatism [11] (1927), Chapter 3, “Conservatism in Practice.”

10. Max Weber, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, Asceticism and the Spirit of Capitalism[12] (London: Unwin Hyman, 1930).

11. R. D. Meade & W. C. Davis, Judah P. Benjamin: Confederate Statesman [13] (Louisiana State University Press, 2001), p. 270.

12. Oswald Spengler (1919), Prussian and Socialism (Paraparaumu, New Zealand: Renaissance Press, 2005), p. 4.

13. Oswald Spengler, The Decline of The West, op. cit., Vol. 2, p. 506.

14. Francis Parker Yockey, op. cit., p. 81.

15. Francis Parker Yockey, ibid., p. 84.

16. Oswald Spengler, op. cit. The tables of “contemporary” cultural, spiritual and political epochs in The Decline can be found online here [14].

17. The only aspect more widely recalled today being the “divine right of Kings.”

18. Julius Evola, Revolt against the Modern World [15] (Rochester, Vermont: Inner Traditions international, 1995), p. 105.

19. Julius Evola, , ibid., p. 106.

20. Francis Parker Yockey, op. cit., p. 84.

21. Asa Briggs (ed.), The Nineteenth Century: The Contradictions of Progress [16] (New York: Bonanza Books, 1985), p. 29.

22. Turning and turning in the widening gyre

The falcon cannot hear the falconer:

Things fall apart, the centre cannot hold;

Mere anarchy is loosed upon the world . . . W. B. Yeats, “The Second Coming [17],” 1921.

23. Oswald Spengler, The Hour of Decision [18] (New York: Alfred A Knopf, 1934), pp. 42-43.

24. Oswald Spengler, The Decline of The West, op. cit., Vol. 2, p. 464.

25. Oswald Spengler, ibid. p. 402.

26. K. R. Bolton, Revolution from Above [19] (London: Arktos, 2011).

27. Oswald Spengler, The Hour of Decision, op. cit., p. 141; citing Marx, Appendix to Elend der Philosophie, 1847.

28. Karl Marx, The Communist Manifesto (Moscow: Progress Publishers, 1975), p. 41.

29. Karl Marx, ibid., p. 44.

30. Karl Marx, ibid., p. 47.

31. Karl Marx, ibid., pp. 46-47.

32. F. Chernov, “Bourgeois Cosmopolitanism and Its Reactionary Role [20],” Bolshevik: Theoretical and Political Magazine of the Central Committee of the All-Union Communist Party (Bolsheviks) ACP(B), Issue #5, 15 March 1949, pp. 30-41.

33. K. R. Bolton, “America’s ‘World Revolution’: Neo-Trotskyist Foundations of U.S. Foreign Policy [21],” Foreign Policy Journal, May 3, 2010.

34. Karl Marx, The Communist Manifesto, op. cit., p. 51.

35. Karl Marx, ibid., p. 47.

36. Oswald Spengler, The Decline of The West, op. cit., Vol. 2, Chapter 4, (a) “The Soul of the City,” pp. 87-110.

37. Karl Marx, The Communist Manifesto, op. cit., p.  47.

38. Karl Marx, ibid, p. 46.

39. Karl Marx, The Communist Manifesto, ibid., 57.

40. Karl Marx, ibid., III “Socialist and Communist Literature, 1. Reactionary Socialism, a. Feudal Socialism,” p. 77.

41. Karl Marx, ibid., p. 78.

42. Max Beer, A General History of Socialism and Social Struggle [22] (New York: Russell and Russell, 1957), Vol. 2, p. 109.

43. Max Beer, ibid., pp. 88-89.

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[20] Bourgeois Cosmopolitanism and Its Reactionary Role: http://www.cyberussr.com/rus/chernov/chernov-mirovaya-e.html

[21] America’s ‘World Revolution’: Neo-Trotskyist Foundations of U.S. Foreign Policy: http://www.foreignpolicyjournal.com/2010/05/03/americas-world-revolution-neo-trotskyist-foundations-of-u-s-foreign-policy/

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