vendredi, 28 mars 2008
Socialisme et gildes
Davide D’AMARIO :
Le projet social d’Ezra Pound : communautés et gildes
« Je sais, et non d’après une théorie mais bien par expérience, que l’on peut vivre infiniment mieux avec très peu d’argent et beaucoup de temps libre, qu’avec plus d’argent et moins de temps. Le temps n’est pas de l’argent, mais presque tout le reste… » (Ezra POUND).
Les réflexions, que je couche ici sur le papier, sont le fruit d’une lecture du très beau livre de Luca Gallesi, « Le origini del fascismo di Ezra Pound », édité auprès des Edizioni Ares. A l’évidence, cet article est tout simplement un point de départ qui me permettra de développer ultérieurement mes sentiments « extravagants » et, quelles que soient les positions que prendront les hommes que je mentionnerai dans mes interprétations, celles-ci ne pourront être ramenées ou assimilées en tous points à la structure solide et scientifique du livre de Gallesi.
Quand Marx, bien à raison, proposait l’unité de tous les travailleurs du monde, à une période historique bien précise, les capitalistes étaient divisés. Ils s’opposaient les uns aux autres dans des querelles internes, inhérentes à la division de leur camp en « capitalismes nationaux ». Rappelons aussi que Marx, à cette époque, parlait de gouvernements réduits à des « comités d’affaires » pour le compte de leurs bourgeoisies respectives. Je pense que Marx se rendait parfaitement compte que les limites territoriales opposaient les bourgeoisies capitalistes entre elles, limites dans lesquelles on retrouvait une diversité monétaire, la concurrence, le protectionnisme, de véritables barrières économiques de toutes natures qui contribuaient à limiter l’internationalisation des capitaux et généraient des tensions parmi les capitalistes.
Par ce préambule, je veux simplement arriver au constat que la réflexion de Marx est plus actuelle aujourd’hui qu’elle ne l’était hier parce que, depuis trente ans environ, les travailleurs subissent attaque sur attaque ; certes, on me rétorquera qu’ils en ont toujours subies mais, aujourd’hui plus que jamais, c’est bien pire : ils ont été totalement éliminés du jeu dans la mesure où ils ont perdu toute conscience unitaire. Dans cette situation difficile, la pensée prophétique d’Ezra Pound me semble mieux expliquer la situation de nos contemporains. Effectivement, les communautés de travailleurs ont été, à intervalles réguliers, divisées, fragmentées, disloquées ; les attaques principales contre elles se sont faites au niveau des salaires mais plus encore au niveau de leur dignité humaine. C’est ici que reviennent les fameux « comités d’affaires » de Marx. Plus que jamais, aujourd’hui, et sous les yeux de tous, les exploités sont divisés et les décideurs du monstre capitaliste s’organisent de plus en plus, s’unissent et coordonnent leurs agissements criminels.
Que le lecteur me pardonne cette petite digression, mais j’entends exprimer ici ma conviction que cette digression peut intégrer le raisonnement que je vais développer ici, justement parce que je vais parler des socialismes atypiques, utopiques et étranges, de ces socialismes que l’inquisition de certains pontes marxistes-léninistes, sans Marx ni Lénine, ont campé comme des drôleries dépourvues de sens (dans le meilleur des cas !).
Le socialisme qui trouve ses origines quasi magiques dans l’œuvre du poète-économiste Ezra Pound propose une vision du monde humain diamétralement opposée aux spéculations financières et à l’usure, qui ont perfectionné aujourd’hui leur horrible règne. Ce socialisme est communautaire et il a séduit également le génial poète irlandais William Butler Yeats, qui a lutté pour l’indépendance de sa Terre, fière et passionnée, une indépendance enracinée dans la littérature, le théâtre, la poésie, la Vie. Mieux que toutes paroles ou éloges à l’adresse à ce héraut de la liberté irlandaise : l’épitaphe gravé sur sa tombe, qui évoque l’attitude existentielle à adopter sur le chemin terrestre et difficile de chacun. « Jette un regard froid sur la Vie, sur la Mort, Chevalier, et poursuis ton chemin ».
Je vais maintenant chercher à ramener à la mémoire de mes lecteurs ces nombreux socialistes, dont les idées n’ont pas été concrétisées, ces expériences de communautariens inconscients, en leur époque, de la portée de leurs projets, de tous ces hommes dont les propositions généreuses n’ont pas été suivies d’effets, mais que nous pouvons, sans hésiter, poser comme les pionniers au cœur pur, au langage vrai, du mouvement actuel de décroissance. Et pas seulement de ce mouvement-là…
Esquissons l’historique de quelques-unes de ces tentatives ou expériences. Dans l’Angleterre, rebelle et pensante, fièrement anti-capitaliste et anti-colonialiste, une perspective révolutionnaire s’est dessinée dans les esprits, certes sur un plan plutôt théorique et nettement moins pratique, mais néanmoins digne de nos respects. Dans cette Angleterre, une culture alternative a vu le jour, très différente de l’impérialisme officiel, qui n’était que racisme hautain, exclusivisme social et économique, à des années lumière des politiques maçonniques et sectaires axées sur la violence envers les exploités : la littérature de l’époque en témoigne. Les enfants, filles et garçons, furent les premières victimes de cette violence sociale, de la monstrueuse dynamique socio-politique de cet âge du manchestérisme triomphant. On les retrouvaient par dizaines de milliers dans de sinistres orphelinats, dans d’hideuses fabriques, dans des « maisons de correction ou de redressement », sans cesse exposés au châtiment de la bastonnade, au stupre, ou furent purement et simplement tués car considérés comme inutiles ou bons à rien voire destinés à devenir simple viande de boucherie dans un futur imaginé comme complètement robotisé.
Face à ces visions d’horreurs, se constitue, sur le plan doctrinal, le « socialisme des gildes ». Il se veut une doctrine culturelle alternative, différente de l’horreur manchésterienne. Le « gildisme » a été théorisé par un historien anglais, G. D. H. Cole, puis, au fil des années, par le livre manifeste d’un architecte socialiste et chrétien, Arthur Joseph Penty (1875-1937), « The Restoration of the Gild System », paru en 1906.
Ce socialisme atypique, admirateur du moyen âge, ennemi infatigable et passionné de l’industrialisme moderne, lançait un appel au retour à l’artisanat, à un système de production à petite échelle, sous le contrôle normatif des gildes professionnelles. En suivant l’exemple du socialiste William Morris, ce socialisme refusait l’idée que la production de produits « de qualité médiocre et vendus à bon marché » constituait un avantage pour le consommateur. De cette façon, ce socialisme gildiste anticipait, avec ses idées radicales, tous les courants critiques du système capitaliste nés dans les années 70 du 20ième siècle, courants qui, au cours de ces dernières années, sont revenus à pas de colombe sur l’avant-scène idéologique mondiale. Ces critiques recèlent des rancoeurs contre un système abominable et sont perpétuellement à la recherche de solutions pour soulager les peines des travailleurs réduits à l’esclavage, y compris de solutions dans la lutte actuelle contre les caractères démoniaques de l’exploitation mentale des travailleurs. Dans cette optique intellectuelle et socialiste, l’homme ne doit pas se limiter à analyser la vie à l’intérieur des structures dominantes de la société industrielle mais, au contraire, doit s’en évader et lancer des dards empoisonnés sur le monstre « Progrès », posé comme fin en soi et qui nous broie tous aujourd’hui.
Dans le même filon, où se mêlent intérêts culturels et intérêts politiques, nous trouvons la publication « The New Age », éditée par A. R. Orage. Elle fut une revue, une tribune, qui assura le lien, la jonction, entre ce socialisme des gildes et le renouveau artistique et culturel constitué par la résistance communautarienne (avant la lettre). A cette revue contribuèrent des militants et des penseurs, des écrivains et des poètes du calibre d’un Ezra Pound, d’un William Butler Yeats, d’un G. K. Chesterton et de bien d’autres qui, ensemble, formèrent une redoute dans les années 10 et 20 du 20ième siècle en Angleterre, où germèrent des idées qui demeurent encore et toujours actuelles. Dans cette revue, on étudiait et analysait les œuvres de Nietzsche et de Marx, pour les enrichir et les dépasser, les inscrire dans des projets réalisables.
Nous avons eu affaire, là, à une culture socialiste originale et non dogmatique, qui a pris forme, a émergé à la vie en se mêlant sans remords à la religiosité véritable du peuple, sans chercher à trancher le cordon ombilical qui reliait le socialisme aux traditions populaires, sans renier des formes fortes et solidement ancrées de religiosité païenne ou chrétienne, présentes au sein du peuple.
La « Ligue des Gildes Nationales » en fut le mouvement organisé, la représentante de cette jeune communauté de pensée. Elle naquit en l’année fatale 1915, où une boucherie sans nom allait commencer, où la fine fleur de la jeunesse européenne tombera au combat ou en sortira renforcée. Dès son émergence, cette « Ligue » eut à subir les avanies des marxistes sectaires, ignorants et démagogues, qui la traitèrent de « mouvement petit-bourgeois et utopiste ». Ces socialistes communautariens et gildistes, qui avaient adhéré à la « Ligue », croyaient que la force éthique, et non le matérialisme vulgaire, devait se poser comme le noyau incandescent de la lutte socialiste parce qu’ils estimaient que la liberté individuelle devait s’épanouir à l’intérieur et en symbiose avec la communauté populaire ; ils pensaient également que la responsabilité sociale devait s’étendre au peuple tout entier, de façon à ce que la Révolution trouve dans le peuple lui-même, et non à l’extérieur de lui, une légitimité faite de sang, de chair et d’idée, prête à prendre, aux moments terribles de l’épreuve, les rênes de la cause communautaire. Pour ces militants communautariens et nationaux, la lutte contre l’esclavage et contre l’incertitude étaient les axes majeurs de l’action socialiste.
Dans leurs propositions, les gildistes de la « Ligue » réclamaient d’être libérés du spectre du chômage, d’être libres dans les usines, de bénéficier du droit au travail sous la houlette de directeurs qu’ils auraient choisis, d’éliminer du monde du travail tous les dirigeants imposés d’en haut, tant dans les entreprises privées que dans le secteur de l’Etat. Ils étaient convaincus que sans une démocratie industrielle, il ne pouvait pas y avoir de démocratie politique. Cette brève approche de l’idéologie gildiste nous permet de conclure que le « contrôle communautarien » devait venir de la « base ». Ce mouvement, non unitaire, alignait à l’évidence des personnalités diversifiées, exprimant des positions parfois contradictoires, mais, en dépit de ces divergences de surface, elles avaient toutes un projet général, qu’il serait intéressant de raviver aujourd’hui.
Davide D’AMARIO.
(article paru dans le quotidien romain « Rinascita », 19 février 2008).
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