vendredi, 06 juin 2014
L'histoire d'une Europe sans peuple
L'histoire d'une Europe sans peuple
Sur la page « gouvernance européenne » de son site, la Commission avoue sans ambages qu’il s’agit d’une « forme dite postmoderne des organisations économiques et politiques » où il serait désormais possible de « gouverner sans gouvernement ». Est-ce à dire que nous aurions basculé dans le « despotisme doux » annoncé par Tocqueville et repris par Jacques Delors ? Cette Europe intégrée laisse voir bien davantage qu’une simple crise d’adolescence : défaut structurel de légitimité des institutions de l’Union, technicisation extrême du pouvoir, confusion des fonctions exécutives, législatives et judiciaires, contrôles parlementaires national ou européen impraticables, responsabilité politique inconsistante, absence de culture politique européenne et donc d’espace de débat public transnational, perméabilité manifeste aux influences privées mondialisées. Comment en sommes-nous arrivés là ?
1) La « méthode Monnet » (1950)
Nous sommes à Paris, dans le salon de l'Horloge du ministère des Affaires étrangères, le 18 avril 1951. Autour du ministre français Robert Schuman, sont réunis ses homologues des cinq autres États qui s’apprêtent à fonder ensemble la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Mais beaucoup trop de questions restent en souffrance et le texte officiel du traité n’est pas prêt. De sorte qu’à l’heure prévue de la signature, on trouve une solution inédite : les six ministres vont apposer leur signature au bas d’une feuille blanche. Six gouvernements vont engager solennellement leur nation dans une aventure qui dépasse de loin la simple mise en commun de productions vieillissantes. Ces signatures gouvernementales au pied d’une page immaculée signifient que quelque chose de supérieur prévaudrait toujours : « l’Esprit » unificateur. Un esprit qui l’emporterait même – on le comprit par la suite - sur la lettre des traités, sur l’intention des États fondateurs et sur la volonté des peuples exprimée par référendum.
C’est le succès de la « méthode Monnet », alimentée à l’époque par la logique des blocs qui obligeait à résister à l’expansion soviétique, quitte à fermer les yeux sur les entorses à la démocratie. Cette méthode fut définie par la fameuse déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950, préparée par Jean Monnet, alors commissaire au plan, pour forcer l’Allemagne et les autres pays d’Europe de l’ouest à la « réalisation de solidarités de fait », la « fusion d’intérêts » et « l’unification économique ». Cette proposition « réalisera les premières assises concrètes d’une fédération européenne (sic !) indispensable à la préservation de la paix. » Cette logique du fait accompli imposerait alors de nouveaux transferts de compétences des démocraties vers l’Union, sans besoin d’ailleurs d’obtenir le consentement des nations membres : c’est ce que le jargon bruxellois appelle le « spill-over » ou effet de débordement. Une « Haute Autorité », ancêtre de la Commission européenne, « composée de personnalités indépendantes » rendrait « ses décisions exécutoires » dans tous les pays adhérents.
Ainsi se formait la maladie congénitale à toute la construction européenne et pour son propre malheur : la rupture avec les démocraties nationales et le passage à la technocratie. Il faut dire que ces « pères de l’Europe », avaient l’un et l’autre, avec la démocratie et avec la France, une histoire particulière… Souvenons-nous : Robert Schuman est né Allemand à Luxembourg en 1886, réserviste dans la Wehrmacht en 1914, il devient Français à 32 ans lors du retour de la Lorraine à la France, député démocrate-chrétien de la Moselle de 1919 à 1940, il vote les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, sous-secrétaire d’État du gouvernement de Paul Reynaud, il le demeure sous l’État français et ne change de camp qu’après l’intégration de la Moselle au Reich. Jean Monnet quant à lui, né en 1888 à Cognac, fils d’un exportateur d’alcool, vécut la moitié du temps outre-manche et aux États-Unis pour affaires, banquier chez Lazard à New-York en 1908, il traite avec les grands noms de la finance anglo-saxonne et conseille plusieurs dirigeants mondiaux dont Roosevelt. Après l’armistice de 1940, il obtient du Foreign Office que de Gaulle soit empêché de lancer son appel à la BBC - avant que Churchill n’intervienne, puis dans une note secrète du 6 mai 1943 au secrétaire d’Etat américain Hopkins, il écrit à propos du futur libérateur de la France : « Il faut se résoudre à conclure que l’entente est impossible avec lui ; qu’il est un ennemi du peuple français et de ses libertés (…) de la reconstruction européenne (et) qu’en conséquence, il doit être détruit dans l’intérêt des Français, des Alliés et de la paix. » Heureusement pour l’Europe et pour la paix, Monnet ne réussit ni à faire taire de Gaulle, ni à le « détruire »… Mais il repart vite à la charge. A Roosevelt, Monnet écrit le 5 août suivant : « Il n’y aura pas de paix en Europe si les États se reconstituent sur la base de souverainetés nationales. Ils devront former une fédération qui en fasse une unité économique commune ». C’est ce à quoi il se consacre après 1946, pour faire des gouvernements des « instances d’exécution » dans une Europe supranationale au service du marché, expérimentation hasardeuse considérée comme une étape vers un futur gouvernement mondial. Au cours d’une cérémonie officielle où il reçoit en 1953 le premier laissez-passer européen, il brandit son passeport diplomatique français et proclame « nous pouvons le brûler !». C’est le modèle de la CECA qui est calqué dans le projet de Communauté européenne de défense (CED), dont l’échec devant l’Assemblée nationale française le 30 août 1954 oblige à un changement de stratégie des supranationalistes. Il leur faut maintenant avancer masqués.
2) Le fédéralisme dissimulé (1957)
Les traités de Rome du 25 mars 1957 marquent le passage d’un fédéralisme affiché à un fédéralisme dissimulé. Le créneau choisi est la mise en place d’un marché commun entre les six, sans droits de douane à l’intérieur mais avec un tarif extérieur protecteur. Cette Communauté européenne (CEE) est organisée selon un schéma apparemment plus respectueux des souverainetés nationales, dès lors que le pouvoir de décision appartient à une sorte de conférence diplomatique permanente : le Conseil. Les rédacteurs inoculent cependant un redoutable virus : l’objectif des quatre libertés économiques (libre-circulation des marchandises, des services, des capitaux et des individus) et, sur le plan politique, celui, lyrique, d’une « union sans cesse plus étroite ». L’« esprit » unificateur du Salon de l’Horloge est bien là et les outils d’une domination technocratique sont en place : rôle moteur de la Commission dotée du monopole de la proposition, interprétation souveraine et sans appel des traités par la Cour de justice, perspective d’extension du vote à la majorité avant dix ans.
Avec le retour du général de Gaulle en 1958, la construction européenne connaît une heureuse correction démocratique. Après le refus par les pays du Bénélux du plan Fouchet présenté par de Gaulle pour coiffer l’organisation d’une coopération politique intergouvernementale, une grande crise éclate. La Commission propose une réforme de la politique agricole commune assortie de nouvelles règles financières accroissant son pouvoir. De Gaulle refuse et réplique par la politique de la « chaise vide » qui, après sept mois, débouche sur le Conseil de Luxembourg du 28 janvier 1966 : rejet des projets financiers de la Commission et maintien de la prépondérance du Conseil (donc des États), abandon de la pratique (illégale) de la Commission de recevoir des lettres d’accréditation d’ambassadeurs de pays tiers et adoption du fameux « compromis ». Il permet à tout État estimant qu’une proposition de la Commission normalement votée à la majorité, qui menacerait des « intérêts très importants » pour lui, d’obtenir du Conseil une discussion jusqu’à parvenir à un accord unanime. C’était là une règle de respect, de confiance et d’optimisme qui aurait dû rester le fondement de la coopération européenne. De Gaulle rappelait ici que la Communauté était une association d’États et non leur fusion dans une « purée de marrons » sous tutelle technocratique. Hélas, aucun de ses successeurs n’aura la sagesse de poursuivre sur cette voie.
Si le système de vote à la majorité s’en trouve neutralisé, la Commission et la Cour de Justice conservent leurs prérogatives exorbitantes. Cela n’inquiète guère, vu le champ alors réduit des matières communautaires. La Cour sera le point de départ d’une discrète offensive qui s’avère victorieuse. Au début des années 1960, un petit groupe de juges activistes à Luxembourg élève la vision du préambule du Traité au rang d’élément d’un ordre juridique supérieur, voire supra-légal : c’est toujours le fameux « esprit » unificateur. Celui-ci s’impose même aux États fondateurs, pour justifier l’avènement d’un nouvel ordre juridique autonome et supérieur que ces mêmes États, apparemment sans le savoir, auraient créé sept ans plus tôt en signant le traité de Rome. On n’avait pas imaginé que cette formule creuse – « l’union sans cesse plus étroite » - serait interprétée littéralement en vue de la marche irréversible vers la fusion pure et simple des nations européennes en une entité unique et unitaire.
Une telle déclaration d’intention suffit pourtant à ce que la Commission ou la Cour vienne forcer la main des États, lisant dans les décisions des Conseils des ministres ce qui n'y figure pas, donnant aux actes juridiques européens à la fois une applicabilité directe (arrêt « Van Gend en Loos » adopté à une voix de majorité, 1963) et une supériorité sur toute loi nationale - même constitutionnelle ! - (arrêt « Costa », 1964) pourtant toutes deux refusées par le traité de Rome.
Elle justifiera aussi plus tard qu’on force la main des peuples en refusant de respecter les « non » référendaires, notamment de la France et des Pays-Bas au traité constitutionnel (2005) et de l’Irlande au traité gigogne de Lisbonne (2008). Comme si une « Vérité » religieuse orientait le processus européen vers l'impératif unique de l'intégration supranationale pour l'unification illimitée, plutôt que vers toute autre forme d'organisation européenne, et bien que rien de tout cela n’ait jamais été débattu, accepté, ni même compris et perçu jusqu’à présent par les peuples. L’expression « sans cesse plus étroite » signifie bien que l’union n’est pas une institution mais un processus, non pas un point d’arrivée aux contours restant plus ou moins à définir par les Européens du futur, mais une trajectoire, un engrenage à sens unique agrégeant les nations les unes aux autres, sans arrêt ni correction possibles.
Après le départ du général de Gaulle, la machine redémarre de plus belle. En 1972, ce sont les chefs d'État et de gouvernement eux-mêmes qui préconisent l’utilisation « aussi largement que possible » de la clause de flexibilité par la Commission (Déclaration de Paris). Elle pourra ainsi élargir, sans ratification d’un nouveau traité, ses compétences dans les domaines de l’environnement, des politiques régionales, sociale et industrielle. Jusqu’à l’Acte unique de 1987, cette clause sera utilisée, aux dépens des parlements nationaux, avec une imagination sans limites.
3) La technocratie de marché (depuis 1987)
C’est à partir de l’élection de François Mitterrand (« La France notre patrie, l’Europe notre avenir ») en 1981 et la dernière phase de la mondialisation, que le virus fédéral dissimulé dans le traité de Rome va être activé et que l’intégration supranationale connaît son véritable essor. La mondialisation des échanges, de la finance et de l’information a besoin d’États, mais d’États faibles. Cela tombe bien : les européistes aussi. Avec le tournant de la rigueur et de la monnaie forte en 1983 s’engage le début de la marche à la monnaie unique - et de la désindustrialisation massive - que parachève le traité de Maastricht. Entre-temps, Jacques Delors, Président de la Commission européenne à partir de 1985, lance la réalisation du marché intérieur, selon un programme de 300 directives pré-rédigées par des lobbies (European Roundtable).
Le grand basculement s’opère formellement avec l’Acte unique de 1987. Négocié par Roland Dumas et voté par la gauche et la droite, il prévoit la concurrence dite « libre et non faussée » - en réalité brutale et déloyale - administrée par la Commission, l’exercice de ces compétences à la majorité qualifiée et sous le contrôle de la Cour de Justice, la libéralisation des capitaux à l’égard de tous les pays extérieurs y compris les paradis fiscaux. Les droits de douane passent de 14,5% en 1992 à 1,5% en 2012, faisant de l’UE l’union commerciale la moins protégée du monde. Les États européens rompent avec leur responsabilité vis-à-vis de la politique macro-économique - réguler le niveau de certaines importations et exportations, stimuler la demande intérieure de consommation et d’investissement -, en abandonnent les instruments (la monnaie confiée à la BCE indépendante, le budget au Pacte de Stabilité) et toute volonté politique. En renonçant peu à peu aux frontières (traité de Schengen, 1985), à la maîtrise de la politique d’immigration, aux droits de douane et aux législations protectrices, on abolissait la différence entre « l’intérieur » et « l’extérieur » des États. De sorte qu’il n’existe plus aujourd’hui de vraie distinction possible entre marché interne ou européen et marché mondial.
On compte pas moins de six traités principaux ayant modifié le traité de Rome, depuis l’Acte unique de 1987 jusqu’au traité de stabilité, de coopération et de gouvernance (TSCG) de 2012, en passant par les traités de Maastricht (1992), Amsterdam (1997), Nice (2001), et Lisbonne (2009), tous inconstitutionnels, obligeant à des révisions en cascade de notre Constitution. Depuis son adoption en 1958, les deux tiers en ont été changés, de sorte qu’elle n’a plus grand-chose à voir avec le texte fondateur de la Vème République. Il faut y ajouter les vagues d’élargissement qui ont naturellement bouleversé les dimensions et parfois les pratiques européennes, pour parvenir à vingt-huit États membres aujourd’hui, et demain trente ou trente-cinq.
Nous avons ainsi abandonné l’essentiel de notre souveraineté – 80% des lois et décisions sont européennes et mettent en œuvre le droit de la mondialisation - mais nous n’avons pas réussi, puisqu’il n’y a pas de peuple unique, à bâtir une démocratie de remplacement au niveau européen. Dès lors, comment continuer à obéir à un droit qui n’est pas perçu comme légitime ? La mondialisation exigerait, comme pour toute puissance qui se respecte aujourd'hui dans le monde, des souverainetés nationales plus vivantes que jamais, dans une confédération élargie, qui défendrait et porterait les valeurs de la civilisation européenne. Après le monarque, voici le peuple souverain à son tour chassé du trône par la nouvelle classe managériale : technocrates, juges et lobbies mondialisés déguisés en « experts ». Là où il n’y a plus de racines, il faut des tuteurs. Ceux-ci occupent le vide laissé par le renoncement des Politiques. Oeuvrant à l’extension sans fin du règne du marché et des droits subjectifs, ils ont fait de l’Europe le laboratoire expérimental de la gouvernance mondiale, pour passer « du gouvernement des Hommes à l’administration des choses » (Saint-Simon). Ils accompagnent l’irrésistible crue globalitaire en train d’abattre limites, distinctions et hiérarchies. Nous voici désormais tous « rois » : en réalité politiquement réduits à l’impuissance comme citoyens, mais juridiquement surarmés comme individus narcissiques, satisfaits de notre servitude à un empire « cool ». L’Européen du XXIème siècle reste pourtant l’«animal politique » décrit par Aristote. Refusant le grand déracinement, il tentera bientôt de retrouver sa famille, sa cité, sa nation, sa civilisation.
- Source : Christophe Beaudouin
00:05 Publié dans Actualité, Affaires européennes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : politique internationale, europe, affaires européennes, union européennes, unification européenne, politique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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