jeudi, 18 janvier 2007
Sur V. S. Naipaul, Prix Nobel
Moestasjrik / ‘t Pallieterke :
Vidiadhar Surajprasad Naipaul, Prix Nobel de littérature
Réflexion hétérodoxe sur une œuvre identitaire indienne
Parfois, le comité qui, à Stockholm, confère les Prix Nobel, donne indirectement son avis sur les événements du monde en choisissant son lauréat pour le prix de littérature. Parmi les exemples les plus connus : le dissident soviétique Alexandre Soljenitsyne en 1970 et Orhan Pamuk cette année-ci, au beau milieu de la controverse qui agite les relations entre l’UE et la Turquie au sujet du génocide des Arméniens, que Pamuk reconnaît mais qu’Ankara ne reconnaît pas. En 2001, peu de temps après les attentats contre le World Trade Center et contre le Pentagone, attribués aux séides d’Oussama Ben Laden, le Comité de Stockholm avait porté tout aussi indirectement un jugement semblable. Le comité avait conféré le Nobel de littérature à Vidiadhar Surajprasad Naipaul, né en 1932 dans l’Ile de la Trinité (Trinidad). Bon nombre de commentateurs flamands de l’époque ne l’ont pas compris (ndt : ou pas voulu comprendre, par peur d’enfreindre la « correction politique » et d’encourir les foudres du « Centre d’égalité des chances »…) que ce choix avait été une réaction du jury face aux événements de cette année-là, face aux attentats contre le WTC, et, plus encore, face au phénomène qui se profilaient derrière ces attentats, soit l’islam militant.
Le samedi 4 novembre 2006, Naipaul se trouvait au Palais des Beaux Arts de Bruxelles, dans le cadre d’un festival consacré à l’Inde. Cette réception du Prix Nobel dans la capitale de la Flandre, de l’UE et de l’aire nord-atlantique est indubitablement le couronnement d’une carrière prestigieuse, où l’auteur a reçu le Booker Prize (en 1971), a été élevé au titre de chevalier par la Reine Elizabeth II en 1990 (on l’appelle depuis lors « Sir Vidia ») et, enfin, le Prix Nobel. Selon ses bonnes habitudes, Naipaul ne s’est nullement gêné : il a balayé d’un geste de la main les quelques questions de la présentatrice et du public et n’y a pas répondu. Ainsi, il ne s’est pas laissé empêtrer dans une discussion sans fin sur la problématique que pose l’islamisme ; néanmoins, il a bien affiché son affliction à voir combien les « progressistes » se tortillent les méninges et se contorsionnent dans tous les sens quand il s’agit de l’aborder et de la traiter.
Des faits patents
Or c’est pourtant la partie de son œuvre qui traite de l’islam qui lui a valu le Prix Nobel, en l’occurrence une série de « travelogues », comme disent les Anglo-Saxons. Les « travelogues » sont des récits de voyage non fictifs, que l’auteur a faits, en l’occurrence, pour Naipaul, dans les pays de l’Asie méridionale ; chez notre auteur, ils constituent une bonne moitié de son œuvre complète ; l’autre moitié étant composée de romans. Le premier volume de sa trilogie consacrée à l’Inde date de 1964 et s’intitule « An Area of Darkness ». Il s’agit encore de ces récits habituels, racontés sur le mode de la répulsion, où, lui, le touriste pétri d’occidentalisme, ne comprend pas l’Inde et regarde avec horreur la misère qui s’étale dans les rues et la corruption éhontée et brutale qui caractérise la société. Dans « A Wounded Civilization », de 1977, il a acquis un peu plus de sympathie pour la société hindoue, qui survit, profondément blessée après des siècles de colonisation islamique et occidentale. Le troisième volume de la trilogie, « A Million Mutinies Now », de 1990, traite avec un optimisme certain les mille et une manières par lesquelles les Indiens d’aujourd’hui prennent leur destin en main et s’insurgent contre la pression de traditions vieillies et contre les rapports de pouvoir actuels.
C’est surtout « A Wounded Civilization » qui a fâché les lecteurs progressistes, parce que le réquisitoire de Naipaul se portait contre les destructions perpétrées par les régimes islamiques des siècles précédents, réquisitoire qui était assorti d’une évidente sympathie pour le mouvement populiste hindou contemporain qu’est le parti « Shiv Sena », l’ « Armée des Shivadji », baptisée de la sorte en référence à un combattant de la liberté contre le pouvoir des Moghols au 17ième siècle. La version officielle de l’histoire indienne consiste à dire que l’islam a été une source bien accueillie de renouveau et de réformes sociales et que les destructions qu’il a perpétrées ont été exagérées dans les récits hindous ou qu’elles reflétaient une attitude normale que l’on repère dans toutes les cultures aux périodes les plus triviales de leur histoire. Naipaul rejette cette propagande, cette vision officielle et obligatoire, car il la juge idiote : son objectif est de rétablir les faits dans leur réalité, de remettre la vraie histoire à l’honneur.
Naipaul partage l’avis de l’historien américain Will Durant : « La conquête musulmane de l’Inde a probablement été l’épisode le plus sanglant de l’histoire mondiale. On peut toujours en faire un récit affligeant et la leçon que l’on peut en tirer est la suivante : la civilisation (la culture) est quelque chose de précieux, est la résultante d’un ensemble complexe d’éléments comme la liberté, la culture, l’art d’imposer et d’organiser la paix, qui peut à tout moment être jeté bas par des barbares qui attaquent de l’extérieur ou qui se multiplient à l’intérieur même des frontières » (ndt : on retrouve ici les catégories de Toynbee de « barbares extérieurs » et « barbares intérieurs »). Will Durant nous présente ici en un résumé très succinct de l’histoire des rapports entre Musulmans et Hindous depuis la première invasion musulmane de 636 jusqu’à nos jours.
Un traumatisme
Le 6 décembre 1992, des militants hindous attaquent et détruisent de fond en comble la Mosquée de Babar, allant même jusqu’à raser les moindres résidus du bâtiment. Cette mosquée avait probablement été bâtie par le premier empereur moghol Babar sur le site même d’un grand temple de Rama, détruit par les Musulmans, temple qui avait été érigé sur le lieu de la naissance de ce dieu-homme. A la suite de cette action militante hindoue, toutes les bonnes âmes de la planète ont concouru pour émettre les plus stridentes lamentations. Naipaul ne s’est pas joint à ce chœur. Dans un entretien, devenu célèbre, accordé au « Times of India », Sir Vidia a approuvé la « fougue créative » qui se profilait derrière cette action militante. Finalement, pensait-il, ce n’était qu’un retour au bon droit : la mosquée n’avait rien à faire sur ce site et ne constituait que le symbole d’un islam triomphant et d’un paganisme indien humilié. La civilisation blessée commençait enfin à extirper les épines douloureuses qui étaient fichées dans sa chair.
Dans « Among the Believers : an Islamic Journey », de 1981, et dans le volume qui en constitue la suite, « Beyond Belief : Islamic Excursions among the Converted Peoples », de 1998, il examine l’état de crise profond et permanent qui afflige le Pakistan et d’autres pays musulmans non arabes, régions qui ne peuvent ni affronter sereinement la modernité ni explorer normalement leur histoire. Naipaul constate et témoigne : l’islamisation a volé la culture originelle propre des musulmans non arabes et ce traumatisme de l’arrachement perdure de nos jours. Ces deux livres ont particulièrement attiré l’attention du Comité Nobel et donc promu la candidature de Naipaul, surtout après l’exécrable geste des taliban afghans et des sectataires d’Al-Qaeda en 2001 : ils venaient de détruire les magnifiques statues de Bouddha à Bamiyan (ndt : action vigoureusement condamnée par l’UNESCO). L’Afghanistan et le Pakistan sont devenus les plaques tournantes du terrorisme islamiste justement parce qu’ils sont des exemples paradigmatiques de pays qui vivent une terrible névrose depuis que leur propre culture a été oblitérée par l’islam et par des schèmes culturels issus d’Arabie.
La seule critique que je formulerai à l’encontre des thèses de Naipaul, c’est qu’il n’accorde aucune attention au fait que les musulmans arabes, eux aussi, sont confrontés à ce même problème. Certes, ils n’ont pas dû adopter un alphabet ou des vêtements étrangers, mais ils ont également été contraints à se soumettre à une religion, qui n’était pas la leur, et qui s’opposait diamétralement à leurs propres croyances. Les Arabes ont été les premières victimes de l’islam.
Moestasjrik / ‘t Pallieterke.
(article tiré de « ‘t Pallieterke », n°45/2006).
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