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mercredi, 31 janvier 2007

Ph. Conrad sur la "reconquista"

Entretien avec l'historien PHILIPPE CONRAD sur la “Reconquista” espagnole

 

 

Q.: Qu'appelle-t-on “Reconquista”? Qu'en est-il du mythe et de la réalité pour l'histoire espagnole et européenne?

 

 

Ph.C.: Le terme n'apparaît pour la première fois qu'au XVIème siècle, dans le contexte bien précis de la lutte engagée entre Charles-Quint et les Ottomans, sur le front danubien comme en Méditerranée. Il désigne alors le conflit qui, pendant près de huit siècles a permis, avec des alternances de paroxysme et de relâchement, de libérer la péninsule ibérique de la domination musulmane qui s'y était imposée après la victoire remportée sur le roi wisigoth Roderic en 711, lors de la malheureuse bataille du rio Guadalete. Il est clair que les premiers “résistants” qui remportent, en 722 la “bataille” de Covadonga n'imaginent pas qu'ils sont les premiers acteurs d'une aussi vaste entreprise. Ce n'est qu'au cours des IXème et Xème siècles que les Chrétiens mozarabes, venus se réfugier dans les réduits chrétiens du nord de la péninsule, ont fourni à l'expansionnisme des jeunes principautés appelées à devenir les royaumes des Asturies, de Leon, de Castille, de Navarre et d'Aragon, les justifications religieuses de leur expansionnisme. A partir du XIème siècle, quand l'Islam andalou divisé se trouve en position de faiblesse, la croisade d'Espagne participe au grand mouvement d'expansion européenne et chrétienne des lendemains de l'an mil, un mouvement qui paraît ici irrésistible, une fois acquise, en 1085, la chute de Tolède. Mais l'irruption dans la péninsule des empires berbères, almoravide puis almohade, remet tout en question et maintient jusqu'au début du XIIIème siècle un certain équilibre des forces. La victoire chrétienne de Las Navas de Tolosa, obtenue en 1212, prélude à la reconquête du Portugal, de Valence, de Cordoue et de Séville, réalisée avant le milieu du XIIIème siècle. Seul demeure le petit royaume nasride de Grenade, qui ne sera finalement reconquis par les Rois Catholiques qu'en 1492. L'expulsion des derniers Morisques, à partir de 1611, peut être considérée comme la dernière étape de cette Reconquista qui a vu finalement le reflux des forces musulmanes vers l'Afrique du Nord.

 

 

La prise de Grenade a été célébrée aussi bien à Rome qu'à Londres ou en France où elle est apparue comme une revanche, près de quarante ans après la prise de Constantinople par le sultan Mehmed II... Pour l'Europe, cette longue Histoire apparaît donc comme l'un des épisodes d'une lutte multiséculaire menée contre le péril musulman, qu'il soit arabe ou turc. D'un point de vue strictement espagnol, cette confrontation prolongée a contribué à donner à la société, spécialement en Castille, le royaume majeur qui se trouvait en première ligne, un caractère militaire et aristocratique qui va la marquer profondément. Une fois accompli le gigantesque effort qui aboutit à la prise de Grenade, les hidalgos de Castille et d'Extremadure mettront leur indomptable énergie et leur foi intense au service d'un autre grand projet, la Conquête des Indes occidentales, qui allait donner à l'Espagne le gigantesque Empire que l'on sait.

 

 

Q.: Que pensez-vous de l'“hispanité” de l'Islam andalou?

 

 

Ph.C: C'est la thèse célèbre défendue par Claudio Sanchez Albornoz dans son España, un enigma historico. Selon ce brillant médiéviste, l'Espagne, depuis les Ibères, aurait manifesté des caractères particuliers, exprimé un génie propre qui ont fait qu'elle a toujours absorbé et assimilé ses différents conquérants, Celtes, Romains, Wisigoths ou Arabes. Cet “espagnolisme géologique” a été vigoureusement attaqué par son principal adversaire, Americo Castro, qui a soutenu pour sa part que l'Espagne était née au Moyen Age, dans le creuset où se mêlent les éléments divers issus de ses trois religions, le christianisme, le judaïsme et l'Islam. On peut renvoyer dos à dos ces deux auteurs. Contrairement à ce que croyait Sanchez Albornoz, les travaux les plus récents ont montré que l'Espagne a été beaucoup plus “arabisée” qu'on ne l'a cru longtemps. Les musulmans d'al Andalus se sont sentis, à l'évidence, musulmans avant d'être espagnols et l'Espagne a été perçue avant tout comme une terre d'Islam. A l'inverse, on peut penser, contre Americo Castro, que c'est la Reconquista et l'adhésion militante à un catholicisme de combat qui ont fait, pour l'essentiel, l'identité profonde de l'Espagne. L'hidalguismo, le souci de la limpieza de sangre, un code d'honneur très particulier ne peuvent guère se concevoir en dehors du système de valeurs issu de la Reconquista qui apparaît, sur le long terme, comme un élément fondateur de l'“hispanité”, celle qui est honorée le 12 octobre, lors de la fête de la Race, qui commémore la découverte du Nouveau Monde par Colomb...

 

 

Q.: Pouvez-vous nous tracer un bilan rapide de l'occupation musulmane de l'Espagne? Peut-on parler de l'échec du multiculturalisme dans l'Europe chrétienne?

 

 

Ph.C.: Ce bilan présente des aspects incontestablement positifs, notamment la très belle floraison culturelle qui fait de la Cordoue du Xème siècle l'une des villes, avec Byzance et Bagdad, les plus évoluées du temps. A cette époque, l'Islam andalou a créé une civilisation autrement riche et raffinée que celle de l'Occident chrétien, qui n'entamera qu'au lendemain de l'an mil son irrésistible ascension. Le bilan est également positif, dans la mesure où, zone de combats, l'Espagne fut aussi, comme la Sicile, une région d'échanges culturels très intenses, notamment grâce aux écoles de traduction de Tolède qui mirent à la disposition de la Chrétienté occidentale les textes antiques dont bon nombre avaient été conservés et transmis par l'intermédiaire des musulmans. L'occupation musulmane a également façonné le paysage et déterminé les activités de certaines régions d'Espagne, des vegas  andalouses aux huertas  du Levant valencien. Pour le reste, parler de “multiculturalisme” au sens que certains donnent aujourd'hui à ce terme, n'a guère de signification, dans le contexte de l'époque considérée. Là où les musulmans s'imposent, les chrétiens mozarabes se retrouvent en position subordonnée, victimes de nombreuses vexations, soumis à un impôt spécial et tout simplement tolérés comme des dhimmis, des “protégés” qui forment par ailleurs un bétail (rafa)  très intéressant sur le plan fiscal. A l'inverse, quand les chrétiens vont l'emporter, les mudejares, devenus les morisques après 1492, n'auront finalement d'autre choix que la conversion  —à laquelle s'attacheront sincèrement les souverains catholiques—  ou l'exil. Des notions telles que celle de “tolérance” sont totalement anachroniques dans ce cas et il est tout aussi absurde de parler, à propos des Morisques, de “racisme d'Etat”, une simple et authentique conversion au christianisme suffisant à règler la question de l'assimilation...

 

 

Q.: L'installation incontrôlée sur le sol européen de minorités musulmanes ne peut-elle pas être considérée comme une revanche des vaincus de la Reconquista espagnole? Comme une Reconquista islamique?

 

 

Ph. C.: Il faut bien sûr se garder de tout anachronisme, mais il est évidemment tentant d'établir certains parallèles, dans le contexte actuel de revival  musulman. La première question qui s'est posée aux souverains espagnols au XVIème siècle, les Rois Catholiques, Charles Quint, Philippe II et enfin Philippe III, c'était de savoir si l'on pourrait “assimiler” par la catéchèse et la conversion les minorités religieuses. On sait comment l'Espagne catholique a répondu finalement sur ce point. Les conversions de Juifs et de musulmans ont été assez nombreuses mais une minorité a résisté jusqu'au bout et la seule solution qui apparut alors aux souverains fut l'expulsion. On peut se demander si, aujourd'hui, nos gouvernements “démocratiques” et “laiques”, tentés  —par faiblesse et sottise davantage que par conviction—  par le “multiculturalisme”, ne se font pas quelques illusions quant à la capacité qu'auraient les sociétés libérales européennes de la fin de notre siècle d'assimiler, sur la base d'une idéologie laïque et républicaine, des communautés étrangères cimentées par une foi solide, placées de plus  —du fait des mutations économiques en cours—  dans une situation sociale relativement marginale et peu décidées  —tout du moins pour une bonne partie d'entre elles—  à accepter les contraintes d'une laïcisation contradictoire avec certains choix fondamentaux d'une religion dont les caractéristiques ne relèvent pas seulement de la sphère de l'individualité et du privé mais correspondent à une vision globale de la vie sociale, à une anthropologie à beaucoup d'égards différente de celle qui caractérise les sociétés européennes.

 

 

Beaucoup d'immigrés de tradition musulmane franchiront le pas et s'intègreront sans doute au creuset européen mais cela implique certainement que soient remplies plusieurs conditions: l'importance démographique des populations concernées, la proximité culturelle, notamment linguistique, un contexte économique favorable, un étalement dans la durée qui soit raisonnable et ne donne pas aux populations “indigènes” d'Europe le sentiment d'une invasion en provenance du sud. Nous sommes loin du compte et les perspectives d'avenir peuvent justifier de grandes inquiétudes. Si l'on se replace dans la longue durée, la Méditerranée a été, depuis le VIIIème siècle, le lieu d'un affrontement perpétuel entre Musulmans et Chrétiens et ce face à face s'est étendu aux Balkans à partir du XIVème siècle, puis à la Mer Noire, au Caucase et à l'Asie centrale pour la Russie aux XVIIIème et XIXème siècles. Sur la défensive jusqu'au XIème siècle, la Chrétienté latine a desserré l'étau à parir des Croisades et porté l'offensive jusqu'en Terre Sainte avant de refouler définitivement l'Islam hors de la péninsule ibérique, du XIIIème au XVème siècles. A l'inverse, l'empire byzantin, ébranlé dès le XIème siècle par les Seldjoukides, succomba au XVème à la poussée ottomane. Engagée dès la fin du XVIIème siècle par l'Autriche, du XIXème par la Russie, accélérée par le soulèvement des peuples chrétiens orthodoxes des Balkans, la reconquête s'est poursuivie en cette direction jusqu'à la chute de l'Empire ottoman, alors que l'expansion coloniale francaise, anglaise ou italienne plaçait les pays musulmans en position de subordination durable.

 

 

Ruinée par la monstrueuse guerre de Trente Ans engagée en 1914, vaincue en 1945, l'Europe n'a pu maintenir l'hégémonie qui était la sienne au début du siècle ou après 1920 dans tout l'espace musulman. La décolonisation dans un premier temps, le réveil islamique dans un second, combinés avec un différentiel démographique et des inégalités économiques très lourdes ne peuvent qu'alimenter la volonté de revanche des peuples musulmans exaspérés par les injustices dont ils sont victimes, notamment au Proche-Orient du fait de la politique israëlo-américaine. On peut donc tout craindre dans cette perspective, car c'est l'Europe qui, par sa position géographique, se retrouve confrontée, pour l'essentiel, avec les redoutables défis qui se profilent au sud et au sud-est, des banlieues immigrées au corridor turc des balkans...

 

(Propos recueillis par Patrick CANAVAN)

 

 

Source: Philippe CONRAD, Histoire de la Reconquista, PUF, Coll. “Que sais-je?”, n°3287, 1998, ISBN 2-13-048597-9.

 

 

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