lundi, 09 janvier 2012
17 millions de victimes de la traite musulmane
17 millions de victimes de la traite musulmane
A partir du VIIe siècle, les musulmans ont pratiqué une traite esclavagiste touchant à la fois les Européens et les Africains. Agrégé et docteur en histoire, Jacques Heers a été professeur des universités et directeur du département d'études médiévales à la Sorbonne. Il a consacré plusieurs ouvrages à l'esclavage médiéval en Méditerranée, aux Barbaresques et aux négriers en terre d'islam (1), qui viennent d'être réédités. Autant dire que nul n'est mieux placé que lui pour parler de la traite musulmane.
Le Choc du mois : Y -a-t-il une spécificité de la traite musulmane ?
Même si certains exégètes affirment le contraire, le Coran tolère parfaitement l'asservissement des «chiens de mécréants». Confrontés à la question cie l'esclavage, les docteurs de la loi rendaient en général le même verdict : le prisonnier infidèle doit demeurer esclave, même s'il se convertit aussitôt ; c'est la punition de sa mécréance passée. En revanche, le captif musulman, même ramené «chargé de chaînes» doit immédiatement retrouver la liberté.
Théoriquement, le Coran interdit de réduire un musulman en esclavage, mais en pratique, les exceptions abondent, pour des raisons plus ou moins légitimes : les victimes sont de « mauvais musulmans », etc.
Quand apparaît la traite musulmane ?
Dès la naissance de l'islam, au VIIe siècle! Mahomet et ses fidèles possédaient des esclaves. C'était toutefois une pratique courante, durant toute l'Antiquité. Il n'est pas étonnant que les peuples orientaux, au cours du Haut Moyen Age, la perpétuent à leur bénéfice.
Toujours en Espagne, au XII' siècle, des flottes musulmanes croisent sur les côtes de Galice et, au petit matin, lancent des attaques sur les villages de pêcheurs. En Méditerranée, sur un autre front, les musulmans, maîtres de la Sicile, lancent des chevauchées contre les grands monastères et sur les routes de pèlerinage vers Rome. Ailleurs, les pirates musulmans ravagent les côtes du Languedoc ou de Toscane avec des flottes atteignant parfois cinquante galères ! Et chaque guerre apporte son lot de captifs, qui sont aussitôt convoyés pour être vendus sur les marchés, de l'Espagne au Maghreb et jusqu'en Orient...
Il y a une réelle préférence pour les esclaves blancs...
Les musulmans ont pratiqué la traite des Noirs, mais dans les premiers temps de l'hégire, l'ère d'expansion islamique, les esclaves étaient essentiellement des Blancs. Laissez-moi vous citer le savant Ibn Haukal, qui affirmait, au temps de l'Espagne arabo-musulmane que « le plus bel article importé d'Espagne sont les esclaves, des filles et de beaux garçons qui ont été enlevés dans le pays des Francs et dans la Galice. Tous les eunuques slaves qu'on trouve sur la terre sont amenés d'Espagne et aussitôt qu'ils arrivent, on les châtre. Ce sont des marchands juifs qui font ça ». Le géographe Ibn al-Fakih, lui, racontait que « de la mer occidentale, arrivent en Orient les esclaves hommes, romains, francs, lombards et les femmes, romaines et andalouses ».
Quand la traite musulmane cesse-t'elle en direction de l'Europe ?
Elle s'est considérablement réduite lorsque les Arabes ont passé le Sahara pour aller razzier l'Afrique noire. Mais elle a très vite repris, dès les années 800, avec la piraterie. Elle s'intensifie en 1517, lorsque Alger, véritable nid de pirates, tombe aux mains des Turcs. La guerre de course fait alors partie intégrante du plan de conquête de la Méditerranée par les Ottomans. L'esclavage des chrétiens, méthodiquement mené, redouble.
En 1888, à Médine, 5.000 esclaves sont vendus dans l'année
La première traite est la plus longue et occasionne de nombreuses pertes. Elle passe par l'Egypte, dont les musulmans sont devenus maîtres, et le Sahara. Elle est d'abord faite de razzias, puis, à partir du IX' siècle, repose sur la conquête de royaumes noirs et le négoce avec les marchands d'esclaves.
Quelles sont les principales cibles ?
Le retour est un enfer. Le Niger, le Sénégal et le Mali sont également touchés ... Des forbans musulmans lancent des razzias le long des côtes de l'océan Indien avec des boutres - de rapides voiliers. Dans les royaumes islamiques du Soudan, les chasses aux esclaves mobilisent chaque année de forts partis de cavaliers. Ils repèrent les villages les plus intéressants et partent par petits groupes. Ils montent des chameaux de race, s'approvisionnent en eau, marchent la nuit et attaquent au petit matin. Les opérations devant être rentables, ils évitent les lieux trop bien protégés et n'attaquent qu'à coup sûr. Une fois maîtres du terrain, ils massacrent les faibles et les vieillards pour n'emmener que les malheureux en état de servir.
Pour être honnête, il faut ajouter que des négociants sont aussi sur les rangs, car des rois noirs, près du Tchad par exemple, les informent du lancement des grandes chasses aux esclaves. Ils vont s'installer dans les villages, en attendant - à leurs frais - le retour de l'expédition.
Comment les esclaves sont-ils traités ?
Très mal, car ils sont gratuits et en grand nombre. Contrairement à la traite atlantique, il n'a pas fallu négocier avec des rois esclavagistes. Il a suffi de tuer ceux qui se défendaient !
De quoi se compose une cargaison d'esclaves ?
Essentiellement des jeunes femmes, blanches ou noires. Des enfants et des hommes solides. Ne restent que les personnes en bonne santé. Les autres sont morts en route. En chemin, pour ècouler les «cargaisons»: plus vite, certains campements se transforment en marché, où les grossistes viennent faire un premier choix. Puis on arrive dans les grandes places, comme Zanzibar ou Bagdad. Les acheteurs peuvent examiner leur marchandise, regarder les dent, l'élasticité d'une poitrine, constater si une jeune femme est vierge ou déflorée, mesurer la vivacité intellectuelle ou la force physique d'un esclave, son adresse...
Que deviennent les victimes ?
Elles servent sur les chantiers publics ou au service d'un maître.
Une fois la part du sultan mise de côté, les captifs des Barbaresques passaient directement de l'entrepont du navire au marché. Des négociants les mettaient aux enchères, à la criée. Ceux visiblement inaptes aux travaux de force, mais dont on espère tirer une bonne rançon, valent jusqu'à sept fois un homme valide. Les Turcs et les Maures spéculent quotidiennement sur la valeur de leurs esclaves. Faut-il acheter ou vendre? C'est un peu une Bourse avant l'heure...
Comment vivaient ces esclaves ?
Le plus souvent en groupes, logés dans les bagnes - sept, rien qu'à Alger. A Tunis ou Tripoli, ils portaient plus de dix kilos de fers. Les esclaves en terre d'islam n'avaient pas le droit de fonder une famille et n'avaient pas ou peu d'enfants. Pour des raisons très simples : le grand nombre d'eunuques, l'interdiction faite aux femmes de se marier et une mortalité très élevée.
Et l'hygiène ?
Pas d'hygiène, puisqu'ils devaient payer leur eau ! Elle leur servait essentiellement à boire. Il leur était impossible de se laver régulièrement, encore moins de laver les hardes leur servant de vêtements ... Vous imaginez que, rapidement, les frottements de tissus crasseux sur les peaux sales provoquaient des irritations, des furoncles et de nombreuses maladies, qui concourraient à la mortalité.
Le matin, à peine nourris, ils partaient vers les chantiers ou les demeures de leurs maîtres, leur atelier ou leur boutique. Les mieux lotis - une minorité - étaient loués à des diplomates chrétiens : ils menaient alors l'existence d'un domestique européen.
Des esclaves chrétiens sont brûlés vifs à Alger !
Etait-il possible de fuir ?
Comme Cervantès...
Cervantès illustre parfaitement votre question sur les possibilités d'évasion(3). Il a été prisonnier durant cinq ans. Il a tenté une première évasion en subornant un garde. Celui-ci n'honora pas son engagement. Direction : les carrières! En 1577, il fit une deuxième et une troisième tentatives, mais fut toujours pris et passa en tout dix mois aux chaînes, dans un cul-de-basse-fosse. Ses comparses furent pendus ou empalés. Les autres eurent les oreilles tranchées. A la quatrième tentative, il échoua encore! Il ne fut libéré que contre une rançon importante, grâce à l'action des ordres mercédaires, ces chrétiens qui achetaient les esclaves ou s'y substituaient !
Mais il existe encore ! La colonisation de l'Afrique au XIXe siècle a mis un terme que l'on croyait définitif à l'esclavage musulman. Mais celui-ci a repris avec la décolonisation. La traite musulmane, qui a duré mille deux cents ans, perdure, au Soudan par exemple.
Les historiens travaillant sur l'esclavage musulman se heurtent à une désespérante absence de sources. Les registres fiscaux de Zanzibar sont les seuls répertoriés de nos jours mais ils ne remontent pas au-delà de 1850.
Les estimations moyennes se situent à un minimum de 17 millions de victimes. Mais c'est ignorer les « chiffres noirs » très importants : où sont passées les victimes mortes durant le voyage, les opérations dont on ne sait rien, les caravanes perdues dans le désert ou en mer ? Sans compter les esclaves européens que l'on « oublie » de comptabiliser et les Africains tués lors des razzias : défenseurs ou « inutiles », qui étaient des bouches inutiles à nourrir. Faut-il ou non les intégrer au bilan de la traite orientale ?
Propos recueillis par Patrick Cousteau
1. Les Négriers en terre d'islam. La première traite des Noirs, VIl-XVI siècle, Perrin, 2003 (rééd. Perrin, coll. Tempus, 2008).
Les Barbaresques, la course et la guerre en Méditerranée, XIV-XVI siècle, Perrin, 2001 (rééd. Perrin, coll. Tempus, 2008).
Voir aussi le livre tiré de sa thèse de doctorat; Esclaves et domestiques au Moyen Age dans le monde méditerranéen, Hachette, 1981 (rééd. 2006).
2. A lire dans le Voyage en Orient, de Gérard de Nerval, que viennent opportunément de rééditer en collection Folio les éditions Gallimard.
3. Pour en savoir plus, lire ; Le Captif. Extrait de Don Quichotte, de Cervantès, préface de Jacques Heers, éditions de Paris, 2006.
Source : le Choc du Mois - Juin 2008
00:05 Publié dans Entretiens, Histoire | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : jacques heers, entretiens, histoire, esclavage, islam, monde arabe, monde arabo-musulman | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Qu'appelle -t-on la traité musulmans ?
Écrit par : Aureline | jeudi, 08 novembre 2012
Les commentaires sont fermés.