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lundi, 10 mars 2008

J. von Lohausen: réflexions sur le destin de la France et de l'Allemagne

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Jordis von LOHAUSEN :

Réflexions sur le destin de la France et de l'Allemagne

 

En septembre 2002, le Général autrichien Jor­dis von Lohausen mourait dans sa 97ième année. Dans l'un de ses derniers ou­vrages (1998), il évoque un journal de guerre contenant les conversations qu'il a eues avec ses camarades, tous jeunes of­fi­ciers, sur les routes interminables de la Russie méridionale, pendant la grande a­van­cée allemande de 1942. Ces réflexions restent d'une grande fraîcheur, elles sont toujours actuelles et, à l'époque, peut-on dire avec le recul des ans, elles étaient pré­monitoires. Pour le premier anniver­sai­re de sa disparition, nous livrons aux ré­fle­xions de nos amis francophones, cet ex­trait significatif de ce journal de guerre.

 

“Il ne s'agit pas seulement de nous”, dit le ca­marade qui se trouvait au milieu de notre grou­pe, plus exactement à la droite du milieu, “il s'agit de l'Europe”. Il s'agit de savoir si au moins l'une des nations européennes, occiden­tales, parviendra à percer, à devenir une puis­san­ce mondiale; il s'agit de savoir si au moins l'une de ces nations parviendra à rendre sa pla­ce à l'Europe, la place qu'elle a perdue à la sui­te de la dernière guerre. Nous sommes les seuls à avoir relevé un tel défi, car les Français et les Italiens sont trop éloignés d'ici, des plai­nes russes. Les Britanniques, les Espagnols, les Portugais ont eu leur part —sur mer. Notre tour est venu : sur Terre !

 

France et Allemagne : des racines politiques communes

 

Il ne s'agit pas seulement de nous car, seuls, nous n'avons pas suffisamment de puissance bous­culante comme l'aurait une Europe unie; Fran­çais et Allemands ne parlent pas la même lan­gue, de l'Atlantique à Memel il n'y a pas qu'un seul peuple mais deux peuples qui ne sont pas unis au sein d'un Empire englobant  —avec deux peuples impériaux de souche fran­que sous une même instance impériale. Alle­mands et Français ont évolué de manières très différentes, mais, il n'empêche, leurs racines po­­­litiques sont les mêmes. Eux et nous som­mes frères, jumeaux, et notre haine, les uns en­vers les autres, est une haine entre frères, pour autant que nous sommes encore capables de la percevoir comme telle. Mais qui d'entre nous ressent encore les choses comme cela? De surcroît, cette haine est mauvaise conseil­lè­re, comme pourraient l'être l'envie, l'ambition dé­mesurée, l'orgueil. Nous ne devrions même pas tenter de nous soumettre à la loi de cette hai­ne. “Avec un cœur pur, tu combattras” nous en­seigne le chant héroïque du Bhagavadgita  —toute à la fois une sorte d'Edda indienne et d'é­vangile des anciens Aryens d'Inde. En aucun in­stant, le guerrier pur ne songera à quelque suc­cès pour lui-même; il doit prendre acte clai­rement, avec un regard serein, des faits qui a­ni­ment la Terre. Pour ce qui concerne les Fran­çais, généralement, le regard serein, le leur, qu'ils posent sur la terre européenne est le sui­vant : tout le territoire qui s'étend des Pyré­nées jusqu'au cœur de l'Allemagne, jusqu'au lieu où commence la partie vraiment orientale de l'Allemagne au-delà du Harz et de la Bohè­me, est par nature un, entre les Pyrénées et le Harz, il n'y a pas d'obstacles, pas de frontières géo­graphiques réelles, si ce n'est des régions mo­yennement montagneuses comme les Cé­ven­nes, les Vosges, le Jura, la Forêt Noire, les Ar­dennes. Il n'y a pas de frontières si ce n'est la langue, pas d'autres frontières que le latin qui a été imposé aux Gaulois. César, ici, s'a­vè­re a posteriori le grand séparateur de l'Europe transalpine; a posteriori, il se révèle plus fort que tous les rois francs de Clovis à Charles.

 

Mais ne jetons pas la pierre à César : ce n'est pas lui qui, finalement, a brisé l'unité euro­péen­ne. L'ironie de l'histoire veut que la tradi­tion impériale romaine ait été reprise par nous, les Germains, et la tradition royale germanique des rois francs ait été reprise par les Français. C'est la politique des petits-fils de Charle­ma­gne qui a brisé l'unité de l'Europe, car ils ont imposé le non-sens des partages carolingiens. Il y eut pourtant trois occasions manquées de restituer l'unité impériale européenne. Elles ont échoué toutes les trois. D'abord sous Louis XIV. La prise de Strasbourg lui coûta la cou­ronne impériale romaine. Les princes électeurs étaient devenus méfiants; ils ne l'ont pas élu et lui ont préféré le candidat Habsbourg.

 

Du temps de Napoléon et de Bismarck, les peuples n’étaient pas mûrs pour l’unité européenne !

 

La seconde tentative fut celle de Napoléon. En 1806, l'Empire n'avait plus d'empereur. En 1810, il épouse Marie Louise. Mais il resta l'Em­­pereur des seuls “Français”. Finalement, troi­sième tentative, en 1870 : c'était le tour des Prussiens; ils avaient renversé le dernier Bo­naparte, ils avaient vaincu les Habsbourg, et les Bourbons étaient loin du pays. C'était le mo­ment de poser un grand geste historique : pla­cer la frontière allemande sur l'Atlantique, pla­cer simultanément la frontière française sur le Niémen. Entre les deux, plus de frontières, plus de frontière sur le Rhin, plus de frontières sur la crête des Vosges, plus d'Empire alle­mand, mais un seul Empire franc ! Ni les temps ni les peuples n'étaient mûrs pour une telle au­dace. Il était à la fois trop tard et trop tôt.

 

Gagnerons-nous cette fois le cœur des Fran­çais? La balle est dans notre camp. Londres a com­mis les actes qu'il fallait pour cela soit ain­si: Dunkerque, Dakar, Mers-el-Kebir. Trois fers brû­lants dans la chair de la France ! Mais ce se­ra avec ce fer-là qu'il nous faudra forger. Tous ont trahi la France, sauf nous, leurs en­ne­mis. Il nous suffirait d'un mot et nous les au­rions à nos côtés. J'ai entendu de mes propres o­reilles ce qu'ils disaient chez eux, entre eux : “on nous a trahis”. Les Allemands étaient tout dif­férents de ce qu'on leur avait décrit. “Nous au­rions dû marcher avec eux”. Le destin nous in­diquait la voie : nous aurions pu enfin les dé­sar­mer réellement, les désarmer par notre mag­nanimité. Nous devions leur laisser leur fier­té et leur épée, apaiser leurs craintes, aller à l'encontre de leurs espérances. Nous aurions dû simplement leur expliquer : “Vous n'êtes pas vaincus et nous ne sommes pas vos vain­queurs. Nous sommes tous victimes de la mê­me mauvaise politique. On ne veut pas que nous soyons amis. Votre défaite ne relève pas de votre faute et notre succès n'est pas un mé­rite, notre opposition est un malentendu, a tou­jours été un malentendu”. Il s'agit de créer une France qui puisse couvrir nos arrières. Pour aujourd'hui comme pour toujours.

 

La fierté ennoblit le vaincu, la magnanimité ennoblit le vainqueur

 

Pourquoi suis-je en train de vous raconter tout ce­la? Parce que la France nous soumet à une é­preuve. Ce fut là-bas une répétition générale pour notre projet ici, en Russie. Nous ne de­vons pas oublier deux choses : la fierté enno­blit le vaincu, la magnanimité ennoblit le vain­queur. Malheur à nous car nous oublions ces prin­cipes ici en Russie, car la Russie  —dit-on—  ne se laisse conquérir que par des Russes. Nos propres forces nous porteront encore à gagner la prochaine bataille, peut-être encore la sui­van­te; nous irons plus loin, seulement si nous ne prenons rien aux peuples qui sont devant nous, mais si nous leur apporterons ce qui nous donnera la force d'aller de l'avant. Si nous ne leur faisons pas comprendre que nous som­mes entrés dans ce pays comme des libé­ra­teurs et non comme des oppresseurs, com­me des serviteurs de cette terre et non pas com­me des dominateurs, si nous ne leur fai­sons pas clairement comprendre et saisir cela, eh bien, nous ne gagnerons pas cette guerre. Dans ce cas, nous ne resterons pas ici. Jus­qu'ici, tout a reposé sur la puissance de nos ar­mes, mais, bien vite, très vite même, tout re­po­sera sur le drapeau que nous arborerons, le dra­peau du droit à l'auto-détermination. Si ce dra­peau parvient à annoncer et promettre à ces peuples, ce qu'ils espèrent ardemment, a­lors ce n'est plus nous qui porterons ce dra­peau, mais il nous portera !

 

Non l’expérience gauloise de César, mais l’expérience persane d’Alexandre

 

Nous sommes venus ici en Russie non pas pour ré­­péter l'expérience gauloise de César, mais pour renouveler l'expérience persane d'Ale­xan­dre. Alexandre n'a jamais expulsé personne, si ce n'est le Grand Roi. Il n'a expulsé personne de sa patrie, n'a forcé personne à adopter les dieux grecs ni même la langue grecque. Il fit de la fille du roi vaincu la reine du pays conquis et de son propre pays et laissa à tous les peu­ples tels qu'ils étaient, ne plaça personne au-des­sus d'eux et fit de toutes ces nations des al­liées. Dorénavant, elles étaient fières d'ap­par­tenir au monde grec. Plus tard, même les Ro­mains n'ont pu les vaincre. Sept cents ans après Alexandre, les Romains déplacent leur ca­pitale de Rome à Byzance. L'impérialité ro­mai­ne est ainsi devenue grecque. L'Empire ro­main d'Occident s'est effondré, l'Empire grec a te­nu encore pendant un millénaire ! Celui qui fu­sionne les peuples agit sur un bien plus long ter­me que celui qui se borne à les soumettre. Il ne nous faut donc pas imaginer que nous al­lons transformer la Russie en une gigantesque Al­lemagne ! Nous ne pourrions jamais réaliser un tel projet. Mais faire l'Europe de l'Atlantique au Pacifique, cela, nous sommes en mesure de le faire. N'est-ce pas une tâche suffisante?

 

Jordis von LOHAUSEN.

(Extrait de Reiten für Russland. Gespräche im Sattel, L. Stocker Verlag, Graz, 1998, ISBN 3-7020-0831-4).

 

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