L'élection de Donald Trump pourrait bien avoir un effet inattendu sur la composition du paysage médiatique, de ce côté de l'Atlantique.
Aux États-Unis, les médias mainstream n'en finissent pas de s'excuser de ne pas avoir vu venir la victoire du milliardaire républicain. Si une image vaut mille mots, une petite vidéo vaut un album photo entier.
Malgré tout, leurs excuses sonnent faux: aucun journaliste n'a démissionné ou été licencié suite aux résultats électoraux. Les éditorialistes en place continuent de vomir sur le Président Trump alors qu'il n'est même pas encore entré en fonction. Nous assistons à la même dérive sur le Vieux Continent, qui, à sa décharge, se contente souvent de reprendre les reportages tournés par les collègues. Le suivisme est tel que c'en est à se demander à quoi servent tous ces "envoyés spéciaux" sillonnant le pays à grands frais.
Les reportages mettent donc l'accent sur la déception des Démocrates, les émeutes - largement artificielles - de ceux qui rejettent les résultats de l'élection, les dangers du programme de Trump pour la survie de l'humanité, et allouent le reste de leur temps d'antenne à la tournée d'adieu que s'offre le Président Obama avec l'argent du contribuable. On a déjà vu remise en cause plus sincère.
Il n'y a donc pas vraiment de changement de cap à attendre de la part de ces médias, ce qui ne surprendra personne. Mais le paysage médiatique lui-même change. Comme l'avait décelé Charles Gave, "le système de l’information aux USA, le fameux quatrième pouvoir est en train de se scinder en deux groupes violemment hostiles." Côté Clinton, la presse officielle ; côté Trump, les nouveaux acteurs comme Zero Hedge, Breitbart ou des réseaux comme Reddit. "Et nous assistons à une véritable guerre à mort entre les deux systèmes, qui continuera bien après que l’élection présidentielle ait eu lieu."
La guerre continue mais pourrait bien s'achever tantôt avec la victoire de Trump, infligeant une grave blessure de crédibilité aux médias périmés. Leur incapacité à se remettre en question ne fera que hâter leur disparition. Aux États-Unis, c'est un fait. Mais désormais, les nouveaux médias se tournent vers l'Europe, et les vieux médias du Vieux Continent glapissent de terreur.
Que peuvent faire les médias habituels, sachant que toute remise en cause est exclue? La même tactique que d'habitude, essayer de salir les nouveaux venus de façon préventive. L'idée est que le grand public soit préparé à les haïr dès leur arrivée, afin qu'ils soient plus méprisés que regardés.
Reconnaissons que la tactique avait bien fonctionné depuis une dizaine d'années avec Fox News. La première chaîne d'information américaine de Rupert Murdoch avait gagné des parts de marché en proposant des nouvelles "équilibrées" au grand public, en demandant par exemple leurs commentaires tant à des invités démocrates que républicains sur un point de l'actualité. Le slogan de la chaîne - fair and balanced - impliquait un équilibre loin du parti-pris ouvertement démocrate adopté par ses concurrentes. Quelle nouveauté dans le paysage télévisuel! Cela n'empêcha pas Fox News d'être anti-Trump dans sa couverture des élections présidentielles 2016, notamment par le biais de sa présentatrice vedette Megyn Kelly. Et cela n'empêcha pas les journalistes européens de continuer à la présenter comme "conservatrice", voire "ultra-conservatrice"...
Aujourd'hui encore, l'opinion d'un individu sur la chaîne est un puissant marqueur de connaissance sur les médias américains. L'épithète "conservateur" accolé à Fox News est révélateur de quelqu'un qui ne fait que répéter ce qu'on lui a mis dans la tête.
Mais ces péripéties dans la désinformation amènent les journalistes à un autre problème, la surenchère. Si une chaîne neutre voire consensuelle comme Fox News leur paraît déjà "ultra-conservatrice", comment qualifier un site corrosif comme Breitbart News? Méga-conservateur? Ultra-ultra-conservateur? Les rédactions travaillent d'arrache-pied sur cette épineuse question de vocabulaire. En attendant qu'un nouvel adjectif émerge, on présente Breitbart comme "le bras médiatique de Trump", "un site réac et raciste", "la machine de propagande de Trump"...
Certes Breitbart News a un style tabloïd et l'assume complètement, mais c'est aussi un site extrêmement populaire. L'Express est bien obligé de l'admettre:
Depuis son lancement, Breitbart News réussit à plusieurs reprises à embarrasser les démocrates: lorsque le site dévoile, en 2009, la vidéo d'une fonctionnaire noire, Shirley Sherrod, dans laquelle elle tient des propos anti-blanc. Quand, en 2011, Andrew Breitbart, un an avant sa mort, joue un rôle majeur dans la publication des sextos d'Anthony Weiner, démocrate élu à la chambre des représentants et pressenti pour devenir maire de New York.
Des coups d'éclat qui lui ont permis d'acquérir un véritable succès d'audience: avec ses 37 millions de visiteurs uniques par mois, Breitbart News a aujourd'hui les moyens de ses ambitions. Bannon se vante, lors d'une interview donnée à Bloomberg, de pouvoir laisser ses journalistes enquêter durant plusieurs mois, tandis que les autres rédactions traditionnelles ne le peuvent plus.
Steve Bannon, le directeur exécutif de Breitbart News, a été récemment nommé directeur de la stratégie et conseiller du Président Trump par ce dernier. Pas possible donc de défausser le site comme le travail de ploucs illuminés sortis de nulle part.
Breitbart News a bien l'intention de partir à la conquête de l'Europe. Une version anglaise a servi à plaider pour le Brexit, et une version française est à l'étude, présageant notamment d'une collaboration avec Marion Maréchal-Le Pen.
Ce n'est pas la première fois que des médias venus d'outre-Atlantique s'implantent en Europe ; pensons au Huffington Post ou au très gauchiste Slate. Les sites de Réinformation ont aussi le vent en poupe, qu'ils soient qualifiés de "droite pamphlétaire", de "réacosphère" voire de "fachosphère". Mais c'est la première fois que des acteurs majeurs à la fois politiquement incorrects et dotés d'une réelle force de frappe financière s'apprêtent à entrer sur le marché médiatique européen.
Le succès sera-t-il au rendez-vous? On peut imaginer que oui. Ces gens n'ont rien de philanthropes. S'ils veulent désormais tant s'implanter en Europe, c'est parce qu'il y a une demande. Environ la moitié de l'électorat est méprisée, dénigrée et tancée par les médias traditionnels à force de ne pas comprendre comme il faut, de ne pas voter comme il faut.
C'est un énorme marché.
Sur ce dossier, la Suisse est à la croisée des chemins ; tant que dure la redevance obligatoire, la RTS et ses affidés sont à l'abri de toute remise en question. Mais il n'en sera pas de même de la presse régionale et, naturellement, les médias en ligne. On peut donc s'attendre à de gros changements de ton dans les publications qui veulent survivre ; à défaut, les Suisses continueront à se tourner, toujours plus nombreux, vers les sites de Réinformation.
Stéphane Montabert - Sur le Web et sur Lesobservateurs.ch, le 16 novembre 2016