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jeudi, 25 janvier 2007

Le "Machiavel" de Valeriu Marcu

Günter MASCHKE:

Le "Machiavel" de Valeriu Marcu

Certains écrivains ont connu le succès, mais ils ont injustement été oubliés par la postérité. Valeriu Marcu (1899-1942), auteur de best-sellers sous la République de Weimar entre 1927 et 1933, est l'un de ces cas. Amis d'hommes aussi différents les uns des autres que Willy Münzenberg, Paul Levi, Fritz Brupbacher, Heinrich Mann, Gottfried Trevinarus, le Général von Seeckt et Ernst Jünger, “ce petit Juif ex­traordinairement intelligent, qui avait joué un rôle dans la Révolution hongroise de Bela Kun et, à seize ans, avait fait le pélérinage à Zürich pour rencontrer Lénine, ... fut l'un des meilleurs analystes de notre temps” (E. Jünger, Jahre der Okkupation, 7 au 10 mai 1945). Après un engagement politique précoce et intense, Marcu a opté pour le rôle de l'observateur. Nous lui devons, outre de nombreux articles, des livres pénétrants comme Lenin - 30 Jahre Rußland (1927); Das große Kommando Scharnhorst (1928); Die Geburt der Nation - Von der Einheit des Glaubens zur Demokratie des Geldes  (1931). L'historien méticu­leux trouvera dans ces livres des erreurs, des approximations et des mythologisations, mais il n'empêche qu'ils montrent le politique dans toute sa mobilité dramatique, qu'ils saisissent les aspects de la psycho­logie individuelle et de la psychologie de masse dans la lutte pour le pouvoir avec une froideur et une sé­rénité devenues rares à notre époque de moralisme fébrile et tapageur.

En 1933, Marcu quitte l'Allemagne et prend le chemin de l'exil, d'abord à Nice, ensuite à New York en 1941 où, à peine arrivé, il décède inopinément. Cet homme a passé sa vie en errant et en louvoyant entre toutes les chapelles, y compris celles des émigrés organisés, dont Marcu a jugé les publications avec une sévérité sans pareille, notamment dans une lette adressée à Trevinarus le 6 février 1938 (cf. “Marcus Briefe” in Der Pfahl, 1991, pp. 85-133). Mais le fruit le plus savoureux et le mieux mûri de ces années d'amertume est sans conteste son Macchiavelli, paru en 1937 à Amsterdam chez Allert de Lange. Aujourd'hui, l'éditeur Matthes & Seitz (Munich) nous en offre une reproduction anastatique.

L'objectif de Marcu, dans son Macchiavelli, est “d'examiner les éléments impassables de la dictature, c'est-à-dire ces éléments qui n'ont rien à voir avec la dictature proclamée ou la non-dictature” (Lettre à Ernst Jünger, 25 septembre 1935). Certes, après lecture du livre, on peut se demander si ce projet a abouti... “Dictature”, cela peut également vouloir dire (un certain type d') “Etat”, peut aussi vouloir dire Institution, état (au sens de situation), armature du pouvoir. Le livre de Marcu traite du jeu dange­reux et hypocrite de la politique  —ce qui nous apparait bien plus approprié dans le cas de Machiavel—  au temps des villes-Etats italiennes, quand il s'agissait de forger des alliances ou de trahir son partenaire, traite des grands moments de la politique, où l'ennemi apparaît en toute clarté, ou des moments les plus angoissants, où règnent renards et corbeaux, où l'on simule et l'on dissimule, quand l'illusion de la paix menace directement les petites républiques et les villes-Etats qui croient avoir découvert la recette de l'infinitude des échanges de marchandises.

Les porteurs du politique sont, chez Marcu, essentiellement les personnes, qu'elles soient des princes, des capitaines de cité, des Papes ou des condottieri; l'ancien marxiste Marcu n'oublie pas pour autant la clientèle politique de ces personnages et leurs intérêts de classe. Le tour de force de Marcu réside dans son aptitude à croquer des profils psychologiques, qu'il s'agisse de Lorenzo de Medicis ou de César Borgia, de Catherine Sforza ou de Léon X, de Savonarole ou des porte-paroles très fatigués, tout prêts à faire la paix à n'importe quel prix, si avides d'argent, de quelques magistrats isolés. Mais jamais Marcu ne laisse planer le doute: ce vaste échiquier diplomatique avec ses éruptions de violence ou ses fuites dans la violence ne peut exister que parce que l'Italie est impuissante; et c'est pourquoi Marcu met bien la haine de Machiavel en exergue, une haine dirigée “contre tous les disciples de cette antique violence, qui ne s'ancre dans aucun Etat”.

Le “machiavelisme” de ceux qui agissent dans cette fresque esquissée par Marcu n'est pas encore une “raison d'Etat”, car l'Etat est encore trop éloigné d'eux. Mais le constat de ce terrible jeu de ruse et de perfidie, d'illusion et d'intrigue, de roublardise stupide et d'avidité intense mais limitée, est le constat qui transforme Machiavel en penseur de l'Etat. Machiavel, en effet, pense l'Etat italien unifié, capable de re­pousser hors de ses frontières les barbares étrangers. En suivant cette logique, Marcu a tendance à su­restimer la personnalité de Machiavel, son importance en tant que diplomate ou qu'organisateur de la mi­lice de Florence.

Ce qui agace le lecteur, c'est que Marcu, dans son livre, ne cesse d'éviter les dates: quand, par exemple, ont eu lieu les affrontements militaires entre Florence et Pise? Quand Machiavel a-t-il rencontré à Bozen/Bolzano l'Empereur Maximilien? Le livre de Marcu n'est pas un livre d'histoire ou d'historiographie mais un gigantesque gobelin multicolore, sur lequel semblent s'agiter de nombreuses figures actives, agissantes, qui se trompent et se mentent mutuellement. La trame s'y perd dans une sorte de pointillisme. Un observateur de l'époque l'aurait peut-être aussi perçue de cette façon. D'une époque mouvementée, il nous reste effectivement toujours l'impression d'un mouvement incessant, d'une énergie inépuisable, d'une absence totale de scrupules, d'une fébrilité et d'une avidité chez des individus qui s'accrochent dé­sespérément aux basques du manteau de Dame Fortune. Chez ces hommes, in imo pectore, une lutte fait rage et elle trouve son terrain de concrétisation dans le “monde extérieur”. Ce gobelin n'est peut-être pas toute la renaissance, dont la seule réalité est ici l'individu, et l'ombre apaisante de Jacob Burckhard pourra tomber aussi souvent qu'elle le veut sur ce livre, dont l'auteur surestime le sens du réel chez ses héros et oublie que l'œuvre de Machiavel contient une forte dose d'esthétisme et de style; Guichardin (Guicciardini) est supérieur quand il s'agit de procéder à une analyse concrète de la situation. Cela, il faut le savoir. Mais la réalité est là quand l'impressionant talent de Marcu s'exprime dans des phrases souvent bien balancées: “Tout pouvoir juste doit avoir la possibilité de se laver les mains en toute innocence”. Ou: “Comme Piero Medici n'existait plus, on n'avait plus besoin de son ami Savonarole”. Ou encore: “La ré­volte de Pise est la révolte imprévue d'un musée, où le souvenir s'est mué en volonté et en action”. Ou: “Cette politique, qui pourrait servir de paradigme de fausseté et de duplicité, n'est que la preuve d'une grande faiblesse”. Enfin: “Toute société qui perd la volonté de tuer avec légèreté de cœur, doit, indépen­damment de la fausseté ou de la justesse de la politique qu'elle mène, tomber en décadence. Les formes sophistiquées de production, l'intensité des communications en économie, le raffinement des arts, de la philosophie et de la poésie, si elles contribuent à faire disparaître les vertus barbares au lieu de les atti­ser, privent la communauté de toute base territoriale”.

De telles visions, de tels constats aussi laconiques, fourmillent dans le livre de Marcu. Ils composent en bout de course un florilège machiavelien original: celui d'un écrivain qui a perdu toutes ses illusions, mais dont le miroir, comme celui de son modèle florentin, jettent trop souvent d'aveuglants reflets. Mais mieux vaut trop d'éclat que pas d'éclat.

 

Günter MASCHKE.

Valeriu MARCU, Machiavelli. Die Schule der Macht, Matthes & Seitz, München, 1994, 380 S., DM 46, ISBN 3-88221-795-2.

 

08:52 Publié dans Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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