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samedi, 27 janvier 2024

Mobilisation politique des affects

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Mobilisation politique des affects

par Georges FELTIN-TRACOL

En psychanalyse, l’affect désigne une décharge d’énergie psychique qui constitue, avec la représentation, l’une des deux grandes manifestations de la pulsion. Chantal Mouffe reprend volontiers ce terme dans son nouvel essai.

Cette Belge hispanophone qui enseigne la philosophie politique en Grande-Bretagne a théorisé dès 2018 le « populisme de gauche ». Ses travaux ont influencé une faction de Podemos en Espagne et le député La France Insoumise de la Somme, François Ruffin. Elle échange avec Jean-Luc Mélenchon qui adopte parfois et en partie sa vision de la confrontation politique.

Principale figure d’un « schmittisme de gauche » (comme il existait naguère des « hégéliens de gauche »), Chantal Mouffe définit par « “ moment populiste “ […] l’expression de diverses formes de résistance aux transformations politiques et économiques issues de trente années d’hégémonie néolibérale. Ces transformations ont abouti à une situation de “ post-démocratie “, notion qui souligne l’érosion des deux piliers de l’idéal démocratique : l’égalité et la souveraineté populaire ». Elle entend ainsi conduire « une “ guerre de position “ qui connaît sans cesse des avancées et des reculs ». Son but ? Réaliser une « révolution démocratique verte », c’est-à-dire « un nouveau front du processus de radicalisation de la démocratie – qui redéfinit les principes démocratiques avant de les appliquer à de nouveaux domaines et à des relations sociales plurielles ». Elle présente par conséquent « une stratégie populiste de gauche capable d’articuler entre elles les luttes sociales et écologiques autour du projet d’une révolution démocratique verte ».

Entre Sorel et Freud

Dans son esprit, cet engagement souhaitable et nécessaire « jouerait le rôle d’un “ mythe “ dans le sens que lui donne Georges Sorel : une idée dont la puissance d’anticipation de l’avenir permet de redessiner le présent. C’est un récit mobilisateur d’affects qui pourraient se révéler beaucoup plus puissants et crédibles que les discours néolibéraux ayant cours, et apporter l’impulsion requise pour la création d’une majorité sociale ». Il devient alors « essentiel de mettre en avant la nature partisane de la politique et la centralité des affects dans la conjoncture actuelle, qui se caractérise par une désaffection grandissante pour la démocratie ». Les sentiments se divisent entre les émotions qui relèvent du registre individuel et les passions qui sont « les affects communs qui entrent en jeu dans le domaine politique lors de la constitution des formes d’identification nous / eux ». Chantal Mouffe justifie volontiers son choix en se référant toujours à Sigmund Freud : « Dans le champ du politique, il est plus approprié de parler d’affects et de “ passions “ pour évoquer une confrontation entre des identités politiques collectives. » Elle oublie cependant que dans l’Europe d’Ancien Régime, les « émotions » signifiaient aussi des mouvements populaires violents de brève durée.

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Chantre de la repolitisation des rapports sociaux, Chantal Mouffe conçoit « une conception “ agonistique “ de la démocratie qui envisage le projet démocratique sans recourir aux diktats de la raison ». Par «  agonistique », il s’agit de la lutte ordonnée et réglée entre adversaires et non pas un affrontement sans aucune limite entre ennemis. Cette schmittienne qui apprécie penser contre le célèbre juriste allemand atténue la césure fondamentale et fondatrice entre l’ami et l’ennemi dans la cité. Elle avance qu’« à l’opposé des modèles rationalistes qui entendent tenir les passions en dehors de la politique, l’approche agonistique prend en compte le rôle crucial qu’elles jouent dans la constitution des identités politiques ». En observatrice avisée des campagnes de Donald Trump et de Boris Johnson, Chantal Mouffe insiste donc sur l’existence des affects « qui expriment des exigences en matière de souveraineté, de protection et de sécurité ». Attention toutefois à ne pas se méprendre ! Elle écarte de sa réflexions les instincts chers à Nietzsche. Elle juge par ailleurs le ressentiment comme un affect guère progressiste et potentiellement dangereux. Elle se garde bien de promouvoir toute politique des instincts…

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Par la mobilisation politique des affects, Chantal Mouffe désire combattre l’hégémonie libérale marchande. Elle cible « le consensus établi entre les partis de centre droit et de centre gauche autour de l’idée qu’il n’existerait pas d’alternative à la mondialisation néolibérale. Sous prétexte de la “ modernisation “ qu’impose cette mondialisation, les partis sociaux-démocrates se sont pliés aux diktats du capitalisme financier et aux restrictions qu’ils ont imposées aux interventions de l’État dans le champ des politiques de redistribution ». Il résulte que « la souveraineté populaire a été décrétée obsolète et, s’indigne-t-elle, la démocratie réduite à sa composante libérale ». Elle récuse tout recours solutionniste, « version technologique de la conception post-politique qui s’est imposée au cours de la décennie 1990 ». La politisation des affects doit en revanche favoriser la formation du peuple. Cependant, le peuple n’est pas « une catégorie sociologique, mais une construction discursive possédant une dimension symbolique et libidinale ». Son « peuple » n’a aucune substance ethno-culturelle tangible ! Anti-essentialiste, elle confirme encore « une stratégie populiste de gauche axée sur la constitution d’un “ peuple “, construite à partir d’une “ chaîne d’équivalence “ issue de luttes démocratiques variées autour des questions touchant à l’exploitation, à la domination et à la discrimination ». « Une telle stratégie, poursuit-elle, suppose que soit réaffirmée l’importance de la “ question sociale “, en prenant en compte la fragmentation et la diversité grandissante des “ travailleurs “, mais aussi la spécificité des revendications démocratiques variées autour du féminisme, de l’anti-racisme et des questions LGBTQ+. » N’y voit-elle pas pour preuve que « l’affirmation par la psychanalyse qu’il n’existe pas d’identités essentielles, mais seulement certaines formes d’identification, se trouve au cœur de l’approche anti-essentialiste » ? Toute la nocivité de la psychanalyse si bien dénoncée par Julius Evola se concrétise dans cette phrase.

S’affranchir du cercle de raison 

Sa démarche, originale, déplaît déjà aux folliculaires sociaux-démocrates. Chantal Mouffe estime que « le projet démocratique doit être redéfini, libéré de ses biais rationalistes, et faire place à la reconnaissance des besoins des non-humains ». Par exemple, en 2017, trois États ont accordé un statut légal et des droits à des cours d’eau majeurs (le Rio Atrato en Colombie, le Gange et la Yamuna en Inde et le Whanganui en Nouvelle-Zélande) ». Au Moyen Âge, les tribunaux pouvaient juger animaux et éléments naturels accusés de dévastations. Son point de vue est donc une modeste approche néo-médiévale, ce qui risque de dérouter les gauchistes wokistes focalisés sur un anti-fascisme fantasmatique d’autant qu’elle assure que « dans la conjoncture actuelle […], je ne pense pas que les populistes de la droite extrême doivent nécessairement être vus comme l’adversaire principal ».

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Son ennemi principal se nomme en fait le « néo-libéralisme digitalisé autoritaire » covidien ! Dans The Free Economy and the Strong State : The Politics of Thatcherism (1988), Andrew Gamble évoquait l’avènement d’« une économie libre dans un État fort », comprendre la mise en place d’un autoritarisme en faveur du marché. Chantal Mouffe fustige une nouvelle variante tyrannique du libéralisme financier. Elle se caractérise par la réduction des « fonctions redistributives de l’État et leur rôle dans la planification de l’économie; en revanche, ses fonctions répressives devaient être renforcées pour défendre les droits de propriété et sécuriser le bon fonctionnement du libre marché ». Contre cette domination; elle désire « reformuler le socialisme comme une radicalisation de la démocratie » et avoue que « c’est une stratégie qui ne vise pas une rupture radicale avec la démocratie libérale pluraliste, ni la fondation d’un ordre politique totalement nouveau. Elle se distingue donc clairement, d’une part, de la stratégie révolutionnaire de “ l’extrême gauche “ et, d’autre part, du réformisme stérile des sociaux-libéraux. Il s’agit d’une stratégie de “ réformisme radical “ » si bien que, finalement, « l’objectif n’est pas de “ fracasser “ le capitalisme, mais de le faire bouger en mettant en œuvre une série des réformes “ non réformistes “ […], et en développant des institutions alternatives telles que les coopératives, et des initiatives venant de la base de la société civile et centrée sur elle – qui encouragent des activités économiques reposant sur des relations égalitaires ».

Tout ça pour ça serait-on tenté de réagir ! Serait-ce la raison implicite qui explique la désenchantement des électeurs grecs, espagnols, britanniques, allemands et, peut-être, français pour le populisme de gauche ? Chantal Mouffe a toutefois raison quand elle insiste sur « l’absence de dimension affective [...] inscrite dans la conception même du projet européen ». Le patriotisme européen ne se réalisera que devant des menaces considérables (l’Artsakh abandonné, Chypre divisé, les Canaries, les enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla, l’île italienne de Lampedusa, etc.).

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On remarque que la révolution démocratique verte de Chantal Mouffe n’est pas un décalque européen du Green New Deal exposé aux États-Unis par la représentant démocrate de New York, Alexandria Ocasio-Cortez. C’est plutôt une ébauche capable de se détourner enfin de ces nouveaux bellicistes embourgeoisés totalitarisants que sont les partis Verts occidentaux. À sa manière tout personnelle, Chantal Mouffe ne craint pas de passer pour une empêcheuse de tourner en rond dans le « cercle de raison » libéral-centriste.

Georges Feltin-Tracol    

  • Chantal Mouffe, La révolution démocratique verte. Le pouvoir des affects en politique, traduit de l’anglais par Christophe Beslon, Albin Michel, Paris, 2023, 128 p., 15,90 €.

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