J’avais laissé la Patagonie. Je devais me rendre au nord, remontant le long fil de cuivre chilien. La route longiligne s’ornait de merveilleux observatoires, de brumes côtières, de déserts mystérieux jonchés des songes de voyageur. Je me sentais plus fort. Il y a comme cela des voyages qui vous révèlent ce que vous cherchez. Nous voulions le Tibet, et ce furent les Andes. Andes chrétiennes et hispaniques ou je dansai comme l’Inca la danse en l’honneur du ciel et de la vierge. J’arrivai à San Pedro d’Atacama, Mecque andine du tourisme local. Village en adobe, argile cuite sous le soleil, entouré de salars(2) de la peur, de déserts et de geysers. Une vieille église en bois de cactus, une longue messe guerrière où le bon prêtre dénonce la main noire qui contrôle son pays et qui, voilà trois ans, brûla sept statues pieuses.
De jeunes voyageuses plus intrépides que les garçons, venues de Grèce, de France ou d’Amérique, avec qui l’on partage le cabernet chilien dans les restaurants troglodytiques.
Et ce valle de la luna, ce lieu inaltérable, le lieu où le ciel touche la terre, où le temps, dit Wagner, touche l’espace, le cosmos les sables et la pierre. Un lieu de méditation présocratique, une révélation inouïe, du glacier au désert. L’Amérique latine serait l’Eldorado du voyage, Atacama, l’esprit hurlant du voyageur mué en condor éternel. Tout ce qui est humain me serait étranger. D’Atacama, je ne pouvais gagner Salta. Je choisis donc le Nord et ses salars. Le salar d’Uyuni, le plus grand du monde, dans la pauvre Bolivie qui jouit de commentaires si divers. Bolivie, le Tibet de d’Amérique latine, ce toit du monde endimanché en ce 20 février par les flonflons du carnaval de nos frères indiens. Cette route d’Uyuni bradée au touriste de passage fait son effet : on navigue plus qu’on ne roule à cinq mille mètres, on crève de froid dans le premier campement, on voit la lagune verte et ses résistants flamants qui virent comme elle de couleur. La lagune devient tahitienne, elle est bordée de volcans enneigés, elle est irrésistible, reflétant toute la beauté de cet altiplano, qui joint la hauteur de l’esprit à l’équanimité de l’âme. Je dirai que la musique de Loreena Mc Kennitt que j’avais découverte à Santiago me fut profitable au-delà de mes espérances.
Je pris avec mes compagnons un bain dans les sources thermales, nous gagnâmes les geysers, cette boca (3) éructant de la terre mère, qui crachent leurs bulles colériques à la face du ciel.
Ce fut l’ivresse du réel. La nuit fut éprouvante. Le lendemain nous gagnâmes des déserts, des parois ivres, et une vallée de momies et son village magique Atolxa, avec son petit jardin entretenu par les chrétiens les plus pauvres de la terre. Ils font visiter leurs momies profanes, ils cultivent la quinea, céréale riche et méconnue. Les cactus se dressent comme des doigts pointés vers le ciel azur et glace, l’accusant de tant de misère. Mais il y a une vierge, la vierge miraculeuse du salar. Je vais prier. Je croyaisavoir tout ressenti dans les canaux étroits du Chili, dans les glaciers Moreno et Upsala, dans les détroits d’Ushuaïa. Comme Tintin je découvre que l’Amérique du Sud est la terre des mythes : Valparaiso, Iguassu, Machu Picchu, Rio, l’Amazonie, toutes les folies du voyageur gavé de lugares de locura, de lieux de folie. Et je ressens le puissant de cette parole : reconquista, la reconquête du soi, cette route du soi que jamais je ne trouvai en Asie. Et cette volonté de devenir un conquérant du monde, un penseur grec ivre du temps et de l’espace, des pierres et des matices(4) ocres et roses. J’ai conquis l’or de la mémoire. Le soir nous couchons dans un hôtel invraisemblable, l’hôtel du salar, une résidence pour dieu perdu. Nous goûtons la douceur paradoxale de ce lieu chasseur de bruit et des insectes.
Nous sommes à 3 500 mètres et je dors mieux, en dépit de trois bouteilles partagées avec un frère d’échappe, le Japonais Take, avec qui je trinque (kampeï !) en l’honneur de la fin de l’histoire et de la géographie. » Le Japon meurt de la défaite de 1945 » me dit Take. Je pense à ces femmes remarquables, rencontrées au cours de mon périple, qui n’auront pas d’enfant et je médite la fin du cycle. Le long hôtel de sel semble un monastère. Il en coûte sept dollars la nuit dans une chambre bien orientée où j’assiste au lever du dieu-soleil. Et nous partons traverser le salar. On croit avoir tout vu. Car j’avais vu le lac salé des mormons sous une brume blanche. Mais je n’avais rien vu. Juan Carlos, mon guide chauffeur et organisateur, quitte le chemin de terre et plonge dans l’eau du salar. Nous roulons sur l’eau si bleue de ce lagon immense, nous marchons pieds nus sur les eaux, nous goûtons l’ivresse purificatrice de ce sel si cruel. Le ciel est dur comme la justice divine. Une jeune Française évoque le paradis. Le bleu touche le blanc, le sel touche la terre qu’il convertit en figures hexagonales. Notre Père qui êtes au sel…
Le réel nous rattrape bientôt et le gros Toyota tombe en panne. Nous cuisons au soleil pendant que Juan Carlos s’affaire. Le soir nous gagnons Uynii, bled misérable et perdu au monde, où l’on mange pour trois francs. Je décide de monter dans le bus de Sucre, avec changement à Potosi au milieu de la nuit. Des grondements de tonnerre ébranlent la course du bus bien frêle. Je me rappelle à la cruauté et à l’insignifiance de la nature.
Et je suis le seul Occidental à opter pour un transport si ingrat. Moi qui ai dénoncé tant de fois l’invasion touristique, je me retrouve bien seul à Potosi, ville à drôle de mine, vers trois heures du matin et quatre degrés centigrades en plein été. Pourquoi Sucre ?
C’est un vieux rêve, j’ai toujours aimé les anciennes capitales. Et je sais par la télévision de mon Espagne bien aimée que Sucre la présidente est la résurrection de ma Grenade bien aimée, un barrio de Santa Cruz perdu au milieu des mondes. Je sais aussi qu’après le sel qui m’a brûlé, c’est un mot que je guette, la face sucrée de Dieu, sa miséricorde après sa rigueur salée. La ville apparaît sous les brumes incas au petit matin, c’est la merveille annoncée. Je trouve un hôtel avec patio colonial et je gagne ma première église pour entendre la messe au petit matin avec le chant du coq. Le sucre m’envahit de sa douceur, et l’Espagne triomphante de Compostelle où Carmona revient chanter à mes oreilles (orilla, rivage, en castillan). J’ai trouvé le château du monde, je vais goûter à la débauche sonore du carnaval de ces frères tranquilles de l’ailleurs absolu.
Texte publié dans le recueil « Les voyageurs éveillés » (Amazon.fr).
http://france-courtoise.info/theme/bonnal.php
https://nicolasbonnal.wordpress.com/2017/08/13/premier-co...