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dimanche, 01 novembre 2015

Recension du livre d’Alain Finkielkraut, La Seule Exactitude

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Recension du livre d’Alain Finkielkraut, La Seule Exactitude

par Jean-Gérard Lapacherie

Ex: http://cerclearistote.com

Alain Finkielkraut, La Seule Exactitude, Stock, 2015

alfinkk8JXCL._SX317_BO1,204,203,200_.jpgCe livre s’inscrit dans la lignée des grands livres d’Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, le Mécontemporain, Nous autres Modernes, Un Cœur intelligent, L’Identité malheureuse, L’Imparfait du présent, et comme ces livres, il se lit d’un trait. Alain Finkielkraut a été et reste un brillant élève qui maîtrise à merveille l’art de la dissertation, tel qu’il était enseigné naguère (jadis ?) dans les lycées : clarté, sûreté du jugement, équilibre, précision des références, fermeté de l’expression, élégance. Il est, comme Chateaubriand, un enchanteur. Ce qu’il déploie, ce ne sont pas seulement les artifices rhétoriques du « bien dire », c’est surtout la pensée, l’intelligence, la haute culture. L’atteste l’usage qu’il fait des citations, non pas pour éblouir les pharisiens, mais pour dialoguer avec les morts, avec les grands ancêtres, avec ceux qui ont pensé avant soi ou qui ont pensé eux aussi la question que l’on traite.

La thèse d’Alain Finkielkraut peut se résumer ainsi : la gauche n’est plus la (ou à) gauche. En un mot, il ne reconnaît pas sa gauche dans les positions que prennent les hommes dits « de gauche » sur des sujets importants (école, culture, morale, France, société, histoire, connaissance, état du monde, institutions publiques, conflits). Elles n’ont plus rien en commun avec les grands principes qui ont – ou auraient – été établis par la gauche. Le présent n’est pas saisi, analysé, pensé pour ce qu’il est ; il n’est qu’un passé qui se répète, les années trente et les heures sombres de « notre » histoire. Oubliés les 40 heures et les congés payés, qui sont les conquêtes sociales des années trente ; vouées aux gémonies la France Libre et la résistance qui sont la lumière des heures « sombres ». Pour les hommes de « gauche », l’amélioration de la condition ouvrière, le respect des travailleurs, la dignité des gens de peu n’ont plus de sens et le peuple français s’est massivement prosterné devant l’occupant. Si les choses sont ce qu’ils en disent, on ne comprend pas pourquoi ils adulent des « penseurs » qui n’ont jamais éclairé les « heures sombres », Sartre, Beauvoir, Blanchot, Grass, etc., pourquoi ils ont porté au pouvoir un pilier de Vichy qui a été un ardent partisan des guerres coloniales et approuvé un ancien du PPF, pourquoi ils ont soutenu par le vote des fils et filles de collabos, Jospin, Tasca, Védrine, Rebsamen, Royal, Hollande, etc. Cette histoire qu’ils prétendent être « nôtre » est leur. La haine de leur propre passé alimente la croyance en un progrès illimité vers plus d’égalité, plus de fraternité, plus d’indifférenciation (qu’elle soit sexuelle, culturelle, religieuse, etc.), plus de métissage, plus de culturel (inter ou multi). En un mot, la gauche réelle fait « table rase » du passé pour faire advenir « les lendemains qui chantent ». Ce programme se nourrit de la détestation de tout ce qui n’est pas soi, c’est-à-dire de tout ce qui n’est ni bobo, ni multi, ni homo, ni islamique, et de l’assurance que le monde sera meilleur, si celui-ci est façonné suivant leurs plans. De ce point de vue, le « retournement » qu’Alain Finkielkraut vit dans sa propre pensée n’est pas fondamentalement différent de celui qu’ont connu avant lui Péguy, Vargas Llosa, Jean Cau, Aron, Souvarine, Soustelle, Flaubert, Soljenitsyne, Malraux, Jacques Rossi, Leroy-Ladurie, Gallo, et des millions d’autres, dont Onfray et Brighelli…

Le problème, car il y en a un, est que la gauche idéale, au nom de laquelle Alain Finkielkraut se détourne de la gauche réelle, n’a jamais existé. Il n’y a que la gauche réelle, comme les seuls communisme et socialisme sont le communisme et le socialisme réels, et non le communisme démocratique et le socialisme à visage humain, ou inversement, dont se sont gargarisés pendant un siècle les hommes de gauche, bien que ces oxymores n’aient de réalité que dans le verbiage… La gauche réelle avance masquée. Elle s’approprie tout et surtout ce qu’elle n’a pas créé : les droits de l’homme déclarés universels en août 1789, l’abolition des privilèges, la fin des trois ordres, la sécurité sociale, l’Etat-providence, le progrès social, le progrès économique, la fin des colonies, la résistance… En revanche, elle occulte soigneusement les horreurs qu’elle a commises ou incité à commettre : les massacres de septembre 1792, le populicide de l’Ouest de la France, la guerre contre tous les peuples d’Europe, puis du monde, la République impériale, les manifestations réprimées à la baïonnette et au canon (1795, 1848, 1871, Algérie de 1956 à 1958) ou par la « troupe » (Fourmies, 6 février 1934, Isly), les conquêtes coloniales, la ruée à Vichy, les guerres dans les colonies, etc. Alain Finkielkraut forge une gauche idéale à son image. Il est persuadé qu’elle est, comme lui, attachée aux humanités, à la littérature, aux grands textes, à la pensée. Rien n’est plus faux. Déjà au début du siècle dernier, les hommes de la gauche réelle, soucieux de développement industriel, ont voulu renforcer l’enseignement technique et les écoles formant ingénieurs, ouvriers qualifiés et techniciens. Pourquoi pas ? Mais ils n’ont envisagé cela qu’en remplacement des humanités, le latin étant tenu pour la langue des curés honnis et la littérature pour un divertissement de mondaines oisives. La laïcité, à laquelle Alain Finkielkraut est attaché, est, elle aussi, morte et enterrée.

alfinkhL._SX304_BO1,204,203,200_.jpgAlain Finkielkraut consacre une courte réflexion à la disparition possible de la gauche, ce qu’a prédit Manuel Valls. Non, la gauche n’est pas mortelle, elle est éternelle, comme le sont les mensonges, les falsifications, les déformations, les censures, les doubles ou triples discours, les promesses, la démagogie, le cynisme, la soif de pouvoir. En décembre 1965, Mitterrand accorde un long entretien à deux journalistes du Nouvel Observateur et pas des moindres, Daniel et Galard. Il se présente comme un résistant. Vingt ans après la fin de la guerre, il ne lui est posé aucune question sur ses engagements avant 1939 et en 1942-44 à Vichy. Il se présente comme le défenseur du tiers-monde, parce qu’il critique les généraux brésiliens qui ont pris un pouvoir que des civils élus n’ont pas voulu exercer. Il ne lui est pas rappelé ses engagements contre les tiers-mondistes d’Algérie à partir du 1er novembre 1954 ; le soutien qu’il a apporté à l’intervention militaire en Egypte, pays du tiers-monde, en 1956 ; les pleins pouvoirs que le gouvernement auquel il participait a donnés à l’armée pour rétablir par la torture et les exécutions sommaires l’ordre « républicain » à Alger. Il ne lui a même pas été objecté les 61 condamnés à mort exécutés pendant 15 mois, le garde des sceaux qu’il était alors ayant refusé que soient transmises au président Coty, pour signature, des demandes de grâce. La gauche a réécrit l’histoire pour fabriquer un politicien. Les communistes ont procédé de la même manière quand ils ont falsifié la « biographie » de Marchais, leur Premier secrétaire. Que M. Valls ne s’inquiète pas sur le sort de la gauche : dans dix ou vingt ans, un nouveau leader apparaîtra qui pourra redonner le pouvoir à la gauche. Et la machine à mensonges fabriquera les mêmes fables.

Contrairement à ce que pense Alain Finkielkraut, ce n’est pas l’idéologie, de gauche ou non, qui importe. L’idéologie est plastique, malléable, fluctuante ; elle se retourne aussi facilement qu’un gant ; elle peut dire blanc à midi et noir à minuit ; oui à 12 h 47 et non dans la minute qui suit. Ce qui importe, c’est le lieu d’où « ça parle » ou le statut de la voix qui discourt. Ces lieux sont les palais du pouvoir et les forteresses de l’autorité, des privilèges et des avantages acquis. La gauche exerce le pouvoir, que ce soit celui de la politique, des idées, de l’université ou du savoir, des médias et de la communication, de Canal + ou du Monde. La gauche n’aspire qu’à étendre et accroître son emprise sur la culture, sur les idées, sur l’art et sur tout ce qui est : pensées individuelles, expression publique, émotion, langages. Ils sont les dominants, fussent-ils sociologues. Nous sommes leurs dominés. Ce qui fait l’essence de la gauche – sa « nature » en quelque sorte -, c’est la cupidité, la soif de pouvoir, les bas instincts, tout cela étant masqué par les beaux discours. Les adversaires d’Alain Finkielkraut sont fonctionnaires ou assimilés ou, s’ils ne le sont pas, ils vivent – et fort bien – de prébendes. Comme tous les fonctionnaires, ils ne rêvent que promotions, gratifications, crédits, avancements, subventions. Ils défendent donc bec et ongles les positions dont ils jouissent dans les médias, l’édition, la politique, le showbiz. L’enjeu, ce sont des milliards d’euros d’argent public. Les lieux d’où parle la gauche cachent des coffres-forts. Gomez Davila disait : « L’intelligence n’aspire pas à se libérer, mais à se soumettre ». En réalité, elle n’aspire qu’à soumettre les autres à son ordre.

alfinkL._SX302_BO1,204,.jpgSur quelques points, Alain Finkielkraut reste « de gauche », comme en témoigne la critique qu’il fait du Suicide français. A Zemmour, il prête des simulacres de thèses, le transformant sinon un négationniste, du moins un complice des négationnistes. L’antienne est banale. Zemmour étudie 40 années, de 1970 à 2010, qui ont défait la France. En 1981, l’historien américain Paxton accuse Vichy d’avoir participé à l’extermination des Juifs. Cette thèse rend caduque celle de l’historien français Aron, qui tenait Vichy pour un « bouclier », certes peu protecteur, des juifs français. C’est ce fait-là, à savoir le basculement de l’historiographie, que Zemmour analyse, le livre de Paxton mettant fin aussi à la thèse gaulliste sur les années 1940. Pour les Français libres, la France était à Londres. Paxton a replacé la France à Vichy et il l’a rendue responsable des crimes commis sur son territoire. Autre exemple : Alain Finkielkraut a été enthousiasmé par le 11 janvier. Ce jour-là, le chef de l’Etat a organisé une manifestation monstre avec tous les moyens dont dispose l’Etat et le soutien de tous les médias, qu’ils soient d’Etat ou privés. Dans de nombreux pays au monde, de semblables manifestations « officielles » ou étatiques sont propres aux Etats despotiques ou totalitaires. Le 11 janvier a eu pour mot d’ordre la « liberté d’expression » Or, seul l’Etat et ses institutions, dont la « justice », ou les associations lucratives sans but, la menacent. Ce n’est pas la liberté d’expression qui a été attaquée les 7, 8, 9 janvier ; ce sont des crimes racistes qui ont été commis. Des juifs ont été tués parce qu’ils étaient juifs et des dessinateurs ont été exécutés au nom de la loi islamique, parce que les infidèles n’ont pas le droit de représenter le rasoul, ou « messager », d’Allah. Or, le 11 janvier, personne n’a protesté et surtout pas l’Etat contre l’application sur le territoire de la République d’une loi, décidée par on ne sait qui et qui n’a force de loi qu’en Arabie saoudite ou en Afghanistan ou dans les territoires contrôlés par Boko Haram ou par l’Etat islamique. Il n’est pas étonnant que, les choses étant ce qu’elles sont, Alain Finkielkraut ait été dépité par l’après-11 janvier.

Alain Finkielkraut n’est pas encore tombé dans l’hérésie. Pour cela, il faudrait qu’il marche sur les brisées de Soljenitsyne, qui, en 1974, dans sa Lettre ouverte aux dirigeants de l’Union Soviétique, s’est adressé à la gauche réelle en ces termes : « Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas PAR MOI ! ».

Jean-Gérard Lapacherie

00:05 Publié dans Livre, Livre, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alain finkielkraut, livre, philosophie, france | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mardi, 17 mars 2015

Entretien avec Slobodan Despot

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Slobodan Despot: « Le traitement spécial réservé aux Russes et aux Serbes est motivé par leur insoumission »

Entretien avec Slobodan Despot 

Slobodan Despot est écrivain et éditeur. Il a notamment publié Despotica en 2010 (Xenia) et Le miel en 2014 (Gallimard). Suisse d’origine serbe, il porte un intérêt tout particulier au monde slave. Nous avons discuté avec lui de la manière dont les médias, les politiques et les intellectuels occidentaux rendaient compte du conflit en Ukraine.

PHILITT : En 1999, l’OTAN et l’Occident ont déclenché une guerre au Kosovo en niant l’importance culturelle et historique de cette région pour le peuple serbe. Aujourd’hui, l’Occident semble ignorer l’importance de l’Ukraine pour le peuple russe. Avec 15 ans d’écart, ces deux crises géopolitiques ne sont-elles pas le symbole de l’ignorance et du mépris de l’Occident envers les peuples slaves ?

Slobodan Despot : La réponse est dans la question. On agit de fait comme si ces peuples n’existaient pas comme sujets de droit. Comme s’il s’agissait d’une sous-espèce qui n’a droit ni à un sanctuaire ni à des intérêts stratégiques ou politiques vitaux. Il y a certes des peuples slaves et/ou orthodoxes que l’OTAN traite avec une apparente mansuétude — Croates, Polonais, Roumains, Bulgares — mais uniquement à raison de leur docilité. On ne les méprise pas moins pour autant. Cependant, le traitement spécial réservé aux Russes et aux Serbes est motivé par leur insoumission à un ordre global dont l’Occident atlantique se croit à la fois le législateur et le gendarme. On peut déceler dans l’attitude occidentale vis-à-vis de ces deux nations des composantes indiscutables de ce qu’on appelle le racisme. Le journaliste suisse Guy Mettan publie d’ailleurs ce printemps une étude imposante et bienvenue sur la russophobie.

PHILITT : Comme l’explique Jacques Sapir, deux revendications légitimes se sont affrontées dans le cadre de la crise de Crimée : la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes et le respect de l’intégrité territoriale d’un État. Est-il possible, selon vous, de dépasser cette tension ?

Slobodan Despot : La Crimée fut arbitrairement rattachée, on le sait, à l’Ukraine par Khrouchtchev dans les années 50, à une époque où l’URSS semblait appelée à durer des siècles et où, du même coup, ses découpages intérieurs ne signifiaient pas grand-chose. L’éclatement de l’Empire a soulevé de nombreux problèmes de minorités, d’enclaves et de frontières inadéquates. La Crimée est non seulement une base stratégique de premier plan pour la Russie, mais encore une terre profondément russe, comme elle l’a montré lors de son référendum de mars 2014. Les putschistes de Kiev, sûrs de la toute-puissance de leurs protecteurs occidentaux, ont oublié de prévoir dans leur arrogance que leur renversement de l’ordre constitutionnel allait entraîner des réactions en chaîne. Or, non seulement ils n’ont rien fait pour rassurer les régions russophones, mais encore ils ont tout entrepris pour que celles-ci ne songent même plus à revenir dans le giron de Kiev.

De toute façon, le rattachement de la Crimée n’est, on l’oublie trop vite, que la réponse du berger russe à la bergère américaine, qui a jugé bon en 1999 de détacher à coup de bombes le Kosovo de la Serbie. Le bloc atlantique et ses satellites ont par la suite reconnu cet État mort-né malgré l’existence d’une résolution de l’ONU (n° 1244) affirmant clairement la souveraineté de la Serbie sur cette province. C’est au Kosovo qu’a eu lieu la violation du droit international qu’on dénonce en Crimée.

PHILITT : Concernant le conflit ukrainien, chaque camp dénonce l’action d’agents d’influence en tentant de minimiser la spontanéité des événements. Quelle est la part de réalité et de fantasme de cette lecture géopolitique ?

Slobodan Despot : Je rappellerai un cas d’école très peu connu. Toute la Crimée se souvient d’un incident gravissime survenu au lendemain du putsch de Maïdan, lorsque des casseurs néonazis bien coordonnés ont arrêté sur l’autoroute une colonne de 500 manifestants criméens revenant de Kiev, mitraillé et incendié leurs autocars, tabassé et humilié les hommes et sommairement liquidé une dizaine de personnes. Les médias occidentaux ont totalement occulté cet épisode. Comme il s’agissait de faire passer le référendum criméen pour une pure manipulation moscovite, il était impossible de faire état de cet événement traumatique survenu moins d’un mois avant le vote.

ukrmichseg.jpgLes exemples de ce genre sont légion. Le livre très rigoureux du mathématicien français Michel Segal, Ukraine, histoires d’une guerre (éd. Autres Temps), en décompose un certain nombre en détail. Il faut reconnaître que le camp « occidentiste » a l’initiative de la « propagande contre la propagande », c’est-à-dire de la montée en épingle d’opérations d’influence supposées. Il jouit en cela d’une complaisance ahurissante des médias occidentaux. Or, dans un conflit comme celui-là, où tous les protagonistes sortent des écoles de manipulation soviétiques, les chausse-trapes sont partout et seul un jugement fondé sur la sanction des faits avérés et sur la question classique « à qui profite le crime ? » permettrait d’y voir clair. Nous en sommes loin ! Le plus cocasse, c’est que l’officialité nous sert à journée faite des théories du complot russe toujours plus échevelées tout en condamnant le « complotisme » des médias alternatifs …

PHILITT : Dans la chaîne causale qui va de la mobilisation « humanitaire » jusqu’à l’intervention militaire, quelle est la place exacte des intellectuels qui l’approuvent ? Sont-ils de simples rouages ?

Slobodan Despot : Les intellectuels ont joué me semble-t-il un rôle bien plus important dans cet engrenage au temps de la guerre en ex-Yougoslavie. J’ai conservé les articles des BHL, Jacques Julliard, Glucksmann, Deniau etc… On a peine à croire, vingt ans plus tard, que des gens civilisés et hautement instruits aient pu tomber dans de tels états de haine ignare et écumante. Même le bon petit abbé Pierre, saint patron des hypocrites, avait appelé à bombarder les Serbes ! J’ai également conservé les écrits de ceux qui, sur le moment même, avaient identifié et analysé cette dérive, comme l’avait fait Annie Kriegel.

Aujourd’hui, à l’exception burlesque de Lévy, les intellectuels sont plus en retrait. Ils vitupèrent moins, mais s’engagent moins également pour la paix. Mon sentiment est que leur militantisme crétin au temps de la guerre yougoslave les a profondément décrédibilisés. Leur opinion n’intéresse plus personne. Du coup, dans l’actualité présente, le rôle des agents d’influence ou des idiots utiles est plutôt dévolu à d’obscurs « experts » académico-diplomatiques, souvent issus d’ONG et de think tanks plus ou moins liés à l’OTAN. Ces crustacés-là supportent mal la lumière du jour et abhorrent le débat ouvert. Il est caractéristique qu’Alain Finkielkraut ait dû me désinviter de son Répliques consacré à l’Ukraine suite à la réaction épouvantée d’un invité issu de ce milieu à la seule mention de mon nom. À quoi leur servent leurs titres et leurs « travaux » s’ils ne peuvent endurer un échange de vues avec un interlocuteur sans qualification universitaire ?

PHILITT : Bernard-Henri Lévy compare, dès qu’il en a l’occasion, Vladimir Poutine à Hitler ou encore les accords de Minsk à ceux de Munich signés en 1938. Cette analyse possède-t-elle une quelconque pertinence ou relève-t-elle de la pathologie ?

Slobodan Despot : M. Lévy a un seul problème. Il n’a jamais su choisir entre sa chemise immaculée et la crasse du monde réel. Il se fabrique des causes grandiloquentes à la mesure de sa peur et de sa solitude de garçon mal aimé errant dans des demeures vides qu’il n’a jamais osé abandonner pour mener la vraie vie selon l’esprit à laquelle il aspirait. Je le vois aujourd’hui mendier la reconnaissance par tous les canaux que lui octroie son immense fortune — journalisme, roman, reportage, théâtre et même cinéma — et ne recueillir que bides et quolibets. Et je l’imagine, enfant, roulant des yeux de caïd mais se cachant au premier coup dur derrière les basques de son père ou de ses maîtres. Dans mes écoles, on appelait ces fils-à-papa cafteurs des « ficelles » et nul n’était plus méprisé que ces malheureux-là. Aussi, lorsque j’entends pérorer M. Lévy, je ne pense jamais à l’objet de sa harangue, mais à l’enfant en lui qui m’inspire une réelle compassion.

PHILITT : Vous écriviez, pour annoncer une conférence qui s’est tenue à Genève le 25 février : « On a vu se mettre en place une « narratologie » manichéenne qui ne pouvait avoir d’autre dénouement que la violence et l’injustice. Si l’on essayait d’en tirer les leçons ? » Le storytelling est-il devenu la forme moderne de la propagande ?

zerodark.jpgSlobodan Despot : C’est évident. Il se développe en milieu anglo-saxon (et donc partout) une véritable osmose entre l’écriture scénaristique et l’écriture documentaire. Cas extrême : le principal « document » dont nous disposions sur l’exécution supposée de Ben Laden en 2011 est le film de Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty, qui a tacitement occupé dans la culture occidentale la place du divertissement et de l’analyse, et de la preuve. La réussite cinématographique de ce projet (du reste dûment distinguée) a permis d’escamoter toute une série d’interrogations évidentes.

Sur ce sujet du storytelling, nous disposons d’une enquête capitale. En novembre 1992, Élie Wiesel emmena une mission en Bosnie afin d’enquêter sur les « camps d’extermination » serbes dénoncés par la machine médiatique cette année-là. Ayant largement démenti cette rumeur, la mission Wiesel fut effacée de la mémoire médiatique. Par chance, il s’y était trouvé un homme de raison. Jacques Merlino, alors directeur des informations sur France 2, fut outré tant par l’excès de la campagne que par l’escamotage de son démenti. Il remonta jusqu’à l’agence de RP qui était à la source du montage. Son président, James Harff, lui expliqua fièrement comment il avait réussi à retourner la communauté juive américaine pour la convaincre que les victimes du nazisme de 1941 étaient devenues des bourreaux nazis en 1991. Il ne s’agissait que d’une story, d’un scénario bien ficelé. La réalité du terrain ne le concernait pas.

Les stories simplistes de ce genre ont durablement orienté la lecture de cette tragédie. Ceux qui s’y opposaient, fût-ce au nom de la simple logique, étaient bâillonnés. Le livre de Merlino, Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire (Albin Michel), fut épuisé en quelques semaines et jamais réimprimé, et son auteur « récompensé » par un poste… à Pékin !

PHILITT : Comment expliquer la faible mémoire des opinions occidentales ? Comment expliquer qu’elles aient « oublié » les preuves qui devaient être apportées de l’implication russe dans la destruction du MH-17 ? Le storytelling remplace-t-il, dans l’esprit du public, la causalité mécanique par une causalité purement morale ?

Slobodan Despot : Nous vivons en effet dans une époque hypermorale — ou plutôt hypermoralisante. L’identification des faits est subordonnée à l’interprétation morale qui pourrait en découler. Si, par exemple, voir des « jeunes » molester une gamine devant votre immeuble risque de vous inspirer des pensées racistes et sécuritaires, vous êtes prié de ne pas constater l’altercation et de passer votre chemin. C’est très vil au point de vue de la moralité individuelle, mais correct selon la moralité sociétale. Une même « école du regard » a été imposée au sujet de la Russie. Au lendemain de la tragédie du vol MH-17, la sphère politico-médiatique s’est mise à conspuer le président russe en personne comme s’il avait abattu l’avion de ses propres mains. Aujourd’hui, plus personne n’en souffle mot, le faisceau d’indices étant accablant pour le camp adverse. Ces dirigeants et ces personnalités publiques disposent de suffisamment de jugeote et de mémoire pour mener rondement et même cyniquement leurs propres affaires. Mais dans un contexte impliquant l’intérêt collectif, comme la guerre contre la Russie, ils abandonnent tout sens de la responsabilité et du discernement et se comportent comme des midinettes hyperventilées. Leur tartufferie n’est même plus un vice, mais une composante anthropologique. Ils réalisent le type humain totalement sociodépendant que le nazisme et le communisme ont tenté de mettre en place avant d’être coupés dans leur élan.

PHILITT 

mercredi, 29 septembre 2010

Alain Finkielkraut, écrivain critique de la modernité

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Alain Finkielkraut, écrivain critique de la modernité

par Pierre LE VIGAN

Agrégé de lettres, Alain Finkielkraut enseigne à l’École polytechnique les Humanités et sciences sociales. Il anime l’émission « Répliques » sur France-Culture; il a beaucoup écrit et beaucoup publié. L’homme est un des intellectuels généralistes qui comptent dans les débats d’idées. Il plaît à quelques-uns et déplaît à beaucoup. Il ne laisse pas grand monde indifférent; l’homme a du nerf, de la passion, des coups de sang, des emportements, et parfois des remords ou en tout cas des craintes de ne pas avoir été compris. Reste à savoir si on l’aime ou le déteste pour de bonnes raisons.

 

Alain Finkielkraut s’est fait connaître par Le nouveau désordre amoureux (1977) qu’il a écrit avec Pascal Bruckner. Il y critiquait l’idée de la « révolution sexuelle ». Selon lui, cette idée aboutissait à nier l’existence même de l’amour au profit d’une survalorisation de la sexualité. Les femmes seraient selon notre auteur les premières victimes de cette dévalorisation de l’amour [notons que trente ans plus tard, on peut se demander si les hommes ne sont pas plus encore perdants dans cette évolution].

 

La défaite de la pensée, en 1987, marque un tournant important. L’irruption et même l’invasion de toute une pseudo-culture y est critiquée. Elle aboutit à une défaite de la pensée et de la raison. La mise à égalité de n’importe quels rythmes musicaux avec la musique non seulement classique mais tout simplement élaborée, de n’importe quel type d’écriture avec un art d’écrire travaillé, l’idée, en d’autres termes, que par exemple Christine Angot ferait en quelque sorte le même métier que Maupassant ou Albert Camus, est dénoncée comme un égalitarisme culturel par le bas : c’est l’idée que tout vaut tout. Avec comme conséquence l’idée que, comme certaines choses ne valent rien ou en tout cas pas grand chose, au fond, rien ne vaut quelque chose. L’invention d’une « culture » sans pensée aboutit selon Finkielkraut à une pensée sans culture, qui se retourne contre la pensée elle-même et explique aussi le déclin de la capacité d’éduquer, donc le déclin de l’école comme institution centrale de la République. C’est l’une des conséquences de l’esprit du temps mais aussi de la politique culturelle de Jack Lang.

 

À partir de ce livre, Alain Finkielkraut ne cesse de dénoncer, à la suite de Hans Jonas, « la nature quasiment compulsive du progrès ». Avec Le Mécontemporain (1992), Finkielkraut réhabilite Charles Péguy et sa lutte prémonitoire contre la « panmuflerie sans limite ». C’est une protestation contre les conséquences de la course au « progrès » et contre le développement de la technique sans limites. L’inclassable Charles Péguy, socialiste, catholique, patriote écrivait : « Ce sera un grand malheur pour l’humanité dans son âge moderne, un malheur qui ne sera peut-être pas réparé, que d’avoir eu en mains cette matière, que d’avoir été conduite par le progrès peut-être inévitable de sa technique industrielle à être libre, à être maîtresse, à tripoter librement cette matière qui se prête à tout, qui ne se donne à rien, qui se prête à tous, qui ne se donne à personne, cette matière libidineuse, sans astreinte, presque sans résistance. À ce jeu en ce temps-ci, une humanité est venue, un monde de barbares, de brutes et de mufles; plus qu’une panbéotie [inculture, lourdeur. L’expression a d’abord été employée par Renan], plus que la panbéotie redoutable annoncée, plus que la panbéotie redoutable constatée : une panmuflerie sans limites; un règne de barbares, de brutes et de mufles; une matière esclave; sans personnalité, sans dignité; sans ligne; un monde non seulement qui fait des blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout. Et qui enfin ne se demande pas encore anxieusement si c’est grave, mais qui inquiet, vide, se demande déjà si c’est bien amusant. » (Deuxième élégie).

 

Alain Finkielkraut marque son opposition au communautarisme et au multiculturalisme au nom d’un républicanisme « national » c’est-à-dire qui voit la nation comme un creuset indispensable. « Nationiste » mais non pas nationaliste à la Maurras. Alain Finkielkraut défend le principe de la nécessité  de l’assimilation des immigrés plus que de leur simple « intégration » qui lui parait une juxtaposition des différences sans dépassement de celles-ci et fusion dans le creuset national. C’est logiquement qu’Alain Finkielkraut a aussi dénoncé ce qu’il appelle le « sans-papiérisme », idéologie visant à attribuer une fonction quasi-rédemptrice  aux immigrés séjournant illégalement en France.  Dans le même axe de refus de la négation des appartenances, des liens et des frontières, Alain Finkielkraut a voulu revaloriser, avec L’ingratitude (1999), la place des héritages intellectuels et de l’admiration, contre l’idéologie de la table rase et le refus contemporain de se reconnaître des maîtres à penser (« Ni Dieu ni maîtres »).

 

Ce  tableau montre une capacité à poser des questions qui fâchent, assez éloignées de la pensée « bisounours » – la pensée du « tout le monde il est gentil » qui produit des moutons de Panurge ou mieux encore de faux rebelles que Philippe Muray appelait justement « Mutins de Panurge », les gens qui parlent d’un film qui « dérange » (sic) quand un film prétend faire pleurer sur le sort des clandestins qui tentent de s’installer ailleurs que chez eux au mépris de toute loi et de toutes les règles de l’hospitalité qui sont de ne venir chez les autres qui si on y est invité. Alain Finkielkraut le remarque : il n’y a plus que « le parti dans le sens du poil ».

 

Alain Finkielkraut a aussi pris des positions globalement favorables à la politique de l’État d’Israël, ce qui l’a fait accuser de communautarisme, lui qui en est un adversaire revendiqué. Ses positions ont aussi amené certains de ses adversaires à lui objecter qu’il était surprenant qu’il soit compréhensif face à un nationalisme [qui serait supposé être celui de l’État d’Israël dans ce raisonnement] dans le même temps que notre auteur critique radicalement bien des aspects de la modernité dont le nationalisme est un des aspects. De quoi se faire beaucoup d’ennemis et créer bien des équivoques. Osons toutefois écrire qu’il n’y a que les penseurs sans profondeur qui ne soulèvent pas d’équivoques ni de passions, ni ne vivent sans quelque contradiction. Alain Finkielkraut est un penseur contrarié et contrariant. Et alors ?

 

C’est précisément parce que Alain Finkielkraut a trop souvent été au cœur de trop rapides polémiques qu’il faut lire son enquête sur les systèmes philosophiques de la modernité : Philosophie et modernité (Éditions de l’École polytechnique/Ellipses, 2009). Il s’agit selon l’auteur  des systèmes postérieurs aux Lumières. La construction du livre est simple : l’auteur a suivi le chemin intellectuel de quelques penseurs majeurs dans l’analyse des tournants qu’a pris la modernité.

 

Premier personnage de l’enquête : Rousseau. C’est un critique du progrès mais avec l’idée qu’une nouvelle sociabilité sauvera l’homme et restaurera un lien social égalitaire et un lien d’amour généralisé. Pour Rousseau, la réparation est possible et c’est l’histoire humaine qui la réalisera. Cette société réconciliée, c’est l’objet du « contrat social ». Les clauses du contrat social « se réduisent toutes à une seule – savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. […] Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants: “ Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout ”. » (Le contrat social, Livre 1, chap. 6, 1762).

 

Avec Marx, ce qui importe est l’idée que c’est le travail et non Dieu qui a créé l’homme. Tocqueville est une autre figure majeure. Avec lui, ce qui est mis en avant est l’idée que l’inégalité économique qui subsiste après la Révolution française n’est plus relayée par une inégalité symbolique et que, par là, naissent les frustrations et  les risques de nouvel absolutisme de l’État (on dirait aujourd’hui de nouveau totalitarisme et il en s’agirait pas seulement de celui de l’État mais aussi de celui du marché généralisé). Tocqueville ne croit ni à l’idée libérale comme quoi l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers, ni à l’idée rousseauiste que le peuple ne s’exprime que d’une seule voix (la « volonté générale » qui, dit Rousseau, « doit partir de tous pour s’appliquer à tous ») et que la démocratie c’est l’unanimité et la dictature de l’intérêt général. Tocqueville a ainsi une terreur quasi-religieuse de la tendance moderne au « tous semblable », qui aboutit à croire que nous avons « tous les mêmes besoins », et que devons tous être sous la même chape étatique (et inter-étatique bien sûr car la collaboration entre États n’a jamais été aussi forte et le totalitarisme jamais aussi mondialisé).

 

Nietzsche ensuite. Ce Nietzsche, justement, s’élevait contre les « mensonges passionnés » de Rousseau selon qui il était possible de se « sauver » du péché originel par la rédemption par l’histoire et le « progrès ». Pas de berger, un seul troupeau : c’est ce monde, le monde moderne, dont Nietzsche annonce à la fois l’avènement et le danger. Abolir toutes les distances, toutes les frontières, toutes les hiérarchies, c’est le grand danger contre lequel réagit Nietzsche.

 

Freud. Sa principale idée est la « narration dépurative » (une narration qui rend plus pur). En d’autres termes, dire guérit. L’effet des théories de Freud, c’est l’extension du narcissisme à l’inconscient. Le droit d’ « être absolument soi-même » aboutit à un centrage sur soi et à l’oubli des autres et de la société elle-même. La pensée « identitaire », une certaine pensée identitaire en tout cas, et les revendications identitaires participent souvent de cet « être soi » étendu collectivement. Un narcissisme collectif. Nietzsche avait écrit : « Nous en sommes à la phase où le conscient devient modeste ». C’était au moment où la « découverte » de l’inconscient rendait modeste sur le conscient. C’est maintenant l’inverse, l’inconscient est supposé d’une richesse qui permet à chacun de surenchérir sur ses potentialités prétendument uniques.

 

Une autre figure est celle d’Heidegger. Son apport à la compréhension de notre monde est considérable. Nous sommes passés d’une technique qui permettait d’entrer en connivence avec la nature, qui était un simple prolongement de l’homme à une technique qui s’oppose à la nature, qui consiste à la transformer, à la dominer, et est toute entière conçue en vue de la  puissance. Dans ce dispositif (Gestell), tout « fonctionne » et entraîne un nouveau déploiement des fonctionnalités. Tout devient consommable, la pensée méditante est remplacée partout par la pensée calculante. Dans une société où chacun est obnubilé par sa propre identité, la disparition des normes collectives amène à ce que les personnalités psychorigides laissent la place aux personnalités psychofluides plus à l’aise dans une société « liquéfiée » (Zygmunt Bauman) – la société liquide de l’équivalence généralisée de tout, la société du « tout est consommable ».

 

Avec Carl Schmitt, c’est la grande politique qui est en question. Comme Hobbes, Carl Schmitt pense que le remède aux guerres civiles est l’État souverain. Mais celui-ci nécessite une homogénéité du peuple, ce que ne permet pas le libéralisme. Le principal apport de Carl Schmitt est non pas la distinction ami – ennemi mais la distinction entre l’ennemi et le criminel. Pour Schmitt, l’ennemi est un adversaire, ce n’est pas un ennemi absolu, ce n’est pas le criminel. Il n’est pas à exterminer. Cette conception s’oppose donc radicalement avec celle qui est née avec la Révolution française, celle de Carrier et des guerres contre les Vendéens en 1793 – 94, ou encore celle de l’Épuration en France en 1944 – 45. La guerre selon Carl Schmitt ne peut être exterminatrice. Schmitt défend l’idée du katechon, celui qui retarde la fin des temps, contre l’eschaton, celui qui amène la fin des temps.

 

Selon Schmitt, le droit public européen aurait été en période d’équilibre, c’est-à-dire de non-démonisation de l’ennemi, entre les traités de Westphalie de 1648 mettant fin aux guerres de religion et la veille de la Révolution française. On peut en fait considérer que, hormis la parenthèse de 1792 – 1794, cette période s’étend jusqu’en 1918 et les traités attribuant à l’Allemagne toute la responsabilité de la guerre, ces traités qui ont consacré, avec les principes de l’Américain Wilson (les « Quatorze Points ») la fin du droit public européen.

 

Alain Finkielkraut aborde ensuite Emmanuel Lévinas. Ce qu’aime Finkielkraut en lui, c’est le pascalien. Pascal écrivait : « “ Ma place au soleil. ” Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. » (Pensées; section V, « La justice et la raison des effets »). Lévinas se demande à son tour si chacun ne prend pas la place de quelqu’un d’autre. Lévinas est aussi celui qui nie que le monde soit « pure expansion de l’être », ce que voulait être le nazisme selon Finkielkraut. Un point de vue discutable mais stimulant.

 

Continuons l’enquête en suivant les pas d’Alain Finkielkraut. Le monde moderne se résume par la formule : Scientia propter potentiam. La science sert à la puissance. C’était la maxime de Francis Bacon (1561 – 1626). C’est aussi la visée de Descartes (1596 – 1650). « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Un peu plus de cent ans plus tard, Rousseau, déjà abordé plus haut, apparaît comme un anti-Descartes. On connaît sa formule : « L’homme qui médite est un animal dépravé ». Toutefois, la généalogie de la déchéance humaine qu’entreprend Rousseau débouche sur un remède. Selon lui, ce remède est l’engendrement de l’homme par l’histoire. Retourner à l’état de nature, ou retrouver un nouvel état de nature, c’est bien sûr une autre façon d’être constructiviste, même si l’état de nature est pour lui «  une fiction qu’il utilise pour expliquer l’apparition des phénomènes sur lesquels s’exerce sa critique » (Alain de Benoist, « Relire Rousseau », in Études et Recherches, n° 7, 1989, et in Critiques – Théoriques, L’Âge d’Homme, 2003). Rousseau comme Descartes veut retrouver un autre état de l’humanité que le réel actuel. En ce sens, l’anti-Descartes Rousseau est peut-être plus encore « un autre Descartes ». Quant à Marx, il reprend, considère Alain Finkielkraut, à la fois le projet de Descartes et celui de Rousseau.

 

Après ces grands inventeurs de système, l’apport de Hannah Arendt est tout autre. C’est une remise en perspective de la place de  l’homme dans l’histoire. Nul n’est l’auteur de sa propre vie : telle est peut-être la formule qui définit le mieux la vision de l’homme qu’a Hannah Arendt. « Quelqu’un a commencé l’histoire [de sa vie]. Et en est le sujet au double sens du mot, l’acteur et le patient, mais personne n’en est l’auteur. »  Pourquoi ? Parce que l’homme est libre, mais n’est pas souverain. L’homme ne peut ainsi être l’auteur de sa propre histoire. La praxis, l’action humaine, excède toujours la simple poièsis, la fabrication, qu’il s’agisse de la fabrication des objets ou de la fabrication de l’histoire. La poièsis est une action qui n’a de valeur qu’en fonction de la fin qui est la sienne, de l’objet qu’elle produit, tandis que la praxis est à elle-même sa propre fin : il s’agit d’agir pour exprimer la vie elle-même, ainsi de la danse qui n’a d’autre fin qu’elle-même. En ce sens, le faire n’est qu’une modalité de l’agir, une modalité qui est subordonnée à une fin. Le faire ne résume jamais la totalité de l’agir humain. Agir n’est pas seulement faire. Agir, c’est aussi contempler, méditer, danser, rêver.

 

Selon Hannah Arendt, au nom du progrès, les hommes deviennent des moyens. Ceci l’amène à conclure que croire au progrès est contraire à la dignité humaine (Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Le Seuil, 1991). Au nom du progrès on croit que le faire est plus important que l’agir, que la poièsis est plus importante que la praxis. On en arrive ainsi à justifier les pires horreurs au nom de l’idée que « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Telle est la conséquence du remplacement de l’agir libre et gratuit par la « fabrication » (fabrication d’un avenir radieux, d’un homme nouveau, d’une histoire rédimée, etc). Cette obsession d’une histoire qui « s’accomplisse », qui remette le monde « en ordre », c’est la matrice de tous les totalitarismes. Cela passe bien souvent par l’utopie d’un pouvoir-philosophe, ou d’un roi-philosophe, ou d’un « socialisme scientifique », qui fut l’utopie centrale du XXe siècle.

 

L’origine de ces conceptions est dans la volonté de construire un monde parfait, ce qui est bien autre chose qu’un mode meilleur. « Il faudrait que les philosophes deviennent rois, ou les rois et souverains de ce monde réellement et sincèrement philosophes » écrivait Platon (La République, livre V, 473c). En ce sens, Alain Finkielkraut note : « Platon est ainsi l’inspirateur de toutes les utopies ». Les deux derniers siècles ont montré, parce qu’ils furent des siècles du faire et des siècles de fer, jusqu’où l’homme pouvait se perdre en croyant faire son histoire. Utopies, totalitarismes et dualisme entre monde parfait et monde réel ont partie liée. Quand le monde est sous le signe du « deux », – « qui n’est pas avec moi est contre moi » – le totalitarisme n’est jamais loin. C’est notamment ce que ne veut pas voir Alain Badiou dans son livre De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Lignes, 2007). Cette pensée binaire de Badiou dans ce domaine, c’est celle que résumait Paul Nizan : « Dans un monde brutalement divisé en maîtres et en serviteurs, il faut enfin avouer publiquement une alliance longtemps cachée avec les maîtres, ou proclamer le ralliement au parti des serviteurs. Aucune place n’est laissée à l’impartialité des clercs. Il ne reste plus rien que des combats de partisan » (Les chiens de garde).

 

Contestant ce dualisme, Hannah Arendt écrivait : « Le mal radical existe mais pas le bien radical. Le mal radical nait toujours lorsque l’on espère un bien radical. Il ne peut y avoir de bien et de mal qu’entre les hommes qui ont des relations entre eux. La radicalité détruit la relativité et de ce fait les relations elles-mêmes. Le mal radical est toute chose qui est voulue indépendamment  des hommes et des relations qui existent  entre eux [souligné par nous]. » En d’autres termes, les principes absolus font les crimes absolus. Prenons l’exemple de ce que Robespierre disait à propos du jugement de Louis XVI : « Nous invoquons des formes parce que nous n’avons pas de principes ». Il ajoutait : « Il faut le condamner sur le champ à mort, en vertu du droit d’insurrection. » Il poursuivait : « Il n’y a point de procès à faire, Louis n’est point un accusé. Vous n’êtes point des juges. Vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné dans la République n’est bon qu’à deux usages : ou à troubler la tranquillité de l’État et à ébranler la liberté, ou à affermir l’une et l’autre à la fois » [en le tuant bien sûr].

 

Ce qu’indique Robespierre, c’est que, si nous avons vraiment des principes, les formes n’importent pas. Des formes qui ne sont rien d’autres que le droit de se défendre, de se justifier, d’expliquer, de situer le contexte. Dans la conception de Robespierre, l’ennemi des principes justes (la « Liberté » en l’occurrence) doit être condamné sans jugement, doit être « liquidé ». Dans ce même esprit, Danton disait, toujours  à propos de Louis XVI : « Nous ne voulons pas juger le roi, nous voulons le tuer ». « Louis Capet, disait de son côté Jeanbon (dit Jeanbon Saint-André), a été jugé le 10 août, mettre son jugement en question, ce serait faire le procès de la Révolution et ce serait vous déclarer rebelles. » Le même Jeanbon vota la mort du roi en déclarant : « un roi par cela seul qu’il est roi, est coupable envers l’humanité, car la royauté même est un crime ». C’est encore la primauté des principes abstraits sur toute autre considération.

 

Comme le montre Hannah Arendt, les théories de l’histoire dégradées en politiques sont toujours une escroquerie sentimentale et sanglante. À son origine, la société américaine issue de la Guerre d’Indépendance, assise sur le désir d’exceller, échappait, – tout en ayant d’autres travers -, à ces utopies et à ces totalitarismes. Mais Hannah Arendt voit très bien que la « société de consommation de toutes choses » tue le peuple en sa pluralité et en sa majesté. Si la consommation devient l’unique horizon, le peuple lui-même devient, écrit justement Tocqueville « une foule innombrables d’hommes libres et égaux tournant sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme » (De la démocratie en Amérique). C’est ce que le même Tocqueville appelle justement les « traits nouveaux du despotisme. » Dans le même temps, c’est le monde de l’homme, le monde des productions culturelles de l’homme, les livres, les arts, les universités, les paysages, qui est dévasté. C’est alors la fin de la civilisation, c’est-à-dire de ce qui enjambe, et de ce qui réunit les générations, de ce qui constitue l’âme des peuples. C’est la fin de toute transmission et de toute filiation : c’est la fin de la « durabilité » du monde. C’est la fin de la « patrie non mortelle des mortels que nous sommes », selon l’expression d’Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne). C’est ce qui est jeu. Sous prétexte de « lever les freins à la croissance » – c’est le titre et l’objet de la commission de Jacques Attali, dite encore « pour la libération de la croissance » (sic) – on accepte de détruire le monde par la multiplication des supermarchés, la suppression de la spécificité du dimanche, l’ouverture plus grande encore des frontières, la destruction des professions organisées, etc. Mais comme le rappelle Alain Finkielkraut, nous ne sommes pas seulement des consommateurs, nous sommes aussi des habitants du monde. Et cela ne va pas sans obligations vis à vis du monde. C’est la nécessité de la phronésis, la prudence,  opposée à l’hubris, l’excès. Ceux qui réduisent le monde à la consommation ne comprennent pas que le monde est toujours neuf. « Un chant d’oiseau surprend la branche du matin » écrit le poète René Char (Le Poème pulvérisé).

 

Pierre Le Vigan

 

• Paru dans Écrits de Paris, août – septembre 2009 et remanié pour la présente mise en ligne.


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