« Procès, pétitions, concerts d’indignation, appels à la vigilance : difficile aujourd’hui d’exprimer une pensée forte sans s’exposer à ces formes subtiles de censure qui jouent sur l’intimidation et la peur. L’actualité en fournit des exemples à un rythme incessant. (...) La liberté de parole semble se rétrécir comme une peau de chagrin, soit en raison d’une pénalisation du débat, soit parce que les clercs de l’idéologie dominante, manient avec un talent consommé l’art de l’intimidation morale. Du coup, soit on pense comme tout le monde parce qu’on a oublié qu’il est possible de penser autrement, soit on se cache, par crainte du ridicule ou par peur. (...)
Il n’est pas jusqu’aux bouffons du roi qui en perdent leur insolence. Certains sketches de Pierre Desproges, à les réécouter vingt ans après, semblent avoir été prononcés sur une autre planète, où l’on ne vivrait pas en permanence, comme sur la nôtre, dans la hantise de franchir une invisible ligne jaune, d’autant plus redoutable qu’on ne sait pas trop qui l’a fixée, ni où elle se trouve. (...) Si les humoristes ont du mal à plaisanter, intellectuels, penseurs, journalistes et hommes politiques sont évidemment soumis à des contraintes bien plus pressantes. L’actualité des dernières années ne manque pas d’exemples de ce rétrécissement de la liberté de parole, toujours sous couvert d’humanisme, de respect et de tolérance. (...)
Inoubliable pour son rôle de postier en chef dans Bienvenue chez les Ch’tis, Kad Merad est amateur de cigares. Dans une interview à un magazine spécialisé, il a ainsi raconté qu’il appréciait "le cigare à l’apéro". Grave erreur : la cour d’appel de Paris vient de condamner la publication à payer 5 000 euros de dommages et intérêts à l’association Droits des non-fumeurs pour “publicité directe ou indirecte en faveur du tabac”. Le journal avait eu le tort, selon la cour, d’associer le tabac "à une image positive, celle d’un acteur connu de cinéma". Connaissant l’activisme judiciaire des modernes ligues de vertu, on voit mal comment ce type de jugement ne s’élargirait pas désormais au vin et à l’alcool. Il risque d’être bientôt impossible, sous peine de poursuites, d’avouer dans la presse qu’on aime le gevrey-chambertin ou les armagnacs hors d’âge. Et pourquoi ne pas traquer aussi les amateurs de religieuses au chocolat, dés lors qu’on exhorte sans cesse les gens à ne pas manger gras, salé, sucré ? (...)
Finis les balayeurs, les mendiants, les handicapés, les voyous : bienvenue aux techniciens de surface, aux SDF, aux personnes à mobilité réduite, aux “jeunes”. Adieu les Noirs, les Jaunes et les Arabes, tous fondus dans ce grand melting-pot des “personnes issues de la diversité” – comme si le fait de nommer l’origine de quelqu’un revenait à lui manquer de respect. Le syndicat des bouchers n’a pas manqué de se ¬plain¬dre, à l’occasion d’on ne sait plus quel fait divers sanglant, que les médias parlent d’une “boucherie”. Le respect des personnes et des communautés se marie mal avec celui du vocabulaire – et l’on sait bien que la censure du vocabulaire débouche toujours sur une cen¬sure de la pensée. À force de ne plus donner aux choses leur vrai nom, on finit par ne plus les voir comme elles sont. Et c’est parce que nous ne sommes plus ca¬pables de regarder la mort, comme le soleil, en face, que plus personne n’est, jamais, en danger de mort : c’est seulement le “pronostic vital” qui, lui, est “engagé”. (...)
En 2007, des plaintes déposées contre le “racisme” de Tintin au Congo décidaient un éditeur américain à renoncer à publier le livre. La même chose arrivera-t-elle bientôt à Ronsard ? Un rapport de la Halde, daté du 6 novembre 2008, se penchait sur les “stéréotypes et discriminations dans les manuels scolaires”. Après nous y avoir appris que le simple fait de représenter un jeune homme qui "aspire au ¬mariage avec une femme et à une famille hétéroparentale" constitue un odieux stéréotype "hétérosexiste" et déploré qu’on n’évoque pas les comportements homosexuels dans l’étude de la reproduction du rat, les auteurs, avec leur imperturbable sérieux, attirent l’attention sur les manuels de français : "Le poème de Ronsard Mignonne allons voir si la rose est étudié par tous les élèves. Toutefois, ce texte véhicule une image somme toute très négative des seniors. Il serait intéressant de pouvoir mesurer combien de textes proposés aux élèves présentent ce type de stéréotypes, et chercher d’autres textes présentant une image plus positive des seniors pour contrebalancer ces stéréotypes." Sans doute faut-il se dépêcher d’en rire, car il se pourrait que nous ne tardions pas à devoir en pleurer. »
Valeurs Actuelles, "On ne peut plus rien dire", 2 janvier 2009
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