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lundi, 18 juillet 2022

Tocqueville, Thucydide et le messianisme belliqueux des démocraties occidentales

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Tocqueville, Thucydide et le messianisme belliqueux des démocraties occidentales

Nicolas Bonnal

Le messianisme démocratique ne connait plus de limites : guerre nucléaire, reset et changement de sexe.

Nous sommes en guerre contre les Russes, contre la Chine, contre les souverainistes, contre les terroristes, contre le nucléaire ; contre la grippe aviaire, contre le racisme, contre le machisme, contre tout le reste.

Et pourquoi ? Comment expliquer ce dynamisme ?

Régime messianique et parfait devant l'éternité, la démocratie impose des devoirs. La démocratie se doit de montrer l'exemple et de châtier le contrevenant. Ce n'est pas moi qui l'écrit, mais Thucydide via l’archange Périclès.

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Dans sa Guerre du Péloponnèse, il raconte la Guerre de Trente ans menée par les Athéniens contre le reste de la Grèce et, s'ils l'avaient pu, contre le reste du monde. Thucydide cite au livre II (chapitres XXXV-XL) les grandes lignes du discours du stratège Périclès, qui convainc son peuple de démarrer la guerre. J'en cite les principaux points, où Périclès ne cesse de marteler son message : la supériorité ontologique de la démocratie qui lui fait un devoir d'éliminer tout adversaire. En effet,

 « Notre constitution politique n'a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins ; loin d'imiter les autres, nous donnons l'exemple à suivre. »

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Cette excellence du modèle démocratique suppose une supériorité ontologique citoyenne. La race devient supérieure si elle est démocrate. Le citoyen est exemplaire :

« Nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n'étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un mépris universel ».

Périclès oppose non pas Athènes à Sparte, mais Athènes et sa démocratie à la Grèce entière, à tout le monde en fait. Qu'on en juge :

«Voici donc en quoi nous nous distinguons : nous savons à la fois apporter de l'audace et de la réflexion dans nos entreprises. Les autres, l'ignorance les rend hardis, la réflexion indécis».

Après le bâton, la carotte. Périclès lie déjà la démocratie à la jouissance matérielle, qui frappera tant Tocqueville lors de son voyage en Amérique. La démocratie athénienne a déjà inventé la société des loisirs :

 « En outre pour dissiper tant de fatigues, nous avons ménagé à l'âme des délassements nombreux ; nous avons institué des jeux et des fêtes qui se succèdent d'un bout de l'année à l'autre, de merveilleux divertissements particuliers dont l'agrément journalier bannit la tristesse. »

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Rappelons que les Athéniens se faisaient payer pour aller au théâtre.

Périclès célèbre, comme plus tard Voltaire, le commerce et la mondialisation :

« L'importance de la cité y fait affluer toutes les ressources de la terre et nous jouissons aussi bien des productions de l'univers que de celles de notre pays. »

 D'ailleurs, si la richesse est importante, tout le monde doit devenir riche.

« Chez nous, il n'est pas honteux d'avouer sa pauvreté ; il l'est bien davantage de ne pas chercher à l'éviter. »

Le messianisme démocratique est métaphysique et belliciste, donnant raison au cher Héraclite, pour qui la guerre était la mère de toute chose !

Périclès pérore tout joyeux :

« Nous avons forcé la terre et la mer entières à devenir accessibles à notre audace, partout nous avons laissé des monuments éternels des défaites infligées à nos ennemis et de nos victoires. »

Ce tableau narcissique, digne de celui du discours d'Obama à West Point, justifie toutes les guerres :

« Telle est la cité dont, avec raison, ces hommes n'ont pas voulu se laisser dépouiller et pour laquelle ils ont péri courageusement dans le combat ; pour sa défense nos descendants consentiront à tout souffrir. »

Ou comme dit le « penseur néocon » Kagan, les Américains — les démocraties, en fait — viennent de Mars. Les Iraniens, les Russes, les Chinois et les... Vénusiens n'ont qu'à bien se tenir.

Quant à la morale des peuples démocratiques, on laisse juges nos lecteurs avec la note sur le Discours de la réforme de Démosthène (disponible sur Remacle.org) :

« Après la mort d'Épaminondas, dit Justin, les Athéniens n'employèrent plus, comme autrefois, les revenus de l'État à l'équipement des flottes et à l'entretien des armées : ils les dissipèrent en fêtes et en jeux publics ; et, préférant un théâtre à un camp, un faiseur de vers à un général, ils se mêlèrent sur la scène aux poètes et aux acteurs célèbres. Le trésor public, destiné naguère aux troupes de terre et de mer, fut partagé à la populace qui remplissait la ville». Cet usage, fruit pernicieux de la politique de Périclès, avait donc introduit dans une petite république une profusion qui, proportion gardée, ne le cédait pas au faste des cours les plus somptueuses.

Tocqueville avait deviné, lui, l’agressivité américaine : pourtant la géographie avait bien isolé les Etats-Unis !

« La fortune, qui a fait des choses si particulières en faveur des habitants des États-Unis, les a placés au milieu d'un désert où ils n'ont, pour ainsi dire, pas de voisins. Quelques milliers de soldats leur suffisent, mais ceci est américain et point démocratique. »

Ce qui est démocratique, c’est d’avoir déclenché 200 guerres et bâti mille bases de par le monde.

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Car gare aux armées démocratiques. Tocqueville :

« Tous les ambitieux que contient une armée démocratique souhaitent donc la guerre avec véhémence, parce que la guerre vide les places et permet enfin de violer ce droit de l'ancienneté, qui est le seul privilège naturel à la démocratie… Nous arrivons ainsi à cette conséquence singulière que, de toutes les armées, celles qui désirent le plus ardemment la guerre sont les armées démocratiques. »

Enfin l'historien révèle la vraie raison. C’est la même arrogance que celle de Périclès soulignée plus haut (II, troisième partie, chapitre 16) :

« Les Américains, dans leurs rapports avec les étrangers, paraissent impatients de la moindre censure et insatiables de louanges. Le plus mince éloge leur agrée, et le plus grand suffit rarement à les satisfaire ; ils vous harcèlent à tout moment pour obtenir de vous d'être loués ; et, si vous résistez à leurs instances, ils se louent eux-mêmes. On dirait que, doutant de leur propre mérite, ils veulent à chaque instant en avoir le tableau sous leurs yeux. Leur vanité n'est pas seulement avide, elle est inquiète et envieuse. Elle n'accorde rien en demandant sans cesse. Elle est quêteuse et querelleuse à la fois. »

Cette agressivité humanitaire se transmet à une von der Leyen ou à un Macron. Qu’on trouve un tzar ou un grand khan, et nous sommes prêts pour une énième croisade.

On sait aussi le rôle que joue la presse en démocratie. Je fournis la guerre, avait dit l’autre (Randolph Hearst, alias Citizen Kane), quand il s’agit de voler Cuba aux Espagnols avec le beau résultat que l’on sait (Battista, Castro, les missiles...). L’historien Joseph Stromberg a montré que le but de cette guerre était la Chine - via les Philippines. Et ils y sont toujours ces buts…

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Revenons à notre plus grand esprit.

Dans le dernier et splendide chapitre de ses Souvenirs, Tocqueville insiste sur le rôle de la presse qui pousse toujours à la guerre en démocratie. On est en 1849 en Angleterre, ce beau pays qui laisse crever ses Irlandais tout en continuant d’exporter viandes et blés de la verte Erin. Mais on veut faire la guerre à la Russie et à l’Autriche pour défendre… la sainte Turquie qui défend l’humanité et les droits de l’homme ! Et c’est pendant l’été… Tocqueville ajoute au passage que les réfugiés politiques hongrois dévastent la sinistre république helvétique qui leur a donné asile. Les Allemands en riraient aujourd’hui… Mais passons.

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« Pendant cet intervalle, toute la presse anglaise, sans distinction de parti, prit feu. Elle s’emporta contre les deux empereurs et enflamma l’opinion publique en faveur de la Turquie. Le gouvernement anglais, ainsi chauffé, prit aussitôt son parti. Cette fois il n’hésitait point, car il s’agissait, comme il le disait lui-même, non seulement du sultan, mais de l’influence de l’Angleterre dans le monde. Il décida donc : 1° qu’on ferait des représentations à la Russie et à l’Autriche ; 2° que l’escadre anglaise de la Méditerranée se rendrait devant les Dardanelles, pour donner confiance au sultan et défendre, au besoin, Constantinople. On nous invita à faire de même et à agir en commun. Le soir même, l’ordre de faire marcher la flotte anglaise fut expédié. »

La France républicaine toujours soumise aux Anglo-Saxons était invitée à emboîter le pas. Six ans plus tard le second empire faisait la guerre à la Russie, dix ans plus tard à l’Autriche. On comprend pourquoi le coup d’Etat de Badinguet n’avait pas dérangé Londres et Palmerston, premier grand architecte du nouvel ordre mondial. Badinguet fit la guerre à la Russie comme à l’Autriche et créa l’Allemagne et l’Italie (qui nous fit autant la guerre que la précédente).

La création de l’UE par les Américains et leurs agents comme l’ineffable Jean Monnet semble n’avoir dès le début qu’un but lointain et précis : une guerre d’extermination continentale et démocratique. Rassurons les imbéciles, on y est presque.

 

dimanche, 29 janvier 2017

Le Populisme ou la véritable démocratie

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Le Populisme ou la véritable démocratie

Le Populisme ou la véritable démocratie

par Bernard Plouvier

Editeur: Les Bouquins de Synthèse nationale

Sortie Janvier 2017

292 pages

22 €

Un entretien avec Bernard Plouvier à l'occasion de la sortie de son livre "Le Populisme ou la véritable démocratie"

populisme-la-vraie-democratie.jpgQ.  Dans ce livre, vous présentez ce que les bien-pensants et bien-disants interpréteraient comme un non-sens : l’assimilation du populisme à la démocratie. Est-ce une provocation à but commercial ou l’expression d’une intime conviction ?

R. Vous m’avez mal lu : je n’ai pas écrit du populisme qu’il était une forme de démocratie. Je prétends qu’il s’agit de la SEULE véritable démocratie, soit le gouvernement POUR le peuple. Le but de tout gouvernement est d’administrer au mieux le Bien commun. C’est ce que, durant l’Antiquité gréco-romaine – qui est notre racine fondamentale, avec celles moins bien connues des civilisations celto-germano-scandinaves -, l’on nommait la Chose publique.

Q. Pourtant les démocraties grecques antiques n’ont pas été des régimes populistes.      

R. Effectivement, ce que nos brillants universitaires (les historiens allemands sont généralement moins naïfs) nomment la « Démocratie athénienne » n’était qu’une ploutocratie. Pour faire simple, une ploutocratie est un gouvernement de riches qui n’agissent que pour donner à leur caste – héréditaire ou matrimoniale - et à leur classe – liée à la surface sociale – les moyens d’assurer la pérennité de leur domination.

Certes, un peu partout en Grèce, à partir du 6e siècle avant notre ère, on a introduit la notion d’égalité devant la Loi, mais cela ne touchait que les seuls citoyens, nullement les étrangers et moins encore les esclaves qui n’étaient que des biens mobiliers, des choses. En outre, les citoyens pauvres n’avaient que le droit d’élire des riches pour administrer l’État. En gros, cela n’a guère changé en 25 siècles !

Et très vite, les peuples se sont révoltés. D’authentiques populistes ont dominé de nombreuses cités grecques antiques, puis Rome. Ces « tyrans » ont tous été élus, acclamés par le peuple, mais agonis par la classe des lettrés, issus de la caste nobiliaire. La mauvaise réputation du populisme est une affaire de règlement de comptes entre les riches et les chefs des pauvres… car les ploutocrates reviennent toujours et partout au Pouvoir, les pauvres étant trop souvent victimes de leur irréflexion et les gens des media – de l’aède antique au présentateur d’actualités télévisées – étant fort vénaux.

Q. Ce livre est donc une promenade historique, une visite guidée dans le Musée du populisme. Cela signifie-t-il qu’il existe des causes et des effets récurrents dans l’histoire humaine qui mènent au populisme ?

Bien évidemment et cela revient à dire qu’il existe des critères qui permettent à l’observateur de différentier un véritable populiste – être rare – d’un banal démagogue. Il faut être très critique à l’égard de ce qu’affirment les journalistes et les « politologues », cette curiosité contemporaine, lorsqu’ils balancent, un peu au hasard, l’appellation de populiste, ce qui est souvent, pour ces ignorants, une accusation, alors que de nombreux exemples prouvent le bénéfice que certaines Nations ont retiré des gouvernements populistes… et l’étude des échecs est également instructive.

Un chapitre entier du livre est consacré aux valeurs populistes et un autre aux critères, universels et diachroniques, d’un gouvernement authentiquement populiste. Et l’on étudie les différences qui existent entre le régime populiste et le despotisme éclairé.

Q. Comment survient ce type de régime ?

Comme toujours en histoire, il faut, pour observer un phénomène hors du commun, la communion d’un chef charismatique et d’un groupe de compagnons résolus, unis par le même idéal… mais, hélas, pas toujours par des idées communes. Trop de théoriciens tuent un mouvement d’essence populiste avant qu’il puisse prétendre au Pouvoir. C’est ce que l’on a vu en France ou en Espagne durant l’entre-deux-guerres.

Q. Ma question était mal posée : pourquoi un mouvement populiste réussit-il une percée ?

Ce type de mouvement résulte toujours d’un mal-être profond de la Nation, dans ses couches laborieuses et honnêtes… ce qui suffit à différentier le populisme des partis marxistes, dirigés par de très ambitieux intellectuels déclassés et composés de sous-doués hargneux, envieux et fort peu motivés par le travail.

Dès qu’une ploutocratie cesse de proposer au peuple une ambition pour la génération active ou, de façon plus grave encore, une promesse d’avenir pour les descendants, elle devient insupportable. La situation devient intolérable, explosive, lorsque la Nation – soit la fraction autochtone du peuple – est menacée dans sa survie.

L’insurrection devient alors légitime, à moins qu’un mouvement, prenant en compte les besoins et les aspirations du peuple – singulièrement ces valeurs qui font l’identité d’une Nation –, rassemble une majorité électorale qui lui permette de parvenir démocratiquement au Pouvoir, ce qui évite l’insurrection, ses crimes et ses destructions… là encore, on mesure bien la différence entre le populisme et l’ignominie marxiste, où la Révolution est le bien suprême, nécessaire aux chefs et aux petits chefs pour se saisir du Pouvoir et des sinécures.  

Q. Finalement, le populisme, ce serait la réaction saine d’un peuple qui souffre, qui est écœuré de ses soi-disant élites et qui aspire à une vie plus digne, faite de travail et d’honnêteté dans la gestion des affaires publiques, permettant d’espérer un avenir meilleur pour les enfants et les petits-enfants ? 

Vous avez tout compris.

L'auteur : Bernard Plouvier est né en 1949. Il a été interne des hôpitaux puis chef de clinique au CHU de Lille. Depuis 1979, il est chef de service hospitalier, spécialisé en Médecine interne. Il a été élu membre de l’Académie des Sciences de New York en mai 1980. Il collabore régulière­ment à la revue Synthèse nationale ainsi qu'au site EuroLibertés.

mercredi, 03 février 2016

Archéologie de l'idée démocratique

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Archéologie de l'idée démocratique

Ex: http://www.leblancetlenoir.com

Le débat actuel sur la différence entre république et démocratie ne peut faire l'économie d'une réflexion sur l'origine de la démocratie, un système politique en soi surprenant, non naturel, multiforme. Qu'on le simplifie à l'extrême (pour l'étudier) à la prise d'une décision par le biais d'un accord commun, ou en fonction d'un bien général, ou encore par un affrontement ritualisé, et l'on découvre aussitôt que la décision s'inscrit dans un contexte pré-déterminé et imposant son orientation. La décision annoncée est plus dépendante de ce contexte qu'il n'y paraît. L'analyse la fait même disparaître au profit d'une substructure où se dissimulent les vraies décisions inavouées.

Comment en faire le dévoilement ? Guy-R Vincent, l'auteur de l'ouvrage intitulé Des Substitutions comme principe de la pensée - Etude de récits mythiques grecs et sanscrits – nous propose un parcours original : mythologue comparatiste, il ne consacre qu'un chapitre à cette question : chapitre IV, « Le pouvoir démocratique et ses substitutions » (p. 207-244). Il s'agit de l'extension d'une analyse portant des récits mythiques où un personnage (dieu ou humain) se fait remplacer (substitution) par un autre personnage réel (dieu ou humain) ou par un simulacre (statue, animal, …).

Le récit mythique le plus célèbre (il reste une pièce d'Euripide sur ce thème) en Europe est celui-ci : le roi Admète doit mourir mais le dieu Apollon, pour services rendus, lui a accordé qu'il pourrait se faire remplacer dans la mort, le jour venu. Admète cherche donc une personne consentante : ses meilleurs amis refusent, ses vieux parents aussi, ne reste que son épouse Alceste pour accepter. Alceste lui demande toutefois de respecter les enfants qu'ils ont eus (au cas où Admète se remarierait) et s'enfonce dans les Enfers. Admète ressent le vide laissé par cette disparition et songe à faire fabriquer un « double » d'Alceste (un artefact : statue ou poupée) quand survient Héraclès. Les lois de l'hospitalité imposent qu'Admète taise son chagrin ; il reçoit donc dignement son hôte, qui finit par découvrir le deuil de toute la maisonnée. Héraclès a honte de son comportement bruyant et descend aux Enfers chercher Alceste. Il fait croire au roi qu'il lui a trouvé une nouvelle épouse (le roi n'en veut pas) mais en soulevant le voile de cette femme, il s'aperçoit de la vérité.

Tout se termine donc bien et peut faire penser à un conte heureux. Le lecteur peut alors, pour marquer sa fascination ou son intérêt, facilement se fourvoyer vers des pistes psychologiques ou sociologiques : l'amour conjugal, la fidélité et l'hospitalité, le droit des enfants, l'égoïsme masculin, la solitude de chacun devant la mort… Mais ces solutions d'analyse ne sont jamais celles qu'envisage un mythe. Par exemple, dans ce cas précis, rien n'affirme qu'Alceste aime son époux (les mariages sont contractuels dans l'Antiquité) et ses motifs sont de cet ordre : l'obéissance est obligatoire ; sauvegarder le roi garant du monde est nécessaire ; il faut éliminer les risques d'une continuité rompue (en amont par les parents d'Admète ne voulant pas mourir à la place de leur fils et en aval par ses enfants qui pourraient être délaissés).

Le recensement d'autres mythes empruntés au monde grec et indien permet de dégager un processus très particulier auquel l'auteur donne le nom de « substitution ». Il le pense universel (d'autres aires culturelles en rendent compte ; que l'on pense à Abraham remplaçant dans un sacrifice par un bouc son fils Isaac ) et antérieur à d'autres modes constitutifs de la pensée (comme le rapprochement par similitude ou contiguïté où ceci ressemble à cela, où ceci fait suite à cela, à la base de la métaphore, du signe mathématique « égal », des premières catégories construites sur des similitudes). Ce processus se fait en deux phases : a) une première phase où un mode d'existence (figuré dans le mythe par un personnage) se confronte à un autre mode et en conçoit la menace (répartition des rôles : prédateur/proie), puis fonde un double de soi (un leurre substitutif) et détourne l'attention du potentiel menaçant, au risque de s'affaiblir ou de se faire « doubler » par son leurre ; b) une seconde phase où le substitut se détache de sa source et s'implante dans un autre contexte qu'il perturbe et modifie (transfert sur un autre plan) : soit il maintient son attache avec son origine (il permet l'action modificatrice de ce nouveau milieu), soit il se détache et s'autonomise (il permet une ouverture caractérisant un autre aspect du réel).

La substitution est ce processus complexe et créatif, processus qui engendre des perturbations nombreuses que l'on peut regrouper dans des classes de perturbation spécifiques à certains domaines (le livre en aborde d'autres, comme la peinture, le calcul, le langage...). Celui de la démocratie en est donc un parmi d'autres. Si l'on veut simplifier, on dira qu'une pièce de remplacement n'est jamais identique à celle qu'elle est censée remplacer et provoque des troubles en partie positifs. Inadéquation inventive. Pour illustration, donnons Ulysse se faisant appeler « Personne », selon un jeu de mots basé sur son nom (outis = personne /Odys = début de son nom), pour leurrer le Cyclope menaçant, et sauver ses compagnons en les faisant sortir de la grotte du Cyclope par un subterfuge (ils sont cachés sous le ventre des moutons). Scène pré-démocratique en soi : à une menace, répond un remplacement nominal (« Personne » est le délégué d'Ulysse) et la sauvegarde d'un groupe humain. Cette anecdote peut être placée sur d'autres plans : pourquoi pas celui de la lutte contre la tyrannie, mais aussi celui de la résistance des défenses immunitaires dont il faut baisser la garde en cas d'allergie ou de greffe ? Le mythe substitutif a cette vertu d'extrême plasticité.

Venons-en donc à la démocratie. Le point de vue peut paraître iconoclaste : tout est remplacement. Le député, élu du Peuple, n'est qu'un substitut, rien de plus. La sacralité de sa fonction est, elle même, fondée sur le remplacement du droit divin par un droit venu d'en bas (le Peuple souverain remplace le Ciel pour fonder la légitimité). Il n'est plus l'émanation inspirée d'une volonté collective mais une pièce rapportée dont on sait qu'elle ne peut que provoquer des perturbations. Cela explique déjà que la démocratie soit un régime agité (cf. l'excitation des périodes électorales) et que les critiques alternent entre une constatation (on tient peu compte de la volonté populaire, si bien que l'on parle de déficit démocratique) et une hésitation (prendre l'avis de tous, surtout si les membres sont incultes, pour chaque opération, est infaisable et non souhaitable ; autant réduire la représentativité). Entre hyperdémocratisme et hypodémocratisme si l'on veut. Et il est vrai que l'histoire nous montre que dans certains cas, il a été heureux que l'on ne suive pas l'avis de la majorité (du Peuple) comme dans d'autres, l'inverse fut fatal : trop de pouvoirs entre les mains de quelques représentants malveillants ou bornés ont conduit à des catastrophes. Cela renvoie alors à la notion de « hasard » avec laquelle s'ouvre l'origine de la démocratie : et si les décisions démocratiques renvoyaient au hasard ? Il suffit de si peu, parfois, pour aller dans un sens ou l'autre. On est loin d'une prise de décision posée, rationnelle, intelligente, telle que le système tient à le faire croire.

En effet, la mythologie grecque évoque des scènes de tirage au sort pour prendre une décision. Ce n'est plus la décision d'un seul (le roi des dieux, le patriarche) qui s'impose, mais on place entre ses mains un dispositif : dans l'Iliade (VII, 1-205), on met des jetons dans un casque, chacun étant donc à égalité et on retire un jeton ; ailleurs (XXII, 209-213), Zeus pèse sur une balance les destins des guerriers : le roi des dieux accepte de se voir destitué de son pouvoir d'aider l'un ou l'autre. C'est le destin qui commande. La démocratie, si elle tire son origine de ces dispositifs, doit en avoir conservé des traits que nous ne voyons plus mais toujours agissant. On se souvient que, devant l'afflux des inscriptions d'étudiants dans une université, un tirage au sort avait été proposé au grand dam des intéressés. Et pourtant n'était-il pas égalitaire ? Dispositif trop rudimentaire, même s'il demeure en fondement occulte de la démocratie.

demath267651.jpgLa démocratie s'est développée en inventant de nouveaux dispositifs plus complexes. Un parcours historique se fait alors de la Grèce, de Rome, du trust médiéval, vers la révolution industrielle, jusqu'à nos jours. Chaque fois, un dispositif de substitution est conçu dont les perturbations et les débordements sont admis pour permettre des solutions décisionnelles. C'est par la perturbation contrôlée progressivement que le système s'installe et se fait admettre. Système délicat à manier, instable, accentuant les inégalités mais permettant une permanence : on se confie paradoxalement à ce qui trouble l'ordre public, pour développer et complexifier cette organisation politique. Situation très curieuse.

Il n'y a pas tant de continuité entre Athènes, Rome, le féodalisme, etc. que des dispositifs nouveaux et orientés vers des objectifs différents. La démocratie est plurielle, elle ne sert pas les intérêts du Peuple, elle sert des projets qui préoccupent à un moment donné les hommes ou des groupes d'hommes. Au Moyen Age, au moment des croisades, les fiefs sont laissés vacants et confiés à des hommes de confiance (« trustee » agissant pour un « cestui que trust ») qui remplacent le chevalier parti au loin. L'orphelin et l'orpheline sont entre les mains du trustee qui se rémunère pour ses services, peut abuser de son pouvoir, faire en sorte que le réel propriétaire de retour ne retrouve rien de son bien (fait fréquent en politique où des remplaçants ne rendent pas le siège qu'ils devaient momentanément occuper), comme il peut préserver un patrimoine, l'augmenter, être un modèle de bonne gestion. C'est ce que narre Walter Scott dans Ivanhoé : le roi Richard-Coeur de lion a confié son royaume à son frère, le roi Jean ; tous deux des Normands ; Cédric, père d'Ivanhoé, est un saxon qui veut marier sa pupille Rowena à un descendant saxon de sang royal, au détriment de son propre fils Ivanhoé, amoureux de Rowena ; Ivanhoé se tourne alors vers Richard-Coeur de lion, lui aussi dépossédé par son frère le roi Jean. Un jeu complexe entre le tuteur (trustee), le tutorisé (cestui que trust), le propriétaire (ou constituant) est en cause, où les rôles peuvent s'échanger et se superposer. Par exemple : Cédric est à la fois le tuteur et le constituant en tant que responsable d'une pupille (à marier au mieux) et propriétaire voulant donner à un saxon l'héritage de la royauté et ainsi accroître son bien personnel par alliance. L'on a oublié que W. Scott était un homme de loi important en son temps, un juriste d'obédience libérale. La fiducie ou confiance est une superbe invention d'une grande souplesse : en déléguant le pouvoir à un ou plusieurs membres, en leur confiant un héritage à faire fructifier, en choisissant de récompenser le trustee, en surveillant les exactions ou en les favorisant, on voit combien ce système de délégation s'approche de la démocratie et possède des moyens étendus pour répondre à diverses situations (mort des bénéficiaires, accords multiples, prises de risque…). Le bien circule, n'est pas bloqué ou en jachère. Les montages actuels de sociétés-écrans sont des formes démocratiques d'une certaine manière : cascade décisionnelle, étages successifs d'intervention, camouflages qui aident à l'acceptation, commissions multiples nécessitant des spécialistes (technostructure).

On lira les pages limpides consacrées à Athènes et à Rome mais si l'on arrive au XIXème siècle, c'est pour voir s'instaurer un autre dispositif qui gauchit à nouveau le système démocratique. Pour l'auteur, il est fortement lié à l'utilisation des machines et des rouages. Il faut canaliser une énergie (celle d'une nation), la répartir et l'amplifier, à la façon dont une machine est une force productive remplaçant la force humaine. Le mythe requis est d'une lucidité quelque peu effrayante : le taureau de Phalaris. Phalaris est un tyran de la Sicile antique auquel un ingénieur nommé Périlaos (nom symptomatique : « celui qui a le peuple autour de lui ») propose un instrument de torture : on introduit dans le ventre d'un taureau en bronze des condamnés, on fait chauffer le métal par un feu en dessous, les condamnés hurlent de douleur mais leurs cris sont transformés au niveau des cornes en un air de flûte agréable. Phalaris est outré et enferme l'inventeur dans son taureau avant de le précipiter du haut d'une falaise. Les cris et gémissements du Peuple ne sont-ils pas transformés ? Parfois on les rend indistincts, on les couvre de mélodies officielles, parfois on les soulage et l'on détruit les motifs de leur existence. Or la Révolution industrielle est liée à deux machines capitales : la machine à tisser et la machine à vapeur. Ce n'est donc plus un bien hérité à partager et à augmenter qui importe, mais la matérialisation d'une force pour le bien de tous (République) ou de quelques uns (une classe sociale), ou d'une Nation à visée impérialiste. Il n'empêche que la prise de décision imite la machinerie faite de rouages dans le but de créer un dynamisme, selon des engrenages distincts. La difficulté est de déterminer un centre pour organiser tous ces rouages : ce rôle est imparti au suffrage universel qui creuse momentanément un potentiel central, lequel se déplace (on est loin d'un modèle monarchique où le roi est le centre désigné pour tous et pour toujours) au gré des pressions. On peut vouloir que chacun ressemble à chacun (effort d'égalitarisation : compenser les inégalités, équilibrer les chances d'ascension sociale), que l'ordonnancement commun descende en cascade et se répète à différents niveaux (hiérarchisation), que l'on sépare le blé de l'ivraie, selon des vitesses d'évolution différentes (catégorisation : ville/campagne ; secteur industriel/ services...), que les rôles permutent (inter-échangéabilité, mixité, parité). C'est tout ce que peut proposer le système ainsi conçu : le regroupement des énergies selon quatre principes ou rouages latents. Autant de centrages momentanés.

Or, un simple regard sur nos technologies, montre qu'au monde des machines à rouage a succédé le monde des systèmes miniaturisés où l'interconnexion se fait par des échanges électroniques incessants. Ce dernier modèle omniprésent exerce son influence sur ce que nous attendons de la démocratie actuellement : la prospérité généralisée au lieu de la mobilisation antérieure. Le système étant régi par un ancien paradigme, bien des pouvoirs prédominants échappent à un choix démocratique, ne serait-ce que le pouvoir médiatique, non élu, surveillé par le pouvoir politique et en même temps le concurrençant. L'élu (maire, député, sénateur, président…) tient moins son pouvoir des urnes que de son accès aux media. Le citoyen attend de son vote moins à consentir des efforts collectifs (ce que continue à proclamer l'impétrant politique, surtout s'il a conquis le pouvoir) qu'une interactivité rapide (des mesures aux effets immédiats, que l'on peut rapidement changer) et une sécurisation de ses échanges (déplacements et placements, contrats souples et parallèles). Autant dire combien le système démocratique fondé sur une représentation démodée où chacun (même le plus « imbécile » était réquisitionné) a besoin de s'inventer à nouveau.

Mais s'adapter à ces demandes contemporaines est certainement pernicieux, trop lié à des avantages personnels antinomiques entre eux. C'est seulement en se rapprochant d'un modèle qualitatif (l'accumulation de besoins non satisfaits produisant un « saut » correcteur, à la manière dont une lame de scie pressée à chaque bout « flambe », c'est-à-dire adopte d'inverser sa courbure, de convexe devenant concave ou l'inverse) que la démocratie peut véritablement se modifier. Des inversions (le mot est curieusement à la mode : « inversion de la courbe du chômage », inversion dans les énergies à utiliser, transition en tous genres) sont souhaitées et souhaitables, pour orienter l'Humanité vers des finalités où elle se reconnaîtra mieux. « Infinitiser » est le mot employé : terme énigmatique car il ne désigne pas, dans cette analyse, le long terme mais un horizon interne reconstruit. Que faut-il entendre par là ? L'auteur s'en tire par une pirouette mythologique : Aphrodite anime la statue de Pygmalion ; le sculpteur Pygmalion aimait sa statue de façon narcissique, elle était son bien, il ne l'aimait pas pour l'image d'une altérité. Aphrodite la lui soustrait comme telle, et la rend vivante : elle en fait une femme réelle, substitut perturbant mais novateur. Il n'est pas certain que cette transformation ait été du goût de Pygamalion. La déesse a pu vouloir le récompenser comme lui jouer un tour et le punir de se désintéresser des autres femmes qu'il ignorait. On peut y voir une allégorie de la finance actuelle fascinée par ses montages et ses bulles (statues narcissiques), et qui manque la vie réelle. Quelle déesse saura transformer ces simulacres stériles en des réalités agissantes, liées à des besoins se manifestant dans nos sociétés ? Amusant aussi de penser que le nom modifié d'une seule lettre de Pygmalion a justement pu servir à une société écran pour une campagne électorale. Puissance du mythe en nos époques.

D'autres réflexions parcourent ce livre atypique. Nous en retirons le jugement qu'il s'appuie sur des données non ressassées, sur un corpus de faits qui attendent des analyses encore à faire, ce dont l'auteur semble convaincu.

L. T.

Guy-R Vincent, Des Substitutions comme principe de la pensée - Etude de récits mythiques grecs et sanscrits L'Harmattan 2011, coll. Ouvertures philosophiques, 33 €.