mercredi, 31 janvier 2007
Mircea Eliade et la Garde de Fer
Mircea Eliade et la Garde de Fer
par Giovanni MONASTRA
Analyse:
Claudio MUTTI, Mircea Eliade e la Guardia di Ferro, Ed. All'Insegna del Veltro, Parma, 1989, 57 p., lire 8.000.
Au-delà des mythes de signes contraires qui circulent sur la Garde de Fer, au-delà des apologies ou des démonisations, on peut affirmer que le mouvement de Codreanu était profondément lié à la culture et à l'âme de la Roumanie; tentant de se mettre au diapason de cette culture et de cette âme, d'en épouser toute la complexité, cherchant à s'identifier à elles, le mouvement de Codreanu luttait pour faire sortir la nation roumaine de son état de décadence, de ces conditions d'existence jugées inférieures et propres aux pays balkaniques marqués par l'esprit levantin. La Roumanie était sujette aux influences extérieures les plus disparates, qui aliénaient ses racines les plus anciennes, niées purement et simplement par une certaine culture de tendance «illuministe» qui s'incrustait dans une société roumaine aux réflexes largement ruraux et intacts. L'action de la Garde de Fer, dans cette perspective, apparaît comme une entreprise titanesque, parfois velléitaire, vu la disproportion entre les forces en présence (les ennemis de la Garde de Fer détenaient le pouvoir absolu en Roumanie). Les légionnaires voulaient faire renaître leur peuple en très peu de temps, par le biais d'un activisme radical, portant sur de multiples niveaux: existentiel, éthique, spirituel, où la politique n'était, finalement, qu'un instrument de surface, utilisé par une stratégie d'une ampleur et d'une épaisseur bien plus vastes et profondes.
Dans les faits, la plupart des militants du mouvement s'exprimaient dans un style volontariste, entendaient témoigner de leur foi, faisaient montre d'un activisme fébrile, parfois aveuglément agressif: lumières et ombres se superposent inévitablement dans le phénomène légionnaire. Cependant, la force de ces militants profondément sincères a attiré la sympathie des intellectuels attachés à la patrie roumaine, à sa culture nationale et populaire, à sa substance ethnique; parmi ces intellectuels: Mircea Eliade, un jeune chercheur, spécialisé dans l'histoire des religions et du folklore.
Stefan Viziru, est-il Mircea Eliade?
Récemment, la publication posthume en français et en anglais d'une partie des journaux d'Eliade a jeté une lumière nouvelle sur cette période et sur l'attitude du grand historien des religions. Claudio Mutti a analysé ces journaux, offrant à ses lecteurs, condensées en peu de pages, de nombreuses informations inédites en Italie. Ce travail était nécessaire parce qu'en effet nous avons toujours été confrontés à une sorte de «trou noir» dans la vie d'Eliade, sciemment occulté par l'auteur du Traité d'histoire des religions. Mutti, pour sa part, croit discerner les indices d'un engagement dans l'un des romans d'Eliade, La forêt interdite, aux accents largement autobiographiques, qui se limite toutefois aux années 1936-1948.
Le protagoniste principal de l'intrigue du roman, Stefan Viziru, pourrait, d'après Mutti, dissimuler Eliade lui-même, mais sous un aspect qui, au premier abord, n'est pas du tout crédible. Viziru, en effet, se manifeste dans le roman comme un antifasciste démocratique, bien éloigné des positions de la Garde de Fer, mais qui est néanmoins arrêté pendant la répression anti-gardiste de 1938, parce qu'il a donné l'hospitalité à un légionnaire. Dans un tel contexte, Mutti estime très significatif le jugement exprimé par Viziru quand il s'adresse à un autre prisonnier de son camp d'internement: «Vous et votre mouvement accordez une trop grande importance à l'histoire, aux événements qui se passent autour de nous. La vie ne mériterait pas d'être vécue si, pour nous, hommes modernes, elle ne se réduisait exclusivement qu'à l'histoire que nous faisons nous-mêmes. L'histoire se déroule exclusivement dans le Temps, et, avec tout ce qu'il a de meilleur en lui, l'homme cherche à s'opposer au Temps [...]. C'est pour cette raison que je préfère la démocratie, parce qu'elle est anti-historique, je veux dire par là qu'elle propose un idéal qui, dans une certaine mesure, est abstrait, qui s'oppose au moment de l'histoire». Sous bien des aspects, nous retrouvons, dans ce jugement de Viziru, tout Eliade, avec son refus d'un devenir linéaire, absolu, quantitatif, totalisant.
Justement, Mutti nie que l'identification Viziru-Eliade puisse être poussée au-delà d'une certaine limite. Pour appréhender la position réelle d'Eliade vis-à-vis de la Garde de Fer —on a affirmé qu'il lui avait été totalement étranger— il faut lire le volume posthume de ses mémoires, concernant les années 1937-1960, où Eliade dément effectivement que le héros central de La forêt interdite est son alter ego, tout en donnant d'intéressantes précisions pour comprendre quelles furent ses positions politiques et idéologiques à l'époque. Eliade nous livre en outre d'intéressantes informations sur le climat qui règnait en Roumanie à la fin des années 30, au moment où le mouvement légionnaire connaissait un véritable triomphe. L'historien des religions nous décrit le sombre tableau des répressions gouvernementales contre la Garde de Fer: le roi et l'élite libérale-conservatrice au pouvoir cherchaient, par tous les moyens, à arrêter les progrès du mouvement légionnaire. Pour éviter toute provocation, Codreanu avait choisi la voie de la non-violence, mais le gouvernement, vu l'insuccès électoral des listes qui le soutenaient et vu l'augmentation continue du prestige légionnaire —comme l'écrit Eliade— opte pour le recours à la force: des milliers de membres de la Garde de Fer furent emprisonnés, à la suite de procédures d'une brutalité inouïe, qui semblent propres aux gouvernants roumains de toutes tendances, comme l'a prouvé encore l'histoire récente.
Mircea Eliade, assistant
de Nae Ionescu
Pendant la répression de 1938, plusieurs intellectuels qui avaient adhéré au mouvement de Codreanu furent arrêtés, tandis que le Capitaine était assasiné, la même année, par des sicaires du régime. Parmi les intellectuels embastillés, il y avait Nae Ionescu, un professeur d'université célèbre, dont Eliade était l'assistant. A propos de cette arrestation, il écrit: «De manière directe ou indirecte, nous étions tous, nous ses disciples et collaborateurs, solidaires avec les conceptions et les choix politiques du professeur». Cette «syntonie» a duré —même si Mario Bussagli a dissimulé une divergence de vue précoce entre les deux hommes— car Eliade a prononcé le discours funèbre aux obsèques de son maître en 1940.
Au cours de la répression anti-gardiste, Eliade lui-même a été interné dans un camp de concentration, mais pour une période assez brève. Il refusa de signer une abjuration pré-rédigée du mouvement légionnaire, malgré les fortes pressions qui étaient exercées sur les prisonniers (et face auxquelles un certain nombre d'entre eux cédaient). Eliade affirme dans ses mémoires: «Je jugeai qu'il était inconcevable de me dissocier de ma génération en plein milieu de la terreur, quand on poursuivait et persécutait des innocents». Une année auparavant, répondant à une question posée par le journal légionnaire Buna Vestire, Eliade avait déclaré: «Le monde entier se trouve aujourd'hui sous le signe de la révolution, mais, tandis que d'autres peuples vivent cette révolution au nom de la lutte des classes et du primat de l'économie (communisme) ou de l'Etat (fascisme) ou de la race (hitlérisme), le mouvement légionnaire est né sous le signe de l'Archange Michel et vaincra par la grâce divine [...]. La révolution légionnaire a pour fin suprême la rédemption du peuple». Dans cette phrase, transparait une adhésion au projet global de la Garde de Fer, qui n'est pas purement épidermique, de même qu'une mentalité bien différente de celle du personnage Stefan Viziru.
Après avoir consulté d'autres sources, Mutti soutient qu'Eliade a été candidat sur les listes électorales du parti de Codreanu et aurait été élu député peu avant la répression de 1938. Cette affirmation nous apparaît étrange, parce que si tel avait été le cas, si, effectivement, Eliade avait occupé un poste officiel et public, on l'aurait su depuis longtemps, sans même avoir eu besoin de recourir aux informations parues dans des publications jusqu'ici méconnues et rédigées par des légionnaires en exil, publications auxquelles Mutti pouvait accéder. Parmi les diverses mises au point présentées dans ce petit volume, signalons la partie visant à démontrer qu'Eliade était antisémite, ce qui est un mensonge et ne peut servir qu'aux détracteurs fanatiques de sa pensée. Toutes choses prises en considération, le travail de Mutti est équilibré quant au fond, en dépit de certains extraits qui idéalisent outrancièrement la Garde de Fer. Nous pouvons considérer que ce livre est une première contribution —qu'il s'agira d'approfondir— à l'étude d'un segment de la vie d'Eliade, tenue par lui-même dans l'ombre, pour des raisons somme toute bien compréhensibles. D'un segment de vie étroitement lié à l'une des plus tragiques périodes de l'histoire roumaine.
Giovanni MONASTRA.
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