jeudi, 18 janvier 2007
Sur l'état actuel de la Russie (2)
Sur l'Etat actuel de la Russie (2)
Seul le Parti national-bolchevique, à l’esthétique pour le moins provocante et conduit par le célèbre écrivain Edouard Limonov, entretient une véritable agitation contre le pouvoir poutinien. Dans son opposition systématique au Kremlin, il est allé jusqu’à s’allier aux mouvements pro-occidentaux et libéraux. N’est-ce pas un peu paradoxal ? Que penser de ce mouvement et de son chef qui semble compter quelques soutiens parmi de nombreux intellectuels français de gauche comme de droite ?
Pour moi, Edouard Limonov reste essentiellement l’auteur d’un livre admirable : « Le grand hospice occidental ». Dans cet ouvrage, publié en français, Limonov reprenait à son compte un vieux thème de la littérature russe, celui du vieillissement prématuré et inéluctable de l’Occident. On le retrouve chez les slavophiles du début du 19ième siècle, qui considéraient les peuples latins et germaniques comme « finis », comme des peuples qui avaient épuisé leurs potentialités, bref comme des peuples vieux. Danilevski, dans une perspective non plus slavophile et donc ruraliste et paysanne, mais dans une perspective panslaviste plus moderniste et offensive, réactualisait, quelques décennies plus tard, la même idée. Plus récemment, un auteur, mort dans la misère à Moscou en 1992, Lev Goumilev, qui a influencé Douguine, évoquait la perte de « passion », de « passionalité », chez les peuples en voie de déclin (sur Goumilev et son influence sur les nouvelles droites russes, voir l’ouvrage universitaire très fouillé de Hildegard Kochanek, Die russisch-nationale Rechte von 1968 bis zum Ende der Sowjetunion, F. Steiner Verlag, Stuttgart, 1999). Moeller van den Bruck, traducteur allemand de Dostoïevski et figure de proue de la « révolution conservatrice », parlait de « révolution des peuples jeunes », parmi lesquels il comptait les Itlaiens, les Allemands et les Russes. Pour lui, les peuples vieux, étaient les Anglais et les Français. Limonov ne veut pas que la Russie devienne un « hospice », comme l’Occident qu’il fustigeait à sa façon, en d’autres termes que Zinoviev quand ce dernier démontait les mécanismes de l’occidentisme. Mais, à lire attentivement les deux ouvrages, celui de Limonov et celui de Zinoviev, on trouvera sans nul doute des points de convergence, qui critiquent l’étroitesse d’horizon, la nature procédurière, voire judiciaire, des rapports sociaux, en Occident.
Nostalgie de la littérature engagée et de la figure de l’écrivain combattant
Cette horreur du vieillissement et de l’encroûtement, que subissent effectivement nos peuples, a amené bien évidemment Limonov à une autre nostalgie, intéressante à noter : celle de la littérature engagée, celle de l’écrivain combattant, militant, auréolé d’un panache d’aventurier. Jean Mabire, récemment décédé, n’avait jamais cessé de nous dire, justement, que cette littérature-là est la plus séduisante de nos deux derniers siècles, qu’elle est impassable, qu’on y reviendra inlassablement. Limonov, fidèle à ce double filon, celui de la jouvence russe et celui de l’engagement, a forcément posé une esthétique de la révolution et de la provocation, de la bravade, celle que vous évoquez dans votre question. Cette esthétique est comparable à celle des écrivains du temps de la guerre d’Espagne ou à celle des rédacteurs de « Gringoire » ou « Je suis partout » en France, autant d’écrivains engagés, dont le plus connu demeure évidemment André Malraux, avec sa « voie royale » et son action dans l’aviation républicaine. Il y a eu des Malraux communistes, fascistes et gaullistes. Limonov entend faire la synthèse de ces gestes héroïques, de ces postures mâles, politisées, impavides, picaresques, et de les incarner en sa propre personne.
Limonov a donc pris la pose de ces écrivains des années 30, dans un contexte contemporain où ce type d’attitude est totalement rejeté et incompris, car nous ne sommes plus du tout dans une période héroïque de l’histoire, mais dans une période plate et triviale. Cet anachronisme apparent, qui déroute et choque, rend évidemment Limonov sympathique à tous ceux qui, à gauche comme à droite, regrettent le bel âge des engagements totaux.
Embastillé naguère pour ses multiples frasques par Poutine ou par un juge nommé par Poutine, Limonov, en toute bonne logique révolutionnaire/littéraire, se mettra à combattre, sans répit et de manière inconditionnelle, celui qui l’a fait jeter dans un cul-de-basse-fosse. Et là, nous débouchons immanquablement sur les paradoxes que vous soulignez. Un ultra-national-bolchevique, haut en couleur, au talent littéraire avéré, qui s’allie à des libéraux pour lutter de concert contre un régime présidentiel parce que celui-ci ne les autorise pas à marchander et à trafiquer à leur guise, c’est bien entendu un paradoxe de belle ampleur ! Mais ce n’est certes pas la première fois dans l’histoire que cela se passe…
Les outrances ont une grande utilité politique
Il n’y a rien à « penser » du mouvement de Limonov. Il y a à constater son existence, à observer ses vicissitudes. Sans entonner des louanges déplacées. Sans tonner de condamnation pour se dédouaner. Le phénomène Limonov, comme tout phénomène du même acabit, comme celui d’Eric Wichman en Hollande dans les années 20 et 30 (cf. l’article de Frank Goovaerts sur www.voxnr.com), comme le phénomène Van Rossem en Belgique il y a une quinzaine d’années, sont nécessaires au bon fonctionnement d’une communauté politique. Les outrances ne déplaisent qu’aux rassis et aux moisis. Elles mettent en exergue des dysfonctionnements avant que tous les autres ne s’en rendent compte. Elles font office de signaux d’alarme.
Personnellement, je n’ai jamais rencontré Limonov. Le Français qui l’a le mieux connu, et l’a défendu en organisant pour lui un comité de soutien, est Michel Schneider, l’ancien animateur de la revue « Nationalisme & République ».
D’autres mouvements plus marginaux, comme l’Union russe nationale, aux sympathies ultra-orthodoxes et au nationalisme traditionnel, semblent constituer une nébuleuse insaisissable. Quel est le potentiel de ces multiples mouvements dont le discours est un subtil mélange de panslavisme, d’anti-américanisme, d’orthodoxie et parfois même de communisme ?
Comment voulez-vous que je vous réponde, si la nébuleuse est insaisissable ? Comment voulez-vous que je la saisisse ? Comme les bravades de Limonov à l’avant-scène, sous les feux de la rampe, les nébuleuses, en arrière-plan, comme « fond-de-monde », sont tout aussi nécessaires. Dans le contexte qui nous préoccupe, vous énumérez les ingrédients de la nébuleuse, tous ingrédients consubstantiels à la culture russe. Vous oubliez simplement la slavophilie, présente dans des réseaux comme Pamiat, au début de la perestroïka. La slavophilie, comme toutes les références « völkisch/folcistes » est évidemment insoluble dans le libéralisme et la globalisation, puisque ses références sont le peuple particulier, face à un monde d’élites dénationalisées. Aucune « généralité » philosophique ou politique ne trouve grâce à ses yeux.
Les clivages confessionnels se sont révélés plus forts que le panslavisme
Le panslavisme hisse cette slavophilie à un niveau quantitativement supérieur, veut une union de tous les Slaves, qui ne s’est pas réalisée parce les clivages confessionnels sont demeurés plus forts que l’appel à l’unité. Entre Catholiques polonais et Uniates ukrainiens, d’une part, Orthodoxes russes et autres, d’autres part, sans oublier la tradition laïque ou hussite en Bohème, entre Catholiques croates et Orthodoxes serbes, les fossés sont chaque fois trop grands, n’ont jamais pu être comblés, en dépit des exhortations et des proclamations. Si le panslavisme n’a pas fonctionné, comment voulez-vous, dès lors, que cette russéité, ou ces identités slaves non russes, s’évanouissent dans une panmixie planétaire ?
L’orthodoxie, bien plus conservatrice que le catholicisme, dans ses formes et sa liturgie, constitue bien entendu un rempart plus solide encore contre la mondialisation et ses effets pervers. Quant au communisme, aujourd’hui, il n’est plus du tout la pratique quotidienne de la révolution, l’espoir d’un monde meilleur, mais un reliquat du passé. Le réflexe conservateur inclut désormais l’idéologie révolutionnaire dans ses nostalgies, parce que cette idéologie ne meut plus rien, ne participe pas à la grande marche en avant éradicatrice de la modernité : l’idéologie de la globalisation, de la table rase, de l’éradication, c’est désormais le néo-libéralisme et non plus la vieillerie qu’est devenue le communisme.
Le matérialisme économique est responsable des catastrophes du 20ième siècle
Dès l’heure de la perestroïka, le philosophe Mikhaïl Antonov avait repris la critique du matérialisme économique énoncée au début du 20ième siècle par des figures comme Soloviev et Boulgakov. Pour leur disciple et actualisateur Antonov, les idéologies matérialistes, comme le capitalisme et le socialisme se réclamant du matérialisme économique, sont responsables des catastrophes du 20ième siècle et de l’effondrement de l’économie soviétique. La disparition du communisme strict, sous Gorbatchev, ne conduira, pensait Antonov, qu’à un accroissement du bien-être matériel, ce qui maintiendra, pour son malheur, la Russie dans une forme seulement plus actualisée du soviétisme moderniste, lui-même issu du matérialisme bourgeois occidental. Pour éviter cet enlisement, l’économie doit se référer à des traditions nationales russes, moduler ses pratiques sur celles-ci, et ne pas adopter des modèles occidentaux, américains, néo-libéraux. Le publiciste nationaliste Sergueï Kara-Mursa, poussant plus loin encore les thèses d’Antonov, affirme que le capitalisme est intrinsèquement étranger à l’âme russe, incompatible avec les principes de fraternité de la chrétienté orthodoxe, fondements du caractère national russe et matrices de ses orientations socialistes spontanées et particulières, inaliénables et pérennes.
L’ouverture que constituait la perestroïka était dès lors perçue, par des hommes comme Antonov et Kara-Mursa, comme une tentative de miner les fondements moraux et spirituels du peuple russe et de lui injecter, par la même occasion, le « poison » de la civilisation capitaliste occidentale. Les théories d’Antonov seront rapidement reprises par Ziouganov dans le programme du PCR, ce qui explique la mutation profonde de ce parti, qui renonce ainsi à tout ce que le communisme avait de rébarbatif et d’inacceptable, et, par voie de conséquence, explique toutes les convergences entre nationaux et communistes, objets de cet entretien.
Dans la nébuleuse, que vous évoquez, c’est la notion de fraternité qui est cardinale, qui est le point de référence commun. Elle est effectivement incompatible avec le néo-libéralisme, idéologie de la globalisation. Elle postule le solidarisme, soit un socialisme de la fraternité, d’où ne sont pas exclues les dimensions religieuses.
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Sur l'état actuel de la Russie (1)
Sur l’état actuel de la Russie, des relations euro-russes et des mouvances identitaires russes
Entretien avec Robert Steuckers (Synergies Européennes)
Propos recueillis par Fabrice Lauffen (ID-Magazine)
Nous observons aujourd’hui en Russie l’émergence d’un fort courant nationaliste qui traverse tous les partis et bouscule ainsi le traditionnel clivage gauche/droite. Ceci rend difficile un décryptage aisé des forces en présence ainsi qu’une compréhension claire des projets portés par chacune d’elles. Par exemple, que renferme le mouvement de gauche « Rodina », qui signifie « mère-patrie », dirigé par des anciens membres du Parti communiste ? Certains le considèrent comme une création du Kremlin. Si c’est le cas, à quelles fins ?
Votre question, très précise et fort bien formulée, évoque avant tout une évidence qui crève les yeux : un courant nationaliste puissant bouscule forcément, et quasi par définition, le clivage arbitraire et intenable sur le long terme entre « gauche » et « droite ». Surtout en Russie. Pour des motifs historiques bien patents. La Russie est aujourd’hui un pays perdant, un vaste pays, un pays-continent, qui a perdu la Guerre Froide, qui a évacué sa première ceinture de glacis, soit les pays du COMECON en Europe centrale et orientale. Elle a ensuite perdu ses glacis conquis au prix fort au temps des tsars, dans les années vingt et trente du 19ième siècle dans le Caucase d’abord, dans la seconde moitié du 19ième en Asie centrale ensuite. Le processus actuel de dissolution, sous les coups bien ciblés des diverses stratégies américaines mises en œuvre avec une constance et un acharnement féroces, s’est déclenché non pas immédiatement après la seconde guerre mondiale, comme on nous le fait croire, ou sous le règne de Khrouchtchev, mais immédiatement dans la foulée de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en décembre 1979. A partir de ce moment-là, Washington a estimé que l’équilibre entre les puissances était rompu. L’URSS devait dès lors disparaître par fragmentation et balkanisation de son cordon de glacis, protégeant le centre historique de l’impérialité russe qu’est la Moscovie.
Les Etats-Unis avaient intérêt à maintenir l’Europe en état de division
L’URSS, malgré les cadeaux européens, consentis par Roosevelt à Yalta, restait une puissance encerclée, sansvéritables ouvertures vers les mers chaudes donc sans espoir de se développer dans la compétition bipolaire et d’acquérir un statut authentique de grande puissance. Jordis von Lohausen, le géopolitologue autrichien qui fut mon maître, nous expliquait fort bien, dans la double tradition géopolitique allemande de Ratzel et de Tirpitz, qu’une vraie superpuissance est une superpuissance qui a accès à toutes les mers, les domine et entretient une flotte capable de damer le pion à tout adversaire potentiel. Dans ce contexte de la guerre froide, les Etats-Unis, dans un premier temps, avaient intérêt à maintenir l’Europe en état de division, à ne pas en chasser les forces soviétiques qui occupaient les espaces complémentaires nécessaires au déploiement de la machine économique de leurs concurrents allemands et ouest-européens, à se faire passer pour les protecteurs « bienveillants » des pays satellisés de la portion occidentale de notre continent, où ils avaient remis en selle tous les corrompus, les prévaricateurs et les concussionnaires d’avant-guerre.
Le soviétisme, offensif en apparence, militarisé, avait, par les allures qu’il se donnait, une utilité médiatique : il apparaissait comme un croquemitaine ; des politicards véreux, revenus dans les fourgons de l’armée britannique ou de l’US Army, recyclés dans un occidentalisme hostile aux souverainetés nationales, comme Paul-Henri Spaak, pouvaient s’écrier à toutes les tribunes internationales « J’ai peur ! » et réclamer, en tant que faux socialistes, des crédits militaires inutiles, en faisant acheter, par les gouvernements européens vassalisés, du matériel et surtout, bien entendu, des avions américains ; du coup, face à une URSS peu séduisante sur le plan publicitaire, les Etats-Unis se donnaient toujours le beau rôle, gagnaient la bataille médiatique et pouvaient fourbir leur meilleure arme, celle du « soft power ».
Ce concept de la politologie moderne désigne et définit l’ensemble des atouts médiatiques, scientifiques, culturels, cinématographiques (Hollywood), politiques, économiques des Etats-Unis, selon la définition du politologue contemporain Joseph S. Nye Jr. (in : Soft Power. The Means to Success in World Politics, Public Affairs, New York, 2004), ensemble d’atouts qui fait que les masses ignorantes et manipulables à souhait, ou des fragments considérables de la masse, capables, même minoritaires de faire basculer les opinions publiques, adhèrent sans réfléchir, tacitement, à l’image quasi publicitaire que donne l’Amérique d’elle-même. Ces masses ou parties de masse considèrent les « vérités » médiatiques américaines comme des évidences incontestables. Qui ne sont presque jamais contestées effectivement, parce qu’il n’existe aucun « soft power » alternatif !
Inusables arsenaux propagandistes
Pour revenir plus directement à votre question, je dirais d’abord que la Russie actuelle ne dispose pas de ce « soft power », ni de rien d’équivalent, ensuite que les médias occidentaux puisent encore et toujours dans les arsenaux propagandistes de la guerre froide, puisque la Russie reste, en fin de compte, l’ennemi à abattre, qu’elle ait été tsariste ou communiste hier, qu’elle soit démocratique aujourd’hui. Poutine passe pour une sorte de nouveau Staline, pour un « méchant » qui devrait au plus vite quitter le pouvoir, pour laisser la place à un « chef » que l’on considèrera comme un « good guy », bien « démocratique », mais qui laissera oligarques, banquiers, organisations internationales piller, neutraliser et avachir la Russie.
En Belgique, le principal quotidien bruxellois, le Soir, publie chaque jour des articles haineux, et de ce fait délirants, contre la Russie. De ses colonnes, on pourrait facilement tirer une anthologie de la russophobie la plus rabique. Aucune autre instance médiatique ne peut répondre à ces délires, ni en Belgique ni dans le reste de la francophonie (à l’exception, parfois du Temps de Genève), en démonter l’inanité, en exhiber la profonde malhonnêteté, car aucun « soft power » russophile n’existe, ne dispose d’arsenaux sémantiques suffisamment étoffés, d’instruments cinématographiques ou de banques d’images alternatives.
La mouvance identitaire, à laquelle vous appartenez, devrait réfléchir à cette terrible lacune, qui nous fait perdre guerre après guerre, dans les conflits « cognitifs » d’aujourd’hui : il n’y certes pas de « soft power » russe ; il n’y a pas davantage de « soft power » européen ou japonais, capables de neutraliser les effets du « soft power » américain. On constate, à intervalles réguliers, que, pour dénigrer l’Allemagne ou la France, le Japon ou la Chine, des images stéréotypées, totalement fausses mais médiatiquement vendables, des clichés rabâchés sont ressortis et diffusés à grande échelle, créant, ponctuellement, dans les pays anglo-saxons, et dans le monde, des réflexes germanophobes, francophobes, japonophobes ou sinophobes.
Les ennemis de l’Amérique sont toujours fustigés avec une hystérie consommée !
Rappelez-vous que Chirac en a fait les frais lors de ses essais nucléaires en 1995, puis en 2003, lors de l’épisode fugace de l’Axe Paris-Berlin-Moscou, et enfin, pour le rendre encore plus malléable, lors des émeutes des banlieues en novembre 2005 ; quant à la germanophobie, elle est récurrente, d’autant plus que le croquemitaine nazi n’a jamais cessé d’être agité. Pour le Japon, les médias et agences médiatiques disposent de clichés bien rodés, que vous connaissez forcément : le méchant « Jap » revient souvent à la surface, tant dans les médias anglo-saxons que dans certains médias parisiens, où les ennemis de l’Amérique sont fustigés avec une hystérie bien connue.
La meilleure exploitation offensive du « soft power », à des fins qui équivalent à une guerre classique, soit la conquête d’un territoire qui se traduit aujourd’hui par son inféodation à l’OTAN, a été la pratique nouvelle des « révolution de velours », en Serbie, en Ukraine, en Géorgie et au Kirghizistan. On voit alors sur les écrans des télévisions du monde entier un peuple qui se dresse sans armes, en agitant des drapeaux d’une couleur douce, « sympa » ou « cool », ou en battant des casseroles comme jadis au Chili pour tenter de faire tomber Pinochet. Tout cela se passe soi-disant de manière spontanée, alors que ces phénomènes sont téléguidés par des professionnels de l’agitation bien entraînés, dans des séminaires largement financés par les fondations privées, d’inspiration néo-libérale, qui travaillent directement pour les intérêts géopolitiques de Washington.
La Russie risque de subir, elle aussi, une « révolution orange » à la mode ukrainienne lors des prochaines présidentielles de 2008. Si une telle opération réussissait, le pouvoir central russe ne se soucierait plus de récupérer les influences perdues dans ces périphéries de glacis, que j’évoquais ici au début de ma réponse. Il est donc normal, pour revenir à votre question, que les Russes nationalistes, qui acceptent l’ensemble des avancées positives de la Russie depuis sa création et surtout depuis la renaissance qu’elle a connue à partir d’Ivan le Terrible au 16ième siècle, d’une part, et que les Russes nostalgiques de la super-puissance soviétique (mais une super-puissance relative !), d’autre part, connaissent une convergence d’intérêts, partagent une communauté de soucis bien justifiables. Les uns comme les autres veulent ravoir un pays qu’ils pourraient à nouveau juger intact, avec des frontières « membrées » (comme le disaient Vauban et Richelieu), capables de retenir ou d’absorber une invasion en direction du cœur moscovite de l’empire (comme contre les Tatars à l’Est, contre les Polonais à partir du « Temps des Troubles » à la fin du 16ième et du début du 17ième, contre les Suédois de Charles XII, contre Napoléon et contre Hitler).
Limites et apories de l’idéologie froide
Le terme « Rodina », ou « mère-patrie » rappelle le sursaut russe de 1942, quand Staline consent à abandonner la phraséologie soviétique, qui ne motivait pas le peuple et, même, pire, le révulsait, pour reprendre à son compte les linéaments du patriotisme russe traditionnel, beaucoup plus porteur sur le plan de la propagande. « Mère patrie » est donc un vocable né à l’ère soviétique, tout en s’en démarquant sur le plan strictement idéologique. Quand le mouvement déliquescent de mai 68 frappait l’Europe occidentale et qu’il était « in » de se proclamer contestataire dans le sillage du jeune Cohn-Bendit, l’Union Soviétique était, a contrario, agitée par une contestation tranquille, nullement « progressiste » et déliquescente, mais soucieuse de renouer avec les racines russes pré-soviétiques, afin de redonner une « épine dorsale » spirituelle à un empire soviétique, prisonnier des limites et des apories de l’idéologie froide (la notion d’ « idéologie froide » se retrouvait dans les écrits de Castoriadis, Papaioannou et Axelos en France).
Dans les rangs de l’armée rouge, dès la fin des années 60, l’idéologie communiste ne faisait plus recette, était vraiment considérée pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une fabrication sans profondeur temporelle ni spirituelle : les officiers se souvenaient des généraux des tsars, de Pierre le Grand, de Souvarine, de ces conquérants de terre, de ces défenseurs de la « russéité » face aux dangers tatar et turc. C’est à cette veine-là que se réfèrent indubitablement les animateurs, anciens communistes, du mouvement « Rodina ».
La convergence, qui éveille votre curiosité et justifie votre question, entre nationalisme et résidus du communisme dans la Russie actuelle n’est donc nullement étonnante. Seul ce mixte peut donner à terme une majorité parlementaire capable de défendre les intérêts de la Russie contre les menées des agences internationales, des fondations américaines, d’un éventuel mouvement « orange ».
Que Rodina soit ou non une création du Kremlin, n’a pas d’importance. Ce mouvement doit, avec d’autres, participer au barrage qu’il faudra bien constituer en Russie, demain, pour affronter les « forces orange » qui ne manqueront pas de se dresser, avec l’appui de la Fondation Soros et de ses consoeurs, toutes virtuoses de la « nouvelle subversion ».
En novembre 2005, le LDPR de Vladimir Jirinovski a fait exclure « Rodina » des élections à la Douma de la ville de Moscou pour incitation à la haine raciale. Ceci ne laisse pas de surprendre. Que fait-il penser du LDPR ? Son chef plutôt controversé, personnage haut en couleurs et peu économe en provocations, est-il à prendre au sérieux ?
Vous savez bien que les dissensions, les exclusions mutuelles, les querelles de chapelle, les chamailleries de chefaillons sont le lot quotidien des mouvements « identitaires ». La France, la Belgique francophone, l’Allemagne, l’Espagne et d’autres pays encore connaissent ce phénomène. La mouvance « nouvelle droite » en deviendra même le paradigme aux yeux des historiens de demain. Il est dû, à mon avis, indirectement aux effets inconscients du « soft power » américain. Je m’explique.
Remplacer les cultures nationales par une culture prédigérée
Jadis, Yannick Sauveur, représentant malheureusement isolé, mais pertinent et courageux, du mouvement « Jeune Europe » et de Jean Thiriart, avait rédigé un mémoire universitaire sur la fonction métapolitique d’une revue comme « Sélection du Reader’s Digest », où il démontrait comment, tout de suite après la victoire américaine de 1945 en Europe et en Extrême Orient, les services cherchaient à remplacer les cultures nationales par une culture prédigérée (« digest » !), édulcorée, banale, où ne s’insinuerait aucune pertinence historique ou politique, pouvant s’avérer à terme contraire aux intérêts américains.
Par ailleurs, le grand angliciste français Henri Gobard, à qui nous devons le concept de « guerre culturelle », dénonçait les stratégies de Hollywood, où le cinéma américain, qui a cherché à s’imposer par la force, par le chantage (comme celui que subit le gouvernement Blum en France en 1948), dans tous les pays d’Europe et d’ailleurs, offre des images, souvent bien présentées selon toutes les règles du septième art, qui éclipsent toutes les autres, potentielles, que l’on pourrait créer sur notre propre histoire, sur nos propres mœurs, en y insinuant nos propres messages politiques. Claude Autant-Lara, dans le discours inaugural qu’il fit, en tant que doyen des parlementaires à Strasbourg, a fustigé cette situation avec un brio remarquable, qui provoqua bien entendu un scandale chez les bonnes consciences de la « correction politique » à Paris.
Les chamailleries des chefaillons viennent du simple fait qu’ils sont inconsciemment imbibés de cette culture fabriquée et exportée, qu’ils sont ensuite prisonniers de vieux schémas obsolètes, que l’on a laissé survivre parce qu’ils n’étaient pas dangereux, qu’ils adhèrent et participent aux faux débats, créés artificiellement par les médias, débats sans objet réel qui visent surtout à esquiver l’essentiel. La mouvance nationaliste ou identitaire ou néo-droitiste (peu importent les qualificatifs) n’a pas généré une culture alternative suffisamment forte pour affronter le « soft power » américain en France, une culture alternative qui aurait été non schématique, bigarrée, aussi polyvalente que la culture du « Reader’s Digest » ou de Hollywood. Les cénacles qui composent cette mouvance sont traversés de contradictions irrésolues, sources de querelles, de scissions, d’effondrements politiques et de ressacs, tout simplement parce qu’il n’y a pas d’accord durable possible sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la sauvegarde des cultures et des traditions du Vieux Monde, cultures et traditions qui sont bien entendu les garantes de la souveraineté des peuples, car elles devraient, si elles retrouvaient leur authenticité, générer des formules politiques adéquates, inscrites dans la continuité historique des peuples, dans leur vécu pluriséculaire.
Les Américains ne cessent de pratiquer la « guerre cognitive »
En ce sens, ce paysage politique de la mouvance identitaire fragmentée, paysage tout de désolation, est, indirectement, le résultat du poids très lourd que pèse le « soft power » américain sur l’ensemble des cultures d’Eurasie, Russie comprise. Dans les Etats vassalisés de l’américanosphère (selon le terme forgé par Guillaume Faye dans les années 80), aucune opposition organisée n’a vu le jour, jusqu’ici, parce que toute émergence d’un mouvement offensif sera, à court ou moyen terme, « cassée » par une dissidence soudaine, qui agira souvent en toute bonne foi, mais sera inconsciemment téléguidée par un appareil secret, dont le siège se trouve Outre Atlantique, où l’on ne cesse de pratiquer la « guerre cognitive », comme la nomment les stratégistes français contemporains.
L’opposition offensive, avant d’être brisée dans son élan, reposera forcément sur une synthèse ou un syncrétisme idéologique et affectif, composé de « dérivations » et de « résidus » pour parler comme Pareto, qui sera bien évidemment fragile, présentera des failles, des faiblesses, où s’insinuera le dissensus, téléguidé par ceux qui, au sein des services, ont pour profession d’observer d’abord, d’étudier les dynamiques à l’œuvre dans le pays donné, de faire appel à des historiens et des politologues qui éclaireront leur lanterne. Il suffit de passer en revue les catalogues de certaines maisons d’édition anglo-saxonnes. Une dissidence apparaîtra qui s’appuiera sur un programme en apparence similaire, sauf quelques nuances, qui fera perdre des voix et des sièges à l’opposition de première mouture, la déforcera dans la mise sur pied de majorités parlementaires ou dans la création d’un gouvernement de coalition. On se rappellera qu’il suffisait jadis de générer des dissensions au sein du mouvement communiste à l’aide des cénacles trotskistes pour ruiner l’accession de communistes à des postes clefs. Avec les nationalistes, au discours plus flou, aux références bien plus bigarrées, le travail serait, en l’état actuel des choses, beaucoup plus aisé.
Les lois liberticides servent à asseoir la domination du néo-libéralisme
Dénoncer Rodina pour « incitation à la haine raciale » doit tout simplement nous faire réfléchir à quoi servent les lois, règlements et dispositions qui permettent ce genre d’intervention intempestives, contraire à la liberté d’expression et même à l’esprit de tous les corpus juridiques européens, soucieux de la liberté du « civis romanus » ou de l’ « homo germanicus ». Notez que je m’insurgerais avec la même véhémence contre toute loi qui interdirait le socialisme, ou punirait l’expression d’idées anarchistes, ou voudrait juguler l’expression de la religion ou bannirait toute nouvelle exploitation ou interprétation des idées de Marx et Engels (contre la nouvelle internationale du « néo-libéralisme » par exemple, qui est l’idée motrice de la « globalisation » et de la « mondialisation » actuelles).
Tous les appareils et arsenaux judiciaires qui existent en Europe, pour limiter l’expression d’idées, sont autant de dénis des libertés politiques et intellectuelles, qui servent à casser des élans et à maintenir le statu quo ou à renforcer la mainmise néo-libérale. C’est-à-dire à installer la dictature masquée des sphères économiques, ou comme ose le dire Pierre-André Taguieff, en réhabilitant par là même un concept qui était devenu sulfureux, la dictature « ploutocratique ».
Or, au départ, les principes de la démocratie visaient à faire advenir dans nos espaces politiques une pratique quotidienne des « choses publiques » (en latin : res publicae) cherchant à briser la pesanteur des situations de statu quo. En Belgique, la loi électorale à l’échelon communal (municipal) prévoyait, au début de notre histoire politique, un exercice, comme aujourd’hui, de six années, avec renouvellement du tiers des conseils communaux tous les deux ans, afin d’éviter les encroûtements, l’installation durable d’incapables et les pratiques de concussion sur le long terme. Aujourd’hui, cette pratique intelligente du « renouvellement », à chaque tiers de législature, est depuis belle lurette jetée aux orties, et la corruption fonctionne allègrement comme le prouvent les scandales récents, ingérables, qui ont secoué le paysage politique de villes comme Charleroi et Namur.
Pas de démocratie véritable avec des partis permanents et inamovibles
Ensuite, Moïsei Ostrogorski, théoricien de la démocratie dans la première moitié du 20ième siècle, démontrait qu’une démocratie optimale ne peut nullement fonctionner sur base de partis politiques permanents. Si un parti politique demeure « permanent », s’impose à la société comme une « permanence » inamovible et indéboulonnable, il crée, par sa présence ubiquitaire à tous les échelons de décision de la communauté populaire, des niches d’immobilisme, contraires au principe de fluidité qu’a prétendu vouloir incarner la démocratie, au départ, en Europe occidentale. Le socialisme wallon, mais aussi le démocratisme chrétien flamand, sont des exemples devenus paradigmatiques de déni de démocratie, sous couleur d’une idéologie qui n’a de « démocratique » que le nom qu’elle veut bien se donner. Le grand sociologue Max Weber, l’idéologue italien Minghetti, avaient, à leur époque, dénoncé, eux aussi, ces dérives malsaines. Ce type de dénonciation est repris aujourd’hui par le libéral belge a-typique (et qui a de gros ennuis !), Alain Destexhe. Il est en butte à la haine du bourgmestre FDF Gosuin d’Auderghem, qui a lâché des fiers-à-bras, armés de marteaux et d’autres objets contondants, contre les amis de ce politologue avisé, comme s’ils étaient de vulgaires militants « identitaires » ; preuve sans nul doute que Destexhe, dans ses critiques, a visé juste. Petite parenthèse : avez-vous déjà entendu un idéologue de la mouvance identitaire faire référence à ces corpus démocratiques, rédigé par Destexhe et son ami Eraly, pour dénoncer la fausse démocratie ambiante ? Non. Voilà une des raisons de leur stagnation.
Je déplore donc que Jirinovski et ses co-équipiers aient choisi de telles pratiques pour exclure un adversaire politique des débats de la Douma. Ceci dit, je suis profondément intéressé par ce que je lis, et qui émane du LDPR et de sa commission géopolitique, où œuvre le géopolitologue Mitrofanov, dans les entretiens qu’a donnés Jirinovski au « Deutsch National Zeitung » du Dr. Frey à Munich, et surtout dans l’ouvrage universitaire que Fabio Martelli a fait paraître naguère à Bologne sur la « géopolitique de Jirinovski » (F. Martelli, La Russia di Zhirinovskii, Il Mulino, Bologna, 1996 ; recension in Vouloir, n°9, 1997).
Les piliers de la géopolitique du LDPR
Cet ouvrage est important car il nous donne effectivement les grandes lignes d’une géopolitique eurasienne intéressante, dont les piliers sont les suivants : 1) faire advenir un projet eurasien qui repose sur l’idée d’une fédération d’empires traditionnels régénérés (on reconnaît là une idée maîtresse de Douguine, dont l’influence a dû s’exercer un moment sur les « think tanks » du LDPR) ; pour l’équipe rassemblée à l’époque autour de Jirinovski, les principales traditions impériales à ranimer sont celles de la Russie, bien évidemment, du Japon, de l’Iran, du Saint Empire romain-germanique. 2) A ce quadrige d’empires devrait s’ajouter le pôle balkanique serbo-bulgare, d’inspiration byzantine et de base ethnique slave, réminiscence du projet brisé de Stepan Douchane au 14ième siècle, immédiatement avant les invasions ottomanes. 3) Jirinovski parle ensuite de briser la puissance de l’Arabie Saoudite wahhabite et alliée des Etats-Unis, depuis le contrat pétrolier qui a uni Roosevelt et Ibn Séoud en 1945. Au wahhabisme, il faut dès lors opposer un islam plus riche, plus trempé de traditions diverses, enrichi par des syncrétisme divers, notamment islamo-perse. 4) Le programme de la commission géopolitique du LDPR évoque également le projet de déstabiliser les pays très fortement liés aux Etats-Unis, et périphériques de la masse continentale eurasienne, comme la Grande-Bretagne, en pariant là-bas sur l’élément celtique et irlandais. Ce travail ne serait possible que par le truchement d’une élite d’ascètes traditionalistes, réceptacles des cultures immémoriales du Vieux monde eurasien.
Un programme cohérent, donc, à méditer, au-delà de toutes les querelles de chapelle.
Récemment, les Français ont pu découvrir Alexandre Douguine et aussi lire ses travaux qui empruntent à Alain de Benoist, sans s’en cacher d’ailleurs, un bon nombre de ses réflexions. Bien que Douguine soit souvent cité dans les milieux identitaires, son mouvement « Evraziya » (Eurasie) semble pourtant aligner des effectifs plutôt limités. Que recouvre concrètement le terme d’Eurasie ? Quelle est l’influence réelle de Douguine et de son mouvement sur la politique russe ?
Vous aurez appris que j’ai rencontré Alexandre Douguine, à Paris d’abord en 1991, à Moscou ensuite en 1992, et, enfin, en novembre 2005, lors de sa tournée de conférence en Belgique. On ne peut pas dire que Douguine incarne un calque russe du message de la « nouvelle droite » parisienne, du moins dans l’état actuel où se trouve celle-ci. L’évolution de ce mouvement français, rupturaliste à ses débuts, va, depuis une bonne décennie, comme l’avait très bien prévu Jean Thiriart dès la fin des années 60, dans le sens d’une confusion totale et se caractérise par l’absence de toute clarté dans le discours. Douguine, comme moi-même et bien d’autres, retient fort justement l’idée néo-droitiste initiale d’une bataille métapolitique, à gagner avant de vaincre sur le plan politique, mais, la situation française étant ce qu’elle est, avec ses verrouillages et ses interdits, de Benoist n’a pas pu véritablement s’insérer dans les débats de la place de Paris.
De Benoist, tête de Turc des vigilants hystériques
Face à cet échec, dont il n’est nullement le responsable mais la victime, de Benoist a cru bon, par toutes sortes de manœuvres rentrantes et de stratagèmes de contournement, finalement boiteux, de tenter quand même un entrisme dans le PIF (paysage intellectuel français), notamment via les antennes de « France Culture », où il participait à d’excellentes émissions, comme aujourd’hui, en marge du PIF, à Radio Courtoisie. Alain de Benoist s’est fait malheureusement éjecté de partout, poursuivi par la vindicte d’une brochette de vigilants hystériques. Les plus anciens de vos lecteurs se rappelleront certainement de toutes ces affaires parisiennes récurrentes, où le pauvre de Benoist était la tête de Turc, de l’affaire ridicule des candélabres SS, du complot dit des « rouges bruns » (1993), orchestrés par les Olender, Daeninckx, Monzat, Spire, Plenel et autres figures malveillantes et malfaisantes du Tout-Paris.
Cette haine tenace, indécrottable, permanente, a déstabilisé psychologiquement le malheureux de Benoist, qui en est sorti complètement déboussolé. Peureux de nature, n’étant ni un polémiste vigoureux ni un foudre de guerre, déçu et meurtri, tenaillé par la frousse de se faire traiter de « raciste » (ce qu’il n’est assurément pas), il n’a plus cessé de se dédouaner et, dans ce misérable travail de déconstruction de soi, de ce qu’il avait été, a trahi tous ses amis, dont Guillaume Faye, exposant d’un intéressant projet « eurosibérien ». Cette trahison, peu reluisante sur le plan éthique, lui a valu des polémiques supplémentaires, dont il fit les frais, et qui émanaient cette fois de la mouvance néo-droitiste elle-même, dont un certain « Cercle gibelin », aujourd’hui disparu. De Benoist est désormais pris en tenaille, d’une part, par ceux qui ont toujours voulu l’exclure des débats, et, d’autre part, par ses anciens amis qui n’acceptent pas ses trahisons. Sa position est pour le moins inconfortable.
Les « vigilants » de la correction politique reprochaient à de Benoist d’avoir fréquenté Douguine. Et d’avoir rencontré Ziouganov, leader du PCR, et Babourine à Moscou. Pour ces « vigilants », ces petits débats moscovites, intéressants, courtois, publiés dans le journal « Dyeïnn » de Prokhanov -l’ancien directeur de « Lettres soviétiques » qui avait réhabilité Dostoïevski (quel crime !)-, annonçaient une terrible convergence totalitaire, qui allait tout de go balayer la démocratie occidentale, provoquer comme par un coup de baguette magique la fusion entre le PCF et le FN de Le Pen, capable de devenir le premier parti de France : la figure de « Mascareigne », du fameux roman humoristique de Jean Dutourd, risquait de devenir une réalité ! On nageait en plein délire. Les rapports entre de Benoist et Douguine se sont relâchés, à la suite de ces scandales, jusqu’au moment où notre ami russe a connu le succès dans son pays, est devenu un animateur radiophonique en vue, a patronné la création de plusieurs sites internet du plus haut intérêt, sans plus éveiller la méchante verve de nos « vigilants », dont les gesticulations n’avaient pas vraiment ameuté les foules.
Une recherche systématique de bons traducteurs
Le tour de force de Douguine a été de trouver dans quelques pays de bons traducteurs de la langue russe. En Belgique, je dois à ce cher Sepp Staelmans quelques excellentes traductions de Douguine et d’articles tirés de sa revue « Elementy ». Les autres traductions issues du russe me viennent de jeunes et charmantes collaboratrices et stagiaires de mon bureau, et je profite de votre entretien pour les remercier une fois de plus. En Espagne et en Italie, des slavistes chevronnés, dont Mario Conserva, nous ont livré de bonnes traductions, qui ont servi de base à leurs publications en français, généralement éditées par Christian Bouchet. La stratégie de Dougine, avisée, a donc été de trouver les bons hommes aux bonnes places, partout en Europe et dans le monde.
Pour moi, Douguine est essentiellement, sur le plan spirituel et idéologique, le traducteur et, partant, l’importateur, des idées et visions de René Guénon et Julius Evola en Russie. En ce sens, il doit plus aux travaux d’un Claudio Mutti en Italie ou d’un Antonio Medrano en Espagne qu’à de Benoist. Douguine est aussi celui qui a couplé le traditionalisme de Guénon et d’Evola à l’œuvre du Russe Constantin Leontiev. Ce dernier contestait la volonté des panslavistes modernistes à vouloir démembrer l’Empire ottoman moribond, à ramener les Balkans dans le giron d’une Europe gangrenée par la modernité ou dans celui d’une orthodoxie dont la rigueur s’affaiblissait.
C’est dans Leontiev qu’il faut aller retrouver les racines d’une certaine « islamophilie » de Douguine. Cette islamophilie n’est nullement d’inspiration hanbalite ou wahhabite mais renoue avec un certain soufisme caucasien, plus particulièrement azéri et perse, qui a fusionné avec le chiisme au temps des shahs séfévides. Dans ce soufisme azéri islamisé, on trouve des références à la tradition hyperboréenne, que ne retient évidemment pas l’islam saoudien. Rappelons que la dynastie des Séfévides iraniens s’est imposée à la Perse, moribonde après les invasions mongoles, grâce au concours d’un mouvement religieux et militaire azéri et turkmène, les « Qizilbash », ou « chapeaux rouges », qui s’opposeront aux Ottomans sunnites et aux Ouzbeks, tout en faisant alliance avec les Byzantins en exil, le Saint Empire et l’Espagne.
Pour clore le chapitre des rapports de Douguine et de la ND française, je rappellerais ici que, pour illustrer ce qu’est, ou a été, la ND, le site « Evrazija » affiche mes réponses personnelles sur cette mouvance, accordées à Marc Lüdders à la fin des années 90, dans le cadre d’un ensemble de débats, en Allemagne, sur les évolutions, involutions, mutations et métamorphoses des « nouvelles droites » (car le pluriel s’impose, effectivement !).
Le mouvement « Evrazija » n’est pas un mouvement de masse, donc la question de ses effectifs me parait oiseuse. Ce qui compte, c’est son accessibilité via la grande toile, c’est la présence réelle et physique de son animateur sur la scène internationale, en Europe, aux Etats-Unis, au Japon, en Iran, c’est la répercussion de ses voyages dans les médias russes.
Les deux grands piliers de la vision eurasienne de Douguine
Quant au terme « Eurasie », terme clef dans la vision du monde de Douguine, je pense qu’il signifie surtout, pour lui, deux choses :
1) sauver au minimum la cohérence du territoire de l’ex-URSS, réceptacle potentiel d’une aire de « civilisation russe », exactement comme le Shah d’Iran parlait, à propos des zones chiites de Mésopotamie et d’Afghanistan, d’une aire de la « civilisation iranienne ». En même temps que cette cohérence territoriale du noyau russe et de ses glacis adjacents, Douguine réclame, dans sa vision eurasiste, une cohérence spirituelle en amont de l’histoire, qui se réfère au temps d’un « âge d’or », contrairement à la cohérence en aval que postulait le communisme messianique, qui oeuvrait pour l’avènement d’une félicité planétaire au terme de l’histoire, après l’élimination de tous les reliquats du passé (« Du passé, faisons table rase ! »). Cette cohérence en amont permet de sauter au-dessus des clivages religieux et ethniques et d’unir tous les tenants de la « Tradition primordiale », dont dérivent toutes les traditions actuelles (ou ce qu’il en reste), dans une même phalange, contre l’idéologie moderniste de l’Occident américanisé ;
2) de donner, à l’instar des nombreux eurasistes russes des années 20, qu’ils aient été blancs ou rouges, en URSS ou en exil, ou qu’ils se soient situé idéologiquement entre les deux pôles de la terrible guerre civile, comme les « monarchistes bolcheviques », une dimension dynamique à références scythes, mongoles ou tatares. Pour les eurasistes des années 20, comme pour le panslaviste Danilevski au 19ième siècle, comme pour le Spengler tardif, les sociétés sédentaires d’Europe occidentale ont fait vieillir les peuples prématurément, en ont fait de petits rentiers craintifs, des boursicotiers ou des ronds-de-cuir, alors qu’une idéologie sauvage, conquérante et cavalière, comme celle, implicite, des conquérants mongols unificateurs de l’Eurasie quand ils étaient au sommet de leur gloire, aurait permis de garder la jeunesse et, partant, la créativité. Pour Douguine, tous les unificateurs de l’Eurasie, quelle que soit leur carte d’identité raciale, sont des modèles à rappeler, à exalter et à imiter. Douguine a parfois parlé de la Russie, du Continent russe, comme du fruit de la fusion idéale entre éléments slaves (indo-européens) et turco-mongols.
A ces deux piliers principaux de la vision douguinienne du mouvement eurasiste, il faut ajouter la connaissance de la géopolitique allemande de Karl Haushofer, penseur de l’idée du « quadrige grand-continental », avec la Russie soviétique, l’Allemagne hitlérienne, l’Italie mussolinienne et le Japon shintoïste.
Douguine le mystique et Thiriart le matérialiste technocrate
Mon compatriote et ancien voisin de quartier, Jean Thiriart, qui fit également le voyage à Moscou avant de mourir en novembre 1992, avait théorisé l’idée d’une grande Union Soviétique, étendue à l’ensemble de la masse continentale eurasienne, portée par un communisme corrigé par la philosophie nietzschéenne (réétudiée en URSS par le philosophe Odouev), et par là même, futuriste, toujours hostile aux religions établies. Thiriart et Douguine s’entendaient bien, même si leurs visions étaient diamétralement opposées sur le plan religieux. Il faut relire aussi les textes derniers de Thiriart, notamment dans les diverses revues « nationales bolcheviques », publiées à l’époque par Luc Michel, et dans « Nationalisme & République », organe animé par Michel Schneider, vieil admirateur français de Thiriart.
L’influence de Douguine sur la politique russe ne peut pas se mesurer de manière précise : disons qu’il est un exposant de vérités russes, eurasiennes, parmi beaucoup d’autres exposants. Comme dans le cas de la « révolution conservatrice » allemande des années 20, qui fut un foisonnement luxuriant, Douguine, au sein de l’anti-conformisme russe actuel, occupe une place de choix, parmi bien d’autres, dans un paysage idéologique tout aussi luxuriant.
Tous ces mouvements précédemment évoqués semblent plus ou moins soutenir la politique de Poutine. Est-ce vraiment le cas ? Faut-il en conclure que le personnage de Poutine n’est pas exempt d’aspects intéressants au regard d’un identitaire ? Peut-on lui faire confiance ?
Douguine a très bien expliqué que Poutine, dans le contexte d’une Russie démembrée, est le « moindre mal ». Douguine insistait pour nous expliquer qu’à son avis la faiblesse du poutinisme réside tout entière dans son incapacité à générer une élite ascétique alternative, suffisamment bien armée et structurée, pour faire face à toutes les éventualités. Il dit ainsi, en d’autres termes, ce que j’ai tenté de vous expliquer dans l’une de vos questions précédentes : en Russie aujourd’hui, comme en Europe ou ailleurs dans le monde, la plus extrême difficulté, à laquelle nous allons tous devoir faire face, est de remettre une élite politique sur pied, à même de comprendre les rouages impériaux et traditionnels, de connaître notre histoire sans les filtres médiatiques, qui faussent tout. Il faut un temps infini pour reconstituer une élite de ce type, telle que l’avait si bien définie, en son temps, l’Espagnol José Ortega y Gasset. Pour l’instant, sans cette élite alternative, sans les glacis qui membraient jadis le territoire russe, sans les masses financières dont disposent ses adversaires, Poutine n’a évidemment pas les moyens de faire une grande politique russe tout de suite, de mettre « échec et mat » ses adversaires en un clin d’oeil. Il doit avancer au coup par coup, à petits pas, travailler avec les moyens du bord, en affrontant le travail de sape des oligarques, des fondations néo-libérales, des agences médiatiques américaines.
Oléoducs et gazoducs d’Eurasie sur fond de « low intensity warfare »
Poutine gagnera la bataille, mais uniquement s’il parvient, comme nous l’a démontré notre ami autrichien Gerhoch Reisegger dans les colonnes d’ « Au fil de l’épée », à réaliser les projets eurasiens d’oléoducs et de gazoducs, entre la Chine, le Japon, les deux Corées, l’Inde, l’Iran et l’Europe. Le pétrole et le gaz fourniront à la Russie, du moins si les oligarques n’en détournent pas les fonds, les moyens de sortir de l’impasse. Mais ce projet général est systématiquement torpillé par les Etats-Unis et leurs alliés saoudiens wahhabites. La Tchétchénie se situe sur le tracé d’un oléoduc amenant le brut des rives de la Caspienne. La Géorgie devait théoriquement accueillir les terminaux sur la Mer Noire ; elle pratique une politique anti-russe, dont les derniers soubresauts ont émaillé les actualités fin septembre début octobre 2006. Pour alimenter l’Allemagne, il a fallu contourner les nouveaux membres de l’OTAN en Europe de l’Est, la Pologne et la Lituanie. La grande guerre pour le pétrole est celle qui se déroule sous nos yeux, mais elle ne fonctionne plus comme les deux grandes conflagrations de 1914 et de 1939. La guerre a pris d’autres visages : celui de la guerre cognitive, celui de la guerre indirecte, celui du « low intensity warfare », celui des guerres menées par personnes ou tribus interposées.
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Introduction au colloque d'"Eurorus"
Lebbeke, 2 décembre 2006
Tout au long du dix-neuvième siècle, la Russie a été perçue comme le bouclier de la « Tradition » contre l’esprit de la révolution française. Elle était donc la référence de toutes les forces conservatrices et traditionnelles en Europe et ailleurs dans le monde. En 1917, avec la révolution bolchevique, cette image s’effondre. En un coup, la Russie devient l’avant-garde des principes révolutionnaires radicalisés à l’extrême. Les forces conservatrices remplaceront dès lors leur russophilie initiale par un éventail d’affects anti-russes, sur lesquels ne cesseront de tabler les propagandes anglaises puis américaines pour étayer leur politique d’endiguement et, plus tard, de « roll-back » (« refoulement »), un « roll-back » non plus nucléaire comme l’avait théorisé John Forster Dulles au début des années 50, mais un refoulement porté par le soft power, le pouvoir idéologique, qui génère des « révolutions colorées » depuis la chute de l’URSS et la déliquescence de la CEI.
Pendant la guerre froide, nous courrions le risque de subir, sur le sol européen une troisième guerre mondiale, qui aurait achevé de ruiner définitivement notre civilisation. Dans ce contexte, dès les années soixante, en notre pays, le ministre des affaires étrangères Pierre Harmel, et le militant politique jugé extrémiste, Jean Thiriart, ont jugé cette situation inacceptable. Pour Pierre Harmel, les petits pays des deux blocs devaient s’efforcer de diminuer le risque de conflagration mondiale, en développant, entre eux, des relations bilatérales, aussi étroites que le permettait l’inféodation aux blocs. L’objectif était d’éviter la guerre, de la retarder. Pour la Belgique, ces relations bilatérales se sont nouées essentiellement avec la Pologne et, dans une moindre mesure, avec la Roumanie de Ceaucescu. Ailleurs, comme en Allemagne, cette tentative d’éviter le conflit, se traduisit par l’Ostpolitik de Brandt.
[Addendum post colloquium : Pour Thiriart, l’européisme hostile aux blocs s’est d’abord traduit par l’espoir de voir l’OAS anti-gaulliste faire de la France un « Piémont » qui, à l’instar de cet ancien royaume du nord de l’Italie qui a uni la péninsule sous la poigne de Cavour et de Garibaldi, unirait l’Europe sous le signe d’une libération des peuples végétant sous le duopole instauré à Yalta. Mais De Gaulle, ennemi de l’OAS, mènera une politique de désengagement français ; Paris quittera l’OTAN, tandis que l’OAS, et Thiriart dans son sillage et à son corps défendant, étaient rejetés hors de toute sphère de décision. Thiriart optera dans un second temps pour une politique pro-chinoise, pour un soutien à la voie roumaine en Europe de l’Est, pour une alliance avec les régimes laïques arabes, nassériens ou baathistes, trois orientations politiques qui connaîtront malheureusement l’échec, forçant Thiriart à interrompre momentanément toute activité politique et tout travail idéologique].
En 1972, coup de théâtre, Nixon et Kissinger renouent les relations rompues entre la Chine et les Etats-Unis, depuis la prise de pouvoir par Mao en 1949. L’objectif de ce renversement d’alliance est toujours de contenir la Russie, de parfaire la fameuse politique de l’endiguement et, aussi, de rompre définitivement l’unité du bloc communiste, déjà sévèrement compromise par les différends frontaliers sino-soviétiques et les querelles idéologiques. A partir de ce moment, naît l’idée d’une solidarité voire d’une alliance entre l’Europe et la Russie. L’exposant le plus précis de cette idée a été l’Italien Guido Giannettini, auteur d’un livre sur les relations sino-soviétiques : Dietro la Grande Muraglia. Pour Giannettini, la nouvelle donne impliquait une solidarité euro-russe, face au nouveau tandem sino-américain.
Entre 1985 et 1989, quand Gorbatchev inaugure sa période de « glasnost » et de « perestroïka », un immense espoir nous a secoués, nous Européens, si bien que nous pouvions paraphraser Martin Luther King en disant « We all had a dream ». Mais nous avons rapidement déchanté, essentiellement pour cinq motifs : 1) La gestion catastrophique d’Eltsine sur le plan économique, avec la vente à l’encan des ressources de la Russie ; 2) La ruine générale de la Russie, avec une inflation digne de la République de Weimar en Allemagne dans les années 20 du 20ième siècle ; 3) La mise en œuvre de la stratégie Brzezinski, visant la fragmentation des territoires de l’ancienne URSS et de l’ex-Empire des tsars, en pariant notamment sur les éléments turcophones et islamiques ; 4) La guerre de Tchétchénie, déclenchée sous Clinton par l’alliance entre les Etats-Unis, la Turquie et les fondamentalistes wahhabites, financés par l’Arabie Saoudite ; 5) Le harcèlement médiatique contre Poutine, dont le Soir, le quotidien principal de Bruxelles se fait le triste relais.
Ce faisceau de faits nous oblige à constater que nous sommes à nouveau dans une situation de guerre froide, alors que personne, ni à gauche ni à droite de l’échiquier politique en Europe, ne l’avait voulu.
C’est pourquoi je salue une initiative comme ce colloque de la nouvelle association « Eurorus », que j’accepte d’être le modérateur dans les débats qui vont, tout à l’heure, confronter des personnalités aux trajectoires très différentes, au passé jugé parfois sulfureux, mais ce goût de soufre est décidément bien préférable à l’atmosphère feutrée et aseptisée du ronron médiatique contemporain.
Je déclare le colloque ouvert.
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