Lire Albert Caraco est une épreuve dont on ne sort pas indemne, si l’on se laisse investir par sa langue, immédiatement hypnotique ; par son style, d’un classicisme teinté de certains maniérismes déconcertants ; par son ton, péremptoire jusqu’à en être cassant ; enfin par le long délire discipliné, strictement ordonnancé, dont est galvanisé son discours.
Caraco est un personnage fascinant, dont les obsessions et le ressassement peuvent très rapidement contaminer la vision de l’existence de celui qui éprouve le choc de sa révélation. Ils sont rares, ceux qui ébranlent à ce point et qui ont poussé jusqu’en leur dernière et logique extrémité, les conséquences de leur travail de sape. En cela, Caraco est peut-être le dernier auteur authentiquement dangereux de la littérature mondiale. La parfaite cohérence de sa démarche intellectuelle et de sa « biographie (si tant est que l’on puisse lui en prêter une) le prouve.
Plusieurs postures se superposent lorsque l’on tente un portrait de ce solitaire : celle du Proscrit des Belles Lettres, celle du Prophète criant dans un désert qu’il s’est patiemment ménagé, celle de l’Auteur en pleine et souveraine disposition de son œuvre et du destin qu’il lui assigne. C’est dire si sa fréquentation est complexe : ses textes, maintenus par une impressionnante force d’entropie, n’invitent en rien au partage. Un peu comme si Caraco, en s’enfermant dans l’hermétique noyau de sa pensée, s’ingéniait à exclure d’office son putatif lecteur. Un lecteur qu’il imagine le découvrant à titre posthume, et conquis d’avance par la puissance de sa parole.
Pourtant, Caraco ne peut pas nous rester plus longtemps étranger. Parce qu’il a tout dit. Ou plutôt, parce qu’il a tout osé dire et qu’il nous laisse en héritage le fond, le fin fond de sa pensée. Les rapports de sexes, de races et de classes, la notion d’ordre, l’art, les idéologies, la luxure, le mal, l’histoire, les religions, rien n’a échappé à son immense travail de réévaluation. Les idoles en ressortent fracassées, l’humanisme béat foulé au pied, les aveuglements des engagements circonstanciels moqués, le progressisme terrassé. Ce catholique passé au refus radical des cultes, cet homme qui préconisait avant l’heure la décroissance – non pas de la production, mais de la natalité de notre espèce pour la soulager de ses maux, ce gnostique revendiqué fut-il pour autant l’ultime parangon d’un nihilisme jamais formulé de la sorte jusqu’à lui ? La question méritera d’être posée, comme tant d’autres à son sujet, car Caraco s’est également attaché à des convictions clairement affirmées (notamment quant à Israël) et il eut à sa façon la foi en quelque chose, qui n’était pas que son propre génie.
La seule certitude que, pour notre part, nous ayons en créant cet espace qui lui est dédié, c’est qu’il fut, est, et restera l’ennemi public de l’histoire des idées en Occident.
Pourquoi une Société des Lecteurs d’Albert Caraco ?
Oui, pourquoi se démoraliser, à l’heure où tout n’est déjà que cataclysmes, actes terroristes, crises, périls, morosités, pandémies et dérèglements globaux ?
Parce qu’il est salutaire de se frotter à un esprit tel que celui-là pour envisager autrement et, qui sait ?, mieux comprendre notre véritable place en ce bas monde.
On entend d’ici les commentaires : notre époque a déjà son lot de pessimistes, de réac’s et d’infréquentables, qui ont même été élevés au statut de « classiques ». Cioran et Céline, maintenant qu’ils sont accessibles sur papier bible, suffisent amplement à ceux qui veulent s’offrir, le temps d’une soirée, le frisson de la négativité. N’en jetez plus.
Caraco, gageons-le, ne sera jamais admis dans une collection de prestige ni dans les cénacles des « institutions de la littérature », comme on les nomme en jargon sociologique. Car son message, à qui s’en imprègne vraiment, est inadmissible.
C’est cette inadmissibilité radicale qui en fonde à nos yeux l’intérêt et qui motive notre démarche. Le bouillonnement contenu, le volcan contraint que fut Caraco nous apparaît autant comme un foyer de rayonnement que comme un trou noir. On peut s’y égarer sans conteste, s’y perdre même ; on peut de la même façon s’en nourrir, s’en inspirer et s’en trouver régénéré.
Notre but premier est donc de faire (re)connaître Caraco comme un penseur légitime et ce, malgré ses outrances, malgré les propos que lui soufflèrent ses phobies rabiques et qui lui coûteraient, s’il était encore vivant, de retentissants procès, malgré les faiblesses de certains de ses raisonnements et ses multiples paradoxes. Notre propos ne se veut pas académique ; juste érudit et pénétrant, à la mesure de son objet.
Dans la mesure où Caraco fut un écrivain polyglotte (qui s’exprimait aisément à l’oral et à l’écrit en anglais, en espagnol et en allemand), nous ambitionnons de donner à lire les traductions de ses passages dans ces diverses langues, qui ont été reproduits tels quels dans les volumes parus chez L’Âge d’homme, et constituent donc une sort d’archipel interne d’inédits, inconnus du lecteur strictement francophone. Pourtant, l’initiative pionnière de Bruno Deniel-Laurent, de publier la traduction d’un fragment en espagnol par Philippe Bille, a montré toute son importance : elle éclairait des aspects de la biographie de Caraco qu’il n’avait jamais livrés dans sa langue d’adoption.
Enfin, nous voulons, en réunissant même virtuellement ses lecteurs, permettre de penser Caraco, publiquement et non plus dans la confidentialité du unhappy few (osons ce néologisme, peut-être plus pertinent dans le cas qui nous occupe). Ainsi, ce site se propose de devenir un laboratoire d’idées, passées certes au prisme de la vision caracienne (autre néologisme qu’il s’agira d’imposer, car nulle reconnaissance ne se passe de son adjectif), ou du moins situées par rapport à son obscur tropisme.
Concrètement, nous attendons donc vos contributions, de longueur libre, sur des sujets aussi divers que :
- des témoignages si vous l’avez connu, ou si vous avez connu quelqu’un qui etc. ;
- des études sur son style, son approche du judaïsme, son rapport à la chair, sa vision de l’humanité, les concepts qu’il utilise, des thèmes développés dans ses pages, des œuvres littéraires, philosophiques ou artistiques qu’il cite, etc. ;
- la confrontation ou la mise en rapport de Caraco avec une autre figure (Caraco et Céline, Cioran, Nietzsche, Spengler, etc.) ;
- les articles de critique sur son œuvre, parus en revue papier ou sur des sites, et qui auraient échappé à notre vigilance.
En tant qu’initiateurs et animateurs de ce site, nous nous réservons la décision de publier vos articles, selon nos critères de qualité, nos attentes et nos exigences. Cette première phase de l’expérience va servir d’amorce, car nous nourrissons des projets dont il serait encore prématuré de parler, mais qui ne verront le jour que si vous manifestez dès à présent votre intérêt à y contribuer.
Frédéric Saenen
La Société des Lecteurs d’Albert Caraco est animée par
Bruno Deniel-Laurent & Frédéric Saenen.
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