jeudi, 25 janvier 2007
G. Hupin: Définir Mabire
«C’était alors notre guerre, à nous qui l’avions durement faite, hors-la-loi des deux côtés, loin des politiciens, des moralisateurs et des propagandistes.»
Jean Mabire, capitaine parachutisteDEFINIR MABIRE
Lorsque la mort nous a séparé d’un de nos maîtres, peut-être du plus précieux, le mouvement nous vient spontanément de le revisiter, de lui recomposer dans notre esprit figure et gestes, de le redéfinir. En remarquant aussitôt, pour Jean Mabire, à quel point une définition lui sied mal, lui fait injure même. Comme elle fait injure à quiconque, mais à lui plus qu’à tout autre sans doute. André Maurois, par ailleurs plutôt décevant, apporte une lumière à cette question quand il dit : «Je ne reconnais de justice que d’une personne, mon tailleur, car il reprend chaque fois mes mesures.»
Pour mesurer Jean Mabire, ce qui convient, ce n’est pas simplement la justice, laquelle n’est que comptable, mais la justesse, qui tient de l’harmonie. Pour ce qui est de marquer ses mesures à notre ami, on ne risque rien à conclure qu’il maîtrisait une grande intelligence. Surtout quand on a entendu Jean Haudry, linguiste excellentissime, admettre que le mot intelligence peut signifier, en même temps qu’une aptitude à lire entre les lignes du livre de la vie, une disposition à se lier de manière intime. Pour calibrer l’intelligence de Jean Mabire, il sautait aux yeux que le QI ne pouvait suffire. On se doit noter ici qu’il bénéficiait d’une mémoire éléphantine, durable comme le bronze, et d’une capacité alexandrine de ranger et de classer ses souvenirs.
Cette substance est, en effet, celle bien plus vaste de l’intelligence à vivre, et à vivre dès lors en bonne intelligence, celle qui ouvre à tous les degrés de l’amitié que distingue Aristote. Depuis le bon voisinage et les petits cadeaux qui l’entretiennent, jusqu’à la distillation très pure de la personne véritablement sociale dans l’instantanéité de sa vérité. Notre Maître Jean ne professait-il pas que pour nous le socialisme est une forme d’amitié ?
En plus de l’intelligence du cœur, notre ami avait l’intelligence du goût, laquelle requiert une sincérité encore plus loyale, une pointilleuse finesse qui, plus que la balance du pharmacien, évoque la boussole du marin. Pierre Vial a sans doute encore à l’esprit l’image de Jean Mabire louvoyant le nez en l’air entre les bancs de brume et les îles heureuses d’une exposition bruxelloise de Fernand Knopff. Aussi éprouvons-nous un pincement de regret de n’avoir pu transformer l’essai projeté d’une visite au Musée Breker et, bien sûr, dans la lancée -pourquoi ne pas rêver ?-, d’un pèlerinage à l’île de la grande santé, la terre de la sainteté, Heligoland, pour laquelle Jean Mabire cultivait une piété particulière.
Je n’ai pour ma part pas eu le temps de devenir vraiment son ami, bien que je l’aie côtoyé durant plus de trente ans, mais par épisodes, comme un cousin d’une province lointaine. Je n’en ressens pas vraiment de regret et me découvrirais même, à son souvenir, une sorte d’attente confiante qui dispose assez bien à l’idée de réincarnation. Un peu comme il a lui-même entretenu, je crois, une amitié post mortem avec Drieu la Rochelle, dont on peut penser qu’il complétait l’intelligence.
En tout cas celle de l’écriture, sachant admirablement ajuster, sans lourdeur ni fadeur, la forme au fond. Avec, en fin de compte, une grande modestie, laquelle avant d’être le propre du bon ouvrier est la politesse des génies. D’ailleurs, outre cet écrivain excellent, Jean Mabire n’était-il pas avant tout un lecteur d’une très haute fidélité, d’une humilité qu’il n’est pas contradictoire de qualifier également de haute. L’une comme l’autre lui permettaient, et même exigeaient de lui, qu’il écrive sur des confrères écrivains, dont il savait fort bien qu’ils ne lui rendraient jamais la pareille, exactement tout le bien qu’il avait pu trouver chez eux. Par honnêteté pour eux, par honnêteté pour lui-même, par honnêteté pour ses lecteurs.
On ne doit pas douter qu’il nourrissait à l’endroit de ceux-ci un sentiment de responsabilité qu’il n’est pas excessif de qualifier de royale, pour ce que cet adjectif exprime de sacré. J’avais un jour cru sottement lui plaire en évoquant, à propos de la probité de l’écrivain, l’objectivité du juge intègre. Pour moi, ce dernier doit au moins savoir d’abord qu’il est irrésistiblement subjectif. Il doit ensuite avoir l’honnêteté de distinguer, avant de prononcer son jugement, ceux au détriment de qui il regretterait d’avoir commis une erreur judiciaire de ceux en faveur de qui il ne se pardonnerait pas de s’être trompé. Jean Mabire m’a alors regardé pensivement et le long silence qu’il a laissé durer entre nous a été à la mesure de sa délicatesse. C’est de manière indirecte qu’il m’a répondu enfin, en évoquant seulement le problème de l’objectivité des témoins. Comme si sa prétention n’était pas de juger, ni même de plaider, mais avant tout de témoigner aussi exactement que possible. Sans peur et sans haine. La leçon du maître, dans sa délicate discrétion, a porté bien plus que ne l’aurait fait une démonstration logique. J’en ai conservé un sentiment mêlé à la fois de honte et d’admiration. Et de gratitude.
Aujourd’hui que l’éveilleur s’est endormi, voilà que c’est à nous de tenir la veille et de battre le rappel des âmes fidèles.
Georges Hupin
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