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samedi, 19 juillet 2008

Nietzsche vu par Deleuze

Francesco INGRAVALLE:

Nietzsche vu par Deleuze

Edité en Italie par Bertani en 1973, puis, dans une seconde édition, en 1978, le travail de Gilles Deleuze sur Nietzsche avait été publié pour la première fois en France en 1965. Il s’agit principalement d’une anthologie, précédée d’une introduction magistrale, où l’auteur propose une nouvelle fois ses interprétations de la pensée du philosophe allemand qu’il avait préalablement consignées dans son ouvrage de 1962, intitulé “Nietzsche et la philosophie”.

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Selon le rédacteur de l’introduction à cette édition italienne, Nietzsche marque de son sceau une étape de la crise la plus aiguë du rationalisme occidental, c’est-à-dire l’étape où la réalité “plane”, systémique, se transforme en un complexe de contradictions et de conflits. La philosophie a donc pour tâche non plus de soutenir l’ordre existant et de résoudre les contradictions qui y surgissent mais de refléter les contradictions elles-mêmes.

La réalité n’est pas “une”; il n’existe pas “une” vérité; il existe en revanche un usage  politique de la “vérité”, ce qui nous amène à constater qu’il y de nombreuses vérités. Il est dès lors nécessaire de mobiliser nos attentions pour capter les fonctions politiques des vérités existantes, ce qui revient à détruire et les vérités et les certitudes. 

Comme Freud avait découvert la matrice sensuelle de tout agir humain (la libido) et comme Marx avait mis en lumière la matrice économique des vicissitudes historiques et politiques ainsi que des idées, Nietzsche, pour sa part, a découvert (ou contribué à faire découvrir) la matrice politique du problème de la vérité par le biais de son travail d’arrachage de tous ses masques que se donnent les vérités et les certitudes.

Dans la perpsective que nous suggère cette nouvelle introduction italienne au travail de Deleuze, nous pourrions utiliser le Nietzsche démystificateur de la “Vérité” pour remettre en question le “noyau métaphysique de Marx”, c’est-à-dire cette notion d’objectivité fondée sur un mode inconditionné et ingénu, typique des problématisations auxquelles Marx fit face pendant toute l’époque de l’idéalisme allemand (grosso modo entre les dernières années du 18ième siècle et les deux premières décennies du 19ième).

Quant à l’essai d’introduction de Gilles Deleuze lui-même, il met en avant l’anti-métaphysique de Nietzsche; par le truchement de positions où les valeurs sont décrétées supérieures à la Vie , la philosophie se pose comme juge de la Vie et ne tarde pas, alors, à s’opposer à elle. Une philosophie de cet acabit dérive de Socrate: “si l’on définit la métaphysique par la distinction entre deux mondes, en opposant l’essence à l’apparence, le vrai au faux, l’intelligible au sensible, alors, oui, on peut dire que Socrate a inventé la  métaphysique (...)”.

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Et c’est là que Deleuze affronte l’un des points nodaux les plus complexes dans les interprétations de la pensée de Nietzsche, celui que pose la notion de “volonté de puissance”. Selon Deleuze, cete “volonté de puissance” nietzschéenne ne doit pas se comprendre comme un brame véhément, réclamant pouvoir et domination. Il s’agit bien plutôt d’un principe qui compénètre tous nos jugements de valeur. Ce principe consiste à “créer” et à “donner”, non  à prendre, à confisquer. Si l’on considère, au contraire, que cette “volonté de puissance” est le “brame du dominateur”, alors l’on pense, implicitement, que la volonté “veut” la puissance. Au contraire, Nietzsche retient l’idée que la puissance est, à l’intérieur même de la volonté, l’origine même du vouloir. De ce fait, la “volonté de puissance” nait de la “plénitude”, de la “santé”. Dans une optique différente, elle peut en arriver à cette “volonté de puissance” dont parle le psychanalyste Alfred Adler, c’est-à-dire un besoin d’affirmation de soi qui, s’il est frustré, génère les névroses. On peut donc dire, avec Nietzsche et avec Deleuze, que la “volonté de puissance” est le désir compris non comme un besoin mais plutôt comme une “nécessité de créer”. La créativité, ainsi comprise, se distingue de la simple “réactivité”. La volonté de puissance comme “brame” réclamant le pouvoir est à l’origine des morales d’esclaves, du ressentiment de ceux qui sont malades contre ceux qui sont en bonne santé.

Deleuze poursuit en présentant les quatre modes de la “transvaluation de toutes les valeurs”. Par dessus tout, Deleuze précise que, par le terme “transvaluation”, il entend un devenir actif des forces, le “triomphe de l’affirmation dans la volonté de puissance”, le “oui” à la Vie. C ’est à ce moment-là que la pensée nietzschéenne s’attaque à tout ce qui jusqu’alors avait été retenu comme sacré (Dieu, la morale bourgeoise), en retenant ces choses décrétées sacrées comme autant de sacrilèges contre la Vie , de menaces de la réaction contre la créativité.

Le premier mode de la “transvaluation” est le refus de la négation nihiliste du multiple au profit d’un “Un” fallacieux, que les philosophes nomment l’Etre. Le multiple et le devenir sont affirmés, chez Nietzsche, non en tant qu’instances que l’on pourrait ramener à l’Un et à l’Etre, mais en tant que tels et rien que tels. Le second mode de la “transvaluation” est l’affirmation de l’affirmation précédente du devenir, symboliquement représentée par le dieu affirmateur de la Vie (Dionysos) et par son épouse (Arianne). Le troisième mode, Deleuze l’appelle le “jeu de l’Eternel Retour”. Nietzsche entend l’Eternel Retour selon diverses acceptions: soit comme retour du même (“tout se répète”) et c’est là une certitude qui rend malade et faible; soit comme l’Eternel Retour “sélectif”, notion pour laquelle ne revient que ce qui est affirmation de la Vie : “toute chose que je veux (...), je dois le vouloir de façon telle à en vouloir aussi l’Eternel Retour (...). Même une bassesse ou une paresse veulent leur éternel retour pour devenir autre chose qu’une paresse ou une bassesse: elles veulent devenir active et, de ce fait, potentialité d’affirmation”.  L’Eternel Retour est certes répétition mais répétition qui sélectionne.

La transvaluation présente un quatrième et dernier aspect qui implique l’émergence du “surhomme” et le produit. Le “surhomme”, dans la terminologie nietzschéenne désigne exactement la concentration de tout ce qui peut être affirmé, la forme supérieure de ce qui est, le type qui représente l’Etre sélectif, le produit et la subjectivité de cet être”.

Les textes qu’a choisis Deleuze pour la partie anthologique de son travail sont répartis en sections: selon l’image du philosophe aux diverses périodes de sa vie et dans les différents horizons culturels qu’il a fréquentés; une section est consacrée à la philosophie dionysiaque, d’autres à la volonté de puissance, au nihilisme et à la transvaluation, à l’Eternel Retour et à la folie.

En appendice de cette éditions italienne, nous trouvons également le fameux essai de Georges Bataille, intitulé “Nietzsche et les fascistes” (repris en version italienne de la revue “Il Verri”, n°39-40, 1972). Les pages de Bataille fourmillent d’évocations à des fascistes falsificateurs, à des nazis malveillants et perfides; il y pose la soeur de Nietzsche en une sorte de Judas Iscariote au féminin; le cousin de Nietzsche, Richard Oehler, est associé à ces terribles figures dans une intrigue à mi-chemin entre le mélodrame et le roman gothique. Pour Bataille, ce qui est “mauvais”, c’est l’usage politique qu’ils ont fait de Nietzsche, que ce soit l’usage révolutionnaire ou l’usage réactionnaire. Pour démontrer sa thèse, Bataille passe en revue les textes du jeune Mussolini, d’Alfred Rosenberg, d’Alfred Bäumler, explore le petit univers du néo-paganisme allemand de manière assez honnête, et finit par conclure “que la pensée aporétique de Nietzsche ne se dirige pas vers des mesquineries contingentes à la merci d’une liberté ombrageuse”.

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Cette diabolisation de l’interprétation politique de Nietzsche nous laisse perplexe, pour le simple motif que Bataille, qu’il le veuille ou non, donne, lui aussi, une interprétation politique de Nietzsche: il voit en ce philosophe allemand le théoricien de la foi qui arrachera le destin de l’humanité à l’asservissement rationnel de la production et à l’asservissement irrationnel du passé; c’est là, sans aucun doute, une interprétation politique. L’interprétation de Bataille est en plus liée aux contingences politiques, celles de la période nationale-socialiste, vu que les interprétations nationales-socialistes et celle de Bataille sont nées de la crise si complexe qu’a traversée l’esprit occidental. Alors, interprétation politique pour interprétation politique, il nous paraît opportun, ici, de citer ce qu’écrivait Adriano Romualdi en 1970 dans l’introduction à son anthologie de la pensée politique de Nietzsche: “Que serait Rousseau sans la révolution française? Ou Marx sans la révolution russe? Il me paraît secondaire de se poser la  question de savoir si la révolution française incarne le “vrai” Rousseau ou si la révolution russe incarne le “vrai” Marx. De la même manière, nous sommes contraints aujourd’hui de lire Nietzsche en tenant compte d’Hitler” (A. Romualdi, “Nietzsche”, Ed. Ar, Padova, 1970).

Elevons le débat: tant l’interprétation de Deleuze (et son choix de textes) que l’essai de Bataille ne contribuent que bien peu à faire passer le philosophe allemand du “panthéon national-socialiste” au “panthéon démocratique”. De fait, il est impossible de nier l’existence, dans la pensée de Nietzsche, la présence de distinctions entre la “santé”  et la “maladie” (entre  l’actif et le réactif), distinctions qui constituent les bases d’une pensée qui, quoi qu’on puisse en dire, reste antidémocratique et hiérarchique. Il est clair aussi que l’on ne peut pas définir Nietzsche, de manière simpliste et simplificatrice, comme un “national-socialiste”, vu la forte composante démocratique et populaire du national-socialisme allemand. Si Nietzsche brocardait le pangermanisme et l’antisémitisme en les désignant comme des manifestations de l’esprit plébéien et démocratique, il aurait très probablement pris une posture analogue face au national-socialisme. Mais cette probabilité n’autorise personne à le faire passer avec armes et bagages sur la voie radieuse du socialisme.

Ironie du sort, Deleuze confirme, dans son essai d’introduction, une intuition très présente dans un essai sur Nietzsche du philosophe national-socialiste Bäumler, intuition qui porte sur la centralité du concept de volonté de puissance dans la philosophie de Nietzsche. Si l’intention du travail de Deleuze a été indubitablement de “dénazifier” Nietzsche, de l’homologuer dans l’espace libéral-démocratique en réduisant sa pensée à un discours politique non hiérarchisant ou, du moins, anti-autoritaire et, partant, néo-démocratique, le résultat de ses efforts n’aboutit pas à faire passer cette intention de départ. Il suffit de lire le livre pour s’en convaincre.

Francesco INGRAVALLE.

(recension parue dans “Diorama Letterario”, Florence, n°17, février 1979; reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur; trad. franç.: Robert Steuckers; titre du livre recensé: Gilles Deleuze, “Nietzsche”, con antologia di testi - introduzione di franco Rella e appendice di Georges Bataille, Bertani ed., Verona, 1978).

00:14 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : philosophie, gilles deleuze, nietzsche, allemagne, france | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

deleuze

Écrit par : julie | lundi, 20 octobre 2008

deleuze

Écrit par : julie | lundi, 20 octobre 2008

Quelques remarques qui me sembleraient utiles pour éviter de rejouer les mêmes sempiternels procès que l'on retrouve à la fin de cet article. (1) Nietzsche distingue la santé de la maladie, bien sûr, mais pourquoi? Relisez-le: il fait un éloge de la maladie, à partir de laquelle on peut découvrir la véritable santé. Ce qui intéresse Nietzsche, c'est la guérison, pas d'opposer bêtement les malades aux bien-portants. (2) Deleuze s'intéresse bien à la volonté de puissance, mais cela n'a rien à voir avec l'interprétation nazie de je ne sais quel philosophe - si on peut parler d'interprétation ou de pensée nazie, ce dont je doute. La Wille zur Macht a un sens spinoziste, c'est le fait d'aller au bout de sa puissance, de créer des valeurs - plutôt que d'en détruire - et de sortir du nihilisme. C'est tout le contraire de la volonté d'écraser l'autre, de se mesurer à lui, de s'estimer soi-même en l'empêchant de réaliser sa puissance, qui est typique de la morale de l'esclave, de nouveau. (3) Par conséquent, Nietzsche n'est pas un penseur du conflit, de la lutte ou de l'affrontement à l'autre. De même ce n'est pas un penseur de l'inégalité au sens où on l'entend ordinairement, et surtout pas de la hiérarchie bureaucratique ou étatique, c'est un penseur de la différence, c'est-à-dire de la nuance et de la distinction. Justement ce à quoi ses détracteurs ne s'élèvent pas. (4) "Rousseau et la révolution française"? Oui, peut-être, faut voir ce qu'on peut tirer de tout ça. "Marx et la révolution russe"? C'est déjà plus douteux. "Le marxisme (c'est-à-dire le léninisme) et la révolution russe" serait plus approprié. Mais "Nietzsche et la nazisme"!?! Il faut arrêter avec cette plaisanterie. C'est bien plutôt "Nietzsche et Mai 68, Nietzsche et les mouvements des années 70, et Nietzsche et le XXIème siècle." Certainement, Nietzsche n'est pas un penseur de la démocratie libérale. En revanche, il n'y a pas de doute que c'est un penseur du mouvement et de l'émancipation. De quel côté se situe la démocratie? Il n'y a donc aucun besoin de dénazifier Nietzsche. Au contraire, on peut l'utiliser pour comprendre à quel point les nazis sont des figures typiques du ressentiment, et à quel point l’œuvre du philosophe annonce le nihilisme du XXème siècle.

Écrit par : Jean-Baptiste | vendredi, 27 janvier 2012

Un des défauts les plus répandus chez les étudiants en philosophie est de répandre le babil de leurs lectures ayant fraîchement rempli leur petite cervelle en passant à côté des enjeux pratiques et donc du sens philosophique. Et pourtant la réception d'auteurs, notamment Nietzsche, montre bien que les interprétations ne sont pas séparables d'enjeux liés à leur époque : il ne serait que de consulter par ex. Vincent Descombes ou Jacques Le Rider pour ce qui est de la contextualisation de celles-ci dans le champ français après-guerre, tout en distinguant thèmes et thèses ou bien encore commentaire (Derrida, Kunnas, Rosset, etc) et usage (comme avec Foucault ou Heidegger). Ce qui aurait au moins l'avantage d'éviter les contresens (la question de l'agôn chez Nietzsche n'est pas que philologique), posture de beau parleur (à quoi sert-il de reprendre le mot de Deleuze sur la maladie comme point de vue sur la santé et vice-versa si on oublie que Nietzsche se voulait médecin de la civilisation ?) et extrapolations gratuites (hypothèse abusive de confrontation avec des doctrines politiques et leur réalité historique) et appropriation douteuse car verbale (Nietzsche émancipateur, beau baratin pour les petites ingénues ou les ingénus refoulés à la fac). Les auteurs ne valent qu'en tant que poseurs de problèmes, et non comme base pour des discours idéalistes auto-référentiels ou de rhétorique de femme savante dans son salon de thé. N'est-ce pas Nietzsche qui lui même notait qu'il fallait interpréter le passé à la lumière du présent ou qui célébrait ce qui faisait augmenter notre champ d'activité ? Sus aux mots vides de sens tout gonflés de grandiloquence qu'affectionnent les "ouvriers de la philosophie" (c'est-à-dire les ratiocinateurs se proclamant historien des idées) ! L'esprit de nuance n'est point simplement se contenter de réviser quelques idées reçues sur le solitaire de Sils-Maria en raison de sa verve polémique bousculant l'esprit de son temps, il est aussi d'assumer la diversité du réel. C'est Voltaire, à qui Nietzsche dédia d'ailleurs une de ses oeuvres, qui rappelait que les meilleurs livres sont ceux dont on fait la moitié...

Écrit par : Zézette | dimanche, 29 janvier 2012

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