Dans les commentaires sur l'un de mes derniers articles, "SilvanaC" rappelait cette déclaration : "La liberté consiste à choisir soi-même ses chaînes." Elle est du moraliste belge Romain Guilleaumes et s'inscrit dans une "logique" nietzschéenne. Que sont-elles ces chaînes?
Ce sont essentiellement celles du langage. Nous ne choisissons pas notre langage, car nous sommes immergés en lui dès notre naissance. Comme le dit Noam Chomsky, un enfant n'apprend pas sa langue, comme s'il existait indépendamment d'elle et, ensuite, consciemment, rationnellement, décidait de l'adopter. Même pour l'adulte, il n'y a pas d'abord une pensée individuelle et, ensuite, la décision d'utiliser tels ou tels mots pour exprimer cette pensée. Nous n'avons jamais vu une pensée personnelle se promener toute nue qu' habillerions de mots pour la faire circuler parmi nos semblables. Nous n'avons pas une pensée qui serait la nôtre, puis une traduction de cette pensée dans un langage. S'il n'y a guère de pensée personnelle dans les mots que j'entends, qui me parle ? Où est-il, celui qui use de la liberté d'expression ? Et moi, quand JE parle, en usai-je de cette liberté ? La liberté d'expression est censée ouvrir la porte à une position personnelle, mais s'il n'y a personne derrière les mots, elle ne sert peut-être pas à grand-chose.
Devant un enfant qui a commencé à parler, nous voyons un être qui joue avec les mots et non un JE qui s'exprime. Derrière ses mots, il n'est pas vraiment là. En jargon psychanalytique, l'enfant n'est pas encore un sujet. Ah oui, diront certains, mais devant un adulte qui parle, il y a LUI, derrière ses mots ! Rien n'est moins sûr. Alors, demandera-t-on, qui réprime-t-on, lorsque la liberté d'expression est réprimée ? Ou encore, si nous sommes prisonniers du langage, que signifie la liberté d'expression?
Sommes-nous vraiment prisonniers du langage comme le pensait ce philosophe désespéré qu'était Ludwig Wittgenstein ? Pas tout à fait, car au-delà des mots, il y a toujours du réel. Insaisissable, certes, mais pas complètement insaisissable. Seulement, pour saisir quelque chose, il faut un effort et non un brassage de mots. Dès que cet effort est accompli, nous sentons une présence dans le discours, en même temps que nous est dévoilé un peu du réel. Il n’y a pas de réalité sans un sujet qui la désigne.
Dans les nombreux cafés philosophiques où je suis intervenu, j'aimais demander à mes auditeurs s'ils étaient certains que c'était moi qui parlais. N'était-ce pas plutôt tout ce que j'avais reçu depuis l'enfance, les écoles que j'avais fréquentées, les livres que j'avais lus ? Ces questions suscitaient un malaise bien compréhensible. Si celui qui parle n'est pas celui qui parle, que se passe-t-il ? Moi, qui parle, où suis-je quand je parle ?
Derrière cette question s'en profile une autre, encore plus grave. Si ce n'est pas moi qui parle quand je parle, ai-je encore une place ici-bas ? Parler me donnait l'espoir d'être entendu, d'être accueilli par les autres. Mais si je ne suis pas dans ce que je dis, si mon moi reste évanescent, comment les autres pourraient-ils m'accueillir ? Comment pourraient-ils me faire une place parmi eux ? Ne pas avoir de place parmi ses semblables est terrible. On se sent alors rejeté, marginal, exclu, parce que nous ne sommes pas parvenus à nous rendre présents dans nos propos.
Il est d'autant plus difficile de répondre à ces questions que nous vivons dans une culture scientifique. Un homme de science qui dirait, "la loi de la chute des corps est vraie parce que JE vous le dis" serait immédiatement rejeté dans les ténèbres extérieures. Dans les congrès scientifiques, un homme n'est reconnu que s'il n'est pas dans ce qu'il dit, que s’il n’est pas là. Étrange culture scientifique où je ne suis "reconnu" que si je ne dis plus JE. C'est très curieux. En tant qu'homme de science, je dois renoncer à être un sujet existant parmi d'autres sujets. Bref, dans une culture scientifique, il faut tuer le moi. Cela ferait plaisir à Blaise Pascal pour qui le moi était haïssable. L’ennui est que s’il n’y a plus de sujet pour dire le réel, celui-ci s’évanouit.
Qu'il faille renoncer à son narcissisme pour être entendu, on l'admettra volontiers. Rien n'est plus insupportable qu'une subjectivité qui s'étale dans ses boursouflures. Mais comment admettre qu'il faille tuer le moi pour être entendu ? Cela ôterait tout sens à la liberté d'expression. Dans une culture où il s'agirait de tuer son moi, dans une culture où il faudrait être systématiquement objectif, systématiquement du côté de l'objet, jamais celui du sujet, la liberté d'expression n'aurait aucun sens. On peut se réjouir de l'avènement d'une culture scientifique, mais il faut savoir que si elle devenait absolument prédominante, il ne viendrait à personne l'idée de défendre la liberté d'expression.
Même sans culture scientifique, la présence du JE dans ce qui est dit reste très problématique. Il y aura toujours des paroles qui sembleront ne venir de personne, des paroles spectrales, pourrait-on dire. Qui d'entre nous n'a jamais entendu un perroquet répétant mécaniquement des propos sur la croissance, la paix, l'ouverture ou le repli ? On pourrait même dire que la liberté d'expression fait proliférer les perroquets qui disent tout et son contraire, par exemple le directeur romand d'Avenir suisse, Tibère Adler, qui parle d'étendre les droits populaires tout en en les limitant.
La liberté d'expression n'a de sens qu'articulée sur la pensée d'un sujet et non d'un perroquet. Malheureusement, on ne peut pas demander à ceux qui prennent la parole de souffler dans un ballon pour savoir s'ils sont des perroquets. Et l'on ne ferait pas diminuer leur nombre en supprimant la liberté d'expression. Tout ce qu'on peut souhaiter est que cette liberté soit moins comprise comme un droit que comme une invitation à penser par soi-même.
Jan Marejko, 9 avril 2015
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