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mercredi, 11 décembre 2019

La physique comme exercice spirituel chez Marc Aurèle

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La physique comme exercice spirituel chez Marc Aurèle

Nombreux sont les exercices spirituels dans la philosophie stoïcienne: méditation de la mort, prévision des maux, examen de conscience, regard d’en haut, concentration sur l’instant présent, contemplation de la nature, méditation de maximes, lecture, écriture, etc. La liste pourrait s’allonger encore, et j’ai eu l’occasion, au cours des dernières années, d’en présenter quelques-uns. Pour Epictète, il est nécessaire que le véritable philosophe mette en pratique le discours théorique, et cette mise en pratique du discours philosophique passe, précisément, par un certain nombre d’exercices spirituels. Pour bien comprendre le lien étroit entre discours et mode de vie philosophique, c’est-à-dire entre theôria et praxis, et pour comprendre comment le discours philosophique est mis en pratique par le véritable philosophe à travers les exercices, je prendrai aujourd’hui l’exemple de la physique[1], à partir de la lecture des Pensées de Marc Aurèle. Comment mettre en pratique la physique stoïcienne, et quels exercices proposent Marc Aurèle à cet égard ?

Marc Aurèle, empereur romain et philosophe stoïcien

Au livre X des Pensées pour moi-même, Marc Aurèle revient à plusieurs reprises sur les principes de la physique stoïcienne, rappelant non seulement à quoi correspond l’étude de la nature (phusis), mais montrant également comment faire de la physique un exercice à part entière, permettant au philosophe d’atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble ou la tranquillité de l’âme, fondement du bonheur stoïcien. Le premier passage, tout en rappelant ce qu’étudie la physique, à savoir la nature des choses, rappelle l’importance de cette partie du discours philosophique :

« Le mime, la guerre, la peur, l’engourdissement, l’esclavage effaceront jour par jour en toi ces dogmes sacrés que tu imagines, sans les appuyer sur l’étude de la nature, et que tu négliges. Il faut tout voir, tout faire pour que, tout en accomplissant ce qu’exigent les circonstances, reste en même temps active ta faculté d’étudier et se conserve, de la science de chaque objet, une confiance inaperçue, mais non pas cachée. Quand pourras-tu en effet jouir de la simplicité, de la gravité, de la connaissance de chaque chose : ce qu’elles sont essentiellement, leur place dans le monde, la durée naturelle de leur existence, de quoi elles se composent, à qui elles doivent appartenir, qui peut les donner et les enlever ? » (Marc Aurèle, Pensées, X, 9)

La connaissance de la nature de chaque chose est essentielle pour la vie philosophique, et nécessite de la part du philosophe une étude de la nature qu’il doit prendre au sérieux. Plus encore, l’étude de la nature doit être un exercice quotidien. Pourquoi ? Qu’est-ce que la connaissance de la nature de chaque objet apporte au philosophe ? Qu’est-ce que la physique apporte au philosophe dont le but est d’atteindre le bonheur ? Marc Aurèle esquisse une réponse dans la pensée suivante, toujours au livre X :

« Acquiers une méthode pour observer comment les choses se changent l’une en l’autre ; fais-y continuellement attention, et exerce-toi de ce côté ; car rien n’est plus capable de produire les grandes pensées. Il s’est dépouillé de son corps, celui qui pense qu’il faudra sans délai abandonner tout cela en quittant les hommes ; il s’en remet à la justice en ce qui concerne ses propres actions, et à la nature universelle dans toutes les autres circonstances. Ce qu’on peut dire ou penser de lui, ce qu’on peut contre lui, ne lui vient même pas à la pensée ; il se contente de ces deux règles : agir avec justice dans ses actions présentes, aimer le sort qui lui est présentement attribué ; il laisse de côté toutes les affaires, tous les soucis ; il ne veut rien autre que marcher droit grâce à la loi, et suivre Dieu qui marche droit. » (Marc Aurèle, Pensées, X, 11)

Dans ce passage, Marc Aurèle précise que l’étude quotidienne de la nature, donc la physique, considérée ici comme un exercice quotidien, permet au philosophe de se détacher de son corps, et de manière générale, de tout ce qui ne dépend pas de lui (y compris « ce qu’on peut dire ou penser de lui, ce qu’on peut contre lui », c’est-à-dire le jugement des autres, et leurs méfaits contre lui), d’agir avec justice et d’accepter les choses telles qu’elles arrivent. Telles sont les « pensées » que produit l’étude de la nature et qui permet au philosophe de vivre de manière droite, c’est-à-dire de manière conforme à la nature. Le but de la physique, pour Marc Aurèle, est de prendre conscience de la nature des choses par l’étude et d’agir conformément aux résultats de cette enquête : « Qu’est tout cela [la physique] sinon les exercices d’un discours qui se rend compte exactement, d’après la science de la nature, des choses de la vie ? » (Marc Aurèle, Pensées, X, 31)

MA-p2.jpgIl existe plusieurs types d’exercices spirituels liés à l’étude de la nature, et donc à la physique. Pour Pierre Hadot, le premier exercice stoïcien qui permet de mettre en pratique la physique stoïcienne, c’est l’exercice qui consiste à « se reconnaître comme partie du Tout, à s’élever à la conscience cosmique, à s’immerger dans la totalité du cosmos » (P. Hadot, 1995, p. 211). C’est l’exercice du regard d’en haut, qui consiste à s’élever par l’imagination et considérer toutes choses dans la perspective de la raison universelle[2]. Regarder les choses humaines d’en haut, en prenant de la distance, c’est permettre de relativiser, de remettre toutes choses, y compris notre propre existence, dans le contexte plus large de l’ordre universel auquel nous appartenons, c’est considérer la petitesse de l’homme dans l’immensité de l’univers et la courte durée de notre existence comparée à l’histoire des hommes et du monde.

Quelques exemples de cet exercice du regard d’en haut tel qu’il est décrit et pratiqué par Marc Aurèle dans les Pensées :

« L’Asie, l’Europe, des coins du monde ; la mer entière, une goutte d’eau dans le monde ; l’Athos, une motte de terre dans le monde ; le présent tout entier, un point dans l’éternité. Tout est petit, fuyant, évanouissant. » (Marc Aurèle, Pensées, VI, 36)

« [Platon] ”Pour une pensée généreuse, qui contemple le temps tout entier et la substance entière, crois-tu que la vie humaine paraisse être une grande chose ? – Impossible, dit-il. – Donc elle ne verra dans la mort rien de terrible ? – Nullement”. » (Marc Aurèle, Pensées, VII, 35)

« Belle idée de Platon. Oui, quand on parle des hommes, il faut examiner aussi de haut les choses terrestres, les rassemblements, les armées, les mariages et les ruptures, les naissances et les morts, le tumulte des tribunaux, les contrées désertes, les diverses populations barbares, les fêtes, les deuils, les marchés, tout ce mélange et l’ordre qui naît des contraires. » (Marc Aurèle, Pensées, VII, 48)

« Tu peux t’enlever bien des obstacles superflus, s’ils dépendent entièrement de ton jugement ; et tu te donneras un champ très vaste, si tu embrasses par la pensée le monde entier, si tu penses à l’éternité du temps et au changement rapide de chaque être en particulier, si tu vois combien est court le temps qui va de sa naissance à sa dissolution, quel temps immense il y a eu avant sa naissance, quelle infinité il y aura après sa dissolution. » (Marc Aurèle, Pensées, IX, 32)

« Lucilla vit mourir Vérus ; puis Lucilla mourut. Secunda vit mourir Maximus ; puis Secunda mourut ; Epitychanos vit mourir Diotime ; puis il mourut ; Antonin vit mourir Faustine ; puis il mourut. Tout est pareil : Hadrien avant Céler, puis Céler. (…) Tout est éphémère ; tout est mort depuis longtemps ; de certains on ne se souvient même pas, si peu que ce soit ; d’autres se sont changés en personnages mythiques ; d’autres ont même déjà été effacés des mythes. Donc se souvenir que le composé qui est toi-même devra se disperser, ton souffle ou bien s’éteindre ou bien s’en aller et être transporté ailleurs. » (Marc Aurèle, Pensées, VIII, 25)

L’exercice du regard d’en haut, lié à la physique, c’est-à-dire à l’étude de l’homme, des choses et de l’univers tels qu’ils sont, permet au stoïcien de « regarder les choses avec détachement, distance, recul, objectivité, telles qu’elles sont en elles-mêmes » (P. Hadot, 1995, p. 316), sans être dans l’illusion, sans accorder une trop grande valeur à ce qui n’est qu’une minuscule partie de l’univers dans lequel nous vivons. Cette prise de conscience de soi et des choses qui nous entourent comme faisant partie d’un Tout qui nous dépasse, c’est cela la conscience cosmique, cette expansion du moi vers le Tout qui caractérise la philosophie stoïcienne, et qui s’exerce au quotidien par un certain nombre d’exercices comme ceux que pratiquent Marc Aurèle. L’objectif de ces exercices est de prendre conscience d’être un rouage du Tout, une partie de la Nature universelle, et d’être capable de dire, comme Marc Aurèle :

« Il t’est arrivé quelque chose ? C’est fort bien ; tout ce qui t’arrive vient de l’univers et dès le principe était dans ta destinée et dans ton lot. » (Marc Aurèle, Pensées, IV, 26)

« Quoi qu’il t’arrive, cela t’était préparé dès l’éternité ; c’est dans l’entrelacement des causes que, dès l’éternité, a été filée ton existence et ce qui t’arrive. » (Marc Aurèle, Pensées, X, 5)

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Vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive est le but avoué de l’étude de la nature. La physique, comme exercice spirituel, doit donc être quotidienne, afin de permettre au philosophe d’accepter chaque jour son destin. Se connaître soi-même comme partie de la nature permet en effet au philosophe d’accepter l’ordre de l’univers, de ne pas aller contre le destin mais d’y assentir, au contraire : « Le propre de l’homme de bien est d’aimer les dieux, d’accueillir les événements et tout ce qui lui vient du destin » (Marc Aurèle, Pensées, III, 16).

L’étude de la physique est un bon exemple du lien étroit qui existe, pour les stoïciens, entre le discours philosophique et la pratique d’un mode de vie philosophique. À la base de la physique comme exercice spirituel, on a un dogme ou un principe physique, par exemple la position stoïcienne concernant la Nature et la Providence, ainsi que la place de l’homme dans cet ordre universel (unité et rationalité de la Nature universelle, dont l’homme est une partie en tant que raison individuelle). Et par un certain nombre d’exercices pratiqués quotidiennement, le philosophe stoïcien peut mettre en pratique ces principes de la physique stoïcienne et intérioriser de plus en plus, dans ses pensées et dans son comportement, les principes de la physique. Ainsi, par l’étude de la physique, l’assentiment au destin lui permettra, petit à petit, de ne plus être troublé par les événements extérieurs auxquels il est confronté, et lui permettra d’atteindre l’ataraxie recherchée par la philosophie stoïcienne.

Notes

[1] Sur la physique comme exercice spirituel, voir P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Paris, Gallimard, 1995, p. 316-322 et surtout P. Hadot, “La physique comme exercice spirituel ou pessimisme et optimisme chez Marc Aurèle”, in P. Hadot, Exercice spirituels et philosophie antique, Paris, Editions Albin Michel, 2002, p. 145-164.

[2] Sur l’exercice du regard d’en haut, voir P. Hadot, 1995, p. 314-316.


Crédits photographiques: Marc Aurèle, par gregory lejeune, Domaine Public; Morpho sp., par Thomas bresson, Licence CC BY; La Bataille d’Issos, par Altdorfer, Domaine Public; Hubble sees spiral in Serpens, par Nasa Goddard Flight Space Center, Licence CC BY.

Citer ce billet: Maël Goarzin, "La physique comme exercice spirituel chez Marc Aurèle". Publié sur Comment vivre au quotidien? le 19 février 2017. Consulté le 11 décembre 2019. Lien: https://biospraktikos.hypotheses.org/2706.

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