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mercredi, 29 septembre 2010

Alain Finkielkraut, écrivain critique de la modernité

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Alain Finkielkraut, écrivain critique de la modernité

par Pierre LE VIGAN

Agrégé de lettres, Alain Finkielkraut enseigne à l’École polytechnique les Humanités et sciences sociales. Il anime l’émission « Répliques » sur France-Culture; il a beaucoup écrit et beaucoup publié. L’homme est un des intellectuels généralistes qui comptent dans les débats d’idées. Il plaît à quelques-uns et déplaît à beaucoup. Il ne laisse pas grand monde indifférent; l’homme a du nerf, de la passion, des coups de sang, des emportements, et parfois des remords ou en tout cas des craintes de ne pas avoir été compris. Reste à savoir si on l’aime ou le déteste pour de bonnes raisons.

 

Alain Finkielkraut s’est fait connaître par Le nouveau désordre amoureux (1977) qu’il a écrit avec Pascal Bruckner. Il y critiquait l’idée de la « révolution sexuelle ». Selon lui, cette idée aboutissait à nier l’existence même de l’amour au profit d’une survalorisation de la sexualité. Les femmes seraient selon notre auteur les premières victimes de cette dévalorisation de l’amour [notons que trente ans plus tard, on peut se demander si les hommes ne sont pas plus encore perdants dans cette évolution].

 

La défaite de la pensée, en 1987, marque un tournant important. L’irruption et même l’invasion de toute une pseudo-culture y est critiquée. Elle aboutit à une défaite de la pensée et de la raison. La mise à égalité de n’importe quels rythmes musicaux avec la musique non seulement classique mais tout simplement élaborée, de n’importe quel type d’écriture avec un art d’écrire travaillé, l’idée, en d’autres termes, que par exemple Christine Angot ferait en quelque sorte le même métier que Maupassant ou Albert Camus, est dénoncée comme un égalitarisme culturel par le bas : c’est l’idée que tout vaut tout. Avec comme conséquence l’idée que, comme certaines choses ne valent rien ou en tout cas pas grand chose, au fond, rien ne vaut quelque chose. L’invention d’une « culture » sans pensée aboutit selon Finkielkraut à une pensée sans culture, qui se retourne contre la pensée elle-même et explique aussi le déclin de la capacité d’éduquer, donc le déclin de l’école comme institution centrale de la République. C’est l’une des conséquences de l’esprit du temps mais aussi de la politique culturelle de Jack Lang.

 

À partir de ce livre, Alain Finkielkraut ne cesse de dénoncer, à la suite de Hans Jonas, « la nature quasiment compulsive du progrès ». Avec Le Mécontemporain (1992), Finkielkraut réhabilite Charles Péguy et sa lutte prémonitoire contre la « panmuflerie sans limite ». C’est une protestation contre les conséquences de la course au « progrès » et contre le développement de la technique sans limites. L’inclassable Charles Péguy, socialiste, catholique, patriote écrivait : « Ce sera un grand malheur pour l’humanité dans son âge moderne, un malheur qui ne sera peut-être pas réparé, que d’avoir eu en mains cette matière, que d’avoir été conduite par le progrès peut-être inévitable de sa technique industrielle à être libre, à être maîtresse, à tripoter librement cette matière qui se prête à tout, qui ne se donne à rien, qui se prête à tous, qui ne se donne à personne, cette matière libidineuse, sans astreinte, presque sans résistance. À ce jeu en ce temps-ci, une humanité est venue, un monde de barbares, de brutes et de mufles; plus qu’une panbéotie [inculture, lourdeur. L’expression a d’abord été employée par Renan], plus que la panbéotie redoutable annoncée, plus que la panbéotie redoutable constatée : une panmuflerie sans limites; un règne de barbares, de brutes et de mufles; une matière esclave; sans personnalité, sans dignité; sans ligne; un monde non seulement qui fait des blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout. Et qui enfin ne se demande pas encore anxieusement si c’est grave, mais qui inquiet, vide, se demande déjà si c’est bien amusant. » (Deuxième élégie).

 

Alain Finkielkraut marque son opposition au communautarisme et au multiculturalisme au nom d’un républicanisme « national » c’est-à-dire qui voit la nation comme un creuset indispensable. « Nationiste » mais non pas nationaliste à la Maurras. Alain Finkielkraut défend le principe de la nécessité  de l’assimilation des immigrés plus que de leur simple « intégration » qui lui parait une juxtaposition des différences sans dépassement de celles-ci et fusion dans le creuset national. C’est logiquement qu’Alain Finkielkraut a aussi dénoncé ce qu’il appelle le « sans-papiérisme », idéologie visant à attribuer une fonction quasi-rédemptrice  aux immigrés séjournant illégalement en France.  Dans le même axe de refus de la négation des appartenances, des liens et des frontières, Alain Finkielkraut a voulu revaloriser, avec L’ingratitude (1999), la place des héritages intellectuels et de l’admiration, contre l’idéologie de la table rase et le refus contemporain de se reconnaître des maîtres à penser (« Ni Dieu ni maîtres »).

 

Ce  tableau montre une capacité à poser des questions qui fâchent, assez éloignées de la pensée « bisounours » – la pensée du « tout le monde il est gentil » qui produit des moutons de Panurge ou mieux encore de faux rebelles que Philippe Muray appelait justement « Mutins de Panurge », les gens qui parlent d’un film qui « dérange » (sic) quand un film prétend faire pleurer sur le sort des clandestins qui tentent de s’installer ailleurs que chez eux au mépris de toute loi et de toutes les règles de l’hospitalité qui sont de ne venir chez les autres qui si on y est invité. Alain Finkielkraut le remarque : il n’y a plus que « le parti dans le sens du poil ».

 

Alain Finkielkraut a aussi pris des positions globalement favorables à la politique de l’État d’Israël, ce qui l’a fait accuser de communautarisme, lui qui en est un adversaire revendiqué. Ses positions ont aussi amené certains de ses adversaires à lui objecter qu’il était surprenant qu’il soit compréhensif face à un nationalisme [qui serait supposé être celui de l’État d’Israël dans ce raisonnement] dans le même temps que notre auteur critique radicalement bien des aspects de la modernité dont le nationalisme est un des aspects. De quoi se faire beaucoup d’ennemis et créer bien des équivoques. Osons toutefois écrire qu’il n’y a que les penseurs sans profondeur qui ne soulèvent pas d’équivoques ni de passions, ni ne vivent sans quelque contradiction. Alain Finkielkraut est un penseur contrarié et contrariant. Et alors ?

 

C’est précisément parce que Alain Finkielkraut a trop souvent été au cœur de trop rapides polémiques qu’il faut lire son enquête sur les systèmes philosophiques de la modernité : Philosophie et modernité (Éditions de l’École polytechnique/Ellipses, 2009). Il s’agit selon l’auteur  des systèmes postérieurs aux Lumières. La construction du livre est simple : l’auteur a suivi le chemin intellectuel de quelques penseurs majeurs dans l’analyse des tournants qu’a pris la modernité.

 

Premier personnage de l’enquête : Rousseau. C’est un critique du progrès mais avec l’idée qu’une nouvelle sociabilité sauvera l’homme et restaurera un lien social égalitaire et un lien d’amour généralisé. Pour Rousseau, la réparation est possible et c’est l’histoire humaine qui la réalisera. Cette société réconciliée, c’est l’objet du « contrat social ». Les clauses du contrat social « se réduisent toutes à une seule – savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. […] Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants: “ Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout ”. » (Le contrat social, Livre 1, chap. 6, 1762).

 

Avec Marx, ce qui importe est l’idée que c’est le travail et non Dieu qui a créé l’homme. Tocqueville est une autre figure majeure. Avec lui, ce qui est mis en avant est l’idée que l’inégalité économique qui subsiste après la Révolution française n’est plus relayée par une inégalité symbolique et que, par là, naissent les frustrations et  les risques de nouvel absolutisme de l’État (on dirait aujourd’hui de nouveau totalitarisme et il en s’agirait pas seulement de celui de l’État mais aussi de celui du marché généralisé). Tocqueville ne croit ni à l’idée libérale comme quoi l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers, ni à l’idée rousseauiste que le peuple ne s’exprime que d’une seule voix (la « volonté générale » qui, dit Rousseau, « doit partir de tous pour s’appliquer à tous ») et que la démocratie c’est l’unanimité et la dictature de l’intérêt général. Tocqueville a ainsi une terreur quasi-religieuse de la tendance moderne au « tous semblable », qui aboutit à croire que nous avons « tous les mêmes besoins », et que devons tous être sous la même chape étatique (et inter-étatique bien sûr car la collaboration entre États n’a jamais été aussi forte et le totalitarisme jamais aussi mondialisé).

 

Nietzsche ensuite. Ce Nietzsche, justement, s’élevait contre les « mensonges passionnés » de Rousseau selon qui il était possible de se « sauver » du péché originel par la rédemption par l’histoire et le « progrès ». Pas de berger, un seul troupeau : c’est ce monde, le monde moderne, dont Nietzsche annonce à la fois l’avènement et le danger. Abolir toutes les distances, toutes les frontières, toutes les hiérarchies, c’est le grand danger contre lequel réagit Nietzsche.

 

Freud. Sa principale idée est la « narration dépurative » (une narration qui rend plus pur). En d’autres termes, dire guérit. L’effet des théories de Freud, c’est l’extension du narcissisme à l’inconscient. Le droit d’ « être absolument soi-même » aboutit à un centrage sur soi et à l’oubli des autres et de la société elle-même. La pensée « identitaire », une certaine pensée identitaire en tout cas, et les revendications identitaires participent souvent de cet « être soi » étendu collectivement. Un narcissisme collectif. Nietzsche avait écrit : « Nous en sommes à la phase où le conscient devient modeste ». C’était au moment où la « découverte » de l’inconscient rendait modeste sur le conscient. C’est maintenant l’inverse, l’inconscient est supposé d’une richesse qui permet à chacun de surenchérir sur ses potentialités prétendument uniques.

 

Une autre figure est celle d’Heidegger. Son apport à la compréhension de notre monde est considérable. Nous sommes passés d’une technique qui permettait d’entrer en connivence avec la nature, qui était un simple prolongement de l’homme à une technique qui s’oppose à la nature, qui consiste à la transformer, à la dominer, et est toute entière conçue en vue de la  puissance. Dans ce dispositif (Gestell), tout « fonctionne » et entraîne un nouveau déploiement des fonctionnalités. Tout devient consommable, la pensée méditante est remplacée partout par la pensée calculante. Dans une société où chacun est obnubilé par sa propre identité, la disparition des normes collectives amène à ce que les personnalités psychorigides laissent la place aux personnalités psychofluides plus à l’aise dans une société « liquéfiée » (Zygmunt Bauman) – la société liquide de l’équivalence généralisée de tout, la société du « tout est consommable ».

 

Avec Carl Schmitt, c’est la grande politique qui est en question. Comme Hobbes, Carl Schmitt pense que le remède aux guerres civiles est l’État souverain. Mais celui-ci nécessite une homogénéité du peuple, ce que ne permet pas le libéralisme. Le principal apport de Carl Schmitt est non pas la distinction ami – ennemi mais la distinction entre l’ennemi et le criminel. Pour Schmitt, l’ennemi est un adversaire, ce n’est pas un ennemi absolu, ce n’est pas le criminel. Il n’est pas à exterminer. Cette conception s’oppose donc radicalement avec celle qui est née avec la Révolution française, celle de Carrier et des guerres contre les Vendéens en 1793 – 94, ou encore celle de l’Épuration en France en 1944 – 45. La guerre selon Carl Schmitt ne peut être exterminatrice. Schmitt défend l’idée du katechon, celui qui retarde la fin des temps, contre l’eschaton, celui qui amène la fin des temps.

 

Selon Schmitt, le droit public européen aurait été en période d’équilibre, c’est-à-dire de non-démonisation de l’ennemi, entre les traités de Westphalie de 1648 mettant fin aux guerres de religion et la veille de la Révolution française. On peut en fait considérer que, hormis la parenthèse de 1792 – 1794, cette période s’étend jusqu’en 1918 et les traités attribuant à l’Allemagne toute la responsabilité de la guerre, ces traités qui ont consacré, avec les principes de l’Américain Wilson (les « Quatorze Points ») la fin du droit public européen.

 

Alain Finkielkraut aborde ensuite Emmanuel Lévinas. Ce qu’aime Finkielkraut en lui, c’est le pascalien. Pascal écrivait : « “ Ma place au soleil. ” Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. » (Pensées; section V, « La justice et la raison des effets »). Lévinas se demande à son tour si chacun ne prend pas la place de quelqu’un d’autre. Lévinas est aussi celui qui nie que le monde soit « pure expansion de l’être », ce que voulait être le nazisme selon Finkielkraut. Un point de vue discutable mais stimulant.

 

Continuons l’enquête en suivant les pas d’Alain Finkielkraut. Le monde moderne se résume par la formule : Scientia propter potentiam. La science sert à la puissance. C’était la maxime de Francis Bacon (1561 – 1626). C’est aussi la visée de Descartes (1596 – 1650). « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Un peu plus de cent ans plus tard, Rousseau, déjà abordé plus haut, apparaît comme un anti-Descartes. On connaît sa formule : « L’homme qui médite est un animal dépravé ». Toutefois, la généalogie de la déchéance humaine qu’entreprend Rousseau débouche sur un remède. Selon lui, ce remède est l’engendrement de l’homme par l’histoire. Retourner à l’état de nature, ou retrouver un nouvel état de nature, c’est bien sûr une autre façon d’être constructiviste, même si l’état de nature est pour lui «  une fiction qu’il utilise pour expliquer l’apparition des phénomènes sur lesquels s’exerce sa critique » (Alain de Benoist, « Relire Rousseau », in Études et Recherches, n° 7, 1989, et in Critiques – Théoriques, L’Âge d’Homme, 2003). Rousseau comme Descartes veut retrouver un autre état de l’humanité que le réel actuel. En ce sens, l’anti-Descartes Rousseau est peut-être plus encore « un autre Descartes ». Quant à Marx, il reprend, considère Alain Finkielkraut, à la fois le projet de Descartes et celui de Rousseau.

 

Après ces grands inventeurs de système, l’apport de Hannah Arendt est tout autre. C’est une remise en perspective de la place de  l’homme dans l’histoire. Nul n’est l’auteur de sa propre vie : telle est peut-être la formule qui définit le mieux la vision de l’homme qu’a Hannah Arendt. « Quelqu’un a commencé l’histoire [de sa vie]. Et en est le sujet au double sens du mot, l’acteur et le patient, mais personne n’en est l’auteur. »  Pourquoi ? Parce que l’homme est libre, mais n’est pas souverain. L’homme ne peut ainsi être l’auteur de sa propre histoire. La praxis, l’action humaine, excède toujours la simple poièsis, la fabrication, qu’il s’agisse de la fabrication des objets ou de la fabrication de l’histoire. La poièsis est une action qui n’a de valeur qu’en fonction de la fin qui est la sienne, de l’objet qu’elle produit, tandis que la praxis est à elle-même sa propre fin : il s’agit d’agir pour exprimer la vie elle-même, ainsi de la danse qui n’a d’autre fin qu’elle-même. En ce sens, le faire n’est qu’une modalité de l’agir, une modalité qui est subordonnée à une fin. Le faire ne résume jamais la totalité de l’agir humain. Agir n’est pas seulement faire. Agir, c’est aussi contempler, méditer, danser, rêver.

 

Selon Hannah Arendt, au nom du progrès, les hommes deviennent des moyens. Ceci l’amène à conclure que croire au progrès est contraire à la dignité humaine (Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Le Seuil, 1991). Au nom du progrès on croit que le faire est plus important que l’agir, que la poièsis est plus importante que la praxis. On en arrive ainsi à justifier les pires horreurs au nom de l’idée que « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Telle est la conséquence du remplacement de l’agir libre et gratuit par la « fabrication » (fabrication d’un avenir radieux, d’un homme nouveau, d’une histoire rédimée, etc). Cette obsession d’une histoire qui « s’accomplisse », qui remette le monde « en ordre », c’est la matrice de tous les totalitarismes. Cela passe bien souvent par l’utopie d’un pouvoir-philosophe, ou d’un roi-philosophe, ou d’un « socialisme scientifique », qui fut l’utopie centrale du XXe siècle.

 

L’origine de ces conceptions est dans la volonté de construire un monde parfait, ce qui est bien autre chose qu’un mode meilleur. « Il faudrait que les philosophes deviennent rois, ou les rois et souverains de ce monde réellement et sincèrement philosophes » écrivait Platon (La République, livre V, 473c). En ce sens, Alain Finkielkraut note : « Platon est ainsi l’inspirateur de toutes les utopies ». Les deux derniers siècles ont montré, parce qu’ils furent des siècles du faire et des siècles de fer, jusqu’où l’homme pouvait se perdre en croyant faire son histoire. Utopies, totalitarismes et dualisme entre monde parfait et monde réel ont partie liée. Quand le monde est sous le signe du « deux », – « qui n’est pas avec moi est contre moi » – le totalitarisme n’est jamais loin. C’est notamment ce que ne veut pas voir Alain Badiou dans son livre De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Lignes, 2007). Cette pensée binaire de Badiou dans ce domaine, c’est celle que résumait Paul Nizan : « Dans un monde brutalement divisé en maîtres et en serviteurs, il faut enfin avouer publiquement une alliance longtemps cachée avec les maîtres, ou proclamer le ralliement au parti des serviteurs. Aucune place n’est laissée à l’impartialité des clercs. Il ne reste plus rien que des combats de partisan » (Les chiens de garde).

 

Contestant ce dualisme, Hannah Arendt écrivait : « Le mal radical existe mais pas le bien radical. Le mal radical nait toujours lorsque l’on espère un bien radical. Il ne peut y avoir de bien et de mal qu’entre les hommes qui ont des relations entre eux. La radicalité détruit la relativité et de ce fait les relations elles-mêmes. Le mal radical est toute chose qui est voulue indépendamment  des hommes et des relations qui existent  entre eux [souligné par nous]. » En d’autres termes, les principes absolus font les crimes absolus. Prenons l’exemple de ce que Robespierre disait à propos du jugement de Louis XVI : « Nous invoquons des formes parce que nous n’avons pas de principes ». Il ajoutait : « Il faut le condamner sur le champ à mort, en vertu du droit d’insurrection. » Il poursuivait : « Il n’y a point de procès à faire, Louis n’est point un accusé. Vous n’êtes point des juges. Vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné dans la République n’est bon qu’à deux usages : ou à troubler la tranquillité de l’État et à ébranler la liberté, ou à affermir l’une et l’autre à la fois » [en le tuant bien sûr].

 

Ce qu’indique Robespierre, c’est que, si nous avons vraiment des principes, les formes n’importent pas. Des formes qui ne sont rien d’autres que le droit de se défendre, de se justifier, d’expliquer, de situer le contexte. Dans la conception de Robespierre, l’ennemi des principes justes (la « Liberté » en l’occurrence) doit être condamné sans jugement, doit être « liquidé ». Dans ce même esprit, Danton disait, toujours  à propos de Louis XVI : « Nous ne voulons pas juger le roi, nous voulons le tuer ». « Louis Capet, disait de son côté Jeanbon (dit Jeanbon Saint-André), a été jugé le 10 août, mettre son jugement en question, ce serait faire le procès de la Révolution et ce serait vous déclarer rebelles. » Le même Jeanbon vota la mort du roi en déclarant : « un roi par cela seul qu’il est roi, est coupable envers l’humanité, car la royauté même est un crime ». C’est encore la primauté des principes abstraits sur toute autre considération.

 

Comme le montre Hannah Arendt, les théories de l’histoire dégradées en politiques sont toujours une escroquerie sentimentale et sanglante. À son origine, la société américaine issue de la Guerre d’Indépendance, assise sur le désir d’exceller, échappait, – tout en ayant d’autres travers -, à ces utopies et à ces totalitarismes. Mais Hannah Arendt voit très bien que la « société de consommation de toutes choses » tue le peuple en sa pluralité et en sa majesté. Si la consommation devient l’unique horizon, le peuple lui-même devient, écrit justement Tocqueville « une foule innombrables d’hommes libres et égaux tournant sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme » (De la démocratie en Amérique). C’est ce que le même Tocqueville appelle justement les « traits nouveaux du despotisme. » Dans le même temps, c’est le monde de l’homme, le monde des productions culturelles de l’homme, les livres, les arts, les universités, les paysages, qui est dévasté. C’est alors la fin de la civilisation, c’est-à-dire de ce qui enjambe, et de ce qui réunit les générations, de ce qui constitue l’âme des peuples. C’est la fin de toute transmission et de toute filiation : c’est la fin de la « durabilité » du monde. C’est la fin de la « patrie non mortelle des mortels que nous sommes », selon l’expression d’Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne). C’est ce qui est jeu. Sous prétexte de « lever les freins à la croissance » – c’est le titre et l’objet de la commission de Jacques Attali, dite encore « pour la libération de la croissance » (sic) – on accepte de détruire le monde par la multiplication des supermarchés, la suppression de la spécificité du dimanche, l’ouverture plus grande encore des frontières, la destruction des professions organisées, etc. Mais comme le rappelle Alain Finkielkraut, nous ne sommes pas seulement des consommateurs, nous sommes aussi des habitants du monde. Et cela ne va pas sans obligations vis à vis du monde. C’est la nécessité de la phronésis, la prudence,  opposée à l’hubris, l’excès. Ceux qui réduisent le monde à la consommation ne comprennent pas que le monde est toujours neuf. « Un chant d’oiseau surprend la branche du matin » écrit le poète René Char (Le Poème pulvérisé).

 

Pierre Le Vigan

 

• Paru dans Écrits de Paris, août – septembre 2009 et remanié pour la présente mise en ligne.


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