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mercredi, 31 janvier 2007

Frères Jünger: guerre industrielle et prolétarisation du guerrier

Laurent SCHANG:

 

Guerre industrielle et «prolétarisation» du guerrier chez Ernst et Friedrich Georg Jünger

 

 

«Les contrées ardentes qui nous attendent, aucun poète ne les a encore contemplées dans ses rêves. Ce sont des champs de cratères glacés, des déserts avec des oasis aux palmiers de flamme, des murailles roulantes de feu et d'acier, et des plaines dévastées par la mort où passent de rouges orages. Des troupes d'oiseaux d'acier y volent à travers les airs et des machines d'acier y rugissent dans les champs (...)» Feu et Sang (Blut und Feuer).

 

 

Voici enfin publié le dernier volet manquant à la traduction française de la période guerrière de Ernst Jünger. Sous-titré Bref épisode d'une grande bataille (Ein kleiner Ausschnitt aus einer grossen Schlacht. Kriegssausbruch 1914), c'est une nouvelle fois à la maison “Christian Bourgois éditeur”, et ce à quelques mois d'intervalle avec la parution de La guerre comme expérience intérieure, que nous devons de parcourir, excellemment traduit par Julien Hervier, ce texte original écrit en 1925. Exercice d'approfondissement du chapitre «La grande bataille», d'Orages d'acier, le recueil de mémoires qui le révéla à la littérature en 1920, ce court texte d'à peine 190 pages traite dans une écriture dense, alerte, riche en métaphores et autres fulgurances stylistiques de la participation de l'auteur à l'offensive allemande de 1917. Enième assaut qui, d'emporter la décision finale, ne fit qu'ajouter à la déjà trop longue liste des milliers de nouveaux cadavres.

 

 

Témoignage brut, à chaud de l'engagement d'un jeune lieutenant des troupes de choc, l'échelle microscopique du témoignage, où n'intervient aucune considération d'ordre stratégique, accentue au paroxysme la fureur des combats, le déchaînement du facteur matériel et le retour au bestial de l'homme «civilisé», broyé par l'énormité des moyens mis en œuvre. Des propos dont l'amertume et la lassitude ne sont pas absentes.

 

 

Parallèlement vient de paraître dans la dernière livraison d'Allemagne d'aujourd'hui une longue étude de Danièle Bertran-Vidal  —spécialiste des frères Jünger, déjà remarquée par son précédent livre Chaos et renaissance dans l'œuvre d'Ernst Jünger (Bern, 1995)—  sur le premier «Kriegsroman» de Friedrich Georg Jünger, Der Erste Gang (La première marche). Livre de maturité, à l'inverse de Feu et Sang, rédigé en 1954, Der Erste Gang  retrace en huit récits le premier conflit mondial tel que le vécut l'empire austro-hongrois. S'appuyant sur des témoignages véridiques mais inventant personnages et actions, F. G. Jünger confronte les points de vue au sein de l'état multi-ethnique en guerre contre la Russie des tsars. Occasion d'effectuer le parallèle avec l'allié et cousin allemand, mais surtout, et ce qui retiendra davantage notre attention ici, d'aplanir sa réflexion sur les successives transformations du combat et l'inexorable régression du soldat de son rôle de sujet à celui d'objet, manoeuvré, manipulé, fondu dans la mécanique de guerre.

 

 

Une thématique largement présente dans l'œuvre des frères Jünger (Le Travailleur, La Mobilisation Totale, La Perfection de la technique) qu'exposent ces deux ouvrages avec une toute particulière acuité.

 

 

Les frères Jünger, chantres de la soldatesque

 

 

«Nous avons passé les derniers jours de l'automne à nous battre dans le sinistre plat pays des Flandres qu'assombrissaient de lourds nuages de pluie, nous avons ensuite été cantonné dans une position glaciale et peu sûre de l'Artois avant d'être jetés dans la brèche qu'avait ouverte dans le front l'offensive des tanks sur Cambrai».

 

 

L'action de Feu et Sang se situe le 21 mars 1917, premier jour de la première offensive allemande lancée par le Grand-Quartier-Général après l'échec de Verdun. Le mois suivant, ce sera au tour du généralissime Nivelle d'engager la contre-offensive entre l'Oise et Reims: 30.000 morts et 80.000 blessés en deux jours. Le fiasco sera complet et la mémoire collective conservera avec horreur le souvenir du «Chemin des Dames». Au mois de juillet de la même année, un nouvel assaut allemand sur Langemarck verra se croiser le destin des deux frères, Ernst ramenant vers l'arrière son jeune frère grièvement blessé, rencontré par hasard pendant la bataille. Coïncidence émouvante que relateront conjointement Ernst et Friedrich Georg Jünger dans Orages d 'acier (1920) et Grüne Zweige (1951). Episode hautement symbolique aussi pour qui connaît l'itinéraire littéraire et idéologique des frères Jünger, chantres de la soldatesque, penseurs de la civilisation révélés à eux-mêmes par la guerre. «Ici devient visible une nouvelle race qui s'était formée elle-même à la rude discipline de la guerre —élevée à l'école des batailles et familiarisée avec les outils dont on se sert pour la besogne de mort. Ici la volonté avait fusionné avec l'usage des moyens en une unité du plus haut rang guerrier».

 

 

A trente ans d'écart, les mêmes préoccupations harcèlent littéralement les deux essayistes, marqués au fer rouge, fascinés en historiens et philosophes par le changement radical opéré au cours des quatre ans de combat. De chaque côté, la même interrogation sur l'industrialisation de la guerre, la même analyse de la subversion complète des valeurs.

 

 

«Les forces de l'élémentaire croissent». Ces propos ne sont pas de Ernst mais de Friedrich Georg Jünger et traduisent supérieurement l'unité de pensée qui anime leur démarche respective. Quand, dans Der Erste Gang, Waldmüller est affecté à l'état-major viennois en 1916, F. G. Jünger inscrit sa réflexion dans la sienne propre, et énumère les nouvelles caractéristiques de la «guerre d'usure»: stabilisation du front, rupture d'avec la tradition stratégique, enlisement du combattant dans la lassitude, la monotonie. «On nous en a vraiment trop demandé» note avec abattement Ernst Jünger au premier chapitre de Feu et Sang.

 

 

«On nous en a vraiment trop demandé»

 

 

Dans cet univers figé, c'est sur le matériel que misent prioritairement les nouveaux Alcibiades: «... matériel  —ce terme étranger qui devait prendre bientôt pour nous un sens toujours plus terrible jusqu'à donner son nom aux batailles mêmes que nous allions livrer (...) Nous nous en fîmes une petite idée dans les premiers pilonnages d'artillerie (...) Mais c'est seulement après le broyage répété des offensives de Verdun (...) que se révéla à nous la volonté des grands Etats qui se traduisait sur le front en explosions de feu». Soigneusement programmée dans la logistique des belligérants, l'irruption de la révolution industrielle dans la menée des combats n'en stupéfie pas moins la piétaille des premières lignes. Le lyrisme épouvanté de Ernst Jünger en témoigne: «Voila ce qu'est le matériel. Devant le regard surgissent de vastes régions industrielles avec les chevalements des puits de charbons et l'éclat nocturne des hauts fourneaux  —salles des machines avec courroies de transmissions et volants étincelants, imposantes gares de marchandises avec leurs voies ferrées scintillantes, le papillotement des signaux lumineux de toutes les couleurs et l'ordonnance des blanches lampes à arc qui éclairent l'espace de manière géométrique. Oui, c'est là qu'on l'assemble et qu'on le forge selon les phases de travail méticuleusement réglées d'une gigantesque production, et ensuite il roule jusqu'au front sur les grandes voies de communication, comme une somme de performances et d'énergie emmagasinée qui se déchaîne contre l'homme de manière dévastatrice. La bataille est un affrontement entre industries et la victoire le succès du concurrent qui a su travailler plus vite et plus brutalement».

 

 

L'emploi par F. G. Jünger de termes mathématiques et techniques renforce davantage encore ce caractère nouveau de la guerre et lui confère des qualités d'horlogerie, millimétrage, calcul, précision, mécanique. «La guerre, c'était avant tout du travail, un dur travail physique» glisse-t-il dans un monologue du soldat Hammerstein. «...une totalité (...) noces de l'outil et du bras» lui répond en écho Ernst Jünger. «Ici, il n'est pas question d'enthousiasme mais de travail terre à terre, objectif qu'on ne peut apprendre du jour au lendemain».

 

 

Là commence le règne de l'absurdité

 

 

Point d'orgue de cette gigantesque préparation, l'assaut, fracassante libération du corps et de l'esprit dans la fusion de l'individu et de la matière. Les âmes dispersées, apeurées s'y rejoignent pour souder en une force irrésistible le bélier de la ruée. Feu et Sang  regorge de ces considérations mêlant chair vivante et acier froid: «Tout est monotone, uniforme et gris. Tout est objectif et fonctionnel comme la marche d'une machine en mouvement (...) Nous nous y insérons pour nous perdre dans le grand sens et la grande unité (...) candidats à l'examen d'histoire mondiale (...) Chacun devient par nécessité une partie vivante d'une force supérieure».

 

 

Pour les états-majors, désormais, le nombre supplante la manœuvre, la quantité la qualité. L'individu s'efface devant le gaspillage inouï en vies humaines: «La grande addition est posée: on va tirer là-bas le trait rouge de sa conclusion et nous sommes une fraction de petits chiffres avec lesquels on calcule» (Feu et Sang). Au guerrier se substitue le spécialiste. Là commence le règne de l'absurdité toute malapartienne: «Il y a des pertes. Günther von Wedelstadt tombe lui aussi, victime d'un coup de plein fouet de notre artillerie. C'est son frère qui commande une des batteries». Et dans cet enfer moderne, les frères Jünger discernent la part ineffable de l'homme, bourreau et victime de sa propre folie meurtrière dont se nourrira le nihilisme des années 20: «L'homme, en revanche, a été le premier à se former dans le feu des batailles; c'est lui qui confère au combat et aux moyens qu'il utilise un nouveau visage plus terrible».

 

 

...les argonautes tristes...

 

 

De part et d'autre, les mêmes images. «Ces visages sont livides, malpropres, minés par les nuits sans sommeil (...) les pommettes ressortant avec une netteté tranchante» (Feu et Sang), «maigres et émaciés (...) Des êtres hâves et efflanqués» (Der Erste Gang). Plus de passé et moins encore d'avenir pour les argonautes tristes. Et pourtant, dans cette guerre d'un genre neuf, combat d'ombres, immense chantier sillonné de fantômes, subsistent quelques parcelles d'humanité et de fierté recouvrée. Ainsi du face-à-face fortuit de Ernst Jünger et d'un jeune officier allemand dans le feu de la bataille, où s'échangent un sourire et une goutte de gnôle: «Sans nous dire adieu, nous nous précipitons à sa suite, l'un par-ci, l'autre par-là, sans espoir de jamais nous revoir», et de sa lecture de journaux abandonnés dans une position britannique enlevée: «Les Huns. Aujourd'hui, en tout cas, nous avons fait honneur à ce nom».

 

 

Ernst Jünger sera blessé trois fois et aura tué deux ennemis au cours de l'assaut. Le devoir accompli? «On fait son devoir et, ce faisant, on y manque» lui rétorque Hammerstein alias Friedrich Georg Jünger.

 

 

En annexe de Feu et Sang,  l'éditeur a eu l'heureuse idée de joindre un court récit de E. Jünger, écrit en 1934 et intitulé La déclaration de guerre de 1914.  On y trouve cet extrait à tout le moins prophétique: «Dans la poche de ma tunique, j'avais glissé un mince carnet, il était destiné à mes notes quotidiennes. Je savais que les choses qui nous attendaient étaient irrémédiables».

 

 

Laurent SCHANG.

 

 

- Ernst Jünger, Feu et Sang, Christian Bourgois éditeur, 1998.

 

- «Un «Kriegsroman» oublié: Der Erste Gang  de Friedrich Georg Jünger» de Danièle Bertran-Vidal in Allemagne d'aujourd'hui, premier trimestre 1998.

 

 

 

 

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