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vendredi, 18 janvier 2008

Le discours de Peter Sloterdijk à Elmau

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Baal MÜLLER:

Une controverse philosophique qui secoue l’Allemagne : le discours de Peter Sloterdijk à Elmau

 

« Regeln für den Menschenpark » ou « Règle pour le cheptel hu­main », tel est le titre d’un discours récent du philosophe Peter Slo­ter­dijk. Il a suscité un tollé chez les pleureuses classiques et chez les mo­ralistes auto-proclamés de l’établissement philosophique alle­mand, qui ont évidemment crié au fascisme. On connaît depuis long­temps l’éthique ( ?) qui sous-tend le discours et le niveau intellectuel ( ?) de ces messieurs-dames et de leurs relais dans les médias. Il faut ajouter que Sloterdijk lui-même avait prévenu ses lecteurs des caquetages et vociférations qu’allaient pousser ces nouvelles oies du Capitole. Il avait préparé ses réponses.

 

Quoi qu’il en soit, leurs jacassements bruyants et leurs battements d’ai­le ne suffisent plus, désormais, à clouer le bec et à chasser des médias ceux qui, de temps à autre, ont vraiment quelque chose à dire. Donc, dans l’avenir, quand on évoquera encore le discours tenu en juillet dernier par Sloterdijk à Elmau en Bavière, on ne le fera pas pour contrer les piaillements et jacassements des habituels profes­seurs de morale, mais pour plonger au cœur de la problématique phi­losophique qu’il a soulevée.

 

Déjà, le titre donné par Sloterdijk à son discours est quelque peu trompeur, car il ne nous donne aucune règle à suivre dans le corps de son texte, des règles d’après lesquelles il faudrait organiser le vivre-en-commun de l’humanité. Son objet premier n’est nullement  la manipulation du génome humain ; il n’en parle que dans le dernier quart de son allocution. Ensuite, il ne se fait pas du tout le chantre d’un programme de sélection « fasciste » visant à générer un « sur­homme », comme croient l’avoir lu quelques-uns de ses adversaires.

 

Commentaire actuel de la « Lettre sur l’humanisme » de Martin Heidegger

 

Le discours de Sloterdijk traite de la fonction historique et de l’échec ap­parent, aujourd’hui, de l’humanisme occidental. Le sous-titre, « Une réponse à la Lettre sur l’humanisme », nous semble plus clair pour préciser son propos. D’une part, il prend position sur la « Lettre sur l’humanisme » que Heidegger avait écrite à Jean Baufret en 1946. Dans ce célèbre écrit, le philosophe de la Forêt Noire con­statait l’échec de l’ancien humanisme et énonçait les conditions re­qui­ses pour le déploiement d’un nouvel humanisme. D’autre part, il pré­pare ses auditeurs et lecteurs à la métaphore directrice qui tra­verse l’ensemble de son texte : c’est-à-dire l’idée que les productions de notre tradition culturelle humaniste sont en quelque sorte des let­tres, qui, jadis, ont été envoyées à des destinataires inconnus. La con­naissance de la teneur de ces « lettres », que chaque génération des castes dirigeantes était appelée à lire, a donné naissance à cette hu­maniste « république des savants ». La formation progressive des E­tats nationaux repose, pour l’essentiel, sur la canonisation de tels tex­tes, visant la production d’un consensus sur ce qui devait être tenu pour important et sur ce qu’il fallait transmettre en priorité aux futures gé­nérations, afin de créer une base culturelle pour l’identité na­tio­nale : « Outre les auteurs antiques, communs à toute l’Europe, on com­mence à mobiliser dans cette optique les classiques nationaux et mo­dernes, dont les lettres au public deviennent, via les marchés de li­vres et les hautes écoles, des leitmotive efficaces dans la création des nations ».

 

L’utilisation par Sloterdijk du concept de “mobilisation” signale que le processus n’a pas été exempt de certaines contraintes. Certes, les livres sont, d’après Jean-Paul, des lettres simplement plus épaisses que les autres que l’on adresse à des amis encore inconnus ; quant au paradigme de l’amitié, il a été très important pour l’humanisme. Néanmoins, en dépit de ce culte de l’amitié, cette domestication cul­tu­relle des peuples est, selon Sloterdijk, quelque peu violente. Les peu­ples sont organisés comme des « associations d’amitié forcée to­ta­lement alphabétisées », qui, « au temps de l’humanité qui est en ar­mes et qui lit ». On proclame simultanément le « service militaire obli­ga­toire » et la « lecture obligatoire des classiques ». Outre cette fon­da­tion de l’identité, cette pédagogie a poursuivi un autre but : « L’hu­ma­nisme en tant que parole et en tant que chose pose toujours une ad­versité, car il est un engagement qui veut ramener l’homme hors de la barbarie ».

 

La culture des livres est désormais insuffisante

 

L’humanisme antique et aussi et surtout les diverses tentatives mo­dernes de forcer sa renaissance sont, pour Sloterdijk, des concepts é­ducateurs dirigés contre les influences “bestialisantes” et “dé­chaî­nantes” des amphithéâtres et des films d’action sanglante, des com­bats de gladiateurs et des video-clips violents. Pourtant, ce concept édu­cateur connaît aujourd’hui l’échec. La culture livresque tra­di­tionnelle ne peut plus opposer une force suffisamment intégrante et do­mesticatrice face aux mass-médias et à leur puissance centrifuge : rai­son pour laquelle, il faut faire des efforts d’un genre nouveau.

 

La seconde partie du discours de Sloterdijk à Elmau consiste en une réflexion sur le concept heideggerien d’humanisme et conclut que la vi­sion humaniste de l’homme, en tant qu’ anima rationale, est en réa­lité passée à côté de l’essence spécifique de l’homme ; dès lors, la pé­dagogie humaniste ne peut plus empêcher l’homme de retomber dans la bestialité et, pire, l’humanisme, quand il dégénère au niveau d’une idéologie à l’emporte-pièce, promeut cette (re)chute de l’hom­me dans la bestialité.

 

Sloterdijk, à l’instar de Heidegger, considère que l’homme, est, de par sa constitution, « Lichtung des Seins » (= « Clairière de l’Etre »), ou, pour simplifier, l’homme est le seul être qui peut déployer un rapport de compréhension vis-à-vis du monde, indépendamment de toute for­ma­tion humaniste. A la différence de Heidegger, pour qui les théories bio­logiques ou anthropologiques énoncées sur l’homme passent à cô­té de l’existentialité propre de celui-ci, Sloterdijk croit, en se ré­fé­rant à Platon dans la troisième partie de son discours d’Elmau, à la “pon­dération” voire à la “circonspection” humaine, qui permet à l’hom­me, malgré ses origines animales, de se considérer comme le résul­tat d’une évolution biologique.

 

Comme « l’éducation, le dressage et l’apaisement de l’homme ne peut à aucun moment s’effectuer par les seuls signes écrits », Slo­terdijk soulève la question : l’homme peut-il s’auto-domestiquer via la gé­nétique ? Donc Sloterdijk se place exclusivement dans la pers­pec­tive de protéger l’homme de lui-même et ne veut nullement fabriquer et dresser des surhommes ; dans cette optique, et dans cette optique seul­ement, il se demande si, dans l’avenir, il ne serait pas possible de développer une « anthropotechnique » qui optimiserait l’héritage gé­nétique de l’homme ; quoi qu’il en soit, les possibilités scientifiques de le faire existent déjà.

 

Sloterdijk n’est pas toujours convaincant

 

On peut penser ce que l’on veut de cette question, mais il me semble qu’il faut en débattre, car cela a du sens et vaut mieux que les sem­piternelles rengaines des moralistes et catéchistes habituels. Pour ma part, les assertions de Sloterdijk, prises isolément, ne sont pas touj­ours convaincantes. Réduire l’humanisme à une lecture des clas­siques, par exemple, ne m’apparaît pas très sérieux. Ensuite, dire que la pédagogie comme mise en forme et comme instrument du dres­sage et de la domestication a un statut d’exclusivité, me paraît er­roné. Pourquoi diable tous les auteurs “humanistes” n’auraient-ils eu que cela en tête, tandis que seul Heidegger ou Nietzsche se se­raient placés en dehors ou au-delà de la tradition humaniste ? Quant à la distinction, opérée par Sloterdijk, entre médias « éducatifs » et mé­dias « déchaînants » me semble par trop schématique, tout com­me l’affirmation de ceux qui prétendent par ailleurs que la culture li­vres­que est dépassée tandis que les moyens de communication nou­veaux sont l’avenir.

 

Enfin, on peut mette une autre idée de Sloterdijk en doute : l’é­du­ca­tion de l’homme est-elle vraiment le produit d’une « anthropo-techno­lo­gie » ? N’est-elle pas plutôt une tâche d’ordre culturel ? On peut di­re que certaines caractéristiques humaines souhaitées par la société ne peuvent s’obtenir par des interventions dans l’héritage génétique, car le caractère de l’homme n’est pas l’addition accumulée d’é­lé­ments isolés, déterminables génétiquement, mais résulte de l’inter­ac­tion complexe et imprévisible de facteurs endogènes et exogènes. La plu­part des spécificités de l’homme, prises isolément, ne sont en fin de compte ni bonnes ni mauvaises. Au contraire, le contexte de leur sub­strat génétique, pris dans son ensemble, de même que le dé­ploie­ment socio-culturel de ce substrat, font en sorte qu’une poten­tia­lité caractéristique, d’abord indifférente, se manifeste ultérieurement tan­tôt comme « conscience de soi » tantôt comme « égoïsme », tan­tôt comme « adaptabilité » tantôt comme « opportunisme ».

 

Une réflexion sur la question est nécessaire

 

Indépendamment du jugement que l’on peut poser sur toute utopie fondée sur les technologies génétiques, sur leur « faisabilité » réelle, sur leur désirabilité ou sur leurs impacts sur les conceptions morales de la société —par exemple nous aurions rapidement de nouvelles in­ter­prétations des notions de « prestation » et de « destin »—  il nous semble qu’opérer une réflexion, aujourd’hui, sur cette pro­blé­ma­ti­que, est nécessaire et légitime. Il nous paraît en revanche tota­le­ment aberrant de rejeter ce débat a priori, avec la délicatesse d’un coup de gourdin, et de le réduire à une confrontation entre fascisme et anti-fascisme. Ce ne serait pas une attitude responsable devant la thé­matique des technologies génétiques. Au contraire, en réduisant le débat à de vulgaires joutes idéologisées et politisées, on laisse le champ libre à toute utilisation irresponsable des technologies gé­né­ti­ques. Il est vrai que la réflexion éthique suit, en clopinant, la techno­lo­gie nouvelle et ne peut jamais en arrêter le développement ou la pro­lifé­ration. La seule consolation qui reste, aujourd’hui, à l’éthique, c’est de pouvoir légèrement piloter le déploiement de cette technologie dans la société et d’influencer la conscience de ceux qui l’utilisent. Mais vouloir empêcher avec la véhémence habituelle le débat sur les techno­logies génétiques est une attitude qui doit être combattue in­con­ditionnellement, surtout si une telle tentative émane des vertueux auto-proclamés qui prétendent incarner la « théorie critique » pour mas­quer leur autoritarisme patriarcal et entendent fouiner inquisito­ria­le­ment dans le cerveau de leurs concitoyens.

 

Baal MÜLLER.

(article paru dans Junge Freiheit, n°39/1999).

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