Par Tom Luongo
Source Strategic Culture
Je suis un grand joueur de jeux de société. Je ne suis pas trop pour les classiques comme les échecs ou le go, préférant les plus modernes. Mais, quoi qu’il en soit, en tant que personne qui apprécie le délicat équilibre entre stratégie et tactique, je dois dire que la maîtrise des horloges par le président russe Vladimir Poutine m’impressionne.
Car s’il y a jamais eu un moment où Poutine et la Russie pouvaient infliger un maximum de souffrance aux États-Unis via leur talon d’Achille, les marchés financiers et leur soif inextinguible de dette, c’est ce mois-ci, juste au moment où le coronavirus atteignait ses côtes.
Comme je l’ai dit, je suis un grand joueur de jeu de société et j’aime particulièrement les jeux où il y a un équilibre délicat entre la puissance des joueurs, qui doit être maintenue pendant que ce n’est pas leur tour. Les attaques doivent être contrecarrées, mais juste assez pour empêcher la personne d’avancer, et pas au point où vous ne pourriez plus vous défendre lors du tour du joueur suivant.
Tout cela au bénéfice de la survie du jeu jusqu’à ce que vous trouviez le moment idéal pour percer et remporter la victoire. Après avoir regardé Poutine jouer à ce jeu au cours des huit dernières années, je crois fermement qu’il n’y a personne, en position de pouvoir aujourd’hui, qui le comprenne mieux que lui.
Et je crois que cette décision de briser l’OPEP+ et ensuite de regarder Mohammed bin Salman briser l’OPEP était le grand mouvement de renversement du style judo de Poutine. Et ce faisant, en moins d’une semaine, il a complètement paralysé le système financier américain.
Le vendredi 6 mars, la Russie a dit niet à l’OPEP […pour une réduction de la production de pétrole pour maintenir les cours]. Le mercredi 11, la Réserve fédérale avait déjà doublé ses interventions quotidiennes sur le marché des REPO, le refinancement des banques au jour le jour, pour maintenir la liquidité bancaire à un niveau suffisant, car les banques ne voulaient plus prendre en pension les bons du Trésor US qui affichaient des taux d’intérêt trop élevés.
Le 12 à midi, la Fed a annoncé 1 500 milliards de dollars de nouvelles facilités de REPO, y compris des contrats à trois mois. À un moment donné pendant la négociation ce jour-là, l’ensemble du marché du Trésor américain s’est tari. Personne n’a fait d’offre pour les actifs financiers les plus liquides et recherchés au monde.
Pourquoi ? Les prix étaient si élevés que personne n’en voulait.
Non seulement nous avons eu une expansion massive des interventions sur le marché REPO par la Fed, mais en plus pour une durée plus longue. C’est un signe clair que le problème est presque sans issue. Les opérations sur le marché REPO de plus de trois jours sont dans ce contexte une rareté.
La Fed qui a besoin d’ajouter 1 500 milliards de dollars en pensions sur trois mois signifie clairement qu’elle envisage le prochain problème à la fin du trimestre, et même au-delà.
Cela signifie, en bref, que les marchés financiers mondiaux sont complètement paralysés.
Et pire que ça…. L’intervention de la Fed n’a pas marché.
Les actions ont continué à fléchir, l’or et d’autres actifs refuges ont été durement touchés par une inversion des flux de capitaux à partir des États-Unis. Dans la foulée immédiate de la décision de Poutine, le dollar a été chahuté alors que les investisseurs européens et japonais, qui avaient empilé les actions US comme refuge, ont liquidé leurs positions et ramené le capital à la maison.
Cela a duré quelques jours avant que Christine Lagarde n’organise son show, à la foire de la Banque centrale européenne, pour dire à tout le monde qu’elle n’avait pas de réponses autres que d’augmenter les achats d’actifs et de continuer à faire ce qui a échoué dans le passé.
Cela a déclenché la phase suivante de la crise, où le dollar commence à se renforcer. Et c’est là que nous en sommes maintenant.
Et Poutine comprend qu’un monde inondé de dettes est un monde qui ne peut plus se payer la devise nécessaire pour rembourser la dette, libellée dans cette devise, dont le coût est en forte augmentation.
Cela exerce une pression supplémentaire sur les rivaux géopolitiques de la Russie en les obligeant à se concentrer sur leurs préoccupations nationales plutôt que sur celles de l’étranger.
Pendant des années, Poutine a supplié l’Occident de mettre fin à sa folle belligérance au Moyen-Orient et en Asie. Il a fait valoir avec éloquence aux Nations Unies et dans des interviews que le moment unipolaire était révolu et que les États-Unis ne peuvent maintenir leur statut de seule superpuissance mondiale si longtemps. La dette finirait par saper sa force qui, au bon moment, se révélerait bien plus faible qu’elle ne le croyait.
Cela ne convient pas au président Trump, qui croit à l’exceptionnalisme américain. Il se battra pour sa version de « America First » jusqu’au bout, en utilisant toutes les armes à sa disposition. Le problème avec cette attitude de «ne jamais reculer» est que cela le rend très prévisible.
L’utilisation par Trump de sanctions contre l’Europe pour arrêter le gazoduc Nord Stream 2 était stupide et à courte vue. Il s’est ainsi assuré que la Russie serait impitoyable dans sa réponse, et ne retarderait son projet que de quelques mois.
Trump était facile à contrer sur ce coup là. Signer un accord avec l’Ukraine, désespérément à court d’argent, pour faire transiter le pétrole, et rediriger le navire poseur de tuyaux vers la Baltique pour terminer le pipeline Nord Stream 2.
Et avec les prix du gaz naturel en Europe, déjà dans les chaussettes à cause d’une offre excédentaire et d’un hiver doux, il n’y a finalement pas beaucoup de temps ou d’argent perdu. Mieux vaut faire baisser le prix mondial du pétrole bien en dessous des coûts de production aux États-Unis, ce qui garantit que le précieux Gaz Naturel Liquéfié de Trump reste hors du marché européen, alors que le mythe de l’autosuffisance énergétique des États-Unis disparaît dans les cendres des produits financiers dérivés […de la dette astronomique accumulée pour financer la fracturation de l’huile de schiste non rentable.]
Maintenant, Trump fait face à un effondrement du marché bien au-delà de sa capacité à y répondre, et même à le sonder. Alors que la Russie est dans la position unique de réduire les coûts du pétrole pour un grand nombre de personnes, tout en surmontant le choc du système globalisé grâce à ses économies.
Parce que l’argent se déplace là où se trouvent les meilleurs rendements, les prix élevés du pétrole et du gaz étouffent le développement des autres industries. La baisse du prix du pétrole, non seulement dégonfle toutes les bulles financières gonflées par les États-Unis, mais elle dégonfle également une partie de la puissance de l’industrie pétrolière du pays. Cela donne à Poutine la possibilité de continuer à diriger l’économie russe selon des axes moins ciblés que l’énergie. Le pétrole et le gaz bon marché signifient une baisse du retour sur investissement dans les projets énergétiques, ce qui, à son tour, permet au capital disponible de se déployer dans d’autres domaines de l’économie.
Poutine vient de dire au monde qu’il n’exploite pas les ressources pétrolières et gazières de son pays comme une vache à lait, mais plutôt comme un élément important d’une stratégie économique différente pour le développement de la Russie.
C’est comme regarder quelqu’un jouer la première mi-temps d’un jeu avec une stratégie, et passer ensuite à une autre à mi-parcours, profitant de la négligence de son adversaire.
Cela se voit rarement, mais quand ça marche, les résultats peuvent être spectaculaires. Jeu, set, et match, Poutine.
Tom Luongo
Traduit par jj, relu par Kira pour le Saker Francophone