jeudi, 01 mars 2007
Mensur: rituel des "Waffenstudenten"
Trouvé sur : http://theatrumbelli.hautetfort.com/
Franz WISSANT : La Mensur, rituel sanglant des "Waffenstudenten"
C’est à Heidelberg, sous les ruines du château, au cœur du quartier de l’Université, dans une Kneipe de la rue principale : Le Bœuf Rouge. Sous la tête hirsute du bœuf qui rumine sur l’enseigne, on peut lire "Hist. Studentenlokal". Rendez-vous avec l’histoire, alcoolique et bruyante des étudiants allemands. Il n’est pas tard, mais la salle est sans doute plus comble que bien des amphithéâtres de l’Université voisine.
Certaines Kneipe sont si proches de l’Université qu’elles semblent en être des dépendances : impression que confirme la joyeuse pédagogie qui se déploie autour des tables où s’entassent des étudiants diserts et démonstratifs. On prétend qu’autrefois les étudiants pouvaient suivre les cours de certains de leurs professeurs par la fenêtre de "Studentenlokale" de cette sorte. Pourquoi pas ? Le professeur teuton a tendance à ne pas bien résister à l’euphorie euristique, et se mue aisément en un stentor tonitruant , pourpre et apoplectique. Le "Bœuf Rouge" doit, parait-il, son nom à l’un de ces phénomènes d’érudition, de santé et de dimensions thoraciques.
Tâtant d’une main de la chopine et de l’autre une Gretschen potelée, les étudiants de ce temps profitaient, comme on se l’imagine, énormément de ces leçons auxquelles ils se montraient assidus.
Mais voici que l’histoire vous rattrape et que s’abattent sur votre table deux cent années de tradition, en la personne d’un quintal de viande soûle. Votre Bock se renverse et souille le pantalon de l’intrus. On vous traite de truie. Abasourdi, vous saisissez le gros personnage ruisselant à bras le corps. Vous empoignez un mince ruban tricolore qu’il porte en sautoir sur son plastron et qui ficelle son ventre replet comme un grotesque paquet. C’en est fait de vous : soudain l’ivrogne n’est plus ivre. D’un ton mauvais il vous fait remarquer que vous venez de porter atteinte à l’honneur de sa corporation et vous somme de "donnez satisfaction…".
Mais que vous veut cet ivrogne ?
Naguère, à moins de s’exposer aux quolibets et aux vexations, il aurait fallu relever le défi. Et bien sûr en découdre… bien que le duel soit interdit à l’Université de Heidelberg depuis 1386.
La pratique du duel dans les universités allemandes
En réalité, l’ancienne Allemagne, bien avant que ne fussent constituées les corporations d’étudiants, prisait déjà fort le combat singulier et l’interdiction était loin d’être respectée. Les autorités des villes étaient trop heureuses de compter des citoyens exercés au combat et aptes à se défendre en des temps peu sûrs. On vit fleurir aux XIVè et XVè siècles, les écoles d’escrime et les sociétés d’épées. Des privilèges leurs furent octroyés. Les étudiants y côtoyaient les bourgeois et les artisans. On se battait à l’épée, au poignard, à la hallebarde. Peu à peu, une arme plus légère, plus maniable et permettant des combats plus engagés tout en diminuant les risques de blessures mortelles, fit son apparition. Le "Dusack" est un sabre, long de 60 à 70 cm et large de 5, généralement en bois, et dont le nom signifiait probablement « couteau émoussé ». Ce n’est que plus tard que les actuelles rapières se répandirent. Dès la fin du XVè siècle, le succès des armes à feu détourna de la pratique de l’escrime les bourgeois, soucieux en premier lieu d’éloigner les assaillants. Désormais, seuls les aristocrates, les soldats et les étudiants pratiquaient encore le duel à l’arme blanche. Cette différence constituait aussi une opposition de valeurs. A Vienne, par exemple, la méfiance des bourgeois prit ombrage du privilège qu’avaient les étudiants de porter des armes et obtinrent en 1514 que cela leur fut interdit. Humiliés et la rage au cœur, 800 étudiants viennois se rendirent en long cortège à Wels supplier l’Empereur Maximilien de leur rendre leurs armes. L’Empereur des romains, le roi-chevalier épris de chansons de geste et de courtoisie, accéda à leur désir.
Les premières corporations allemandes qui se constituèrent à la fin du XIXè siècle, se développèrent sur un terreau favorable, fait des souvenirs d’anciens privilèges et d’anciennes luttes semblables à celle-ci. Goethe lui-même témoigne que les étudiants qui comme lui ne faisaient partie d’aucune association d’étudiants, acceptaient les règles du duel. On sait qu’il provoqua, à Leipzig, un étudiant balte qui lui barrait l’entrée du théâtre. Il se battit et fut blessé au bras. Des années plus tard, se souvenant de cet épisode, il devait dire : "Quelle est l’importance d’une vie humaine ? Une seule bataille en enlève des milliers. L’honneur est plus important. Il faut défendre un point d’honneur passionnément".
Le code des duels
La pratique du duel ("Mensur") connut alors dans les universités une évolution remarquable. Tout d’abord, on s’efforça de la codifier. On entreprit en premier lieu d’interdire de jouter d’estoc, pratique trop meurtrière ; à Iéna, par exemple, au cours des deux premiers mois du semestre d’hiver 1839, deux étudiants trouvèrent la mort de cette façon et huit autres eurent un poumon perforé. D’ailleurs la tradition allemande du duel recommandait de porter ses coups non pas d’estoc, mais de taille ("Hiebfechten"). On finit par ne plus frapper d’estoc. C’est à Munich, en 1847, qu’on recense le dernier cas d’un étudiant mort d’un coup d’épée lui ayant traversé le corps. Mi-juristes, mi-poètes, les gais étudiants de toutes les Allemagnes réglementèrent dans le détail aussi bien les causes de duel que les armes utilisées, les lieux de rencontres, le nombre des témoins…
A l’origine, tout duel commence par un affront, qu’il sert à réparer. Les étudiants corporés sont tenus à un certain respect pour leurs semblables et il n’y a au fond que deux sortes d’affront. L’outrage verbal et l’affront matériel. Le catalogue des insultes (Verbalinjurie) est lui aussi réglementé, et il n’en est en général qu’une d’autorisée entre étudiants, celle de "dummer Junge" (jeune sot). A Heidelberg, on varie un peu, "Hundefott" est aussi recevable. L’affront matériel n’est permis qu’à l’égard d’étudiants n’appartenant à aucune corporation ou refusant de se battre.
Pour rester sauf, l’honneur se doit de se montrer particulièrement chatouilleux : "Dès que j’ai entendu qu’à la table voisine, on parlait d’un jeune sot, je me suis emporté et nous en sommes tout de suite venus aux mains", confesse un étudiant dans une caricature célèbre, datant de 1853.
Il est interdit à deux membres d’une même corporation de se défier en duel. Toute injure subie par l’un des siens engage l’honneur de sa "patrie", c'est-à-dire de la corporation entière. C’est ainsi que la forme de duel la plus fréquente au début du XIXè siècle est le duel pro patria. Ce terme de patrie, vient des anciennes associations d’étudiants, qui se regroupaient par "pays", par terroir, au sein d’une ville universitaire. Ces "Landmanschaften" sont les ancêtres des corporations ("Burschenschaften") et le mot patrie s’entendait, au XVIIIè siècle, au sens propre. De nos jours, on ne règle plus les affaires d’honneur par le duel pro patria.
Un étudiant s’estimait injurié par une autre corporation avait aussi la possibilité de demander réparation "viritim", d’homme à homme (Viritim Suite).
Le duel se déroulait dans des tavernes ou des maisons d’étudiants changées pour l’occasion en salles d’armes. On préférait souvent les choisir à l’écart des villes. On se battait aussi dehors, quelle que fût la saison, de préférence dans un bois ou dans les ruines d’un château. On s’y rendait secondé de deux membres de sa corporation. A Iéna, chaque corporation de la ville pouvait envoyer un "observateur". A Heidelberg, les duels n’avaient qu’un seul témoin. Partout, les curieux étaient éloignés du combat par un service de sécurité constitué par les corporations impliquées.
Il existe dès 1820, à Heidelberg encore, un médecin attitré pour les duels. Les combattants étaient protégés par des bandes molletonnées qu’ils enroulaient autour de leur cou et par un masque grillagé ou de cuir. Ils portaient des gants de cuir et des lunettes spéciales. Les blessures n’étaient plus mortelles mais restaient parfois sérieuses, notamment en cas de combat au sabre, arme réservée aux affaires les plus graves, et aux vexations les plus infâmantes. Chaque ville étudiante privilégiait un type d’épée différent ; à garde en forme de cloche pour les uns, en corbeille pour les autres… Lorsque les protagonistes appartenaient à des universités différentes, il fallait convenir au préalable de l’arme employée. Peu à peu, à partir des années 1820, l’usage du pistolet se répandit, même pour la réparation d’offenses vénielles lorsque l’un des protagonistes n’était pas au fait des coutumes locales en matière de duel. Il en allait de même quand des combattants étaient officiers.
Si l’un des combattants ne comparaissait pas le jour dit, il s’exposait à un blâme et perdait son droit à obtenir satisfaction. Il était déshonorant de répugner à croiser le fer et il ne se passait pas de jour dans une université sans qu’il y eût duel ou menace de duel. A Iéna, une Verbindung de seize hommes se livra à elle seule, en quatre semaines, au cours de l’été 1815 à plus de 200 duels. Dans les années 1840, les Bursche de Suevia, à Heidelberg avaient tous derrière eux plus de dix combats singuliers. Beaucoup en totalisèrent de quarante à soixante. Dans cette ville, le médecin dont c’était la fonction assista à 20 000 duels en vingt quatre ans de carrière.
Pour l’emporter, il fallait "chasser" (chassieren) son adversaire cinq pas derrière la ligne de Mensur, ou l’acculer dans un coin de façon à l’immobiliser. Il était bienvenu de laisser sa signature sur le visage de son adversaire ; de telles cicatrices ("Schmisse") étaient presque plus glorieuses encore pour celui qui les recevait que pour celui qui les avait imprimées. Elles constituaient un véritable signe extérieur de richesse pour leur propriétaire. En attestant son appartenance aux "étudiants armés" (Waffenstudenten) elles témoignaient d’un genre de vie particulier, consacré aux valeurs de l’honneur viril. Elles indiquaient aussi tout simplement qu’il avait fait des études, qu’il était "Akademiker". On raconte que certains étudiants recalés à tous leurs examens se firent faire, sous anesthésie, une cicatrice chirurgicale. A défaut de diplômes, ils pensaient gagner de la sorte une sorte de prestige intellectuel dans leurs relations avec leurs féaux dans leurs provinces d’origine.
Cette vanité éloignait beaucoup d’étudiants de l’esprit chevaleresque qu’ils prétendaient incarner. D’ailleurs, petit à petit, le duel d’honneur fit place à une autre forme d’épreuve des armes. Le combat singulier prend alors le caractère d’un rite initiatique, destiné à éprouver le courage de tout impétrant désireux être admis au nombre des Bursche d’une corporation.
Nouvelle fonction du duel
Dès les années 1850, le duel constitue de plus en plus sa propre fin. On ne croit plus sincèrement aux motifs d’honneur qu’on continue d’invoquer pour se battre. Au contraire, on provoque l’adversaire jusqu’à ce que, hors de soi, il se sente contraint (ou le feigne) de réagir (Verabredungsmensur). Puis cette provocation pro forma elle-même disparaît, au profit des Bestimmungsmensure, dans lesquelles il n’est pas besoin d’avoir été provoqué pour se battre.
Les corporations se rendent à une heure convenue (Verabredung) en un lieu convenu, Kneipe ou autre, qu’ont préparé les leurs. Chaque corporation occupe une table. Un lourd silence se fait dans la salle. Chacun se demande quel prétexte on trouvera cette fois, mais personne ne doute que l’issue de la soirée sera comme toujours sanglante. D’une table, une insulte fuse, dans la direction d’une corporation attablée à côté. L’insulté répond, avec humour, s’il connaît ce mot, mais le plus souvent avec morgue. Sa provocation (Tusch) lance le signal de moqueries de plus en plus vives, de plus en plus grinçantes auxquelles tous les participants s’associent. Le désordre est indescriptible, le vacarme, épouvantable. De toutes les tables montent des cris de guerre, en réponse à ce premier "Kontrahage".
On se bat avec bravoure et indifférence pour les coups. Le duel à l’épée tend à devenir immobile, seul le poignet et le bras armés se mouvant, les duellistes prouvant leur vaillance par leur refus de reculer. Ceci a pour conséquence qu’on se tape incroyablement dessus, dès qu’a retenti le "Los" par lequel s’engage le combat. La rencontre est une violente succession de coups encaissés sans sourciller.
Avec le temps, toutes les Verbidungen pratiquant le duel ("schlagend") finirent par inscrire dans leurs statuts que tout novice (Fuchs), devait, pour devenir Bursche, s’être livré à un certain nombre de combats singuliers. Cette exigence n’était d’ailleurs pas sans présenter des difficultés à l’égard des dispositions du droit pénal. Le code pénal autrichien de 1852, de même que le code pénal allemand de 1871 interdisent de se battre en duel "au moyen d’armes meurtrières".
Le statut juridique du duel connut une évolution contrastée, les divers régimes qui se succédèrent jusqu’à nos jours imprimant dans les dispositions du code pénal relatives au duel leur marque propre. Celles-ci constituent par la même aussi à chaque fois le cachet de leur conception des rapports sociaux en Allemagne. La pratique d’ailleurs contredisait souvent les dispositions légales.
Le duel à la fin du IIè Reich
Alors que le Reichsgericht, par un célèbre arrêt en date de 1883 réprimait au pénal la Mensur entre étudiants, quelles que soient les circonstances, l’Empereur Guillaume Ier semblait encourager ouvertement cette pratique. Il déclara, par exemple, en 1874, qu’il ne saurait tolérer dans son entourage ni "un officier incapable de défendre son honneur ni un officier mal éduqué".
On retrouve la même contradiction à la fin de l’empire austro-hongrois. Le duel était interdit. Un officier surpris alors qu’il se battait en duel était sévèrement puni. Mais un officier refusant de se battre en duel était dégradé. C’était même devenu un passe-temps apprécié de quelques reîtres, chevaliers restés bien près du cheval, ou étudiants corporés, que de provoquer en duel des officiers de réserve catholiques. On compte ainsi dans la seule Austria Innsbruck six officiers de réserve dégradés pour avoir refusé de se battre.
Une ligue des étudiants corporés hostiles au duel vit le jour au début du siècle en Allemagne et en Autriche, regroupant plus de cent associations d’étudiants. D’autres corporations au contraire, telles les membres de la Deutsche Burschenchaft se réunissaient dans le même temps à Marburg pour convenir d’un protocole sur l’élimination des injures matérielles et sur la réparation des "offenses", constituant un véritable syndicat du duel. Le fossé s’accrut entre corporations pratiquant le duel ("schlagend") et les autres. Mais la camaraderie soudée au cours de la Première Guerre mondiale entre soldats appartenant à l’un ou l’autre des modèles de corporation, finit par triompher des préjugés. Les corporations qui ne se battaient pas furent reconnues comme aussi honorables que les autres. Cela d’autant plus que la décision du Reichsgericht de 1883 s’appliquait toujours, ce qui constituait sans aucun doute un obstacle à de nombreux duels.
Le national-socialisme, qui modifia de manière totalitaire le droit pénal, se montra au contraire plus libéral à l’égard de la Mensur, qui fut à nouveau autorisée dès 1933. Le régime alla même, en 1935, jusqu’à préciser dans le paragraphe 210 A du code pénal que les Mensuren ne pouvaient faire l’objet de poursuites. Les révolutionnaires nationaux-socialistes ne s’illustraient pas toujours de manière très brillante dans cet exercice issu d’une longue histoire et chargé de tradition ; lors d’un duel au sabre lourd, un professeur de l’Université de Leipzig, qui avait provoqué le Führer du groupe de SA de sa ville, eut raison de son adversaire en trois minutes et trente secondes. Peu après l’interdiction des corporations, en 1937, le Reichsstudentenführer mit également la Mensur hors la loi.
La réconciliation des deux modèles de corporatisme ?
L’impunité pénale dont jouissait la Mensur depuis 1933 fut supprimée par les alliés en 1945. La situation juridique actuelle a été précisée à l’occasion d’une affaire dont eut à connaître le cour suprême de justice de Karlsruhe (BGH) dont on parla sous le nom du "Mensur-Prozess" de l’Université de Göttingen. La cour relaxa un étudiant duelliste, inculpé pour coups et blessures. La décision relève que si la Mensur peut en effet entraîner des blessures graves au sens du code pénal, celles-ci ne sont pas répréhensibles, les règles de la Mensur ayant été acceptées par les deux protagonistes. La cour relève également que cette pratique ne porte pas atteinte aux bonnes mœurs. Il n’y a donc pas lieu d’en réprimer l’exercice. Le recteur de l’Université de Berlin de l’époque ne se réjouit pas de ce jugement. Peu de temps après l’arrêt, il tenta de pénétrer dans une Kneipe pour empêcher un duel qui était en train de s’y dérouler ; on l’en chassa avec la dernière fermeté et non sans quelques brutalités choisies.
Si la loi n’interdit plus vraiment la Mensur, les statuts de nombreuses corporations ont cessé de l’exiger. La vague contestataire de la fin des années 1960 conduisit plusieurs corporations membres de la Deutsche Burschenchaft à refuser le duel. Elles furent exclues du mouvement, tambour battant. Mais refusant de se le tenir pour dit, elles demandèrent en justice leur réintégration. Elle leur fut accordée. Pour maintenir un semblant d’unité entre les différentes tendances, la DB finit par remettre la décision de continuer à pratiquer le duel à l’appréciation de chaque corporation. Ce qui explique qu’une certaine hétérogénéité règne sur le front des corporations allemandes, cristallisée notamment autour de cette question du duel. Sur les 133 associations de Burschenschaften actuelles, 10 ont aboli la Mensur, 64 continuent de la considérer comme obligatoire, 59 comme facultative.
Il n’est plus indispensable aujourd’hui que le sang coule. Nul n’est déshonoré s’il ne parvient pas à entamer le cuir ou la couenne de son Kontrahent. La Mensur exige seulement de chacun des participants qu’il s’expose et qu’il coure un risque sérieux d’être blessé. On a un temps envisagé de remplacer le cérémoniel du combat à l’épée par une forme plus moderne, ou plus exotique, la "Sportmensur" : les adversaires, torse nu, tiennent à la main un long bâton de bois dont ils doivent se porter de rudes coups, au besoin jusqu’à s’assommer. Mais cette idée n’a pas réussi à s’imposer.
De façon plus générale, il est curieux de voir dans certaines corporations le rôle du duel devenir de plus en plus purement esthétique, voire spirituel. On redécouvre la symbolique du combat. L’enjeu véritable de la Mensur n’a jamais tant été la victoire que la défense des valeurs d’une caste, il ne s’agit pas de triompher d’un adversaire plus faible, mais au contraire de se montrer capable de défendre le faible en toute circonstance. Avant tout, il importe de surmonter sa propre peur. Certaines corporations le reconnaissent. Il est d’autres moyens que la Mensur d’arriver à ce but. Et d’autre part, quel intérêt de classe les étudiants ont-ils encore à défendre, dans les universités-usines avec vue sur le chômage de masse ? Peut-être le seul privilège qui restent à certains nostalgiques des parfums exaltants de l’ancien honneur, est-il celui d’avoir encore des yeux pour pleurer.
Membre de la Verbindung catholique UNITAS
Corporation étudiante ne pratiquant plus la Mensur.
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mercredi, 21 février 2007
F. Schuon: Questions and Answers
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mercredi, 14 février 2007
A. Dugin: Über Jean Parvulesco
Alexander Dugin:
Der Stern des unsichtbaren Imperiums - Über Jean Parvulesco
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samedi, 10 février 2007
A. Dughin on J. Parvulesco (Engl.)
Alexander DUGHIN:
Jean Parvulesco : Star of anInvisible Empire
http://www.geocities.com/integral_tradition/parvulesco.ht...
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vendredi, 09 février 2007
Revolt against the Feminists
Troy SOUTHGATE:
The Revolt Against the Feminists
The Traditional Woman According to Julius Evola
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mercredi, 07 février 2007
Héritage indo-européen en Iran
L'héritage indo-européen en Iran
par Christophe LEVALOIS
Certains d'entre vous se rappellent sans doute les fas-tueuses fêtes de Persépolis en 1971. Celles-ci célé-braient le 2500ième anniversaire du royaume d'Iran. Peut-être savez-vous également que l'un des titres du dernier shâh ("roi") était "lumière des Aryens" et que Iran signifie "Pays des Aryens".
Dans la célébration de Persépolis, il ne faut pas s'arrêter à la réussite d'un régime, d'ailleurs démentie quelques années plus tard, mais y voir l'affirmation d'une continuité de Cyrus le Grand à nos jours. Le titre susmentionné du shâh, "lumière des Aryens", et l'étymologie de Iran expriment la même idée. En effet, il faut com-prendre qu'il y a là revendication d'un héri-tage vieux de plusieurs millénaires et affirmation d'une fidélité à celui-ci.
L'âme de l'Iran ne s'est pas constituée au XXe siècle, ou après l'islamisation, ou encore à la suite des cam-pagnes d'Alexandre le Grand, mais lorsque les Indo-Européens se sont établis sur le plateau iranien. De-puis, en dépit des invasions, de la multiplicité des cou-rants religieux, des périodes de succès et de revers, les Iraniens ont toujours témoigné d'une conscience très vive de leur spécificité.
Le monde iranien est injustement méconnu en Europe. Pourtant, l'influence de ce rameau indo-européen s'est étendue à l'ensemble de l'Eurasie. C'est à une brève découverte de celui-ci que nous vous invitons mainte-nant. Tout d'abord en nous penchant sur les origines indo-européennes de l'Iran, puis en examinant quelques aspects du monde iranien et enfin son in-fluence sur d'autres civilisations.
I. Les Indo-Européens en Iran
L'Iran a connu deux principales vagues indo-euro-péennes. Les Iraniens sont issus de la se-conde. La première vague est venue du nord de la mer Caspienne. Ce groupe d'Indo-Européens s'est fixé, à la fin du IVième millénaire avant notre ère, au sud-est de la Caspienne, dans la région de l'actuel Gorgan. Roman Ghirshman nomme ce rameau les "Indo-Aryens" afin de le distinguer des Iraniens proprement dit. La déno-mination "aryen" provient du nom par lequel se désignaient les Indo-Européens qui se sont installés en Inde et en Iran. Ainsi, l'empereur achéménide Darius Ier se disait "aryen de souche aryenne".
Au début du IIième millénaire, toujours avant notre ère, sans doute sous la pression de nomades, les Indo-Aryens quittèrent la région de Gorgan et se scindèrent en deux groupes. L'un partit vers l'est et après bien des pérégrinations occupa le nord de l'Inde où il fonda la presti-gieuse civilisation védique. L'autre prit une di-rection opposée, il alla vers l'ouest. Il finit par se re-trouver dans le nord de l'actuel Irak où il fit cause commune avec les Hourrites, peuple non-indo-euro-péen. Au XVIIième siècle avant notre ère, les Indo-Aryens de l'ouest formaient l'élite dirigeante du royaume de Mitanni. Celui-ci eut son heure de gloire au XVième et au XIVième siècle avant notre lère. Il fut notamment tour à tour adversaire et allié des Egyptiens. Il dominait alors le nord de l'Irak, le nord-est de la Sy-rie et le sud-est de la Turquie. Il devint ensuite vassal des Hittites, puis fut vaincu par les Assyriens.
L'arrivée des Iraniens proprement dits
Dans la deuxième moitié du IIième millénaire égale-ment, un autre groupe d'Indo-Européens, les ancêtres des Iraniens, se mit en marche. On suppose qu'il est parti d'une région sise à l'ouest de la Volga, non loin de son embouchure, donc de la Caspienne, dans la ré-gion de Volgograd, anciennement Stalingrad. Bien que les spécia-listes ne s'accordent pas sur ce point, il semble qu'il s'est divisé en deux. Un groupe, formé des Iraniens dits "orientaux", passa la Volga et descendit à l'est de la Caspienne. Au début du Ier millé-naire avant notre ère, les Iraniens orientaux occupent un territoire qui comprend l'actuel Tur-kestan sovié-tique, l'Afghanistan et une grande partie du Pakistan.
L'autre groupe, les Iraniens "occidentaux", passa par le Caucase, donc à l'ouest de la Caspienne. Il était no-tamment composé des Mèdes et des Perses. Au IXième siècle avant notre ère les annales assyriennes les men-tionnent. Les Mèdes s'installent au nord-ouest de l'actuel Iran, les Perses au sud-ouest. En 737-736, les Assyriens lancent un raid contre les Mèdes, dans la ré-gion de Téhéran, mais ils n'occupent pas le pays. De 615 à 610, les Mèdes détruisent le puissant empire as-syrien. Un peu plus d'un demi-siècle plus tard, les Perses imposent leur hégémonie aux Mèdes. En 539, leur roi, Cyrus II le Grand, s'empare de Babylone. Il constitue alors l'empire achéménide qui, durant deux siècles, s'étendit de la Méditerranée à l'Indus, de la Grèce et de l'Egypte à l'Inde et à la frontière ouest de la Chine.
Nous allons terminer cette partie par une rapide chro-nologie.
Du VIième siècle au IVième siècle avant notre ère: règne de la dynastie achéménide, empire perse.
De 334 à 324 avant notre ère, conquêtes d'Alexandre le Grand.
Du IIIième siècle au IIième siècle, toujours avant notre ère, dynastie d'origine grecque, les Séleu-cides. Celle-ci, dès la deuxième moitié du IIIième siècle, est peu à peu supplantée par les Arsacides, dynastie parthe, donc par des Iraniens orientaux.
Au IIIième siècle de notre ère, les Arsacides sont éli-minés par une dynastie perse, les Sassanides. Ceux-ci règnent jusqu'au milieu du VIIième siècle de notre ère, période de la conquête mu-sulmane. Remarquons que celle-ci met un siècle pour dominer l'ancien empire sassanide.
Mentionnons enfin qu'au milieu du VIIIième siècle, le califat passe aux Abbassides. Cette prise du pouvoir fut la conséquence d'une révolte ira-nienne. Elle marque le début d'une renaissance iranienne.
II. Deux aspects du monde iranien
Nous allons maintenant examiner deux aspects de la société de l'Iran pré-islamique en mettant l'ac-cent sur les transformations qui les ont affectées, mais aussi les permanences. En pre-mier la re-ligion, puis l'idéologie tripartie.
La religion dans l'ancien Iran:
La religion de l'ancien Iran était le mazdéisme. Son nom provient de son dieu principal, Ahura Mazda, ce qui signifie "Seigneur Sage". Les Iraniens eux-mêmes se proclamaient "adorateurs de Mazda". La "Bible" des mazdéens est l'Aves-ta, ce qui signifierait "Fondement".
Cependant, il n'y a pas un mazdéisme, mais plusieurs. En effet, certains honorent également une divinité tuté-laire supplémentaire comme Mi-thra ou Anâhitâ. A cela s'ajoutent différents cou-rants théologiques. Le plus prestigieux, et le mieux connu, est celui issu de Zara-thushtra.
Zarathushtra, que les Grecs ont appelé Zoroastre, est né dans l'est du domaine iranien, sans doute dans la région de Bactres, aujourd'hui partagée entre l'Afghanistan et l'Union Soviétique. Ac-tuel-lement, on admet en général qu'il a dû vivre entre le Xième et le VIIIième siècle avant notre ère. Sa réforme a cheminé lentement. Elle s'est peu à peu imposée au début de notre ère et elle triomphe sous les Sassanides, donc à partir du IIIième siècle. Mais cela n'a pas empêché d'au-tres courants de se développer, avec parfois mê-me l'appui momentané du shâh commme ce fut le cas pour le manichéisme et le mazdakisme. Ces courants perdu-rèrent sous l'islam à tel point que mille ans après les débuts de l'islamisation, on en dénombrait plus d'une dizaine.
La réforme zoroastrienne
Nous allons maintenant aborder quatre points essen-tiels de la réforme zoroastrienne.
1) Elle se signale par une forte tendance mo-nothéiste. Ahura Mazda est un dieu créateur et omniscient. Les autres divinités n'existent que par lui.
2) Le dualisme. Au-dessous d'Ahura Mazda deux es-prits jumeaux s'affrontent. L'un est Spenta Mainyu, c'est-à-dire "Saint Esprit"; l'autre Ahra Mainyu, c'est-à-dire "Mauvais Esprit", par la suite il sera appelé Ah-riman. Tout deux se combattent pour la domination du monde, tandis qu'Ahura Mazda demeure au-delà de notre monde dans le Garotman, la "Maison des chants", aussi appelé "Lumière infinie", paradis où se rendent les âmes des justes après leur mort terrestre.
Les mazdéens désignent souvent notre monde par l'expression "monde du mélange". En effet, il est situé à mi-chemin de la "Ténèble infinie" d'une part et de la "Lumière infinie" de l'autre. La lutte entre les deux es-prits a commencé avec la création. C'est pourquoi la vie est conçue comme un choix, entre la lumière et les ténèbres, et comme un combat. Il y a les divinités lu-mineuses d'un côté, les démons issus des ténèbres de l'autre. Le zoroastrisme a éliminé les dieux qui, comme Vayu dans le panthéon indo-iranien, possèdent une double personnalité, constructrice et destructrice, lumi-neuse et démoniaque. Toutefois, répétons-le, dans le zoroastrisme, Ahura Mazda est au-dessus de ce dualisme, ce qui n'est pas le cas dans le manichéisme.
3) Six divinités accompagnent Ahura Mazda. Ce sont les Amesha Spenta, ce que l'on traduit par "Saints Immortels" ou par "Immortels Bien-fai-sants". Georges Dumézil a montré que ces six divinités sont issues de l'idéologie tripartie car on peut les classer selon la tri-partition propre aux Indo-Européens. Les "Saints Im-mortels" sont autant d'aspects d'Ahura Mazda. Zara-thushtra et ses continuateurs ont donc intégré la tripar-tition dans un monothéisme. Le mazdéisme zoroastrien évolua vers un compromis entre le polythéisme, qui demeure vivace, et le monothéisme. On peut parler, à son égard, d'hénothéisme, c'est-à-dire que les diffé-rentes divinités sont autant d'aspects d'un dieu su-prême et absolu et qu'au-delà de la multiplicité propre à notre monde, il existe une unité surtout supra-terrestre. En effet, ainsi que nous l'avons remarqué, Ahura Mazda n'intervient pas lui-même dans notre monde, mais, en quelque sorte, il délègue des entités divines pour ce combat.
Moralisation de la religion
et eschatologie
4) La moralisation de la religion et l'affirmation d'une eschatologie (ce qui se rapporte aux fins dernières: la fin de la vie humaine, la fin des temps) concernant l'homme et le monde.
Dans notre monde, et dans l'homme, s'affrontent, se-lon le zoroastrisme, des dieux bons et d'autres mauvais qui sont souvent les correspondants négatifs des bons. Dès lors, il existe, selon une expression typiquement maz-déenne, des "bonnes paroles", des "bonnes ac-tions"; mais aussi, à l'inverse, des "mauvaises pen-sées", des "mauvaises paroles", des "mau-vai-ses ac-tions". Entre elles, l'homme choisit son camp. Il ac-quiert ainsi, par la liberté de son choix, une importance qu'il n'avait sans doute pas auparavant. Il se trouve en position centrale dans le "combat cosmique". Ainsi que le dit un texte mazdéen: "Le chef du combat, c'est l'homme". Conséquence logique de cette "hu-ma-ni-sation" de la religion: le zoroastrisme insiste sur le destin de l'homme après la mort.
Cette lutte gigantesque entre la lumière et les ténèbres a une fin: la rénovation du monde, aussi appelée transfi-guration. Zarathushtra annonce la venue d'un sauveur qui sera nommé par la suite Saoshyant, ce qui signifie "prospérera". Notons qu'un autre de ses noms veut dire "Ordre incarné". Ce thème, qui se développera beaucoup après Zarathushtra, est comparable à celui relatif à Kalki, dans la tradition hindoue, dixième ava-târa de Vishnou, qui doit restaurer l'ordre et la loi tra-ditionnels à la fin de notre cycle.
De Zarathushtra
à l'iranisation de l'islam
La postérité de Zarathushtra a largement dépassé le zo-roastrisme. Ainsi, si le mazdéisme a reculé devant l'islam, il a, dans le même temps, in-fluencé l'islam ira-nien. Cette question a été magistralement étudiée par Henry Corbin et nous ne pouvons que recommander son oeuvre admirable à ceux qui désirent l'approfondir. C'est dans le shi'îsme que les conver-gences sont les plus nombreuses. Par exemple, le thème du Saoshyant, descendant de Zarathushtra, se re-trou-ve dans les croyances relatives au XIIième Imâm, l'Imâm caché, descendant de Mahomet, qui doit revenir à la fin des temps pour restaurer la loi. La meilleure illustration d'une iranisation d'une partie de la commmunauté islamique est donnée par Shihâbod-dîn Yahyâ Sohravardî, mystique musulman iranien du XIIième siècle. On l'appela, à juste titre, le "résurrecteur de la théosophie de l'ancienne Perse". En effet, il se voulait héritier de la sagesse de l'ancien Iran, de Zarathushtra et de Platon, tout en restant au sein de l'islam. Entendons-nous bien, il évoque un hé-ritage métaphysique et non culturel ou social. Son oeuvre est une véritable métaphysique de la lumière. Elle témoigne d'une quête intérieure poussée très loin. Sohravardî estimait que les sages de l'ancien Iran avait mené la même quête et que certains étaient parvenus à l'illumination. Il se proclamait leur successeur. Il est le chef de file d'un courant qui s'est perpétué jusqu'à nos jours.
L'idéologie tripartite
en Iran
La tripartition est présente dans les textes sacrés. L'Avesta indique que la société est divisée en trois castes, les prêtres, les guerriers, les pay-sans, aux-quelles s'ajoute parfois une quatriè-me caste: les arti-sans.
Voyons maintenant deux manifestations sin-gulières de l'idéologie tripartite en Iran.
L'historien grec Hérodote (Histoires, VII, 54) signale un sacrifice tripartite accompli par Xerxès, roi aché-ménide du début du Vième siècle avant notre ère. Ce-lui-ci, après des prières et des libations, jeta dans la mer trois objets: une coupe, symbole de la première fonction; un cratère en or, vase de grande contenance, qui figure sans doute la prospérité et la richesse maté-rielle, donc la troisième fonction, et un glaive, objet représentatif de la deuxième fonction.
Une autre manifestation singulière de l'idéologie tri-partite en Iran est fournie par trois feux par-ticuliers: un est réservé aux prêtres, un aux guerriers, l'autre aux paysans. Ils étaient situés dans différents temples. Les rois parthes et sassa-nides, après leur couronnement, se ren-daient en pélérinage au feu des guerriers situé en Azerbaïdjan.
Jusqu'à l'islamisation, la répartition en fonctions mo-dela la société iranienne. Cependant, celles-ci étaient au nombre de quatre. Ainsi, sous les Sassanides, au VIième siècle précisément, soit un siècle avant l'islamisation, outre les prêtres et les guerriers qui constituaient les deux premières fonctions, les scribes, les écrivains, poètes, comptables, biographes, médecins, astrologues, formaient la troisième fonction. La quatrième fonction étaient notamment composée des mar-chands, des cultivateurs, des négociants et de tous ceux qui n'entraient pas dans les trois autres fonctions. Un texte de cette époque affirme: "Cette répartition des hommes en quatre classes est pour le monde une ga-rantie durable de bon ordre".
Avec l'islamisation, une transformation s'opère. L'idéologie tripartite disparaît peu à peu. Peut-être a-t-elle survécu plus ou moins longtemps dans les faits? Sans doute, mais il est difficile de répondre avec exac-titude dans quelle mesure. Elle était encore connue quelques siècles après l'islamisation, mais comme modèle de société lié à l'Iran pré-islamique et maz-déen.
III. Le c¦ur et le carrefour de l'Eurasie
Par sa situation géographique, l'Iran est le c¦ur et le carrefour de l'Eurasie. Le plateau iranien est un pont entre les pays du Proche-Orient et l'Inde; mais aussi entre le Proche-Orient et l'Ex-trême-Orient; ainsi qu'entre l'Extrême-Orient et l'Occident, notamment par le biais de la célèbre route de la soie par où sont passées aussi bien des marchandises que des doctrines religieuses.
L'Iran ne s'est pas contenté de recevoir mais a autant donné, sinon plus. Son influence fut prin-cipalement religieuse et philosophique, culturel-le et artistique.
Commençons par l'Occident, plus précisément par la Grèce. Pythagore aurait été initié par un Zoroastrien selon des auteurs antiques. On retrouve dans l'¦uvre de Platon plusieurs thè-mes iraniens. Signalons que Platon connaissait des écrits mazdéens. A la suite des conquêtes d'Alexandre le Grand, toute la littérature traitant des doctrines iraniennes et de Zoroastre vit le jour. Autre leg iranien à l'Occident: le culte de Mithra. Citons encore le catharisme, lointain rejeton du mani-chéisme.
Continuons par le Proche-Orient. De nombreux au-teurs ont relevé une influence iranienne dans la tradi-tion hébraïque, notamment à partir de l'exil à Babylone, soit à partir du VIième siècle avant notre ère. L'apport iranien s'est fait sentir dans l'eschatologie, l'importance croissante des anges, la soudaine répro-bation de Yahvé vis-à-vis des sacrifices d'animaux, thème important de la réforme zoroastrienne, mais aussi sans doute sur la conception monothéiste. Yahvé, dieu d'abord tribal, devient peu à peu le dieu univer-sel des chrétiens. Il est significatif que Cyrus le Grand est le seul souverain non-juif appelé "Oint" dans la Bible par Isaïe (45-1), titre prestigieux jusqu'alors réservé aux rois d'Israël. Cette influence se révèle également dans les tentatives de récupération de Zarathustra par les Hébreux. Celui-ci fut tour à tour identifié à Ezéchiel, à Nemrod ou encore à Baruch.
L'influence iranienne est également présente dans les Evangiles en plus de celle véhiculée par le judaïsme. Les similitudes sont nombreuses dans l'enseignement sur l'eschatologie, le para-dis et la fin des temps qui, comme dans le mazdéisme, voit la venue d'un sauveur et une rénovation du monde. Remarquons aussi la fré-quente évocation de la lumière dans l'Evangile de Jean. Enfin, comment ne pas mentionner la mysté-rieuse présence, qui a tant intrigué les chrétiens, de trois mages, c'est-à-dire de prêtres mèdes, donc ira-niens, venus saluer Jésus peu après sa naissance.
Mazdéisme et zoroastrisme
dans l'islam
L'islam, dès le commencement, reçut une influence iranienne non négligeable. Le Coran contient des images et des traits que l'on retrou-ve dans des textes mazdéens antérieurs à la prédication de Mohamet. Ce-lui-ci connaissait le mazdéisme. Il aurait dit: "Ne tenez jamais de propos irrévérencieux contre Zoroastre, car Zo-roastre fut en Iran un envoyé du Seigneur très ai-mant". Il a accordé un statut égal à celui des chrétiens et des juifs à la communauté zoro-astrienne du Yémen. En effet, depuis 571, le sud de la péninsule arabique était une province de l'empire sassanide. L'un des proches compa-gnons du prophète de l'islam était ira-nien: il s'agit de Salman, surnommé le "pur".
Signalons aussi qu'un petit-fils de Mohamet, Hussein, qui est le troisième Imâm des Shî'ites, aurait épousé une fille du dernier roi sassanide. Ainsi, ne serait-ce que par ce mariage, le shî'is-me prend le relais de l'ancien Iran.
Mais l'influence iranienne dans le monde musulman se fait surtout sentir à partir de l'avènement du califat ab-basside au milieu du VIIIième siècle. Les Abbassides furent portés au pouvoir par une révolte iranienne. Puis, ils s'entourèrent d'une élite militaire, politique, cul-tu-relle et artistique iranienne. Ainsi, plusieurs ca-rac-téristiques de l'architecture sassanide se re-rouvent dans l'architecture abbasside.
Les influences iraniennes en Chine
Terminons ce très rapide tour d'horizon par l'influence iranienne en Chine.
Au début de notre ère, il y avait des échanges commer-ciaux suivis entre l'Iran et la Chine. Ainsi, les Chinois appréciaient beaucoup le fard iranien pour les sourcils. Il y eut une influence religieuse par le biais du manichéisme qui, à la suite de persécutions en Iran, s'est développé dans le Turkestan chinois. Des branches du bouddhisme ont reçu des apports iraniens; nous pensons notamment à la doctrine bouddhique de la "Terre pure". Il y avait également quelques temples mazdéens en Chine, comme à Canton, mais ils devaient être fréquentés presque uniquement par les mar-chands iraniens.
L'influence artistique fut sensible lors de l'exil des derniers Sassanides à la cour de l'empereur de Chine. On assiste alors à une floraison de motifs iraniens dans les broderies, les divers tissus, le mobilier, la vais-selle, la poterie, l'art statuaire, etc. Certains ont même parlé d'un art irano-chinois. Notons enfin que par l'intermé-diaire de la Chine, l'art iranien s'est étendu jus-qu'au Japon.
Conclusion
En conclusion, nous espérons que ces quelques aper-çus ont suffit à vous faire comprendre la place émi-nente et originale du monde iranien en Eurasie.
Ce rameau indo-européen s'est avéré, jusqu'à au-jourd'hui, extrêmement fécond. Sans doute parce que, comme nous l'avons souligné dans l'intro-duction, il a conservé sa mémoire. Encore au-our-d'hui, le Livre des rois de Firdousi, vaste épopée qui narre l'histoire my-thique de l'ancien Iran, est toujours la première réfé-rence littéraire en Iran.
Les légendes et les textes sacrés de l'ancien Iran affir-ment que l'Iran est au centre du monde. Sauf d'un point de vue symbolique, nous n'irons pas jusque là. Cependant, incontestablement, l'Iran a été et reste un des centres culturels, religieux et parfois même poli-tique, du monde.
Christophe LEVALOIS.
(texte d'une allocution prononcée à l'occasion d'un colloque à l'Université de Genève, organisé par le Cercle Proudhon le 20 mars 1988. Christophe Levalois est directeur de la revue Sol In-victus et auteur de plusieurs livres d'érudition sur les traditions hyperboréennes, le symbolisme du loup, les principes de la royauté et l'Iran antique).
Orientations bibliographiques:
Nous ne recommandons ici que les ouvrages actuellement dispo-nibles chez les éditeurs.
Sur l'histoire de l'Iran pré-islamique:
- Roman GIRSCHMAN, L'Iran et la migration des Indo-Aryens et des Iraniens, Brill, Leiden, 1977; L'Iran des origines à l'islam, Albin Michel, 1976.
- Christiane et Jean PALOU, La Perse antique, PUF (coll. "Que sais-je?", n°979), 1978.
Sur les légendes et la littérature:
- Christophe LEVALOIS, Royauté et figures mythiques dans l'ancien Iran, Archè, Milano, 1987.
- Firdousi, Le Livre des Rois, Sindbad, 1979 (extraits).
- Z. Sâfa, Anthologie de la poésie persane (XI°-XX° siècle), Gal-limard-Unesco (coll. "Connaissance de l'O-rient"), 1987.
Sur Zarathushtra et les religions dans l'ancien Iran:
- Paul de BREUIL, Le zoroastrisme, PUF (coll. "Que sais-je?", n°2008), 1982; Histoire de la religion et de la philosophie zo-roastriennes, éd. du Rocher, 1983.
- Jean VARENNE, Zarathushtra et la tradition maz-déenne, Seuil (coll. "Maîtres spirituels"), 1979.
- Géo WIDENGREN, Les religions de l'Iran, Payot, 1968.
Sur la mystique et la métaphysique:
- Henry CORBIN, Corps spirituel et Terre céleste de l'Iran maz-déen à l'Iran shî'ite, Buchet/Chastel, 1979; L'homme de lumière dans le soufisme iranien, Présence, 1984.
Sur l'Iran d'aujourd'hui:
- Bernard HOURCADE et Yann RICHARD (éd.), Téhéran, éd. Autrement, 1987.
- Paul BALTA, Iran-Irak, une guerre de 5000 ans, Anthropos, 1987.
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mardi, 06 février 2007
Gentile/Evola: une liaison ami/ennemi
Stefano ARCELLA :
Gentile/Evola: une liaison ami/ennemi
Evola n'a jamais émis que des jugements âpres et sévères sur Giovanni Gentile, le philosophe de l'actualisme. Pourtant, il a entretenu avec une lui une correspondance cordiale et a collaboré à l'Enciclopedia Italiana, monument culturel commandité par le régime de Mussolini et placé sous la houlette de Gentile. Nous avons découvert les preuves de cette étrange relation, occultée jusqu'ici...
Les rapports entre Evola et Gentile ont toujours été perçus sous l'angle conflictuel, sous l'angle des différences profondes entre les orientations philosophiques respectives des deux hommes. Evola, dans sa période spéculative (1923-27), avait élaboré une conception de l'individu absolu, représentant un dépassement décisif de la philosophie idéaliste dans ses multiples formulations, dont, notamment, l'idéalisme de Croce et l'actualisme de Gentile. Evola, en arrivant au bout de ses spéculations, approchait déjà ce point de passage vers la Tradition, comprise et perçue comme ouverture à la transcendance, et vers l'ésotérisme (en tant que voie expérimentale pour la connaissance et la réalisation du moi). Sa période spéculative à été donc une étape nécessaire dans son cheminement vers la Tradition.
Pourtant, dans l'histoire des rapports entre les deux penseurs, il y a un élément demeuré totalement inconnu jusqu'ici: si on en prend connaissance, on acquiert une vision plus claire, plus directe et plus complète du lien qui a uni les deux hommes, en apparence ennemis. Cet élément, c'est la correspondance entre Evola et Gentile, que l'on peut consulter désormais, grâce à la courtoisie dont fait montre la Fondazione Gentile. Cette correspondance date des années 1927-1929, à l'époque où Evola dirigeait la revue Ur, publication visant à mettre au point une science du Moi, et qui fut, par la suite, sous-titrée "revue des sciences ésotériques".
C'est à la même époque que Gentile, avec ses collaborateurs, préparait une ¦uvre de grande importance scientifique: l'Enciclopedia Italiana, dont il fut le premier directeur. Le premier volume de cette ¦uvre gigantesque, commanditée par le régime mussolinien, est paru en 1929. Les tomes suivants paraissaient à un rythme trimestriel.
La lettre la plus significative, du moins sous l'angle historico-culturel, est celle qu'Evola adresse à Gentile le 2 mai 1928 (année où fut publié Imperialismo pagano). Cette lettre est sur papier à en-tête de la revue Ur; elle remercie vivement Gentile d'avoir donné suite à son désir de collaborer à l'Enciclopedia Italiana ‹et Evola, dans la foulée, fait référence à son ami Ugo Spirito‹ pour les domaines qui pourraient être de sa compétence.
Cette collaboration est confirmée dans une lettre du 17 mai 1929, dans laquelle Evola rappelle à Gentile que celui-ci a confié la rédaction de quelques entrées à Ugo Spirito, qui, à son tour, les lui a confiées. Dans cette lettre, Evola ne spécifie pas de quelles entrées il s'agit exactement, ce qui rend notre travail de recherche plus difficile. Actuellement, nous avons identifié avec certitude une seule entrée, relative au terme ³Atanor², signée des initiales ³G.E.² (Giulio Evola).
Ces notes peuvent être vérifiées dans le volume Enciclopedia Italiana. Come e da chi è stata fatta, publiée sous les auspices de l'"Istituto dell'Enciclopedia Italiana" à Milan en 1947. Dans la liste des collaborateurs, Evola est mentionné (³Evola Giulio², p. 182) et on mentionne également les initiales qu'il utilisaient pour signer les ³entrées² de sa compétence (³G. Ev.²), de même que le domaine spécialisé dans lequel se sont insérées ses compétences: "l'occultisme". Ce terme désigne la spécialisation du penseur traditionaliste et non une entrée de l'Encyclopédie. De plus, les mentions, que signale ce petit volume introductif à côté de la matière traitée, indiquent le tome auquel Evola a collaboré plus spécialement: soit le tome V, publié en 1930, dont la première entrée était ³Assi² et la dernière ³Balso².
Actuellement, on cherche à identifier précisément les notes préparées par Evola lui-même, pour ce volume. On tient compte du fait que bon nombre d'entrées ne sont pas signées et que le matériel préparatoire de l'Encyclopédie doit sans cesse être reclassé et mis en ordre, sous les auspices de l'"Archivio Storico dell'Enciclopedia Italiana", parce que ces masses de documents ont été dispersées au cours de la seconde guerre mondiale. En effet, une partie de la documentation avait été transférée à Bergamo sous la ³République Sociale².
Un autre élément nous permet de vérifier la participation d'Evola à cette ¦uvre de grande ampleur: Ugo Spirito mentionne dans un texte de 1947 le nom d'Evola parmi les rédacteurs de l'Encyclopédie dans les domaines de la philosophie, de l'économie et du droit. Des indications identiques se rencontrent dans le tome V de 1930.
Sur base de ses données, d'autres considérations s'imposent. Le fait qu'Evola écrive à Gentile sur du papier à en-tête d'Ur, le 2 mai 1928, n'est pas fortuit.
Evola n'était pas un homme qui agissait au hasard, surtout quand il fallait se mettre en relation avec un philosophe du niveau de Gentile, figure de premier plan dans le panorama culturel italien de l'époque. Evola ne s'est donc pas présenté au théoricien de l'actualisme à titre personnel, mais comme le représentant d'un filon culturel qui trouvait sa expression en Ur, revue dont il était le directeur. Evola tentait de la sorte d'officialiser les études et les sciences ésotériques dans le cadre de la culture dominante, au moment historique où triomphait le fascisme mussolinien. Ce dessein se devine tout de suite quand on sait que la discipline attribuée tout spécialement à Evola dans l'Encyclopédie a été l'"occultisme".
Gentile accepte donc la collaboration d'Evola, ce qui constitue, de fait, une reconnaissance avouée des qualifications du théoricien de l'individu absolu, ainsi qu'un indice de l'attention portée par Gentile aux thématiques traitées dans Ur, au-delà des convictions qui opposaient les deux hommes et des différences irréductibles d'ordre philosophique qui les séparaient. La collaboration d'Evola à l'Encyclopédie dirigée par Gentile prouve que ce dernier l'acceptait parmi les scientifiques de haut rang, dont le prestige culturel était incontestable dans l'Italie de l'époque. De ces rapports épistolaires entre Evola et Gentile, nous pouvons déduire, aujourd'hui, un enseignement que nous lèguent de concert les deux philosophes: ils se montrent tous deux capables d'intégrer harmonieusement des cohérences qui leur sont étrangères, des cohérences qui contrarient leurs propres principes, ce qui atteste d'une ouverture d'esprit et d'une propension au dialogue, à la confrontation fertile et à la collaboration, même et surtout avec ceux qui expriment une forte altérité de caractère et d'idées. La cohérence est une force positive: elle n'est pas la rigidité de celui qui s'enferme dans un isolement stérile. Un fair play qu'il convient de méditer à l'heure où d'aucuns réclament à tue-tête l'avénement d'une nouvelle inquisition.
Depuis cinquante ans, on assiste à une démonisation a-critique, fourvoyante et infondée de nos deux penseurs, on constate un fossé d'incompréhension, des barrières qu'heureusement on peut commencer à franchir aujourd'hui, vu les processus de transformation qui sont à l'¦uvre dans le monde culturel. Il n'empêche que l'avilissement du débat culturel dans le sillage de l'anti-fascisme ou de l'esprit de parti est une réalité malheureuse de notre époque. Pour inverser la vapeur, il convient de remettre en exergue ces liens entre Evola et Gentile, entre deux philosophes appartenant à des écoles totalement différentes et opposées, afin de relancer un débat à l'échelle nationale italienne, de réexaminer les racines de notre histoire récente, de récupérer ce qui a été injustement étouffé après 1945 et gommé de nos consciences à cause d'une fièvre aigüe de damnatio memoriae.
En conclusion, outre la piste que nous offre la consultation des Archives Laterza pour explorer les rapports entre Croce et Evola, nous devrions aussi compulser les lettres de Croce, mais, hélas, les Archives Croce nous ont textuellement dit que "ces lettres-là ne sont pas consultables". C'est une politique diamétralement différente de celle que pratique la Fondazione Gentile, qui permet, elle, de consulter sans difficultés les lettres dont je viens de vous parler.
Stefano ARCELLA.
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lundi, 05 février 2007
A. Colla: Sorcières et sorcelleries
Alessandra COLLA:
Sorcières et sorcellerie: une question ouverte
Conférence prononcée à la première université d'été de la F.A.C.E., Provence (août 1993)
Parler aujourd'hui des sorcières peut paraître curieux, sinon inutile. Mais un examen plus attentif du problème ‹car il s'agit véritablement d'un problème‹ nous révèle que la question de l'essence et de la signification de la sorcellerie est toujours une question entièrement ouverte; une nouvelle prise en considération peut nous aider à mieux comprendre certains mécanismes et certaines situations d'aujourd'hui.
Si l'on nous dit que la sorcellerie implique un rapport de l'homme au sacré, alors nous assistons aujourd'hui à une recherche du sacré, mais une recherche désespérée voire distordue du sacré chez l'homme: en effet, sectes et cénacles prolifèrent, se disant parfois carrément satanistes. Prospèrent également prophètes, prédicateurs et voyants qui accumulent les rites et compilent les traditions, qu'ils revoient et corrigent de façons variées.
En somme, puisque le sacré est une exigence inconturnable chez l'homme ‹nous oserions même dire qu'elle est une ³fonction² de l'homme‹ si la raison le chasse par la porte, il reviendra par la fenêtre de l'inconscient. Mais ce retour, il le fera en mauvais état, à la dérobée, si bien qu'il sera méconnaissable: c'est alors qu'interviennent sans retard tous ceux qui veulent l'exploiter, le tordre et le retordre à leur bon usage (1).
Points de vue
Mais revenons aux sorcières: les approches modernes du problème sont multiples, mais toujours réductrices et jamais exhaustives. Parmi les principales approches, nous pouvons distinguer: a) une approche idéologico-économique (Jules Michelet); b) une approche psychologique (Aldous Huxley); c) une approche historique (Robert Mandrou); d) une approche anthropologique (Margaret Murray, Hugh Trevor-Roper); e) une approche sociologique (Piero Camporesi); f) une approche politologique (Giorgio Galli). Passons-les brièvement en revue.
A. L'approche idéologico-économique:
L'historien français Jules Michelet (1798-1874) nous offre une interprétation véritablement humaniste du phénomène, en adéquation avec ses idées libérales et anti-cléricales qui ne l'ont pourtant jamais empêché de développer une vision de la vie et de l'histoire compénétrée d'une religiosité quasi mystique. Dans son très célèbre La sorcière (1862), Michelet reste fidèle à son rejet de tout déterminisme et à son principe ³de la force vive de l'humanité qui se crée²; il examine la sorcellerie à la lumière des profondes mutations sociales qui travaillent l'Europe à l'époque du féodalisme et, plus tard, après la Réforme, il repère la sorcière potentielle chez la femme paysanne d'abord, puis chez la femme du peuple, qui s'oppose d'une certaine façon aux castes sociales plus élevées. Au XVIième siècle, quand s'écroulent les autorités spirituelles (le Grand Schisme) et temporelles (la Révolution anglaise), l'union entre les humbles et les déshérités se mue en un pacte de révolte, articulé sur deux plans: sur le plan terrestre, c'est la jacquerie contre les seigneurs; sur le plan céleste, c'est le sabbat contre Dieu (2). Il nous faut souligner un autre mérite de Michelet: celui d'avoir repéré dans le mouvement sorcier (3) l'importance de la médecine alternative, cherchant à contester le savoir officiel. Cette médecine alternative est une composante importante de la culture sorcière.
B. L'approche psychologique:
L'écrivain anglais Aldous Huxley (1894-1963) affronte un épisode particulier de l'histoire de la sorcellerie, celui des possédés de Loudun (dont s'était également préoccupé Michelet). Dans son essai Les diables de Loudun (dont le régisseur Ken Russell a tiré le film qui fit scandale ‹Les Diables‹ et fut interprété par Vanessa Redgrave et Oliver Reed), Huxley évoque l'un des événéments les plus célèbres dans l'histoire des ³possessions démoniaques²: le cas des s¦urs ursulines de Loudun, dans la première moitié du XVIIIième siècle. L'affaire s'est terminée tragiquement ‹ce qui était prévisible‹ en 1634 quand le ³prêtre-sorcier² Urbain Grandier a été torturé puis condamné au bûcher. L'interprétation de Huxley s'oriente dans le sens de la psychologie sexuelle tout en restant dans l'orbite du matérialisme des Lumières, idéologie certes suggestive mais limitée. En effet, Huxley dit que ³la sexualité élémentaire, au niveau où on en jouit pour elle-même et où on la détache de l'amour, fut un jour une déesse, que l'on n'adorait pas seulement comme le principe de la fécondité, mais comme une manifestation de la diversité radicale, immanente en tout être humain. En théorie, la sexualité élémentaire a cessé d'être une déesse depuis longtemps. Mais en pratique, elle peut encore se vanter d'avoir une armée innombrable de sectataires² (4).
C. L'approche historique:
Un autre grand historien français, Robert Mandrou, dont la formation est marquée profondément par l'idéologie des Lumières, s'est borné à reconstruire avec précision le phénomène, sur la seule base de documents officiels en sa possession. Evidemment, cela ne l'a pas aidé à connaître le mouvement sorcier de l'intérieur, ni surtout à dépasser les barrières qu'avait érigées la culture officielle autour de la véritable signification de ce phénomène religieux en Europe. (A propos des Lumières, nous aurons l'occasion de revenir sur les rapports particuliers entre ce courant de pensée et la sorcellerie).
D. L'approche anthropologique:
Les anthropologues américains Margaret Murray et Hugh Trevor-Roper nous offrent deux interprétations du problème très différentes: selon Margaret Murray, les manifestations de la sorcellerie ne sont pas autre chose que des survivances, certes mutilées et vidées de leur signification, de l'antique culte de Diane (et d'autres divinités analogues ou superposées sur son culte); comme le dit Galli, l'³argument central de l'¦uvre de Margaret Murray est de dire que la société chrétienne des élites coexistait avec la survivance, au niveau populaire, de traditions et de cultes préchrétiens, dont certains étaient d'origine très ancienne (...). Margaret Murray a défini comme Œculte de Diane¹ ce qu'elle nous présentait comme la religion des sorcières (qui adoraient le Œdieu cornu¹); elle a ensuite défini comme Œcavalcade de Diane¹ le galop des sorcières dans les airs, auquel se réfère le premier document important qui dénonce la sorcellerie, c'est-à-dire le Canon episcopi² (5).
Selon Trevor-Roper, au contraire, les sorcières ont hérité en pratique du rôle fondamental du ³bouc émissaire², auquel aucune communauté d'appartenance ne peut renoncer. Le ³bouc émissaire² a un rôle d'ordre fonctionnel pour assurer le maintien de l'ordre constitué (comme nous allons le voir plus loin); cette thèse avait déjà été énoncée par Voltaire; elle s'est généralisée après 1945, ³à la suite sans doute d'une comparaison possible avec une autre grande persécution récente, celle des Juifs par le nazisme² (6). Il faut retenir le conclusion à laquelle arrive Trevor-Roper, pour qui la nouvelle culture dominante, rationaliste et scientifique, a eu un tel impact qu'elle a modifié radicalement l'attitude de l'homme face à la nature ainsi que ses rapports avec elle. Trevor-Roper observe également que ³les grandes chasses aux sorcières en Europe ont eu leurs principaux foyers dans les Alpes et dans les zones de collines avoisinantes, dans le Jura et dans les Vosges, dans les Pyrénées et dans les territoires à cheval sur l'Espagne et la France. Ensuite: la Suisse, la Franche-Comté, la Savoie, l'Alsace, la Lorraine, la Valteline, le Tyrol, la Bavière, les évêchés de l'Italie du Nord, le Béarn, la Navarre et la Catalogne² (7). Pratiquement toutes les aires géographiques citées par Trevor-Roper furent le berceau ou le refuge d'hérésies et de révoltes paysannes: nous venons aussi de le signaler dans notre paragraphe consacré à l'approche de la sorcellerie chez Michelet (en ³A²). Michelet soulignait les rapports étroits unissant ces phénomènes.
E. L'approche sociologique:
L'Italien Piero Camporesi, sociologue spécialisé dans les problèmes de l'alimentation, a avancé l'hypothèse suivante, réductrice mais intéressante: il nous explique que la sorcellerie, le paranormal et les visions fantastiques pourraient bien être le résultats d'une alimentation insuffisante et déséquilibrée, pauvres en éléments nutritifs mais très riche en excitants et en hallucinogènes tels les champignons, par exemple, que l'on a toujours considéré comme étant la ³viande du pauvre²; on sait aussi que l'ingestion de champignons, même parfaitement comestibles et inoffensifs, même en des quantités peu importantes, provoque immanquablement des sommeils agités et des rêves bizarres; la thèse d'une intoxication de ce type ‹qui n'est pas originale ni exclusive dans le chef de Camporesi‹ serait corroborée par les dépositions faites au cours des procès de sorcellerie, qui mentionnent des onguents et des potions à base de belladonne et de jusquiame, toutes deux des stupéfiants naturels. A cet argument, Carlo Ginzburg, spécialiste italien renommé d'anthropologie et de folklore, oppose une certaine réserve: ³les démonisées de Salem, comme on l'a déjà dit en avançant des arguments faibles, auraient été en réalité victimes d'une intoxication par du seigle ergoté² (8).
F. L'approche politologique:
L'Italien Giorgio Galli, célèbre politologue et spécialiste des opinions politiques, dans Occidente misterioso. Baccanti, gnostici, streghe: i vinti della storia e la lora eredità (9), suggère que la sorcellerie a été persécutée parce qu'elle constituait une source de menaces pour l'ordre établi, car elle chariait des éléments érotico-libertaires capables de porter de graves préjudices à la société européenne, civilisée et christianisée. Galli va plus loin: la tragédie de l'extermination des sorcières ³est à l'origine de la démocratie représentative. Comme il n'y a pas eu de rébellion des sorcières dans l'empire russe (...), il nous est possible d'avancer une hypothèse. Celle-ci: il n'y a pas eu de rapport défi-réponse en Russie (rébellion des sorcières => saut qualitatif de la culture rationaliste; explosion des tensions => contrôle des tensions par le biais de la représentation), c'est pourquoi il n'y a pas eu de développement d'une culture politique en Russie conduisant à l'éclosion d'institutions démocratiques-représentatives² (10).
Brian P. Levack mérite une mention spéciale, parce que, dans son excellent ouvrage The Witchhunt in Early Modern Europe (1987), ³il cherche à expliquer pourquoi la grande chasse aux sorcières a eu lieu en Europe. Ensuite il nous explique pourquoi elle a atteint son apogée vers la fin du XVIième siècle et au début du XVIIième, pourquoi elle fut cruelle dans certains pays plutôt que dans d'autres et, enfin, pourquoi le phénomène s'est épuisé (...) La chasse aux sorcières en Europe n'a pas été un phénomène historique unique mais la résultante de milliers de procès singuliers qui ont été organisés pendant plus de 300 ans, de l'Ecosse à la Transylvanie et de l'Espagne à la Finlande (...) et qui trouvent leur origine dans diverses circonstances historiques, lesquelles reflètent également des croyances sorcières, particulières aux différentes régions du continent (...). La chasse aux sorcières fut une entreprise extrêmement complexe (...) qui implique autant les classes cultivées que les gens du commun; pendant un temps, elle fut le reflet et des idées populaires et des idées des élites en matière de sorcellerie. Elle a des dimensions tant religieuses que sociales; elle a été conditionnée par une variété de facteurs politiques et juridiques. On ne sera pas surpris, de ce fait, que les explications univoques du phénomène ont été singulièrement non convainquantes, sinon entièrement fausses² (Préface à l'édition italienne de l'ouvrage cité, pp. VII-VIII).
Une vision globale
Toutes ces interprétations se valent, ont une valeur équivalente, ont été étayées par des observations et des études attentives et qualifiées. Mais, bien qu'elles soient différentes les unes des autres, elles ont toutes une chose en commun: elles pèchent par réductionnisme et tentent de réduire l'ampleur d'une réalité pourtant si vaste et si complexe: car telle fut la sorcellerie dans l'Europe du moyen-âge et de l'ère moderne. A nos yeux, pourtant, cette sorcellerie n'est qu'une des facettes possibles d'une prisme qui reste entièrement à définir.
Nous allons d'abord chercher à voir comment chacune des hypothèses, avancées ci-dessus, pourrait être lue dans un cadre plus général: celui des rapports entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, entre Cité des hommes et Cité de Dieu (11).
Comme nous pouvons le noter, jusqu'au XIVième siècle, c'est-à-dire jusqu'à la naissance des Etats nationaux et au déclin de cette instance européenne qu'était le Saint-Empire romain de la Nation Germanique, il n'y avait apparemment pas de fractures insolubles entre l'Etat et l'Eglise: mis à part l'épisode de la querelle des investitures (12), qui a certes été très grave, le tissu social de l'époque est encore suffisamment élastique pour absorber les inévitables contre-coups provoqués par l'affrontement entre les deux grands pouvoirs complémentaires que se partageaient le sort des peuples.
Ensuite, en plein XIVième siècle, une série de blocages s'instaurent. Déjà en 1301, le curialiste Egidio Romano, philosophe et théologien, publie son Traité sur le pouvoir de l'Eglise, et y soutient la suprématie du Pape sur les Princes. En 1302, le Pape Boniface VIII proclame la suprématie de la papauté sur les pouvoirs temporels, en proclamant la Bulle Unam Sanctam. En 1303, le Roi de France Philippe le Bel répond par l'outrage d'Anagni, à la suite duquel meurt Boniface VIII. Benoît XI lui succède pendant une brève période, mais meurt opportunément en 1304. Immédiatement après son décès, la papauté revient à l'archevêque de Bordeaux, persona grata auprès de la monarchie française. Il reste en France, même après avoir accédé à la dignité pontificale. Après lui, c'est au tour de Clément V, pur Français, qui, homme pratique, ne déménage pas à Rome et installe à Avignon le siège de la Papauté. Commence alors la dite ³captivité avignonaise² qui durera jusqu'en 1377 (à l'exception d'une brève parenthèse entre 1362 et 1370, sous Urbain V). Désormais, l'autorité impériale est remise en question et, en 1314, deux empereurs sont élus simultanément: Louis le Bavarois et Frédéric d'Augsbourg, qui s'affrontent pendant huit années. Avec forces excommunications et dépositions réciproques, le Pape et l'Empereur continuent à s'affronter, jusqu'en 1378, où un anti-Pape français (Clément VII) est élu et s'oppose au pontife légitime Urbain VI. Le Grand Schisme d'Occident a commencé.
L'ennemi objectif
Le Grand Schisme d'Occident est une période calamiteuse pour la papauté: l'autorité du vicaire du Christ sur la Terre est lourdement remise en question; plus personne ne prend réellement au sérieux ses menaces d'excommunication ou ses excommunications effectives. Les tensions sociales s'exacerbent au point que les populations se préoccupent davantage de la misère matérielle en ce monde que de la spiritualité de l'autre monde. Les rois et les empereurs préfèrent s'affronter pour des questions de pouvoir plutôt que pour des règles de foi. L'édifice catholique est en péril: il faudra attendre 1417 pour que s'amorcent les premières tentatives de régler le Grand Schisme. Cette année-là s'achève le Concile de Constance, qui obtient deux résultats: l'élection de Martin V et la proclamation de la lutte contre les hérésies. Ce n'est pas un hasard.
Retournons au XIIIième siècle: les premières années de cette époque sont riches en préoccupations pour Innocent III (13), obligé de combattre de nombreux ennemis, à l'intérieur et à l'extérieur de l'Eglise romaine. Le Saint-Sépulcre est encore aux mains des ³Infidèles² et, en 1202, le Pape appelle à une nouvelle croisade (la quatrième) pour en finir avec ces incertitudes en terre de Palestine. Pendant ce temps, en Germanie, le Gibelin Philippe de Souabe et le Guelfe Othon de Brunswick se disputent le trône. Mais en 1208, le Souabe est assassiné et le Guelfe devient Empereur. Le premier geste posé par le nouveau souverain, en 1209, est un désastre: par le Pacte de Spire (Speyer), Othon IV ose revendiquer des droits sur tous les territoires de la Papauté et sur la Sicile. Au même moment, en Ombrie, un prêtre encore inconnu, un certain François, natif d'Assise, donne à un groupe de ses disciples les premières règles de son Ordre; en France, les Albigeois osent défier le pouvoir de Rome. Mais Innocent III ne se laisse pas démonter: il s'informe sur ce François, qui semble être sur la voie de l'hérésie, et, pour ne laisser aucune équivoque, ordonne le lancement d'une croisade contre les hérétiques de France. En 1210, il excommunie Othon et lui oppose son pupille Frédéric de Souabe (le futur Empereur Frédéric II), déjà Roi de Sicile. Le Pape reçoit ensuite François d'Assise et accepte verbalement les règles franciscaines. En 1215, il convoque le Concile du Latran IV, où il condamne officiellement les Cathares et les Vaudois (14). Il meurt en 1216.
Le bras de fer entre l'Eglise de Rome et les ³hérétiques² continue jusqu'en 1229, quand le Roi de France Louis IX (Saint-Louis), par le Traité de Meaux/Paris, au cours d'une cérémonie solenelle le jeudi saint 12 avril, oblige le Comte Raymond de Toulouse à faire pénitence publiquement, sanctionnant de la sorte la reddition inconditionnelle des ³hérétiques² et la victoire de Rome et de la France, sa ³fille privilégiée². Les Cathares résistent encore dans les campagnes pendant quelques années. En 1231, le Pape Grégoire IX institue l'Inquisition et la confie aux Ordres mendiants, en particulier aux Dominicains. En 1232, l'Inquisition dispose de tribunaux spéciaux.
L'année suivante, en 1233, Grégoire IX édicte la première bulle de l'histoire contre les sorcières, la Vox in Roma. En 1254, les tribunaux spéciaux de l'Inquisition reçoivent l'autorisation de faire usage de la torture au cours des interrogatoires. En 1307, l'Inquisition ordonne la capture, la torture et l'envoi au bûcher de l'hérétique Fra Dolcino; avec lui, meurent tous ses disciples et sa compagne, Margherita de Trente. A la même époque, l'Eglise commence à s'intéresser un peu trop aux Templiers: en 1311, depuis Avignon, le Pape Clément V convoque le Concile de Vienne qui se penche explicitement sur le problème de l'Ordre guerrier et se conclut par sa dissolution. Il est accusé d'hérésie. L'immense patrimoine des Templiers finit dans les caisses vides de la Couronne française. Quelques années plus tard, en 1326, toujours depuis Avignon, Jean XXII lance une bulle contre la sorcellerie, la bulle dite Super illius specula. ³C'est justement lui qui a lancé cette bulle, alors qu'il s'intéressait lui-même aux pratiques magiques, après avoir choisi le nom du premier pape mort assassiné (Jean VIII, 882) et du premier pape élu à l'âge de dix-huit ans et dont la vie était si dissolue qu'elle s'est terminée pendant qu'il faisait l'amour (Jean XII, 964)² (15). Cette bulle de Jean XXII prouve que l'Eglise se préoccupait et s'inquiétait de la vitalité d'une culture alternative, différente, de celle, officielle, de l'Eglise.
Si nous comparons les événements et les dates, il apparait évident qu'entre le XIIIième et le XIVième siècles, l'Eglise de Rome, apparemment monolithique, dressée comme une tour si solide qu'elle semble ne jamais devoir crouler, est en réalité travaillée par les prodromes de la grande crise qui explosera avec le Concile de Trente: la puissance temporelle de l'Eglise croît mais n'est pas étayée par ailleurs par une croissance équivalente d'adhésions spirituelles. Les féroces répressions qu'organise l'Eglise ne sont pas des preuves de sa force, loin s'en faut, mais, au contraire, des preuves de sa faiblesse profonde: elle additionne les réprouvés (Templiers, sorcières, hérétiques) et les jette tous dans le même chaudron, tant les masses sont crédules et naïves. Celles-ci sont appelées à exécrer publiquement ces réprouvés, à alimenter le feu des bûchers et a accepter les nouveaux instruments du pouvoir.
En termes moins poétiques mais plus sociologiques, c'est l'époque où l'institution catholique se sert des déviances minoritaires pour obtenir deux résultats très importants pour elle, permettant sa propre survie et sa propre expansion: renforcer sa cohésion interne en agitant le mirage d'un unique grand ennemi extérieur ‹Satan et ses adeptes‹ et démonter sa propre et terrible puissance, pour intimider tous ceux qui seraient éventuellement mal intentionnés à son égard.
Questions et réponses (possibles)
Cette stratégie a porté ses fruits. Il nous reste à poser quelques questions, quatre en particuler, qui à notre avis sont pertinentes et sont fortement liées entre elles, contrairement à ce qu'une lecture trop superficielle pourrait le faire accroire:
1) Pourquoi la sorcellerie a-t-elle été un phénomène féminin pour une très large part?
2) Pourquoi les sorcières ont-elles toujours été mises en relation avec le monde de la nature et avec les animaux?
3) Pourquoi, pratiquement partout où elle s'est manifestée, la sorcellerie s'est-elle superposée aux hérésies pour finir par coïncider avec elles?
4) Quel fut le rôle de la pensée des Lumières dans la chasse aux sorcières?
Naturellement, nous n'avons pas la prétention, ici, de donner des réponses complètes et exhaustives: nous voulons jeter le ferment du doute dans les esprits afin qu'ils se mettent à réviser le phénomène tout entier de la sorcellerie.
1/2: Sorcellerie, féminité, nature et animaux.
Dans cet exposé, nous joignons les deux premières questions en une seule parce qu'elles sont connexes. Ce que nous allons démontrer.
Comme nous l'avions déjà noté, les mouvements féministes se sont déjà prononcés avec une dureté extrême et des accents déconcertants sur la ³féminité² de la sorcellerie (16). Ces mouvements féministes ont vu dans la chasse aux sorcières une Nième manifestation de la prévarication masculine millénaire.
L'interprétation féministe du phénomène est juste sur un fait: les statistiques récentes, englobant tous les pays européens, indiquent ³que sur le total des personnes jugées (environ 100.000), les femmes sont près de 83%². La dénonciation machiste des sorcières la plus célèbre est le Malleus maleficarum (= ³Le Marteau des sorcières², rédigé par deux dominicains allemands, Heinrich Institor et Jacob Sprenger en 1486, ndlr) qui fut imprimé quatorze fois de suite jusqu'en 1521, puis quinze fois de 1521 à 1576, en utilisant bien dans son titre la forme féminine de maleficarum et non la forme masculine de maleficorum (17). Il nous reste à comprendre pourquoi les rapports entre les sexes, à un certain point de l'histoire de l'humanité, étaient devenus si conflictuels, aussi radicaux et évidents.
Première chose à noter: dans les cultures non chrétiennes, il n'y a pas de dichotomie comme bien/homme-mal/femme, du moins sous une forme aussi nette et irréductible. Nous pensons, en termes actuels, aux diverses cultures que nous ont révélées les ethnologues, où apparaît et se profile très nettement la figure exclusivement masculine du trickster, c'est-à-dire du filou et du traître (en un certain sens, c'est aussi le rôle que joue Loki dans la mythologie germanique). Enfin, pour ne citer que des exemples classiques, songeons aux innombrables divinités féminines qui animent les religions préchrétiennes d'un bout à l'autre de l'Eurasie.
En somme, cette vision manichéienne des sexes, de leur non-complémentarité et de leur opposition irréductible semble dériver en droite ligne de la Weltanschauung judéo-chrétienne.
Nous savions que le christianisme des origines (18), à la suite du message personnel de Jésus (la bonne Samaritaine, Marie-Madeleine qui s'amende, la femme adultère sauvée de la lapidation, etc.), réserve aux femmes une position tout à fait respectable, du moins jusqu'à la révision opérée par Saül de Tarse (= Saint-Paul) (19). Cette révision s'est révélée par la suite plus fondamentale dans les développements futurs que le prédication solitaire et courageuse de Jésus en terre de Palestine.
Avec Saül de Tarse, au contraire, la femme cesse d'exister en tant que telle: dans les écrits de cet apôtre, apparaissent certes des épouses, des filles, des veuves, mais toutes sont définies par rapport à l'homme. Ce n'est que dans la Première Epitre à Timothée qu'apparaît un paragraphe dédié au ³comportement des femmes² (2, 9-15): elles doivent ³être vêtues avec dignité, parées avec modestie et pudeur², et elles doivent écouter ³l'instruction [religieuse] en silence, pleinement soumises²; ensuite, les femmes ne sont pas autorisées ³à enseigner et à donner des lois à l'homme², mais rester en paix. Dans la tradition judéo-chrétienne, c'est ³Adam qui a été façonné le premier par Dieu et puis seulement Eve; ce ne fut pas Adam qui fut séduit, mais ce fut la femme qui, séduite, se rendit coupable de la transgression. Toutefois la femme sera sauvée par l'épreuve de la maternité, ensuite elle persévèrera par la foi, la charité et la sainteté, dans la discrétion². On voit très nettement se profiler l'unique et seul péché originel de la femme: avoir souillé, pour avoir succombé à la tentation de Satan, l'âme immortelle de l'homme. Ce péché est pratiquement impossible à expier (sinon par le truchement d'une maternité si possible difficile et douloureuse). Il est detiné à devenir une ineffaçable marque d'infâmie, pour les siècles des siècles et pour toutes les générations à venir. Les Pères de l'Eglise (et nous rappellerons surtout les écrits d'Augustin d'Hippone) n'ont eu de cesse de stigmatiser la femme et ses fautes avec une férocité qui trouvera une application concrète lors des interrogatoires zélés des inquisiteurs (20).
La maternité comme voie de salut est donc la seule issue qui restait à la femme. Ce n'est donc pas un hasard si l'Occident christianisé n'a reconnu que deux voies de réalisation pour la femme: être mère ou être nonne. Mais attention: être mère, oui, mais seulement dans les liens bénis du mariage; si tel n'était pas le cas, la femme était montrée du doigt, anathémisée pour son ³dévergondage². De plus, il fallait être mère dans la douleur, avec humiliation, en niant complètement sa propre féminité: nous avons affaire là à un processus d'exclusion qui marque encore profondément de larges segments de la mentalité féminine.
Ce n'est pas un hasard non plus si l'iconographie traditionnelle représentant des sorcières leur donne une typologie bien distincte: ce sont de vieilles femmes ou des furies, toujours stériles et non plus mères, d'une part (21); et, d'autre part, la jeune fille en fleurs, belle parce que jeune et riche de potentialités inquiétantes parce qu'elle n'est pas encore mère (22). Naturellement la Sainte-Inquisition n'a pas fait dans le subtil et s'est penchée sur les cas de femmes de tous âges: à Salem, une enfant de quatre ans est jetée en prison (23) et, en 1585, deux villages des environs de Trèves finissent par ne plus compter chacun qu'un seul habitant de sexe féminin: toutes les autres femmes ont été emprisonnées ou jugées pour sorcellerie (24).
Revenons au christianisme des origines, plus exactement au paulinisme. Pourquoi un tel acharnement à l'encontre du sexe faible? L'Ancien Testament ne fourmille-t-il pas de figures héroïques féminines et de femmes présentées sous un jour très positif? Très probablement, l'énorme importance attribuée par les religions préchrétiennes aux cultes féminins peut nous fournir une clef de lecture: la survivance intacte et massive de ces cultes dans les zones rurales ‹c'est-à-dire païennes dans le sens où ³païen² a d'abord signifié ³paysan²‹ et l'équation évidente ³femme = fécondité², expliquent pourquoi l'Eglise s'est préoccupée profondément de cette force du sexe féminin; justement, parce que cette religiosité païenne, tellurique et féminisante conservait intacts des liens avec le passé, la nouvelle religion d'inspiration paulinienne devait l'éliminer à tout prix (25).
Passons aux liens qui unissent la femme et la nature. Ce n'est un mystère pour personne que la femme est constitutionnellement plus proche de la nature que l'homme: la femme est elle-même nature, dans le bien comme dans le mal. Depuis toujours, la femme s'occupent des malades et des faibles, elle participe aux mystères de la vie et de la mort, elle connait les plantes et les animaux: "L'antique identité de la nature comme mère nourricière lie l'histoire des femmes à l'histoire de l'environnement et des changements écologiques. Le terre féminine est centrale dans la cosmologie organique, battue en brèche par la révolution scientifique et par l'avènement d'une culture orientée sur le marché, qui sont à l'origine de l'Europe moderne" (26). Le rôle de la femme est inaliénable et ne peut se substituer à l'histoire de l'homme, de l'humanité au quotidien: "La magie des humbles fonctions féminines est l'art féminin d'apprendre par analogie les choses qui ne peuvent se comprendre et de les rendres aptes à la vie. Ces magies se révèlent par les transformations physiologiques qui, dues aux menstruations qui forment, et en partie transforment: elles sont perçues commet de secrètes initiations féminines. Ensuite, elles se manifestent sous forme de fonctions ou d'obligations maternelles, comme faire le ménage, faire sa toilette, nourrir la famille, toutes activités que l'on symbolise par des rythmes et des représentations végétales; le cycle agraire annuel est à la base du mythe de la vierge et de l'enfant divin qui nait, meurt et ressuscite au cours de l'année. En fin de compte, il existe un rythme européen tout à la fois agricole et festif qui constitue la trame profonde de cette culture, qui est à l'origine exclusivement paysanne (...). Tout comme leurs collègues du passé, les érudits modernes ont oublié les femmes; heureusement, les déesses, les fées, les mères locales, placées sur un trône ou classées sous les rubriques ³religion² ou ³superstition², ne cessent d'être citées. Elles m'ont permis de retrouve une forme féminine archétypale: la vierge mère, déesse de la végétation et de la fécondité" (27).
Et, paradoxalement, c'est justement ce précieux courant de magie du savoir et du faire qui est devenu fardeau au cours des siècles au lieu de rester un bagage; et cela s'observe tant sur le plan culturel que sur le plan social; les catégories mentales judéo-chrétiennes laissent un signe indélébile: "La nature comme désolation, comme élément important dans la tradition hébraïque-chrétienne, était un élément central dans les interprétations vétéro-testamentaires où le désert est le paysage archétypal (...) L'expulsion hors du paradis terrestre vers un paysage incultivable et désolé fait l'équation entre le désert et le mal, introduit dans le monde quand Eve a cédé à la tentation du serpent (...). Par contraste avec la tradition grecque, qui tend à souligner la bienveillance de la nature, la tradition hébraïque voit celle-ci comme un espace qui doit être vaincu et soumis" (28). Avec la pénétration de plus en plus profonde de la mentalité chrétienne dans le tissu social européen, au début de l'ère moderne, on a vu émerger et s'affirmer l'image d'une nature comme ³espace désordonné et chaotique qu'il faut soumettre et contrôler (...); la nature sauvage est incontrôlable et a été associée à la femme. Tant l'image de la nature que celle de la femme possèdent deux faces distinctes. Le nymphe vierge offre la paix et la sérénité, la terre-mère offre la nourriture et la fertilité, mais la nature apporte aussi des épidémies, des putréfactions et des tempêtes. De la même façon, la femme sera soit vierge soit sorcière (...). La sorcière, symbole de la violence de la nature, suscite des tempêtes, cause des maladies, détruit les récoltes, empêche la procréation et tue les enfants en bas âge. Ensuite, la femme est désordonnée, comme la nature est chaotique, donc elle doit être soumise et contrôlée. Parallèlement, le vieil ordre organique dela nature dans le cosmos, dans la société et dans l'intériorité du moi a cédé symboliquement le pas à un désordre provoqué par les découvertes de la ³nouvelle science², par les bouleversements sociaux de la Réforme et par le déchaînement des passions animales et sexuelles des gens. Dans chacun de ces trois domaines, le symbolisme et les activités féminines sont significatifs" (29).
Le cadre est pratiquement complet: pour ce qui concerne la familiarité des sorcières avec le diable et les animaux, rappelons que le terme ³strega² (³sorcière² en italien) dérive du grec stix (génitif: strigós; accusatif, striga; latin, stix), qui, à son tour, dérive d'une racine-onomatopée indo-européenne *streig, que l'on retrouve par exemple dans le verbe latin stridere; ce terme indique, tant en grec qu'en latin, le cri des oiseaux nocturnes et des rapaces en général. Ajoutons que l'animal sacré de Pallas Athéna est la chouette, assimilée à tous les rapaces nocturnes et porteuse de valeurs négatives, dès le déclin du paganisme antique. Il faut se rappeler que toutes les religions pré-chrétiennes connaissaient des animaux totémiques. Le panthéon de l'Europe germanique n'échappe pas à la règle. Il a été le plus durement frappé par la christianisation forcée au cours du VIIIième siècle. Dans ce panthéon, la déesse Freya se déplace dans un char tiré par des chats. Or le chat est l'animal par excellence des sorcières; il a été victime pendant des siècles de persécutions odieuses et féroces.
En ultime instance, rappelons en quelques mots que la position officielle de l'Eglise face au Diable est la suivante: Satan table sur l'aspect animal de l'homme; et pour cette raison Satan se manifeste à l'homme sous la forme d'animaux (30). Le cercle est bouclé.
3) Nous avons vu que les faits et les condamnations relatifs aux diverses hérésies et à la sorcellerie se répètent régulièrement dans les mêmes moments et les mêmes lieux. Pour être précis, ce n'est pas, objectivement parlant, les hérésies et la sorcellerie qui se superposent et se confondent: ce sont au contraire les accusations qui s'entremêlent et surtout les rapports qu'en donne l'Eglise. Ainsi, l'Eglise assimile volontiers hérésie et sorcellerie, de façon telle qu'il n'a plus été possible de les distinguer: pour conditionner la population à vouloir anéantir les sorcières, on accuse celles-ci d'être des hérétiques et, pour obtenir l'élimination des hérésies, on accuse les hérétiques de commerce avec Satan et de pratiques magiques, au point que ³l'on se trouve confronté à une succession de campagnes visant une extermination de masse et terrorisant des populations entières; on doit en déduire que ces campagnes voulaient en fait détruire les personnes qui étaient les opératrices bienfaisantes de la magie blanche, et qu'on tentait de soustraire aux massacres indistincts que voulaient perpétrer les persécuteurs² (31).
Tentons de clarifier la question en présentant quelques exemples épars: à propos des Cathares, certains observateurs ont soutenu que leur nom avait un rapport étymologique avec le mot catus, et qu'ils étaient donc des hérétiques ³adorateurs de cet animal diabolique qu'était le chat au moyen âge (du reste, on accusait cet animal de commettre les pires nuisances et de pratiquer la sorcellerie)² (32); Alain de L'Isle (ou: de Lille), philosophe et docteur, qui a vécu au XIIième siècle, rédige De fide catholica contra haereticos (= de la foi catholique contre les hérétiques); dans ce texte, il donne comme étymologie problable de ³Cathare² le terme ³catus, parce qu'on dit qu'ils baisent le derche d'un chat, forme animale sous laquelle leur apparaît Lucifer² (33). La pratique du ³baiser infame² sur les parties postérieurs d'un chat, d'un bouc ou de Satan lui-même a été également attribuée plus tard aux Templiers, précisément à l'époque où ils tombent en disgrâce. On attribue également des pratiques sexuelles contre nature aux sorcières, aux hérétiques et aux Templiers. Il ne s'agissait pas tant de dénoncer la frénésie sexuelle des réprouvés, où la promiscuité (qu'on leur attribuait néanmoins). Frénésie et promiscuité ne sont pas considérées come des traits caractéristiques de ces minorités ³déviantes², mais, dans une société sexophobique comme la société chrétienne du moyen-âge, la morale sexuelle était devenue pratiquement la seule morale possible (34). De ce fait, l'accusation la plus infâmante et la plus réellement criminalisante reposait sur la transgression sexuelle. Dans le moyen-âge chrétien, on n'oublie pas l'antique ressentiment à l'endroit des coutumes païennes, depuis toujours taxées d'immoralité. Mais il faut ajouter que les hérésies chrétiennes ont poursuivi généralement les mêmes objectifs que l'orthodoxie chrétienne: ³les deux filons voulaient tourner le dos au monde pervers, avancer vers l'immatériel en fuyant le mal, le charnel: cette perspective n'était pas différente de celle du mouvement monastique, sauf qu'elle refusait de s'inscrire dans le cadre de l'Eglise (...). Le mal reposait dans la sexualité, tant pour les uns que pour les autres, et le mariage, que les hérétiques condamnaient de manière encore plus radicale, leur inspirait le même dégoût (...). Les hérétiques étaient persuadés que l'état matrimonial empêchait de s'envoler vers la lumière. Ils se préparaient au retour du Christ et imaginaient pouvoir abolir toute forme de sexualité. Dans un tel esprit, certains hommes ont accueilli auprès d'eux des femmes en les traitant en égales et en prétendant vivre avec elles, unis seulement par la caritas, qui, au paradis, unit les êtres célestes dans une pureté absolue, comme s'ils étaient frères et s¦urs. Cette perspective fut sans doute celle qui causa le plus grand scandale, car elle heurtait de front la pierre angulaire de la société (...). Surtout, les détracteurs de l'hérésie taxaient d'hypocrisie le refus de l'union sexuelle au milieu d'une telle promiscuité (...). Ils pensaient qu'il s'agit d'une imposture et que ces ³purs² s'abandonnaient en réalité au stupre. Loin des regards indiscrets, dans l'obscurité des bois, site où peut se déployer la féérie, apanage des femmes, là se pratique la communauté sexuelle² (35). Notons le retour de la forêt, lieu numineux et magique par excellence, central dans les religions préchrétiennes; pour cette raison, la forêt est crainte et haïe par le christianisme, qui s'est principalement préoccupé de déboiser et de cultiver, pour chasser des arbres et des cours d'eau les dangereux démons du paganisme: la culture devait rédimer la nature.
4) Viennent ensuite les rapports entre philosophie des Lumières et sorcellerie, autre point nodal à affronter, non encore résolu. Nous nous limiterons à le traiter en ses points principaux, vu l'ampleur et la complexité de cette thématique.
Sur le plan purement théorique, on pourrait penser que la philosophie des Lumières a balayé les superstitions obscures et les bigoteries passéistes, a arrêté la lutte contre les sorcières et a mis un terme une fois pour toutes aux malentendus et aux déformations. Il n'en est rien.
En pratique, c'est au siècle des Lumières que la controverse sur la sorcellerie a atteint des sommets assez élevés: le 6 avril 1724, dans une Sicile momentanément sous domination autrichienne (après les Traités d'Utrecht de 1713 et de Rastatt de 1714), Frère Romualdo et S¦ur Gertrude meurent sur un bûcher, épigones malheureux de l'hérésie quiétiste-moliniste (36). La dernière sorcière, S¦ur Maria Renata est brûlée en Allemagne le 21 juin 1749, date chargée de sous-entendus païens; Immanuel Kant a vingt-cinq ans et Gotthold Ephraïm Lessing , vingt ans. La même année, l'Italien Girolamo Tartarotti (1706-1761) écrit Del congresso notturno delle Lammie, ouvrage dans lequel il fulmine contre les procès de sorcellerie. Scipione Maffei lui répond dans Arte magica dileguata, ce qui donne lieu à une âpre polémique sur la réalité des phénomènes magiques et de la sorcellerie. Moins de dix années après, en 1758, l'Encyclopédie de Diderot et de d'Alembert est traduite en Italie et imprimée à Lucca. En 1764, le Milanais Cesare Beccaria (1738-1794) écrit Dei delitti e delle pene, courageux pamphlet qui, selon la tradition, a annoncé le déclin, mais non la disparition, de la peine de mort. Mais les chiffres démentent tout optimisme? Avant 1764, les exécutions dans la seule ville de Milan ne dépassaient pas le chiffre de douze par an; après 1764, et pour être précis, en 1765, on compte à Milan vingt-trois personnes pendues, décapitées, strangulées, etc.
Mais le plus paradoxal de tous a été Jean Bodin, ³grand penseur politique de l'Etat moderne², mais, en même temps, rédacteur d'un manuel destiné à la justice et visant la torture et l'extermination des sorcières: Démonomanie des sorciers (37). Nous avons donc d'un côté, un penseur ouvert et tolérant en matières religieuses, un précurseur de l'économie politique, un analyste précis de la société de son temps, et, de l'autre, le persécuteur déchaîné et cruel d'hommes et de femmes naïfs mais certainement innocents. L'historiographie a eu beaucoup de difficultés pour concilier les deux facettes si différentes de la même personne, recourant aux interprétations les plus disparates et les plus fantaisistes, constuites sur des manipulations des dates biographiques (38).
En réalité, il n'est guère difficile de comprendre les raisons avancées par l'idéologie des Lumières contre la magie et la sorcellerie: beaucoup de chercheurs reconnaissent aujourd'hui, bien qu'avec peine encore, que le système mental collectif de cette époque a développé de manière anormale ses propres défenses contre tout fait ou toute personnalité qui échappe aux règles de la raison. Un siècle avait passé depuis que Pascal avait écrit que ³le c¦ur a ses raisons que la raison ne comprend pas²: paradoxalement, le rationalisme ³métaphysicise² la ³raison², il la rend idéale (au sens platonique) et omnipotente, il identifie ses adversaires à la sauvagerie, la barbarie et la folie (39). Il propose certes d'ouvrir une ère nouvelle de lumière et de clarté, en opposition aux ³siècles sombres² qui ont oppressé et abruti l'humanité. L'idéologie des Lumières ‹indépendemment des causes et des réalités objectives propres à des phénomènes semblables‹ stigmatise la magie et la sorcellerie en décrétant qu'elles sont le produit typique d'une certaine mentalité obscure et irrationnelle. Il juge donc logique de chercher à évacuer, même, s'il le faut, d'une façon radicale, les équivoques et les superstitions, néfastes pour ses propres victimes. Du reste, les personnes accusées de sorcellerie ou de pratiques magiques sont soit des ³fomentatrices² de superstitions stupides soit des malades irrécupérables: dans les deux cas, il faut les éliminer. La mentalité des Lumières va de pair avec la révolution scientifique et avec la naissance des technologies. Comme on peut le remarquer, tous les événements qui sanctionnent la fracture inguérissable entre la nature et la culture ou l'orientation anthropocentrique du monde (dont les origines se situent dans l'ancien Testament), la conviction profonde que la nature n'est qu'un jeu de mécanismes que l'homme peut démonter et remonter selon son bon plaisir (40). Nous portons encore les traces de cette mentalité.
En outre, nous savons que ³le désir de raison², qui s'est déchaîné au siècle des Lumières et a culminé dans les massacres de 1793 (ndt: application de la tactique meurtrière de la ³dépopulation², soit de l'élimination des personnes qui refusaient de se laisser encadrer dans des schémas politiques abstraits) a connu quelques excès spectaculaires: nous songeons au culte de la Déesse Raison, qui a tenté de remplacer en tout et pour tout les cultes catholiques traditionnels. On comprendra dès lors pourquoi l'idéologie des Lumières a perçu dans les pratiques magiques des manifestations de pure irrationalité, s'opposant fondamentalement au désir rationaliste et scientiste de faire place nette et d'éliminer tout se qui échappait à l'emprise de l'intellect ³lucide².
Si nous voulions tout à la fois nous montrer malins et simplistes, nous pourrions dire que la bonté et la vérité de l'idéologie des Lumières sont devenues les dogmes fondateurs de la civilisation occidentale: il est désormais impossible et inouï d'oser soutenir que l'idéologie des Lumières a été une idéologie comme tant d'autres, dans le bien comme dans le mal; il est devenu impossible et inouï d'avancer l'hypothèse que l'idéologie des Lumières persécute et oppresse également les minorités; il est devenu impossible et inouï de prétendre retrouver le bois dont on fait les potences dans les pages de l'Encyclopédie...
Naturellement, nous n'avons pas voulu proposer une étude exhaustive de la thématique de la sorcellerie, mais, répétons-le, nous espérons avoir contribué à faire changer les perspectives de nos contemporains et auditeurs sur une question encore insuffisamment inconnue, féconde de recherches futures.
Alessandra COLLA.
Notes:
(1) Notons au passage que la majeure partie de ces cultes, qui sont tous discutables, proviennent de l'Occident le plus technologisé et notamment des Etats-Unis. C'est surtout de Californie, d'où nous viennent tant d'autres modes, qu'arrivent dans le Vieux Monde des mots d'ordre éphémères mais vaguement inquiétants; analyser le phénomène du New Age mériterait plus d'une étude, car en lui se rejoignent l'astrologie et l'écologisme, le pacifisme mièvre et l'écouménisme à bon marché, le millénarisme et le messianisme, l'Orient et l'Occident, en une sorte de syncrétisme planétaire qui ne serait plus seulement spirituel mais idéologique, une sorte de ³mondialisme de l'esprit².
(2) Cf. Alain Besançon, "Le premier livre de ³la Sorcière²", in Annales, n°4 & 5, 1969. Cité dans Giorgio Galli, Occidente misterioso. baccanti, gnostici, streghe: i vinti della storia e la loro eredità, Rizzoli, Milano, 1987, p. 208.
(3) Giorgio Galli, dans sa thèse, pose la sorcellerie comme une authentique ³culture rebelle² à l'établissement intellectuel et politique, mais destinée à succomber face à l'avance irrésistible de la pensée rationaliste et scientifique; en ce sens, et en adoptant des catégories sociologiques, la sorcellerie constitue un ³mouvement² face aux institutions.
(4) Aldous Huxley, Les diables de Loudun. Cité par G. Galli, op. cit., p. 224.
(5) G. Galli, op. cit., pp. 156-158.
(6) Ibidem, p. 187.
(7) Hugh Trevor-Roper, Protestantismo e trasformazione sociale, Rioma-Bari, 1969, p. 171 (pour l'éd. it. que nous avons consultée). Cité par G. Galli, op. cit., pp. 199-200.
(8) Paul Boyer & Stephen Nissenbaum, La città indemoniata. Salem e le origini sociali di une caccia alle streghe, Einaudi, Torino, 1986 (éd. it.). Introduction de Carlo Ginzburg, pp. IX-X.
(9) Cf. note n°2.
(10) G. Galli, op. cit., p. 211. Nous ne connaissons pas dans les détails la démarche qu'a suivie Galli pour aboutir à une telle formulation de la problématique; relevons toutefois qu'à notre avis la différence fondamentale entre l'Europe (occidentale) et la Russie est que cette dernière n'a rien connu de semblable à notre civilisation et à l'Eglise catholique de Rome, facteurs qui, semble-t-il, ont leur importance pour justifier une différence d'ordre épocal.
(11) Prenons Augustin d'Hippone (Vième siècle), élévé à la sainteté par l'Eglise et Père de celle-ci, dont l'¦uvre a généré cette dichotomie entre l'être chrétien et l'être citoyen, qui a conditionné une bonne partie de la civilisation occidentale. Penson à Martin Luther, au protestantisme et à ce qu'en dit Max Weber dans son ouvrage devenu un classique de la politologie, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1922).
(12) Rapportons-nous aux événements de ce demi-siècle, marqué par la querelle des investitures, qui s'est déclenchée quand le Pape Grégoire VII, dans le cadre d'une réforme générale des m¦urs ecclésiastiques, déclare, dans son Dictatus papae que les nominations d'évêques effectuées par des laïcs sont illicites, donc également celles qui ont été effectuées par l'Empereur, à l'époque, Henri IV, issu de la maison de Franconie. Cette querelle a atteint son apogée par l'humiliation de Canossa, où l'Empereur a été excommunié. La querelle des investitures est alors devenue une véritable guerre qui se terminera en 1122, avec le Traité de Worms, où le Pape et l'Empereur signent un compromis. En réalité, la rivalité entre ces deux grands pouvoirs de la civilisation médiévale a continué, de manière plus ou moins larvée.
(13) Giovanni Lotario, de la lignée des comtes de Segni, est né à Agnani en 1160 et devient Pape en 1198; il a été le tuteur du jeune Frédéric II, tout en étant un partisan décidé de la suprématie papale sur toute autorité laïque. A sa mort en 1216, Honoré III prend sa succession (Cencio Savelli, né à Rome), qui conduit à terme toutes les démarches de son prédécesseur. Il exterminera les Albigeois, couronnera Empereur Frédéric II et approuvera les règles des Franciscains et des Dominicains.
(14) Avant lui, Alexandre III (= Rolando Baldinelli), avait déjà pensé en 1179 à condamner l'hérésie cathare lors du Concile du Latran III.
(15) G. Galli, op. cit., p. 167.
(16) "(...) dans le second après-guerre (...), l'historiographie sur les sorcières a acquis davantage de relief, sans doute à titre de comparaison avec une autre grande persécution contemporaine, celle des juifs par le nazisme (...) Le mouvement féministe (...) a parlé de l'extermination de six millions de sorcières, chiffre identique à celui des victimes de l'holocauste, selon les données de départ (depuis cette question du nombre des victimes, tant dans le cas des sorcières que dans celui des juifs, a donné lieu à d'âpres polémiques, qui sont loin d'être terminées)" (Giorgio Galli, op. cit., p. 187).
(17) Carolyn Merchant, La morte della natura. Donne, ecologia e rivoluzione scientifica. Dalla natura come organismo alla Natura come macchina, Garzanti, Milano, 1988, pp. 187-188. Ce texte est excellent, mises à part quelques imprécisions.
(18) Pour dire vrai, et en dépit de croyances communes, l'Eglise des origines ³n'est rien d'autre, au départ, qu'une secte juive parmi tant d'autres sectes juives² (Marcel Simon et André Benoît, Giudaismo e cristianesimo, Laterza, Bari, 1985, p. 57.
(19) Citons textuellement d'après une source non suspecte, la Sainte Bible des Edizioni Paoline de Rome: "Paul, appelé aussi Saül, est né à Tarse en Cilicie (...) de parents hébraïques, de la tribu de Benjamin, il était pharisien et citoyen romain (...) Ardent pharisien, il se distinguait par sa haine et son animosité à l'encontre du christianisme naissant; il avait gardé les vêtements de ceux qui avaient lapidé Etienne et il persécutait les Chrétiens également en dehors de Palestine (...) Mais Jésus l'a attendu sur la route de Damas et a transformé l'ardent persécuteur en un apôtre zélé".
(20) Cf. Enrica Chiaramonte, Giovanna Frezza et Silvia Tozzi, Donne senza Rinascimento, Eléuthera, Milano, 1991.
(21) Ibidem, p.192: "Les veuves, les vieilles femmes, les faibles et les malades sont désormais (...) dévalorisées: l'absence d'auto-suffisance économique, la pauvreté, est un mauvais signe tout comme l'âge avancé quand l'³impureté² n'est plus éliminée à chaque cycle lunaire, rendant ³empoisonnée² la personne et son regard. Il s'agit de personnes désarmées et humbles, au statut incertain, mais d'autant plus dangereuses qu'elles peuvent être victimes du démon parce qu'elles sont facilement manipulables et disposées à sceller un pacte. On commence par les regarder avec suspicion...".
(22) Le cas de Salem est à ce titre exemplaire: parmi les divers facteurs qui ont contribué au déchaînement des événements, il faut rappeler la psychopathologie de l'adolescence: ³des fillettes ou des adolescentes ont de fait, par leurs histoires, déchaîner involontairement les persécutions" (P. Boyer et S. Nissenbaum, op. cit., p. IX).
(23) "Le 23 mars Dorcas Good, fillette de quatre ans, fille de Sarah Good, déjà incriminée pour sorcellerie, a été amenée à la prison de Boston, où elle est restée enchaînée pendant neuf mois (Dix-huit ans après, le père déclara: ³Elle était alors responsable de rien, montrant peu de discernement dans le contrôle de soi²)", Ibid., p. 6.
(24) V. C. Merchant, op. cit., p. 187.
(25) Il vaut la peine de rappeler le cas de Béziers, la ville restée célèbre pour le massacre sanguinaire de ses habitants, perpétré en 1209 sous les ordres de l'Eglise de Rome. Béziers se situe au-dessus d'une colline au sommet de laquelle se dresse la cathédrale, rasée au sol en 1209, en même temps que l'on massacrait tous les habitants qui s'y étaient réfugiés pour fuir la violence des croisés. Elle a été reconstruite vers les milieu du siècle. L'édifice a été érigé sur les restes d'un temple païen comme d'habitude dans la chrétienté. Un dépliant explicatif pour les touristes, disponible aujourd'hui dans cet édifice religieux, prétend que le site sacré recèle les restes d'un Saint-Aphrodisio, qui n'a probablement jamais existé... En réalité, le site sacré était dédié à une divinité féminine de la fécondité, assimilée à Aphrodite. A ce titre, elle a attiré doublement l'attention des évangélistes.
(26) C. Merchant, op. cit., p. 32.
(27) Jocelyne Bonnet, La terra delle donne e le sue magie. Creare, trasformare, custodire. Le radici millenarie dei gesti quotidiani del mondo tradizionale femminile, red edizioni, Como, 1991, p. 11. Titre original français: La terre des femmes et ses magies, R. Laffont, Paris, 1988.
(28) C. Merchant, op. cit., p. 179.
(29) Ibid., p. 175.
(30) Notons que l'aspect du Diable dans l'iconographie chrétienne reprend celui du Dieu Pan: ³(...) le grand Dieu Pan meurt quand le Christ devient le souverain absolu. Les légendes théologiennes les décrivent comme les opposés irréconciliables, et le conflit dure encore aujourd'hui, car la figure du Diable n'est rien d'autre que celle de Pan, vu à travers l'imagination chrétienne. La mort de l'un signifie la vie de l'autre, en un contraste que nous percevons de manière vivante dans les iconographies respectives (...): l'une des figures est dans la grotte, l'autre sur le mont; l'une joue de la musique, l'autre détient la Parole; Pan a des pattes velues, des pieds caprins et exhibe un phallus; Jésus a les jambes cassées, les pieds percés et ne montre aucun organe génital², James Hillman, Saggio su Pan (= Essai sur Pan), Adelphi, Milan, 1977, p. 18.
(31) G. Galli, op. cit., p. 199.
(32) Anne Brenon, Le vrai visage du catharisme, éd. Loubatières, Portet-sur-Garonne, 1988, p. 153. Trad. it.: AC.
(33) Etienne Gilson, La filosofia nel Medievo. Dalle origini patristiche alla fine del XIV secolo, La Nuova Italia, Firenze, 1978, pp. 372-373.
(34) ³Peu à peu s'est enracinée l'idée obsessionnelle de dire que le sexe équivalait au mal, comme le reflètent tant d'interdits (...) les époux étaient continuellement exhortés à l'abstinence et menacés, en cas de transgression, de mettre au monde des monstres ou, au moins, des enfants tarés. Il fallait qu'ils restent séparés l'un de l'autre, non seulement pendant la journée, comme c'est naturel, mais aussi durant les nuits qui précédaient les dimanches et les jours de fête (...), le mercredi et le vendredi par pénitence et pendant tout le carême, soit pendant les quarantes journées qui précèdent Pâques, la nuit de la Sainte-Croix en septembre et le Nuit de Noël. Le mari ne pouvait pas approcher sa femme pendant le cycle menstruel ni pendant les trois mois précédant l'accouchement ni pendant les quarantes jours après la naissance du bébé. Les jeunes époux devaient rester chastes pendant les trois premières nuits qui suivaient leurs noces, pour apprendre à se contrôler. Enfin, les époux qui, par décision commune, se vouaient à la chasteté absolue constituaient naturellement le couple idéal², Georges Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France médiévale, Hachette, Paris, 1981 (ndt: AC a utilisé la version italienne de cet ouvrage, p. 24).
(35) Ibid., pp. 96-97.
(36) Le quiétisme, considéré tour à tour comme une hérésie ou comme une doctrine mystique, est également connu sous le nom de ³molinisme², du nom de son fondateur, l'Espagnol Miguel de Molinos; né à Muniesa en 1628, il s'établit à Rome et, en 1675, il publie le Guide Spirituel, considéré comme la première ¦uvre quiétiste. Dans cet ouvrage, Molinos suggère de rechercher la paix intérieure par le truchement de la passivité totale et l'abandon de l'âme à la volonté divine, sans besoin de pratique religieuse. La doctrine de Molinos a été condamnée comme hérétiques en 1687; Molinos a ensuite été arrêté et jeté en prison, où il est mort en 1696. Le quiétisme/molinisme a ensuite été diffusé en France par Madame Guyon (Jeanne-Marie Bouvier de la Motte, 1648-1717) et par Madame de Maintenon, qui a fait de son école de Saint-Cyr, une ³maison quiétiste². Fénelon (1651-1715) appréciait le quiétisme au point de s'en faire le défenseur, ce qui le conduisit à rompre avec Bossuet et à terminer sa vie en disgrâce.
(37) G. Galli, op. cit., p. 206.
(38) Ibid.: ³(...) l'origine judaïque, l'influence de l'occultisme et de la Cabbale, l'opportunisme qui l'a fait passer par ambition du calvinisme à la Ligue Catholique et finalement au parti des ³politiques² (...), l'Œobnubilation² contemporaine².
(39) Michel Foucault a démontré avec assez de clarté que la dénomination de ³maladie mentale², c'est-à-dire sa classification et son catégorisation dans des catégories à la fois précise et didactique sinon thérapeutiques, a représenté de fait le meilleur moyen pour la conjurer, pour l'éloigner de l'ordre des choses ³normales² et pour la marginaliser. Au fond, il s'agit tout bonnement d'un exorcisme, mais laïcisé.
(40) L'essai de C. Merchant (que nous avons cité) va également dans cette direction; elle suggère de revoir dans cette optique les contributions de personnages aussi fondamentaux de l'histoire des sciences, comme Bacon, Harvey, Newton et Leibniz. C. Merchant nous rappelle une déclaration intéressante de Bacon, pour qui ³les méthodes grâce auxquelles on peut découvrir les secrets de la nature sont les mêmes que ceux que l'on utilise pour investiguer les secrets de la sorcellerie dans le cadre de l'inquisition² (op. cit., p. 221).
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dimanche, 04 février 2007
L'épopée du Kalevala
Frithjof HALLMAN
L'épopée du Kalevala
En 1985, en Finlande, dans tout le pays, on a fêté, sous diverses formes, le 150ième an--niversaire de l'épopée nationale fin-noi-se, le Kalevala. Outre la publication d'une nouvelle édition illustrée de l'é-po-pée hé-roïque, due au célèbre peintre de la mer Björn Landström, on a organisé à Helsin-ki une exposition des peintures du plus con-nu des illustrateurs du Kalevala, Gal-lén-Kallela; ensuite, on a créé un opéra sur le thème du Kalevala, mis en mu-si-que par Einojuhani Rautavaara. Ce drame musical, appuyé par des ch¦urs, a été joué en première à Joensuu. En parallèle à cette initiative musicale, on a rejoué les ma-gnifiques symphonies poétiques de Jean Sibelius, inspirées des thématiques du Kalevala: les suites Lemminkäinen et Karelia, le Cygne de Tuonela, Le Barde et la Fille de Pohjola.
En Allemagne, pour cet anniversaire, on a fait paraître une nouvelle édition de cette épopée classique en trochées à cinq pieds de 22.795 vers. De même, est parue une édition illustrée en prose d'Inge Ott (Ka-le-vala - Die Taten von Väinämöinen, Ilma-rinen und Lemminkäinen, Verlag Freies Geistesleben, Stuttgart, 1981, 288 S.) pour ceux qui, grâce à cette version simpli-fiée, pourraient avoir plus facilement ac-cès à cette ¦uvre magistrale. On a traduit le Ka-le-vala dans plus de cent langues dif-fé-ren-tes, preuve de la puissance sugges-tive de cette épopée héroïque finnoise. Elle a véri-ta-blement conquis le monde.
C'est grâce à un médecin de campagne sué-dois de Finlande, Elias Lönnrat, que le Kalevala a vu le jour en 1835. Au départ d'innombrables chants et chansons popu-laires, de rébus à connotation mytholo-gi-que et de proverbes puisant leurs racines dans l'immémorial, Lönnrot a pu forger une ¦uvre nouvelle et originale, qui, a-vec ses 22.795 strophes est l'équivalent, pour le peuple finnois, de la Chanson des Nibelungen pour les Allemands, de l'Ed-da pour les Islandais et de la Saga de Frith-jof pour les Suédois. Un philologue alle-mand, F.A. Wolf, spécia-liste de Homère, avait affirmé et souligné, au début du sièc-le passé, que les deux grandes épopées des Grecs, l'Illiade et l'Odyssée, n'étaient pas l'¦uvre d'un seul poète mais récapitu-laient en un seul ou-vrage les mythes et lé-gendes de tout un peuple. Cette idée a été retenue par le Finnois Carl Axel Gottlund, qui s'est de-mandé si l'on ne pouvait pas, éventuellement, forger quelque chose de semblable à l'Illiade et l'Odyssée à partir des mythes, légendes et sagas de son pro-pre peuple.
Zachris Topelius, qui avait exploré les vas-tes régions de la Carélie du Nord ainsi que quelques provinces septentrionales du pays, et deux femmes énergiques, Ar-hip-pa Pertunen et Larin Paraske, ras-sem-blè-rent à trois le plus grand recueil de chants et chansons populaires, de textes épars issus du peuple et non pas des let-trés. De son côté, Lönnrot, qui, en tant que médecin, allait de ferme en ferme dans l'es-pace carélien, rassemblait, lui aussi, une impressionnante collection de vers, qui deviendra, en 1835, la première ver-sion, encore brève et en 12.078 strophes et 32 chants, du Kalevala. En 1849, paraît la version définitive, avec 22.795 strophes et 50 chants.
Dans cette énorme épopée, beaucoup d'é-lé-ments rappellent les sagas et légendes de l'Europe entière mais sous des formes dif-fé-rentes, ce qui en fait une mine fabuleuse pour les chercheurs. Elle rappelle aussi les Nibelungen, tandis que d'autres éléments, notamment ceux qui évoquent le voyage du héros Väinämöinen dans une nef de bronze, font penser à des mythes bien plus anciens encore. On a dit que peu d'autres ouvrages finlandais ont autant contribué que le Kalevala à renforcer la conscience na-tionale de ce peuple, peu nombreux mais défendant toujours son existence fa-rouchement et héroïquement. Les pein-tu-res de Gallén-Kallela, présentant des motifs issus du Kalevala, et la musique de Si-be-lius ont, pour leur part, renforcé l'in-té-rêt des Finnois en ce siècle pour cette épo-pée, ancrée profondément dans l'âme du peuple, des paysans, des chasseurs et des pêcheurs. Je vais maintenant esquisser les lignes essentielles de l'épopée, pour don-ner au lecteur la clef qui l'aidera à dé-chif-frer son sens.
L'action réelle,
immémoriale, cesse avec
l'arrivée du christianisme
Dans le Kalevala, nous voyons d'abord ap-paraître trois héros masculins et deux héroïnes féminines: le sage Väinämöi-nen, le forgeron Ilmarinen et Lemmin-käinen, semblable à Ulysse, tou-jours en quê-te d'aventures et de voyages; les figu-res féminines: Louhi (la "haute femme de Pohja"), qui symbolise l'extrême-nord, et ses filles, toutes belles, qui sont l'objet des convoitises des trois héros concurrents. Sampo, sorte de mou-lin magique et my-thi-que, dont les caracté-ristiques mytho-lo-giques sont comparables à celles du trésor des Nibelungen, est au centre de l'intri-gue. Celui qui s'empare de Sampo, trouve le bonheur. Mais Sampo coule à pic, com-me l'or de Nibelungen, dans des eaux pro-fon-des. C'est alors qu'apparaît un motif chré-tien: la nais-sance d'un garçon, né d'u-ne vierge, Marjatta, et qui devient le Roi de Carélie; ce récit indique le passage d'u-ne ère païenne à l'ère chrétienne.
L'émergence de cette épopée remonte vraisemblablement aux temps immémo-riaux; elle constitue un mythe cosmogo-nique. Väinämöinen est aussi vieux que le soleil. A la fin de l'épopée, nous le vo-yons, lui, le sage visionnaire, partir vers l'infini sur l'océan dans une nef de bron-ze. Du forgeron Ilmarinen, on dit qu'il a forgé la voûte céleste, et de la mère de Lemminkäinen, le troisième héros du Ka-levala, on dit qu'elle est la créatrice du mon-de. Elle a un jour eu la force de ra-me-ner à la vie, de faire ressusciter, son fils mort et tombé dans le fleuve des morts Tuo-nela, après avoir été dépecé en huit mor-ceaux.
Cosmogonique aussi est le récit de la créa-tion de Väinämöinen par une "mère de l'eau". Sous sa sage direction, la création est parachevée, dans le sens où les hom-mes se mettent à cultiver la terre. Dans le défi lancé au Sage par un jeune homme, Joukahainen, nous retrouvons un motif eddique: le jeune homme pro-pose un con-cours à Väinämöinen pour savoir le-quel est le plus sage. A la re-cherche d'une épouse, Väinämöinen rencontre une belle jeune fille, mais qui est courtisée par le forgeron Ilmarinen et par Lemmin-käi-nen, qui ne compte plus ses succès fé-mi-nins. La mère de la jeune fille, Louhi ‹qui, dans l'épopée est décrite comme une vieille femme avaricieuse, laide et mé-chante‹ impose aux trois hé-ros une ru-de épreuve et les oblige à exécu-ter divers travaux pour elle, comme dans le mythe grec d'Heraklès; le plus rude de ces tra-vaux consiste en la fabrication de Sampo, qui donnera une profusion de ri-chesses à son possesseur.
C'est évidemment le forgeron Ilmarinen qui réussit à accomplir le meilleur travail. Il est le vainqueur mais est assassiné et aboutit dans le règne des morts Tuonela. Le duel entre les frères Untamo et Kaler-vo se termine par la mort de toute la fa-mille Kalervo, tandis que la veuve de Ka-lervo donne le jour à un fils, Kullervo, une figure en apparence dotée de forces sur-humaines et divines, qui, en dépit de ses dons, échoue dans tous les travaux qui lui ont été confiés par son maître Unta-mo. Il est vendu comme esclave au for-geron Ilmarinen. Kullervo, poursuivi par la malchance, tue par inadvertance l'é-pou-se d'Ilmarinen, fille de Pohjola et doit prendre la fuite. Après qu'il ait re-trouvé le chemin qui mène à la maison de ses pa-rents, il se suicide, parce qu'il ap-prend qu'un jour, sans le savoir, il a cou-ché avec sa s¦ur.
Samo doit offrir bonheur et richesse au Grand Nord, si bien que les trois héros su-blimes (Ilmarinen, Lemminkäinen et Väi-nämöinen) décident de s'en emparer, tan-dis que Louhi poursuit leur nef, qui, au cours d'un combat, coule en mer. A la fin de l'épopée, nous voyons Väinämöinen qui libère la lune et le so-leil, caché par Lou-hi dans une montagne, tandis que le fils de Marjatta prend le pouvoir en Ca-rélie. Le crépuscule des dieux vieux-fin-nois et des héros du Kalevala correspond donc à la victoire du christianisme, dont les prêtres, plus tard, feront tout ce qui est en leur pouvoir, pour étouffer la poésie po-pulaire, qui ne cesse de vouloir percer la chape chré-tienne et véhicule les vieux mythes cos-mogoniques finnois. Politique appliquée ailleurs dans le Nord, où les au-to-rités chrétiennes ont également tenté d'é-liminer la vieille tradition des laby-rin-thes circulaires de pierre, élément d'un cul-te solaire immémorial, et des fameuses Trojaburge (cf. Combat Païen, n°19). Mais cette tentative d'éradication n'a pas plei-nement réussi, car nous trouvons encore des gravures de Trojaburge de type très an-cien sur les parois intérieures des égli-ses chrétiennes.
Pour quelques spécialistes des symboles nordiques, les Trojaburge ne sont pas sim-ple-ment des symboles solaires, mais des "filets", à l'aide desquels les anciens Fin-nois tentaient de repêcher du fond de la mer Sampo le symbole vieux-païen du bon-heur. On trouve encore 150 de ces labyrinthes de pierre sur le territoire finlan-dais, souvent le long de côtes isolées, que l'on appelle aussi "ronde des vierges" ou "haies des géants". Ces vestiges témoi-gnent d'un culte solaire qui a été repris dans la grande épopée mythique finnoise qu'est le Kalevala, sous la figure de Väinä-möinen.
Frithjof HALLMAN.
(texte paru dans Mensch und Maß, n°3/1986 (9 Feb. 1986); adresse: MuM, Ammerseestr. 2, D-8121 Pähl).
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samedi, 03 février 2007
Symbolisme de la roue
Symbolisme de la roue
par Julia O'Laughlin
Aujourd'hui, on trouvera moults dessins dans les manuels de préhistoire, où l'on voit un homme avec la roue qu'il vient d'inventer. Pourtant, la tradition affirme que c'est une femme qui a inventé la première roue. La roue symbolise en effet la Déesse qui gouverne le destin. C'est la roue de la galaxie, de la Voie Lactée, du Zodiaque. Le cercle qu'elle décrit indique les limites de l'univers s'étendant autour du yoni ou omphalos de la déesse (soit son nombril), son moyeu géo-centré. La roue est en même temps feu et eau, soleil et lune. La roue-étoile des Celtes, apanage de la Mère Arianrhod, ancêtre de Aryens, était une grande roue d'argent plongée dans la mer. Les héros chevauchaient cette roue pour se rendre en Emania, la terre des morts sur la lune. En Ethiopie, l'image de la déesse était placée au centre d'une roue de flammes, tout comme dans le culte indien de Kali. Les missionnaires chrétiens avaient reçu l'ordre de détruire ces idoles. C'est ce qui a suscité la légende du martyre de Sainte Catherine. Cette sainte n'a jamais existé. Son martyre sur la roue de feu est un avatar christianisé de la danse de Kali, déesse de la Roue Ardente. Kali effectue le Kathakali, la "danse du temps" sur le moyeu de l'univers.
A Royston dans le Hertshire, les archéologues ont exhumé un temple souterrain utilisé jadis par les Templiers. Les nombreux bas-reliefs des murs indiquent un mélange d'images païennes et chrétiennes. L'un d'eux représente une roue à huit rayons et une femme, que l'on peut considéré soit comme Sainte Catherine soit comme Perséphone, la déesse destructrice. L'hexagramme sacré est basé sur le mandala tantrique en forme de roue et consacré à la triple déesse, à la fois colombe (vierge et créatrice), serpent (mère et préservatrice) et truie (vieille commère et destructrice). La roue de la fortune, autre forme de la roue du temps, était actionnée par Fortuna, la mère du destin. Elle était liée, à Rome, à Juno Februata, dont la fête fut christianisée en la Saint Valentin. Fortuna est sans doute une dérivation de Vortumna, déesse pré-romaine qui "faisait tourner l'année". Vortumna a été par la suite masculinisée et est devenue un dieu saisonnier, Vertumnus, qui apparaît souvent sous les oripeaux d'une vieille femme, révélant de la sorte ses véritables origines.
La déesse de la roue accorde la royauté. Les Césars recevaient leur droit divin à gouverner le monde de la déesse Fortuna Augusti. Les rois de la première phase de l'Age du Bronze mouraient à l'intérieur d'une roue de renaissance. Le roi Ixion fut tué à la fin de son office et roulé à bas d'une colline, attaché à une roue de feu, symbolisant le soleil. Ixion est lié à la déité scandinave Kris Kringle, christianisé en "Christ de la Roue" et personnifiant le soleil mourant et renaissant au solstice d'hiver. Kris Kringle fut ultérieurement associé à la Noël, puis à Saint Nicolas (voire au Père Noël). Le corps humain, lorsque les bras et les jambes sont étendues comme les rayons d'une roue, symbolise lui aussi la roue de la vie. La roulette des joueurs, ou "petite roue", est un avatar désacralisé des roues de prière orientales. C'est en quelque sorte une "Roue de la fortune" guidée par une déesse de la chance (luck), que les anciens scandinaves nommaient Loka, la Sage-femme divine. Le rouge et le noir sur la roulette symbolisent le conscient et l'inconscient. Les nombres font référence à l'année et, ainsi, à nos vies. Le zéro est tout à la fois la naissance, la mort et la renaissance. Une procession médiévale circulaire se déroulait autour des places ou des espaces publics; c'était une sorte de carrousel ou de "Roue de chariots". Les carrousels des fêtes et des carnavals sont des réminiscences des traditions et des rites de la vieille religion de l'Europe. La Ferris Wheel des carnavals médiévaux anglais, ou Fairies' Wheel (Roue des Fées), était au départ la Roue celtique d'Arianrhod. Le carnaval lui-même doit son nom à la déesse Carna, présidant aux réincarnations, soit l'équivalent nord-ouest-européen des cycles de Kali.
Julia O'Laughlin.
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vendredi, 02 février 2007
Sexualités celtiques
Sexualités celtiques
Analyse : Peter CHERICI, Celtic Sexuality. Power, Paradigms and Passion, Duckworth, London, 1995, ISBN 0-7156-2688-4.
Le livre de Peter Cherici peut paraître étrange de prime abord car il sollicite les faits dans la perspective d’un pansexualisme et d’un féminisme qui tient le haut du pavé dans le monde anglo-saxon. La thèse de Cherici peut se résumer aisément : les Celtes d’Irlande avaient une sexualité libérée et naturelle ; les Chrétiens romains, augustiniens, anglo-saxons, catholiques et puritains, tous confondus, développaient une sexualité répressive et refoulante, corollaire d’un appétit de pouvoir temporel et politique et d’une volonté de mettre les esprits au pas. On a l’impression de découvrir un nouveau manichéisme. Mais la démarche, même outrée, est tout de même intéressante à plus d’un titre, car elle laisse entrevoir l’existence de mécanismes de coercition, bien utilisés par les pouvoirs ecclésiastiques jadis, politico-médiatiques aujourd’hui.
Cherici constate que l’Eglise a toujours fait un usage politique de la sexualité. Le Bas-Empire était décadent et ne respectait plus les règles strictes d’une sexualité légale et officielle, établie par Auguste (cf. à ce propos le livre de Pascal Quignard, Sexe et effroi, coll. Folio). La christianisation sous Constantin et ses successeurs donne à l’Evêque de Rome un pouvoir exorbitant, toutefois rapidement annihilé par les migrations germaniques. Les Germains sont païens ou disciples d’Arianus et ne reconnaissent pas le pouvoir du Pape romain. Cherici veut prouver par son ouvrage que les doctrines chrétiennes sur la sexualité ont été maniées dans des buts politiques bien précis. Le roi licencieux et peu enclin à écouter les ecclésiastiques était décrié comme immoral et pervers. Le récalcitrant libertaire pouvait être banni de sa communauté. Peu d’hommes étaient prêts à accepter une telle punition.
N’ayant jamais été soumise aux aigles romaines, l’Hibernie, l’actuelle Irlande, ne connaît pas le discrédit qui frappe la sexualité sur le pourtour de la Méditerranée et en Europe continentale. Les bardes hiberniens décrivent leur pays comme une femme, l’identifiant tour à tour à l’une des trois déesses Banba, Fólta ou Eriù. Cette société agricole a des rituels essentiellement agraires, des cultes de la fertilité. Les textes bardiques décrivent les hauteurs de l’Irlande comme des seins de femme et ses vallées comme des vulves. Autant de comparaisons poétiques et délicieusement grivoises indiquant une sexualité dépourvue de culpabilité. Les sources nous laissent également entrevoir un système social très différent des codes augustéens réglementant la sexualité des citoyens de l’Urbs. Auguste impose aux matrones des citoyens romains une chasteté absolue, où chasteté signifie non virginité mais refus total de tout plaisir sexuel et de tout orgasme, et ne tolère qu’une seule forme de mariage, la forme patriarcale absolue (cf. Quignard, op. cit.). La fantaisie sexuelle des hommes et leur goût pour les coïts ou fellations diversifiés, pouvait se satisfaire dans des bordels quasi officiels où servaient des femmes ou des gitons n’ayant aucun statut de citoyenneté. Précisons que le citoyen romain, pour Auguste, est un acteur sexuel actif et ne peut être souillé par une quelconque forme de passivité sexuelle, sous peine d’être exclu de son statut, infamie suprême. Par contraste, écrit Cherici, les systèmes sociaux irlandais et gallois permettent différentes formes légales de mariage. Certaines unions non maritales et plus charnelles reçoivent également un statut juridique bien défini, permettant le déploiement sans heurts de sexualités (hétérosexuelles) diverses. Les femmes y bénéficient d’une plus grande indépendance que les matrones romaines (d’Auguste à Constantin).
Ces multiples expressions de la sexualité celtique ont perduré jusqu’aux premières conquêtes anglaises, sous Henri II Plantagenet (qui débarqua en 1169 avec une armée composée d’une minorité d’Anglais, d’une majorité de mercenaires flamands et d’Irlandais alliés, issus du Leinster). Dans un premier temps, le Roi anglais n’exige qu’une soumission formelle et n’intervient pas dans l’énoncé des lois irlandaises. Le régime de la multiplicité des formes de mariage se maintient et est accepté avec un certain enthousiasme par les Anglo-Saxons, les Normands et les Flamands qui s’installent en Irlande. Le Pale, région où se concentre la première colonisation, adopte les mœurs irlandaises, plus libertaires. Plus tard, la sexualité non maritale s’exprime dans des bordels joyeux, ancêtres des “ale-houses” ultérieurs, acceptés par tous et rapidement exportés en Angleterre et sur le Continent. La situation perdurera jusqu’au début du XIVe siècle, où deux paradigmes sexuels se juxtaposent en Irlande : l’autochtone, plus permissif, et l’Anglo-Saxon, calqué sur les codes augustéens (pour le mariage des Nobles, copié sur les règles matrimoniales patriciennes à partir d’Auguste) et sur l’hostilité chrétienne à toute fantaisie ou plaisir sexuel (Augustin, Jérôme, Origène).
Les choses vont changer en 1317, inaugurant le cycle interminable des tragédies irlandaises, qui marque encore notre époque. Cette année-là l’évêque d’Ossory est un frère franciscain, Richard de Ledrede. Il décide que la sorcellerie corrompt l’Irlande, s’appuyant sur un synode du Pape avignonnais Jean XXII, instituant l’équivalence entre sorcellerie et hérésie. Richard de Ledrede visera à appliquer les instructions papales.
Derrière cette démarche inquisitoriale se profile une lutte plus prosaïque, où sorcellerie et hérésie ne sont que prétexte. La papauté s’est affirmée face aux pouvoirs temporels ; elle va désormais tenter de les exclure. Richard de Ledrede sera l’instrument de cette politique, et s’opposera aux règles juridiques traditionnelles d’Angleterre et d’Irlande. Les lois civiles anglaises garantissent la protection des individus face à toute persécution ou punition injustes. Cette tradition est un frein à la toute-puissance que veut acquérir la papauté en Europe. Les codes traditionnels et communautaires sont des garde-fous, des garanties face à l’arbitraire, des systèmes de lois taillés sur mesure, conformes à une continuité historique particulière. Tout pouvoir universaliste cherche à abattre de telles particularités juridiques, protectrices des hommes concrets. En ce sens, l’action de l’évêque franciscain de Ledrede est paradigmatique. Elle est le modèle de toutes les inquisitions portées par des idéaux désincarnés ; notre époque n’en est pas exempte.
L’épreuve de force va se jouer entre l’Etat (à l’époque garant des droits coutumiers et communautaires) et l’Eglise (incarnant la rigueur universaliste, sourde à toute particularité). Richard de Ledrede arguait qu’il y avait des forces maléfiques à l’œuvre dans le monde, échappant aux compétences du pouvoir civil. Le pouvoir ecclésiastique doit y suppléer et lutter contre les reliquats du paganisme (et du druidisme), contre la sorcellerie et les hérésies (surtout pélagiennes). Les Franciscains sont mobilisés pour débusquer les indésirables et les “non-conformes”. Les premières victimes sont pour l’essentiel de pauvres diables marginaux, n’appartenant à aucun clan bien défini, qui servent d’exemples mais sans grands effets. Quand Richard de Ledrede s’attaque à une femme noble, ressortissante de l’aristocratie mixte anglo-irlandaise, Alice Kyteller, et tente de la faire arrêter, il rencontre une opposition du Chancelier d’Irlande, qui estimait que les accusations portées contre l’intéressée étaient sans fondements. Alice Kyteller était accusée d’avoir empoisonné ses trois maris, de concocter des potions maléfiques (en réalité elle connaissait l’usage et les effets bénéfiques des herbes), d’avoir la visite nocturne d’un amant démoniaque, un certain “Robin mac Art” (sans doute son amant fixe dans la tradition libertaire celtique). Richard de Ledrede conteste la décision du Chancelier. Il persiste dans sa volonté de persécuter Alice Kyteller. Le Chancelier ne capitule pas et fait arrêter l’évêque ! L’épreuve de force se termine à l’avantage du pouvoir civil traditionnel. Du moins la première manche.
Richard de Ledrede fait alors cesser tous les offices religieux dans son diocèse, assurant ainsi sa libération (selon la tactique habituelle de l’Eglise). Alice Kyteller quitte l’Irlande. L’évêque fait arrêter sa servante celtique Petronilla de Meath. Elle est soumise à la torture et périt sur le bûcher. Elle est la seule femme irlandaise à avoir subi ce triste sort. Finalement, les codes irlandais et anglo-saxons, la Brehon Law et l’English Common Law eurent le dessus, car les successeurs de Richard de Ledrede n’osèrent plus s’opposer au pouvoir civil. Mais le ton était donné : les codes juridiques irlandais et les codes traditionnels anglo-saxons sont battus en brèche. On n’ose plus les affirmer avec la même aisance face aux autorités ecclésiastiques. La comparaison est aisée avec la situation actuelle, où les codes nationaux n’osent plus s’affirmer devant les prêtres laïques des nouveaux universalismes.
En 1366, Edouard III d’Angleterre s’efforce de mettre un terme à la fascination qu’exerce le droit irlandais (surtout son volet matrimonial) sur ses sujets anglo-saxons et normands. En faisant accepter par le Parlement de Londres les “Statuts de Kilkenny”, interdisant aux Anglo-Irlandais d’adopter des mœurs et des coutumes celtiques. Ces Statuts interdisent de parler la langue gaélique, de se vêtir à l’irlandaise, de monter les chevaux sans selle (une coutume irlandaise, pratiquée notamment pour rompre l’hymen des jeunes filles, frein à leur épanouissement sexuel). Enfin, les Statuts de Kilkenny interdisent les mariages entre Anglo-Saxons-Normands et Irlandais celtes, instituant un apartheid qui existe toujours. Avec Henri VIII et Cromwell, qui poursuivent l’œuvre du Franciscain de Ledrede mais sous le signe de l’anglicanisme ou du puritanisme, l’Irlande perd son autonomie, voit ses droits coutumiers foulés aux pieds. L’Eglise catholique soutient les résistants irlandais mais par pur calcul : pour prendre une Angleterre désormais anti-papiste à revers, lors de l’aventure de l’Armada espagnole ou pour soutenir les Stuarts avec l’appui français.
Cherici démontre surtout que les doctrines chrétiennes sur la sexualité ont servi d’instrument pour assurer le pouvoir de l’Eglise ou de l’Etat, quand celui-ci se transforme en humble serviteur de l’Eglise. Les Catholiques ont pratiqué cette stratégie. Les Puritains protestants la continuent, comme l’atteste la ridicule affaire Clinton/Lewinski.
Enfin le livre de Cherici contient également une étude très intéressante sur l’ascétisme sexuel dans les ordres monastiques, en Egypte sous le Bas-Empire, chez Martin de Tours et ses émules. Cherici montre que le monachisme irlandais ne mettait pas tant l’accent sur la macération et l’abstinence sexuelle mais sur le savoir. De là son succès. Néanmoins, il nous montre aussi l’ambivalence de figures comme Columcille et Colomban, tiraillées entre un ascétisme pour le bien du savoir profane et un ascétisme comme manifestation d’une hostilité profonde à l’égard de l’immanence et de la nature.
(Kevin McCeornnock).
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jeudi, 01 février 2007
La voie celtique
La voie celtique
Analyse : Ian BRADLEY, Der Keltische Weg, Knecht, Frankfurt am Main, 1996, DM 48, ISBN 3-7820-0732-8.
L’engouement pour les matières celtiques est significatif en Allemagne aujourd’hui, dans la mesure où il est relativement récent, une trentaine d’années tout au plus, si l’on fait abstraction des travaux de philologues pointus ou d’une figure comme von Thevenar, l’ami d’Olier Mordrel et le spécialiste du nationalisme breton. Dans l’historiographie allemande d’il y a quelques décennies, l’accent avait été mis essentiellement sur l’héritage germanique, opposé à l’apport romain par protestantisme anti-catholique (Los von Rom) ou par nationalisme nordicisant. La part celtique de l’héritage allemand, pourtant bien présente dans les provinces du sud du pays, a été la parente pauvre pour les littérateurs faisant la mode et les idéologues. Elle n’a pas été mobilisée pour enchanter les esprits et pour faire rêver les cœurs ardents, elle n’a suscité ni engouement juvénile ni dynamique féconde. On a généralement jugé que la dynamique celtique s’était épuisée sur le territoire du Reich, depuis la conquête romaine. A l’époque nationale-socialiste, les références germaniques dominaient le discours, mais elles étaient flanquées d’un culte pour l’esthétique romaine et néo-classique, héritage des traités d’architecture de Vitruve. H. F. K. Günther, raciologue très prisé en dépit de ses réticences à l’égard du régime, rejetait celtisme et druidisme sous prétexte qu’ils étaient les expressions du substrat ethnique pré-indo-européen et matriarcal, débouchant sur la licence sexuelle et sur l’intempérance féminine, ce qui détournait l’homme-citoyen, le civis, de ses deux vertus cardinales d’homo politicus, la magnanimitas et la temperentia.
Pourtant, plus tard, une analyse méticuleuse du folklore très vivant, des carnavals et des rites agrestes printaniers dans les régions du sud de l’Allemagne —Baden-Wurtemberg, Bavière et Suisse alémanique— indique des origines pré-romaines et pré-germaniques, donc issues des cultures de Hallstatt et de La Tène à dominante celtique. Le celtisme actuel n’est donc plus l’indice d’une francophilie déguisée, parfois soutenue par certains services spéciaux de la République, mais un recours aux racines locales, tout comme les germanisants de Westphalie, de Basse-Saxe ou du Slesvig-Holstein recourent à leurs propres racines locales ou comme les romanisants se rappellent le passé de Trèves, la Rome du Nord.
Enfin, nous le verrons, le panthéisme et l’immanence non désacralisée, propres de la spiritualité celtique, se marient assez aisément avec un écologisme bien compris, à l’heure où les idéologies vertes ont un impact profond sur l’opinion publique allemande.
La parution en version allemande du livre de Ian Bradley, celtisant écossais, professeur à Aberdeen, intéresse le public germanophone à plus d’un titre. Notamment parce qu’il rappelle clairement l’enjeu du pélagisme, c’est-à-dire des doctrines de Pélage, plus libertaires et plus naturelles que celles, officielles, de l’Eglise de Rome, tirées du pessimisme aigre et hostile au monde de Paul de Tarse et d’Augustin. Pelagius (Pélage), ennemi juré d’Augustin, décrété hérétique et adversaire “sournois” de la “Sainte Eglise”, est né en (Grande)-Bretagne ou en Irlande vers 350, a passé une grande partie de sa vie à Rome et est mort en Egypte en 418. La pensée de Pélage est centrée sur la “libre volonté” de l’homme. Ce dernier n’est pas a priori déterminé ou prédestiné par un Dieu sans cœur et sans oreilles à être ceci, rien que ceci, et jamais cela, mais doit se forger une éthique ascétique et rigoureuse, échapper au vice et au laxisme moral, et, en même temps, s’ouvrir, émerveillé, aux merveilles du monde et de la création par un exercice quotidien de sa volonté. La libre volonté de l’homme lui per-met d’utiliser à sa guise le capital de grâce que Dieu lui a donné à la naissance.
Pelage rejette aussi l’idée d’un péché originel qui marque l’homme, fait de lui une créature vile, incapable de se dégager du mal et du stupre. Pelage, face à la doctrine augustinienne du péché originel, de la tache indélébile qui souille l’âme humaine, développe une vision perfectionniste : l’homme reçoit d’un Dieu généreux et non pas jaloux et hargneux, les moyens de sortir de sa condition. A lui de les utiliser, de faire l’effort nécessaire pour atteindre des niveaux supérieurs de perfection. Dieu est toujours libérateur, jamais juge, distributeur de punitions et de sanctions humiliantes. La “voie celtique” de Bradley est donc une voie perfectionniste et libératrice (mais anagogique et non catagogique), très éloignée de la marotte du péché originel et de l'idée d’un tribunal céleste ou d’un “Jugement Dernier”, caractéristique des doctrines officielles de l’Eglise.
L’héritier philosophique de Pélage, resté ancré dans cette “voie celtique”, fut Scot Erigène (né au début du IXe siècle). Ce philosophe irlando-écossais a sur-tout réfuté le dualisme des doctrines officielles de l’Eglise. Pour lui, Dieu n’est pas fondamentalement séparé de ses créatures. Il nie la césure absolue instaurée par Paul de Tarse et Augustin entre le divin et le mondain (mundanus, c’est-à-dire “immanent”). Ses ouvrages, Periphyseon et De Divisione Naturae, renouent avec la vision qu’avaient les Grecs de la physis. Le monde immanent et matériel est fondamentalement bon, professait Scot Erigène, ce qui lui valu d’être accusé de “panthéisme”. Dieu, pour Scot Erigène, est actif dans la création. “Créer” et “Etre” sont une seule et même chose, une dynamique constante, positive, féconde et merveilleuse. Il y a dans la nature un mouvement cyclique perpétuel, forçant l’esprit à revenir constamment à son point de départ, après avoir pérégriné vers, entre et dans diverses formes qui enrichissent et embellissent le monde (pérégrinations et cycles qui nous rappellent le Samsara bouddhique).
En cette fin de XXe siècle, écrit Bradley, la vague écologique, le retour à des pensées de type systémique, les démarches organiques devaient nécessairement conduire à une redécouverte des philosophes celtiques de la fin de l’antiquité et du début du moyen âge, afin d’explorer des sources occidentales, écrites en grec ou en latin, et de ne pas en rester à un orientalisme parfois caricatural et mal compris. Le rejet de toute malédiction prononcée à l’endroit des choses naturelles, le rejet du péché originel, débouchent sur une pensée rétive aux séparations et aux césures et forcément favorable aux rapprochements, aux réconciliations et aux synergies. Bradley cite deux auteurs celto-britanniques récents qui ont étudié le passé philosophique irlando-écossais et “hérétique” : H. J. Massingham et Noel O’Donoghue. Dans The Tree of Life, Massingham écrit : «Si l’Eglise britannique [= irlando-écossaise] avait survécu, sans nul doute la rupture profonde entre christianisme et nature, qui s’est accrue sans cesse au fil des siècles, aurait disparu et n’aurait pas rompu les liens qui unissaient jadis l’homme occidental à l’univers». Quant à O’Donoghue, dans son étude Patrick of Ireland, il écrit : «Le pessimisme et l’anti-humanisme du vieil Augustin ont glacé et assombri la chrétienté occidentale. Seule la chrétienté celtique a échappé à ces ombres sinistres. Dans le cadre de cette tradition, des hommes et des femmes se sont ouvert à Dieu et à la nature humaine, créant un climat de confiance absolue entre ces deux dimensions».
Bradley voit dans cet héritage philosophique une évidente continuité avec l’immémoriale paganité celtique, antérieure à la romanisation et la christianisation des Iles Britanniques. La présence et l’immanence du divin, la sacralité de la Terre étaient déjà des traits caractéristiques de ce paganisme de la frange extrême-occidentale et atlantique de notre Continent. Ensuite, cette vision celtique du monde donne une place prépondérante à l’imagination, à la libre imagination des hommes, corollaire évident de leur libre volonté, de leur liberté de façonner et d’appréhender le monde selon un mode qui leur est à chacun particulier, unique, inaliénable. Le pessimisme aigre de Paul et d’Augustin a conduit la civilisation occidentale à un manichéisme sec, où tout est tout noir ou tout blanc. Le monde celtique, avec sa libre volonté et sa forte propension à l’imagination, est un monde de couleurs. Bradley écrit : «Notre monde est divisé et éclaté en catégories, tandis que le leur était holique ; tout était en relation avec tout, tout coopérait avec tout. Nous avons perdu la disposition d’esprit que symbolise le principal motif des Celtes, le nœud, ou, pour paraphraser Alexander Carmichael : “C’est la religiosité, païenne ou chrétienne ou combinaison des deux, qui exalte la compénétration de tout dans tout, qui accepte l’entremêlement de toutes les œuvres de la création sans exclusion, qui s’émerveille devant les imbrications, comme devant les couleurs scintillantes de l’arc-en-ciel”».
La triade de cette religiosité celtique est, d’après Bradley : Présence (=> imma-nence), Poésie (=> imagination), Pérégrination (=> odyssée dans le monde, regard itinérant et émerveillé face aux innombrables facettes de la création). L’héritage de Pélage nous force à redécouvrir, réinventer et réutiliser des concepts fluides et ondoyants. Pour remplacer les concepts-corsets d’une tradition sèche, sans relief, sans couleurs. Heidegger nous avait demandé de “re-fluidifier” les concepts. Heidegger a été clair : cette refluidification des concepts implique un retour aux racines grecques et pré-socratiques (Bradley dira : au pélagisme et à la celtitude, et nous restons ainsi dans le domaine indo-européen ; dans la Perse islamisée, pour échapper aux corsets d’un avicennisme desséché, Sohrawardi avait appelé à un retour à la sagesse avestique). Derrida, en récla-mant la déconstruction des concepts-corsets et le recours aux filons mystiques des pensées européenne, juive et arabe, a été ambigu. Chez lui et chez les terribles simplificateurs de son œuvre, déconstruction rime hélas trop souvent avec hyper-relativisme, dissolution et déliquescence, ce qui permet aux intellectuels catholiques de les accuser d’anarchisme et de nihilisme. Pour nous, les choses sont claires : toute refluidification et toute déconstruction impliquent un retour et un recours à des racines, grecques, celtiques ou autres, païennes et mythologiques à coup sûr. Je ne crois pas que Derrida et ses disciples parisiens aient en-vie de nous suivre sur ce chemin, dans ce retour au mythe. Tant pis s’ils s’enfoncent ainsi dans une impasse, ce n’est pas notre problème. Quant à l’imagination, pour laquelle plaide Bradley, on sait ce qu’en ont fait les soixante-huitards, qui promettaient de l’incarner hier dans l’effervescence de la contesta-tion et qui la tuent sans pitié aujourd’hui en tenant les rênes du pouvoir politique et médiatique… Dans les cortèges dirigés en 68 par Cohn-Bendit, personne ne songeait aux racines grecques ou celtiques. L’imagination n’était qu’un mot, qu’un slogan, non une poésie héritée et vécue. Une fois assis dans les fauteuils de leurs ministères, ces pétitionnaires ont continué l’œuvre des Paul et des Augustin. Instaurant la plus subtile des tyrannies qu’ait connue l’histoire. Sans racines, point de salut.
(Detlev BAUMANN).
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mercredi, 31 janvier 2007
Influence de J. Evola en Hongrie
Claudio MUTTI:
L'influence de Julius Evola en Hongrie
En Hongrie, circule une sorte de “légende évolienne”. Dans les années 30, Julius Evola s'est effectivement rendu à Budapest, où il a prononcé une conférence à Obuda, dans le Château Zichy. En effet, Evola lui-même, dans le texte de son “auto-défense”, prononcée en 1951 devant la Cour d'Assise de Rome, affirme “avoir été invité à parler dans des sociétés étrangères, ouvertes seulement aux principaux exposants de la pensée traditionnelle et aristocratique européenne”; dans ce contexte, il a cité expressément l'“Association culturelle” de la Comtesse Zichy. Les occasions de se rendre à Budapest ne manquaient pas pour Evola. La Hongrie faisait partie de cette aire de “pays voisins” (voisins de l'Allemagne) dans lesquels Evola a développé son “activité propagandiste” qu'un rapport secret de l'Ahnenerbe signale à l'attention de Heinrich Himmler en 1938.
Une chose est certaine cependant, les auteurs hongrois cités par Evola ne sont pas nombreux: il y a Endre Ady, Lajos Ligeti, Franz Lehár et quelques autres. Evola consacre toutefois une certaine attention à deux autres auteurs hongrois: Károly Kerényi (1897-1973) et son élève Angelo Brelich (1913-1977). Il a signalé l'existence de ces deux auteurs aux lecteurs de Bibliografia fascista: Brelich à l'occasion de la traduction italienne de son premier ouvrage, parue auprès d'un institut universitaire de Budapest et Kerényi pour l'édition de Die antike Religion, parue chez Zanichelli. Ces deux écrivains hongrois n'ont jamais cessé de recevoir les hommages d'Evola: Brelich publiera deux articles dans les colonnes de Diorama filosofico quindicinale, une publication dirigée par Evola pour le compte d'Il Regime fascista, tandis que Kerényi a une nouvelle fois attiré l'attention d'“Ea” (pseudonyme d'Evola) pour son Einführung in das Wesen der Mythologie.
Kerényi avait fondé à Budapest en 1935 un cercle littéraire, le “Sziget” (= l'“Ile”), avec un écrivain qui fut le premier à s'occuper sérieusement de l'œuvre d'Evola en Hongrie: Béla Hamvas (1897-1968). «Mon maître est Béla Hamvas» dira de lui Sándor Weöres (1912-1989), le Rimbaud magyar. En 1927, la Föváresi Könyvtár (la Bibliothèque de la capitale hongroise) avait engagé Hamvas au titre de bibliothécaire. C'est ainsi qu'il prit connaissance de Révolte contre le monde moderne et d'Impérialisme païen, ouvrages dont il assura la diffusion, traduisit plusieurs extraits, notamment dans l'un de ses essais de 1935, consacré à la “littérature de la crise”. Hamvas a dit de l'œuvre d'Evola: «Evola n'est pas un spécialiste: il n'est ni un sociologue ni un psychologue ni un historien, il ne s'occupe pas de gnoséologie, il ne privilégie pas le point de vue de la biologie ou de l'esthétique ou de la politique ou de la morale ou de la philologie. L'objet de sa pensée est l'“entier”... et donc l'“entier” dans la crise».
Dans un article de l'année suivante aussi, Hamvas ne cite que les deux livres d'Evola, Révolte... et Impérialisme païen. En 1942, Hamvas publie un essai sur Guénon, dans lequel “Leopold Ziegler et Julius Evola”, constamment associés l'un à l'autre, sont présentés comme les pionniers d'une conversion nécessaire de l'intelligence européenne au traditionalisme. En 1943, Evola est une nouvelle fois cité dans A láthatatlan történet (= L'histoire invisible), où Hamvas écrit que Révolte... est “son plus grand livre”. Entre 1943 et 1944, Hamvas écrit une grande œuvre de synthèse, Scientia Sacra. D'Evola, Hamvas y dit qu'avec Guénon et Ziegler, le traditionaliste italien forme la triade la plus significative dans le champ des études traditionnelles. Cependant, selon Hamvas, il convient de distinguer, dans l'œuvre d'Evola, les ouvrages d'importance décisive, comme ceux sur l'individu absolu et sur la tradition hermétique, des ouvrages comme Révolte... et Impérialisme païen, qui “donnent l'impression d'avoir été écrit de manière précipitée”.
Après la guerre, à la suite de la condamnation prononcée par le grand inquisiteur György Lukács (“la preuve vivante de la tolérance du régime” selon une curieuse opinion de François Fejtö), Hamvas est mis à l'index; il est privé de son poste de travail et rejeté en marge de la société. Certains exemplaires de ses livres, toutefois, parviennent à échapper au pilon et circulent sous le manteau, alimentant une culture souterraine dont les textes de références sont ceux de Hamvas mais aussi ceux d'Evola. Ainsi, pendant les années de “socialisme réel”, a pu se former une “seconde génération” d'évoliens, dont le principal exposant a été András László et les premiers traducteurs hongrois d'Evola, Franco de Fraxino et Renée Kelemen. Le théologien et philosophe László ont commencé à prononcer des conférences en 1975 dans l'illégalité pour des groupes de vingt à trente personnes, et c'est à ce travail clandestin que l'on doit l'émergence d'une “troisième génération” d'évoliens hongrois.
La première traduction hongroise d'un extrait d'un livre d'Evola après 1944 provient de Masques et visages du spiritualisme contemporain. Elle est parue en 1990 dans une revue d'inspiration anthroposophique (Steiner), intitulée Harmadik Part (= Troisième rive). Mais l'événement décisif pour la diffusion des écrits d'Evola a eu lieu en mars 1991, quand sort à Budapest Öshagyomány. Tradicionális Szellemi Mühely (= La Tradition primordiale. Laboratoire de l'esprit traditionnel), une revue de l'“Ecole de la Tradition et de la Transcendance”, fondée une année auparavant par Arpád Szigeti. Sous la direction de Szigeti lui-même, Öshagyomány continuera à sortir de presse jusqu'en juin 1995. Sur les vingt fascicules publiés, onze accueilleront divers extraits de livres d'Evola (de La doctrine de l'éveil, La tradition hermétique, Métaphysique du sexe, Introduction à la magie et East and West), à côté d'écrits de René Guénon, de Mircea Eliade et d'autres auteurs, pour la plupart hongrois. En 1992, l'Ecole inaugure une collection de livres, “les livres de la tradition primordiale”; elle édite ainsi Guénon, Schuon et un volume rassemblant les traductions du Tao-tê-ching, interprété par Evola et des extraits de Masques et visages...
Sous la supervision de László, Rudolf Szongott et Róbert Horváth fondent en 1994 Arkhé, un revue qui porte curieusement le même nom que la maison d'édition fondée à Milan dans les années 70 par un Hongrois émigré en Italie, László Tóth. Si la maison d'édition Arché de Milan, fondée par Tóth a publié plusieurs titres d'Evola, la revue Arkhé de Budapest réserve depuis sa naissance un poste d'honneur à Julius Evola. De fait, le premier numéro, immédiatement après la présentation, s'ouvre avec deux textes tirés d'Introduction à la magie et de L'Arc et la Massue, auxquels fait suite un troisième, également tiré de L'Arc et la Massue, mais placé plus loin dans la revue. D'autres extraits de ces deux livres d'Evola ont été traduits dans les numéros ultérieurs d'Arkhé.
Un long extrait de Révolte contre le monde moderne a été traduit en 1995 pour les Quaderni di Pendragon, une revue éditée auprès des presses universitaires de Debrecen et qui se présente comme un “périodique d'esprit traditionnel”. Un autre texte, tiré de L'Arc et la Massue, illustré par une photo d'Evola et traduit par Monika Imregh, est paru la même année dans l'élégante revue Noe. Elle est éditée par un cercle dont le moteur est le groupe musical Actus, qui, dans l'un de ses disques édité en 1995 et intitulé Das Unbenennbare (= L'innommable), a introduit un passage explicitement inspiré d'Evola: Der ewigliche Akt des Prinzips (= L'acte éternel du principe). Toujours en 1995, lors de la tentative de donner vie à une Lega Pannonica, flanquée d'un Pannon Front (= Front Pannonique), mensuel politique dirigé par József Bognár, qui, dès son premier numéro, a aligné des citations d'Evola. Notamment, son n° 4 publie une photo d'Evola et publie un entretien avec András László, où celui-ci affirme que «René Guénon et Julius Evola... représentent les fondements les plus importants de la doctrine traditionaliste». Dans le n° 5, Miklós Kórleónisz définit Evola comme “une des plus grandes figures du traditionalisme spirituel et métaphysique”. Dans le n°6, on trouve un article d'Evola sur l'Empereur Julien. Le n°7 publie en couverture une photo d'Evola et accueille un article de Gianfranco De Turris sur la fortune de l'évolianisme en Italie aujourd'hui. En 1996, la maison d'édition Camelot a inauguré la collection Regulus par la publication d'une plaquette rassemblant les écrits d'Evola ayant pour thème commun “la race de l'homme en fuite”.
Aujourd'hui donc, en Hongrie, l'œuvre d'Evola circule dans des milieux relativement restreints, parce qu'on n'a pas encore trouvé là-bas une maison d'édition suffisamment importante pour prendre en charge sa diffusion sur une plus grande échelle, s'adressant à un public plus vaste. Róbert Horváth écrit: «Aucun individu, aucun cercle des évoliens hongrois n'a pu encore jusqu'ici réalisé la grande percée. Sans aucun doute, celui qui, en Hongrie, a fait plus que tous les autres pour la diffusion des idées d'Evola est András László. Par ses conférences, une nouvelle génération est arrivée au stade adulte; les principaux orateurs de ce cercle —Rudolf Szongott, Csaba Szmorad, Ferenc Buji, Tibor Imre Baranyi— ont pu renouer avec le fil de la Tradition spirituelle et métaphysique. Dans la mesure où ces hommes ont pu conserver la Tradition et la développer, où ils se sont concentrés sur l'essentiel, nous avons assisté en Hongrie à plus que la simple divulagation des œuvres d'Evola et la publication de ses livres. On en verra les résultats dans les cinq prochaines années: la doctrine traditionnelle vit en Hongrie, grâce à ceux dont nous venons de parler, mais aussi parce que les gens voient les effets pervers des phénomènes anti-traditionnels, pseudo-traditionnels et contre-traditionnels. Tout cela concourt à une renaissance, avec le nom et les enseignements de Julius Evola».
Claudio MUTTI.
(article paru dans Pagine Libere, avril 1997).
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mardi, 30 janvier 2007
Ideologia delle tre funzione nei miti del Giappone
L’ideologia delle tre funzioni nei miti del Giappone
C. Cacciapuoti,
in 'Margini' n. 35 luglio 2001
Che i miti nazionali del Giappone rivelino un gran numero di sorprendenti simiglianze con i miti
dei Greci, degli Sciti, oltre che con l’epopea degli Osseti era noto già da tempo agli studiosi. Tuttavia è solo dagli anni settanta che, grazie al lavoro di comparazione strutturale compiuto da Ohayashi Taro e Yoshida Atsuhiko, si è riusciti a dimostrare che elementi simbolici appartenenti all’area culturale indoiranica si propagarono da occidente verso l’estremo oriente fino a influenzare anche popoli di diversa stirpe, come è dimostrato dai miti dell’antico regno coreano di Koguryo e dai miti shintoisti. Secondo la teoria avanzata dai due studiosi giapponesi, i nomadi di ceppo altaico che, passando per la penisola coreana, si stanziarono in epoca preistorica nell’arcipelago nipponico, e gettarono le basi della nazione Yamato, erano precedentemente entrati in contatto nelle steppe dell’Asia centrale con i popoli Sciti di stirpe iranica, da cui avrebbero ricevuto una sorta di investitura rappresentata dalla consegna dei tre tesori sacri, che sono tuttora i simboli della podestà suprema del Tennô.
Nel confronto tra i miti giapponesi e quelli dei popoli di stirpe indoeuropea non solo riscontriamo chiarissime affinità negli elementi narrativi, ma vediamo precisi accordi anche e soprattutto in termini di Weltanschauung. Per tale ragione Ohayashi e Yoshida ritengono che benché i miti giapponesi siano composti da strati di diversa origine, essi formino un sistema coerente con il sistema mitologico-simbolico indoeuropeo. A titolo di esempio, citiamo la coincidenza simbolica dei tre tesori celesti della famiglia reale degli Sciti con i tre tesori sacri imperiali del Giappone (lo specchio di Amaterasu Yataka no kagami, la spada di Susanowo Ame no Murakumo no Kurugi, e il gioiello ricurvo di Okuninishi Yasakani no Magatama), che, come viene dimostrato dall’interpretazione di Yoshida e Ohayashi, rappresentano rispettivamente le tre funzioni - magico-religiose, guerriere, produttive- del Potere. Nei miti giapponesi la società risulta coerentemente organizzata sulla base dei concetti ideologici simbolizzati dai tre tesori. Infatti il racconto mitico riconosce sin dai primordi una struttura di rapporti che si sviluppano dalla connessione fra i tre strati: i sacerdoti, gli specialisti delle funzioni militari, il popolo comune -composto dai produttori di derrate alimentari, i quali risultano subordinati ai primi due.
Nel ciclo di miti riguardanti la discesa dal Cielo dei discendenti della dea Amaterasu, antenata della famiglia imperiale, è presentato l’archetipo mitico della comunità giapponese organizzata sotto l’Augusto Governo Imperiale. Secondo questi miti, nel momento in cui l’Antenato Celeste Ninigi no mikoto scende in veste di sovrano sulla “Terra dalle vigorose spighe di riso” (antonomasia poetica per Giappone), egli è accompagnato da un gruppo di divinità celesti fondatrici dei casati che in epoca storica avranno un importante ruolo nell’esercizio del potere regale. Chiaramente, a questo modello mitico si conforma la struttura sociale data da uno strato dominante aristocratico di ceppo altaico che con a capo il Tennô esercitava il proprio dominio sul territorio dell’arcipelago e sulle popolazioni autoctone di ceppo australe.
Significato di Dei del Cielo (Tenshin) e Dei della Terra (Chigi)
Anche il pantheon shintoista riflette l’idea per cui l’assetto sociale viene considerato tripartito in sovrani-sacerdoti, detentori della sovranità, militari e popolo addetto alle mansioni economiche. Sin dalla più remota antichità gli dèi del Giappone erano suddivisi in Divinità del Cielo (in giapp. Ama tsu Kami, in cinese Tenshin) e Divinità della Terra (Kuni tsu Kami in giapp., Chigi in cinese). Appartenenti alla classe degli dèi Celesti menzioniamo Amaterasu, Takamimusubi, Kamimusubi che costituiscono gli dèi sovrani dominanti il mondo dall’alto del Takamagahara. Chiaramente distinte da questi, le altre Divinità del Cielo, detentrici delle armi e in possesso delle arti guerriere, che precedono le divinità sovrane nella loro discesa sulla terra. Pertanto Yoshida conclude che le Divinità Celesti pur formando un unico gruppo, sono distinte da una parte dagli dèi regali e, strettamente legati a questi, da dèi della funzione sacerdotale, oltre che da dèi guerrieri costituenti un diverso ceppo divino. Decisamente contrapposte alle Divinità del Cielo, le divinità note sotto il nome di Dèi della Terra (Kuni tsu Kami), dalla precisa indole comportamentale di “Signori della terra”. Il ruolo principale di queste divinità consiste nel produrre alimenti e ricchezza dalla terra, definita significativamente nei miti Osukuni, cioè “Terra che dà il nutrimento”. Come è noto, i miti nazionali del popolo giapponese sono riportati in massima parte nel Kojiki, testo sacro dello Shintô, e nel Nihongi o Nihonshoki, cronaca storico-mitica scritta in gran parte in cinese. Da una analisi delle strutture narrative di questi testi emerge che sono esplicitamente tre le divinità principali a cui è tributato un carattere divino superiore: Amaterasu, Antenata della stirpe imperiale, sacerdotessa celeste, che possiede la sovranità del Cielo, e che dopo avere sottomesso Okuninushi, riesce ad estendere la sua potestà cosmica fino al mondo degli umani; segue Susanowo, divinità guerriera dal carattere impetuoso e violento; infine Okuninushi, divinità tutelare dei lavori agricoli e della felicità coniugale, che tutt’oggi per queste sue caratteristiche di dio della fecondità, è la divinità che riceve il maggiore favore popolare. Queste tre divinità supreme detengono su scala cosmica rispettivamente la funzione regale-sacerdotale, la forza guerriera e la fecondità. Esse sono l’esatto corrispondente delle divinità sovrane del mondo indoeuropeo descritte nei lavori di Dumézil. Gli oggetti simboleggianti queste funzioni rappresentano tuttora il potere sacro del Tennô. Essi sono, lo ricordiamo ancora una volta: lo specchio di Yata, simbolo della prima funzione, la spada di Amenomurakumo, simbolo della seconda funzione, e il gioiello ricurvo di Yasakani, simbolo della terza funzione. Tutti e tre questi oggetti, secondo le teorie di Yoshida e Ohayashi, derivano direttamente dai simboli del potere dei re Sciti.
Bibliografia indicativa:
Ohayashi Taro, Nihon shinwa no kozo (Struttura dei miti giapponesi), Kobundo 1975.
Ohayashi Taro, Higashi Ajia no oken shinwa (I miti della sovranità in Asia orientale), Kobundo 1984.
Yoshida Atsuhiko, Nihon shinwa to In-o shinwa (I miti del Giappone e i miti indoeuropei), Kobundo 1974.
Yoshida Atsuhiko, Nihon shinwa no naritachi (La struttura dei miti del Giappone), Seidosha 1992.
Hirafuji Hisako, Kuni-yuzuri ni miru Sankino-taikei (Il sistema delle tre funzioni visto nel mito dell’affidamento del Paese), Rivista dell’Associazione di studi di lingua e lett. nazionali dell’Università Gakushuin 1996.
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lundi, 29 janvier 2007
Sur la fête de l'aurore
Frédéric VALENTIN:
Sur la fête de l’Aurore
Il est probable qu'une troisième classe de divinités s’insérait initialement entre celle du ciel diurne et celle du ciel nocturne : les divinités du ciel rouge, auroral et crépusculaire, en particulier les Aurores (1). L'intention d'une fête de l'Aurore a donc une certaine ambiguïté : soit elle vise à encourager l'Aurore contre l'offensive imminente du temps nocturne ; soit à renforcer l'Aurore contre sa propre lassitude.
Dans la religion cosmique, l'Aurore est l'intermédiaire obligé entre tous les dieux. Aussi, tantôt elle est une actrice énergique qu'il est très difficile de se concilier, surtout lorsque les rencontres qu'elle agence ont un caractère militaire, tantôt elle est l'objet de sévères disputes entre les deux forces qui la convoitent. En fait, l'Aurore est à la fois une déesse fille, mère et épouse des dieux, notamment ceux du ciel diurne.
Hiérogamie
Homère, dans le chant 14 de l'Iliade, narre l'union de Zeus et d'Héra sur le sommet du Gargaros. Schéma mythique : la scène se passe au printemps. Le retour du printemps est symbolisé par l'union amoureuse des deux divinités. Le lieu, la montagne, est essentiel. Il existe par exemple une " montagne de l'année ", le Lycabette dont le nom s'explique par le souvenir d'une liaison entre l'année et la montagne. La « montagne » de l’année est celle où se manifeste le retour du soleil : celle dont sortent les « Aurores de l’année ».
Le mythe de Vala
Selon le Veda, un être mythique, Vala, retient prisonnier dans une caverne les éléments de la création. Vala prospère grâce à cette rétention. Il faut qu'il soit assiégé par un Dieu armé de la parole et accompagné d'un chœur (le récit affirme qu'ils sont sept) pour que, fracturé par la parole, il relâche les biens de la création (2).
La caverne de Vala apparaît comme un enclos qui abrite les forces vitales entre deux cycles. Un tel lieu pourrait être connu par les mythologies de plusieurs peuples indo-européens. En Europe du Nord, les éléments qui permettront une vie nouvelle après la destruction du monde, lors du Ragnarök, sont sauvegardés dans le Gimlé. Puisque Vala symbolise l'hibernation de la Création accompagnée de l'affaiblissement de la nature, Vala fracturé c'est l'assurance du retour de la vie, du printemps. Ce retour est représenté par la délivrance des Aurores, les vaches d'abondance.
L'Aurore crée une filière
Selon les linguistes, il devait exister une formule indo-européenne : " Fendre la montagne par la formule pour faire luire la lumière cachée ". A partir de cette formulation, un réseau d'homologies est établi entre : lumière ; éveil ; vitesse vigueur et courage ; victoire. Parallèlement il existe une homologie entre chanter et luire.
L'Aurore, captive de la nuit silencieuse, est accompagnée de bruissements de la nature lorsqu'elle parait. D'où l'association entre l'apparition de la lumière et le bruissement, la rumeur matinale. Par inversion de l'effet et de la cause, le chant (ou bruissement) a délivré l’Aurore des ténèbres.
Selon les hymnes védiques à USAS l'Aurore, celle-ci préside au retour de la lumière solaire. En tant que bonne déesse, l'Aurore prodigue elle même ses dons, tout ce qui permet de subsister et d'être heureux. L'Aurore introduit la lumière en tant qu'éclairante, opposée à l'obscurité. Elle ouvre la succession des rites : elle met en rapport les dieux et leurs fidèles. Mais, simultanément, elle ouvre une longue saison avec un contenu incertain, imprévisible. En éclairant, elle éveille les acteurs de la comédie humaine et elle leur propose leur action. Elle ramène à la vue et à la mémoire les fins et les moyens de l'action de chacun, en sorte qu'elle entretient un rapport avec la déesse romaine Fortuna.
Rome et Mater Matuta (3)
Le jour romain commence à minuit et l'année débute après le solstice d'hiver car il existe une "bonne" obscurité, grosse du soleil, transmettant à l'Aurore l'enfant lumineux en train de naître. L'Aurore est considérée comme la mère adoptive du Soleil : elle le recueille. Ici, nuit et aurore ont en commun une œuvre maternelle. Ces “sœurs” sont des mères collaborantes. Soit elles sont les deux mères d'un même enfant, le Soleil (ou le Feu céleste}; soit l'Aurore prend livraison du fils de la nuit et le soigne à son tour (le Soleil étant remplacé, en Inde, par le Feu des offrandes).
Le service de la déesse se décompose en deux temps.
- Aux matralia (11 juin), deux actions sont effectuées : Négative, chasser l'obscurité ; positive, recevoir le jeune soleil. Mater Matuta est la protectrice du plus brillant des nouveaux-nés, donc protectrice d'une catégorie de jeunes enfants.
- Deux jours après, les Aurores récalcitrantes ( rôle tenu par des travestis), sont ramenées malgré elles et par ruse, à leur devoir .
Ovide signale que le jour des Matralia, les mères offrent des gâteaux en forme de roue, cuits dans un moule, et de couleur jaune. Cela se réfère à la naissance du soleil.
Conclusion
L'Aurore est à la fois : la compagne des guerriers (éveil, courage) ; celle des poètes (fendre la montagne par la formule); la porteuse de dons (bienfaits de la lumière opposée aux ténèbres) ; la garante du bon ordre du monde (une fois le souverain nocturne évincé, le jeune Dieu solaire peut naître). Ces multiples aspects sont à intégrer dans la fête de l'Aurore qui demande aussi que l'on choisisse entre la "montagne de l'aurore", ou la "fracture de la caverne" comme rite inaugural.
Frédéric VALENTIN.
(1) Jean HAUDRY : La religion cosmique des Indo-Européens. Arché,
Les Belles Lettres, 1987.
(2) Patrick MOISSON : Les dieux magiciens dans le Rig-Veda. Archè-Edidit. 1993, p.36 et suivantes.
(3) Georges DUMEZIL : Mythe et Epopée, III, 2°partie : la saison de l'Aurore. Gallimard, 1990.
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Culte et mythe de la déesse-mère
Detlev BAUMANN:
Culte et mythe de la déesse-mère
Analyse: Manfred Kurt EHMER, Göttin Erde. Kult und Mythos der Mutter Erde. Ein Beitrag zur Ökosophie der Zukunft, Verlag Clemens Zerling, Berlin, 1994, 119 p. (format: 20 cm x 20 cm), nombreuses illustrations, DM 36, ISBN 3-88468-058-7 (l'ouvrage comprend un glossaire mythologique et une bonne bibliographie).
L'écologie philosophique constitue une lame de fond en Allemagne depuis longtemps et renoue, c'est bien connu, avec le filon romantique et son culte de la nature, bien capillarisé dans la société allemande. Aujourd'hui, la sagesse qui découle de ce culte de la nature ne se contente plus de déclarations de principe écologistes un peu oiseuses et politiciennes, mais se branche sur la mythologie de la Terre-Mère et entend développer, pour le siècle à venir, une “écosophie”, une sagesse dérivée de l'environnement, de l'écosystème, capable de mettre un terme au progressisme moderne qui clopine de catastrophe en catastrophe: pollutions insupportables, mégapoles infernales, produits agricoles frelatés, névroses dues au stress, etc. M. K. Ehmer nous offre dans ce volume, abondamment illustré, une rétrospective solidement étayée des cultes que l'Europe a voués depuis des temps immémoriaux à la Terre-Mère et à ses multiples avatars. La déesse Gaïa est dans l'optique de tous ces cultes successifs dans l'histoire européenne, à la fois un être vivant, le symbole archétypal de la féminité/fécondité et l'objet des cultes à mystères de l'Europe et de l'Inde. Les sites préhistoriques et protohistoriques de Hal Tarxien à Malte, de Carnac en Bretagne, de Stonehenge et d'Avebury en Angleterre l'attestent. Pour Ehmer, ces lieux de culte doivent être considérés comme les réceptacles géomantiques de forces numineuses et fécondantes que la tradition chinoise appelle les forces chi et que le Baron von Reichenbach (1788-1869), à la suite de 13.000 expériences empiriques, nomme “forces Od”. La Terre-Mère, dans ces cultes, est fécondée par l'astre solaire, dont la puissance se manifeste pleinement au jour du solstice d'été: la religion originelle d'Europe n'a donc jamais cessé de célébrer l'hiérogamie du ciel et de la terre, de l'ouranique et du tellurique. L'Atharva-Veda indien est la trace écrite de cet hymne éternel que l'humanité européenne et indienne a chanté en l'honneur de la Terre-Mère, explique Ehmer. Ensuite, il relie l'idéal chevaleresque des kshatriyas indiens et le culte du dieu du Tonnerre Indra à la mystique du calice contenant le nectar Soma, source tellurique de toute vie et breuvage revigorant pour les serviteurs spirituels ou guerriers de la lumière ouranienne. Des kshatriyas indiens aux chevaliers perses et de ceux-ci aux cavaliers goths, cette mystique du Soma est passée, immédiatement après le début des croisades, dans l'idéal chevaleresque européen-germanique, sous la forme du Graal et dans le culte de Saint-Michel (qui ne serait qu'un avatar des dieux indo-européens du Tonnerre, tueurs de dragons, dont Indra en Inde ou Perkunas chez les Baltes et les Slaves). Pour Ehmer, le Graal est un calice contenant un breuvage surnaturel qui donne des forces à l'homme-guerrier initié, tout en échappant, par l'abondante plénitude qu'il confère aux compagnons du Graal, à l'entendement humain trop humain.
En Grèce, le culte de Gaïa/Demeter/Perséphone a été bien présent et s'est juxtaposé puis mêlé pendant l'Empire romain au culte latin-italique de la Terra Mater, aux mystères d'Attis et de Kybele (originaires d'Asie Mineure) et au culte d'Isis, déesse de la Terre et Reine du Ciel (dont les avatars se mêlent en Germanie, le long du limes rhénan et danubien, à des figures féminines locales, notamment à cette jeune fille audacieuse descendant les rivières, debout sur un bloc de glace, sur lequel elle a dressé un mât porteur d'une voile, pour s'élancer, disent certaines légendes, vers l'Egypte; cf. Jurgis Baltrusaitis, La Quête d'Isis, Champs-Flammarion, 1997). A cette Isis nordique qui part seule à l'aventure pour l'Egypte, correspondent des Isis sur barque ou sur nef, dont celle de Paris, l'Isis Pharia, honorée à Lutèce pendant la tentative de restauration de Julien (d'où la nef des armoiries de Paris). Ou cette superbe Isis en ivoire alexandrin, sculptée sur la chaire de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle. Isis a connu un très grand nombre d'avantars en terre germanique où, souvent, elle n'a même pas été christianisée (voir les nombreux “Isenberge”, ou “Monts-d'Isis”). L'humaniste suédois Olav Rudbeck (1630-1702), exposant d'une origine hyperboréenne des civilisations, déduit dans sa mythographie parue en 1680, qu'Isis-Io est fille de Jonatör, un roi “commérien”, régnant sur un peuple du nord noyé dans les ténèbres d'une lointaine “Hyperborée”. Isis-Io, fille aventureuse, descend vers l'Egypte et le Nil en traversant les plaines scythes en compagnie de Borée (est-il un avatar de ce “jeune homme” couronné de feuilles, debout sur une barque à proue animalière, que l'on retrouve dans les plus anciennes gravures rupestres de Scandinavie et dans le mythe de Lohengrin?). Rudbeck avançait des preuves archéologiques: l'Isis lapone sort des neiges, porte plusieurs paires de mamelles (elle est une “multimammia”); son culte se retrouve à Ephèse et en Egypte. L'élément glace se retrouve même dans la proximité phonique entre “Isis” et “Iis” (“glace” en gothique) ou “Eis” (“glace” en allemand). Baltrusaitis écrit: «La cosmogonie hyperboréenne est aquatique par excellence. La terre, la vie procède de l'eau. Or l'eau provient de la glace, première substance solide de l'univers».
Les cultes grecs de la Terre-Mère trouvent leur pendant en Europe centrale et septentrionale dans le culte germanique de Nerthus, dans le culte celtique de Brighid, mère du monde et gardienne de la Terre, et dans la figure d'Ilmatar, le mère originelle de l'épopée du Kalevala. Ensuite dans la tradition chinoise du Feng-Shui, qui est celle de la géomantie, du culte du genius loci, pour laquelle il fallait donner forme à l'habitat des vivants pour qu'il coopère et s'harmonise avec les courants traversant son lieu. Car, cite Ehmer, «chaque lieu possède ses spécificités topographiques qui modifient l'influence locale des forces chi». Ehmer débouche ainsi sur une application bien pratique et concrète du culte de la Terre-Mère, des sites sacrés ou du simple respect du site pour ce qu'il est: un urbanisme qui donne aux bâtiments la hauteur et la forme que dicte le topos, qui oriente les rues et les places selon sa spécificité propre et non d'après l'arbitraire du constructeur moderne et irrévérencieux, qui exploite la Terre sans vergogne. Après la disposition géomantique exemplaire de la Cathédrale de Chartres, la modernité occidentale a oublié et oublie encore ce Feng-Shui, qui n'a même plus de nom dans les langues européennes, malgré les recommandations d'un architecte britannique, Alfred Watkins (1855-1935), qui a redécouvert les lignes de forces telluriques, qu'il appelait les ley lines.
Pour Ehmer, le judéo-christianisme et la modernité prométhéenne sont responsables du “désenchantement” du monde. Mais son plaidoyer pour un retour à la géomantie et à l'écosophie ne s'accompagne pas d'une condamnation sans appel de tout ce qui a été dit et pensé depuis la Renaissance, comme le veulent certains pseudo-traditionalistes hargneux et parisiens, se proclamant guénoniens ou évoliens ou, plus récemment, “métaphycisiens de café” (mais qui ont mal digéré leur lecture d'Evola ou l'ont ingurgitée sans un minimum de culture classique!). Ehmer rappelle la cosmologie ésotérique de Léonard de Vinci, avec l'idée d'une “âme végétative”, où l'adjectif “végétatif” n'est nullement péjoratif mais indique la vitalité inépuisable du végétal et de la nature, et aussi l'idée d'une Terre comme “être vivant organique”. Ehmer rappelle également l'“harmonie” de Jean Kepler, avec l'idée d'un “soi planétaire de la Terre”, puis, la pensée organique de Goethe.
C'est donc sur base d'une connaissance profonde des mythologies relatives à la Terre-Mère et sur une revalorisation des filons positifs de la Renaissance à Goethe, sur une approche nouvelle de Bachofen et de Jung, qu'Ehmer propose une “nouvelle conscience gaïenne”. Celle-ci doit mobiliser les ressources de la sophia, pour qui l'esprit n'est pas l'ennemi de la vie, mais au contraire la vie elle-même; un tel “esprit” ne se perd pas dans la sèche abstraction mais reste ancré dans les saveurs, les odeurs et les grouillements de la Terre. C'est l'abandon de cette sophia qui a fait le malheur de l'Europe. C'est le retour à cette sophia qui la restaurera dans sa plénitude. (Detlev BAUMANN).
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jeudi, 25 janvier 2007
Mystères pontiques, spiritualité celtique
Université d'été de "SYNERGIES EUROPEENNES", Trente, 1998, et des "OISEAUX MIGRATEURS", Normandie, 1998
Robert STEUCKERS :
Mystères pontiques et panthéisme celtique à la source de la spiritualité européenne
Analyse: Markus OSTERRIEDER, Sonnenkreuz und Lebensbaum. Irland, der Schwarzmeer-Raum und die Christianisierung der europäischer Mitte, Urachhaus, Stuttgart, 1995, 368 p., DM 68, ISBN 3-8251-7031-4.Au IXième siècle, les missions irlando-écossaises, porteuses d’une vision panthéiste, et les missions inspirées par les héritages helléno-persans et byzantins de Cyrille et de Méthode se rencontrent au centre de l’Europe. Peu dogmatiques, ces courants qui n’ont finalement de “chrétien” que le nom, auraient parfaitement pu fusionner et donner à l’Europe une spiritualité plus conforme à ses aspirations profondes. Le moyen-âge post-mérovingien avait en effet été marqué par une imprégnation religieuse d’origine irlandaise, où, sans heurts, le passé druidique et panthéiste avait accepté en surface un christianisme non autoritaire, mêlant sans acrimonie deux traditions aux origines très différentes. Avec une politique systématique d’immixion dans les affaires religieuses des peuples européens, avec la théologie augustinienne et les armées des Carolingiens, la Papauté, autoritaire et césarienne, éradiquera tant les acquis de la chrétienté irlando-écossaise que les paganismes résiduaires de Frise et de Saxe et que les fondations de Cyrille et de Méthode en dehors de la sphère byzantine (en Pannonie et en Moravie).
Comment s’est déroulée cette confrontation? Quels en sont les enjeux théologiques?
Pour Markus Osterrieder, l’histoire religieuse de l’Europe commence à la protohistoire par une transition entre le système matriarcal et le système patriarcal. Il l’explique par un retour brutal vers le centre de l’Europe de peuples cavaliers, partis à la conquête des steppes. La vie nomade dans les steppes implique une hiérarchisation patriarcale. De l’Ukraine aux Iles Britanniques, l’adstrat patriarcal va dès lors se superposer au passé matriarcal. La tragédie d’Oreste dans la Grèce antique témoigne du passage aux panthéons patriarcaux, avec l’intervention d’Apollon et de Pallas Athena, déesse masculinisée, en faveur d’Oreste, matricide malgré lui, transgresseur de la loi matriarcale.
Les Druides, formateurs de la jeunesse
Deuxième étape dans l’évolution religieuse de l’Europe d’après Osterrieder: l’impact celtique de la Culture de La Tène. Cet impact n’est pas politique, comme le sera plus tard l’impact romain. Il est spirituel et porté par une caste de prêtres, les Druides. Ceux-ci entretenaient entre eux des relations étroites et suivies et assuraient une formation orale très poussée, réclamant parfois vingt années d’études. Le Druide avait également fonction de former la jeunesse, ce qu’aucune autre culture européenne préhistorique et proto-historique n’a été en mesure d’assurer aussi systématiquement: ni en Grèce, ni à Rome, ni en Germanie.
L’enseignement druidique pour Osterrieder était tourné vers le monde extérieur, vers ce que les Indiens appellent le «Grand Cosmos» et non pas vers la méditation intérieure et l’ascèse. Les druides avaient des connaissances astronomiques (héritées sans doute de la civilisation mégalithique) et étudiaient les rythmes et les choses de la nature.
Pour cette approche celtique, druidique, puis chrétienne selon la tradition irlando-écossaise, toutes les choses de ce monde sont en mouvement perpétuel, y compris le monde des dieux. Pour les Celtes, le mouvement est la force créatrice active qui compénètre tout l’univers, qui transforme et rénove toutes choses. L’essence de l’univers est un mouvement cosmogonique. Les dieux sont des fleuves, provenant d’une source, mais non pas la source elle-même. Ce dynamisme interdit aux Celtes d’enfermer les dieux dans l’enveloppe d’une statue. Diodore de Sicile nous rappelle le rire de Brennus, le chef celte victorieux, qui entre à Delphes et voit les statues des dieux helléniques. Pour lui, comme pour ses congénères, les dieux comme les hommes ne sont jamais achevés, fermés sur eux-mêmes, mais des êtres en devenir permanent, en évolution constante. Il était dès lors incongru de les statufier. L’idée de dieux éternellement pareils à eux-mêmes, l’idée d’un cosmos statique, leur étaient étrangères. Cette vision dynamique se répercute sur la morale: celle-ci ne saurait être codée sur un bien et un mal définis une fois pour toutes, mais elle découle toujours de faits de vie particuliers, qui ont leurs lois propres, soumises à un devenir unique et à des mutations, également particulières.
Padraig, l’apôtre de l’Irlande
En Hibernie (= Irlande), où les aigles de Rome n’ont jamais été plantées, cette vision dynamique de l’univers, calme et sereine, acceptante de tous les faits de monde et de leur logique intérieure, est demeurée intacte. Elle fusionnera avec un christianisme qui y sera importé sans l’intervention de la Papauté romaine. Un chroniqueur gallois, Gildas, affirme même dans une chronique de 1126 que les premiers chrétiens irlandais sont apparus dès la fin du règne de Tibère, c’est-à-dire immédiatement après la mort du Christ. En général, pourtant, la conversion de l’Irlande est attribuée à Patrick (Patraic) (395-459). Mais l’”apôtre des Irlandais” n’aurait pas agi sous l’injonction d’un Pape. Parti d’Irlande à l’âge de 16 ans, enlevé par des pirates, il se serait retrouvé à Auxerre, où il serait entré en contact avec des moines issus du cloître johannite de l’Ile de Lérins (Lerinum), qu’il aurait également visitée. Rien ne prouve une intronisation officielle et canonique de Patrick: au contraire, un texte qu’on lui attribue, rapporte quelques-unes de ses paroles. Il dit: «Moi, Patrick, pécheur, très inculte, je me nomme moi-même évêque. Je suis sûr que ce que je suis, je l’ai reçu de Dieu». Autre indice du caractère personnel de son initiative de convertir l’Irlande: les chroniques ecclésiastiques officielles ne mentionnent pas son nom, comme s’il fallait l’”oublier” (Prospère, Constance, Bède ou Gildas). La tradition populaire, pourtant, a gardé son souvenir très vivant, même dans la diaspora irlandaise aux Etats-Unis. Ensuite, disent les sources, Patrick, seul, de sa propre initiative, aurait “nommé” 450 évêques irlandais, exactement comme un Druide aurait eu 450 étudiants...
En Irlande : la christianisation n’est pas une rupture traumatique
Palladius sera le premier évêque envoyé par Rome en 431 en Irlande, avec pour mission d’éradiquer là-bas la doctrine de Pélasge (Pelagius). Les adeptes de Palladius, c’est-à-dire les adeptes des canons romains, restent très minoritaires et n’exercent aucune influence. Pendant ce temps, le passage du druidisme au monachisme chrétien-irlandais s’opère sans violence ni martyrs. Druides, vates et autres prêtres celtiques deviennent moines et frères chrétiens. Ils se spécialisent dans la rédaction et le recopiage intense de textes, recensant avec bienveillance toutes les coutumes de leurs ancêtres et les mêlant à l’adstrat chrétien. Indice de cette transition dans la douceur: on constate que bon nombre de chrétiens irlandais sont issus de clans comptant dans leurs lignées beaucoup de druides. Le passage au christianisme n’est pas vu comme une rupture traumatisante par les Irlandais, mais comme une simple transformation dans le processus ininterrompu de transformations qui œuvre dans le monde.Pelage (384-422), dans son œuvre philosophique et théologique, insistait essentiellement sur la “voie individuelle” que devaient emprunter l’homme et le croyant dans sa quête spirituelle. Pour Pélage, l’institution cléricale a moins d’importance. L’idée d’une voie individuelle s’opposait clairement à la doctrine de la prédestination d’Augustin, Père de l’Eglise, ainsi qu’à l’idée d’une nature foncièrement pécheresse de l’homme. A partir de 416, le pelagisme est condamné comme l’hérésie la plus grave dans l’écoumène chrétien. L’hostilité future de Rome à la version irlando-écossaise de la chrétienté s’explique par la proximité entre le pelagisme et la chrétienté celtique, héritière des mystères et des enseignements druidiques. Cette hostilité ira crescendo. Sur le plan intellectuel, un autre philosophe irlandais Jean Scot Erigène (mort en 880), qui enseignait à Laon dans la cour de Charles le Chauve, reprenait le combat celtique pour la “libre volonté”, revivifiant le filon pélagien, étouffé par l’augustinisme romain. Dans son œuvre De praedestinatione, il rappelait, très logiquement, que si l’homme avait été créé à l’image de Dieu, comme le proclament les écritures, il ne pouvait en aucune façon être privé de l’attribut divin de la liberté. Dès lors, l’homme avait un rôle central à jouer dans le processus de rédemption au sein de la création, car l’homme est capable, après une ascèse spirituelle, d’arraisonner le monde par sa pensée et par sa volonté. Il est l’officina totius creaturae, “l’atelier de toute la création”. En 1225, le Pape Honoré III ordonne de brûler tous les textes de Jean Scot Erigène. Le filon partant de Pelage pour aboutir à Scot Erigène conteste la nature pécheresse de l’homme et la prédestination et, partant, la pratique de lui imposer de force des doctrines. Pour le pélagisme, il faut convaincre par la parole et par l’action, par la douceur et par l’exemple, en déployant des forces inscrites dans l’intériorité même de l’homme.
La lutte contre le schisme irlandais
Dans ce double contexte d’une chrétienté druidique et du pélagisme, le maître spirituel irlandais Columcille demande que soient construits des sites permanents pour accueillir les moines et les lettrés. L’église irlandaise s’enracine donc dans le monachisme, dans un réseau d’ermites savants prodiguant leur enseignement en toute liberté. L’Irlande, au haut moyen-âge, se couvre ainsi d’un tissu de communautés monacales autonomes, de fraternités de prière (oentu, cotach), de familles monastiques dirigées par un pater ou une mater spiritualis. Ces communautés s’administrent elles-mêmes sans intervention extérieure. Le principal centre spirituel de l’église irlando-écossaise est l’île d’I ou d’Hy (Iona). Cette autonomie et ce principe harmonieux d’autonomie déplaisent à Rome, qui n’hésite pas à armer des “païens” anglo-saxons pour détruire, à partir de 450, la “secte irlandaise” (Scottorum secta). En 556, le Cardinal Baronius dénonce les “schismatiques irlandais”. Pour faire pièce à cette idée d’autonomie et pour établir le principe hiérarchique romain, la Papauté fonde l’archevêché de Canterbury en 596, appelé à contrer la diffusion du “schisme irlandais”, puis à le refouler. Lors du Synode de Whitby en 664, les “Romains” parviennent à avancer dangereusement leurs pions et à consolider fortement leurs positions dans les Iles Britanniques. En 1155, le Pape Hadrien IV parachèvera le travail, en bénissant les armées de Henri II Plantagenet parties à la conquête de l’Irlande. Rome annihilait ainsi un monachisme autonome, qui défiait son autorité à l’Ouest, en instrumentalisant un expansionnisme profane et sans scrupules. Les guerres irlandaises ne sont pas terminées, comme nous le montre l’actualité.Ce souci d’éliminer à l’Ouest le “schismatisme irlandais” allait de pair avec la volonté de contenir la religiosité slave, également de forte facture monastique. Cette religiosité connaissaient pour l’essentiel deux formes de monachisme: les koinobites, soit les communautés monacales structurées, et les skites, soit les ermites indépendants, disséminés sur tout le territoire slave. Les skites ne subiront le courroux de l’église russe-orthodoxe qu’à partir des 15ième et 16ième siècles sous Iossif de Volokolamsk. Ce prince moscovite détruit le skitisme libertaire, mais n’y parvient pas entièrement: le peuple continue à se choisir des prêtres indépendants, les starets. Le monachisme slave vient du Proche-Orient, via Byzance et le Mont Athos, via les cloîtres-cavernes de Crimée et de Kiev. Un autre filon monachiste partait également du Proche-Orient pour aboutir à l’Irlande, via l’Afrique du Nord pré-islamique (Alexandrie, Carthage), l’Espagne (Séville, Braga, Lugo), la Gaule méridionale (Lérins, Marseille, Narbonne, Toulouse). La communauté de l’Ile du Lérins commence à fonctionner dès 375. Martin de Tours (325-397) fonde des communautés de moines dans toute la Gaule occidentale. Dans les Iles Britanniques, la première communauté monacale date de 397: c’est le cloître de Ninian à Whithorn en Ecosse occidentale. De là, le monachisme s’implantera en Irlande, pour connaître une étonnante destinée et un rayonnement extraordinaire. Bon nombre de découvertes archéologiques attestent des liens unissant les communautés monacales britanniques aux communautés du Proche-Orient. Les chroniques mentionnent la visite d’Irlandais en Egypte et d’Egyptiens en Irlande, qui n’était pas, à l’époque, une île isolée sur la frange atlantique de l’Europe.
En Gaule franque toutefois, le monachisme de Martin de Tours et les ermites rencontrent une forte résistance de la part des évêques nommés par Rome, qui sentent que ce mouvement échappe totalement à leur contrôle. En 540, Benoît de Nursie exige la codification contraignante de règles monachiques strictes, prélude à la mise au pas de toutes les initiatives autonomes, qu’elles soient communautaires ou individuelles.
La “peregrinatio” des disciples de Colomban
En 590, Colomban (543-615), moine irlandais, débarque sur le continent avec douze disciples. C’est le début de la longue peregrinatio des moines irlandais en Europe du Nord-Ouest. Pour Osterrieder, ce retour amorce une reconquête pacifique et spirituelle de l’ancien espace celtique continental. Les zones, où l’impact des disciples et successeurs de Colomban a été le plus profond et le plus durable, sont la Gaule du Nord et de l’Ouest, l’Alsace et la Lorraine, la Flandre, la Rhénanie, l’Alémanie, la Souabe, la partie de la Franconie baignée par le Main, la Bavière et la Lombardie, soit autant de régions ou l’imprégnation celtique avait été prépondérante avant l’envol de Rome et l’arrivée des Germains. L’œuvre de Colomban est impressionnante, mais elle n’intimide pas les hiérarchies ecclésiastiques dans leur volonté de barrer la route à l’irlando-scotisme. Sa règle, énoncée à Luxeuil en Franche-Comté, se répand dans toute la zone organisée par les Irlandais. La régente Brunehilde et les évêques gaulois servent d’instruments pour détruire l’œuvre de Colomban. En 610, il est arrêté, on veut le renvoyer en Irlande, mais il s’échappe et se réfugie chez le roi Theudebert à Metz, qui le protège et l’envoie sur les rives du Lac de Constance, pour qu’il poursuive son œuvre plus à l’Est en direction de la Bavière et de la Slovénie, aux frontières du monde slave. Colomban meurt en 615 en Lombardie dans le cloître de Bobbio, qu’il venait de fonder.
La formation dont bénéficiaient les moines irlandais, héritiers des druides, était nécessaire au pouvoir politique et au savoir en général, mais fragilisait et relativisait ipso facto la position de Rome, comme seule détentrice de la “vérité révélée”, ce qui est inacceptable pour la Papauté, non pas en tant qu’instance spirituelle mais en tant que pouvoir temporel. Exemple: le moine irlandais Dicuil est le principal astronome d’Europe et le premier rédacteur d’un traité de géographie en 825; il répand un savoir utile et pratique à l’exercice profane du pouvoir, mais porte ombrage à la rhétorique manipulatrice qui se dissimule derrière la “foi”. L’évêque irlandais de Salzbourg, Virgil (Fergil), sait que la terre est ronde. Ce qui le fera accuser d’hérésie, 800 ans avant Galilée.
L’idée de “quête”
Le conflit opposant l’Irlande à Rome est le conflit entre la tradition “pétrinienne” (et augustinienne) et la tradition johannite (fusionnée avec le druidisme christianisé, via la communauté de l’Ile du Lérins et l’œuvre de Patrick). Le filon druidique-celtique-irlandais-johannite-monachique repose sur l’idée de “quête”, impliquant un grand courage personnel, une présence d’esprit constante, l’esprit de décision, l’action et la voie personnelles, la responsabilité individuelle. Ce qui est essentiel dans cette vision, c’est le “dépassement héroïque de soi”. Ce qui exclut toute voie strictement intellectuelle, toute spéculation en vase clos, à l’abri des tumultes du monde. L’action, la “quête” se déroule dans le monde. Valeur essentielle en Europe... que Tertullien (155-222) avait dénoncée dans sa théologie. Tertullien interprète à sa façon la parole du Christ (“Cherchez et vous trouverez; frappez à la porte et on vous ouvrira”). Pour Tertullien, l’homme doit chercher et trouver l’Eglise, la vraie foi et puis arrêter sa quête. Pour le reste, Tertullien lance une malédiction contre “l’homme qui cherche où il ne doit pas chercher, qui cherche où il n’y a rien à trouver” et contre “l’homme qui ne cesse de frapper à la porte et auquel nous n’ouvrirons jamais”. C’est la condamnation théologienne la plus nette de toute quête intellectuelle personnelle et autonome. L’église irlandaise, elle, avait interprété la parole du Christ dans un sens ouvert, éducatif, prospectif.
Boniface contre l’œuvre de Colomban
Par la conquête progressive de la Germanie par les communautés monacales de référence irlandaise, la tradition césarienne de la Rome décadente, post-républicaine (qui est un autre modèle fondateur de la culture européenne) se trouve fortement ébranlée. Rome doit répondre pour survivre. L’instrument de sa riposte sera le prêtre anglais Boniface (Wynfreth, Winfrid), formé à Canterbury, bastion de Rome dans les Iles Britanniques, sous la houlette d’Aldhelmus, Abbé de Malmesbury et évêque de Sherbourne, mort en 709. En 718, Boniface quitte l’Angleterre, se rend à Rome où il rencontre le Pape Grégoire II qui lui donne ses ordres de mission: reconquérir la Germanie avec l’aide des princes francs. Boniface devait instaurer en Germanie une église fortement charpentée et structurée, ne laissant rien au libre arbitre des croyants, et éradiquer le travail des missions irlando-écossaises, en même temps que les résidus de paganisme. Ensuite, il devait imposer des prêtres ordonnés selon le rite romain et évincer, si possible, tous les autres. Boniface assumera sa mission en Thuringe et en Bavière. En 742, lors du Concilium Germaniae, Boniface, désormais chef de l’église d’Austrasie avec l’appui du roi franc Carloman, annonce qu’il va rétablir la loi de Dieu et de l’église et protéger le peuple chrétien de l’influence des “faux prêtres”. Ses pérégrinations le mèneront à fonder les principaux évêchés allemands. Il deviendra lui-même archevêque de Mayence, avant d’être tué en 754 par des Frisons, qui entendaient fermement rester fidèles aux traditions de leurs ancêtres.
Après la mort de Boniface, la Bavière devient le centre de l’opposition anti-carolingienne, sous l’impulsion du Duc Odilon (736 ou 737-748). Toutes les marches de l’Empire donnent asile aux contestataires (Aquitaine, Saxe, Alémanie, Bavière et peuples slaves). Le successeur d’Odilon, le Duc Tassilo III (748-788/794), poursuit la politique de son père. Le centre spirituel de cette opposition est Salzbourg, d’où partent des missions irlandaises vers les pays slaves. L’évêque de Salzbourg est un Irlandais, Virgil ou Fergil (710-784), formé à Iona. Très tôt, la Papauté et le pouvoir carolingien tonnent contre l’”hérésie salzbourgeoise, parce que Virgil, bon astronome et géographe, défend la “doctrine des antipodes”, impliquant la sphéricité de la Terre, dont le Pape apprend l’existence avec une horreur qu’il communique dans une lettre à Boniface, la qualifiant de doctrina perversa. Après la mort de Virgil, son successeur, désigné par Rome, fait construire un mur sur sa tombe, pour qu’on l’”oublie”, pour qu’aucune ferveur populaire ne puisse perpétuer son souvenir, en organisant des pélérinages sur sa sépulture. Dès 798, les ouvrages de Virgil sont retirés de la bibliothèque de Salzbourg.
La hargne à l’encontre de l’”hérésie salzbourgeoise” s’explique pour des raisons géopolitiques. Envoyant sans cesse des missions en pays slave, Virgil était tout simplement en train de souder les deux parties de l’Europe, vivifiées par un monachisme spirituel et fécond, et d’isoler Rome. La réaction carolingienne ne tardera pas: la Karantanie (Carinthie et Slovénie) et la Pannonie (Hongrie) ne seront pas évangélisées par la douceur mais par l’épée et la coercition, après que les princes karantaniens et panonniens aient appelé l’empereur franc, protecteur de la Papauté, à l’aide contre les Avars. Les Francs et la Papauté installent un barrage non seulement contre les incursions des peuples de la steppe mais aussi contre les missions de Cyrille et de Méthode, contre l’influence grecque-byzantine, puis, nous le verrons, contre le complexe spirituel pontique, influencé par l’Iran.
Les missions slaves de Bregenz
Si les moines celtiques et les missionnaires byzantins véhiculaient un monachisme autonome, échappant à toute tutelle de type romain-pétrinien, la steppe véhiculait, elle aussi, une religiosité incompatible avec le césaro-papisme. C’est dans l’espace régi par cette religiosité rétive aux dogmes limitants issus de Tertullien et d’Augustin, que vont se déployer les missions en pays slave, à partir de Salzbourg. En 612 déjà, Colomban décide de lancer des missions chez les Slaves, au départ de Bregenz (Brigantia). Le problème pratique majeur de ces missions, c’était que les Slaves, qui n’avaient jamais connu la domination romaine, ignoraient le latin et le grec. La langue vernaculaire s’imposait. La Karantanie (Carinthie + Slovénie actuelles) était sous la menace des nomades de la steppe, et, pour s’aligner sur l’Europe christianisée, seule capable de la défendre, elle devait adopter rapidement le christianisme, ce qui n’était possible que par des missions en langue slave.
En Moravie, plaque tournante géopolitique en Europe centrale, les princes optent également pour le christianisme, que leur apportent les missionnaires de Passau, d’obédience franque et romaine. Si les voies fluviales de la Bohème mènent, via l’Elbe, à la Mer du Nord, les voies fluviales de la Moravie mènent au Danube et à la Mer Noire. La Moravie a donc été le point de rencontre entre la religion légalitaire romaine-franque, la spiritualité irlando-celtique et les courants divers venus de la zone pontique, en remontant le Danube, voie fluviale du centre de l’Europe.
Konstantin-KyrillosA cette triple influence, s’ajoutera, deux siècles après Colomban, celle de Konstantin-Kyrillos, né en 826 à Salonique, d’une mère macédonienne ou bulgare, qui s’exprimait en langue slave. Par le lait de sa mère, Konstantin-Kyrillos apprend à parler slave et constate, adulte, qu’il y a peu de différences, à l’époque, entre les divers idiomes de ce groupe linguistique. Kyrillos forge une langue et un alphabet “glagolitiques” (que l’on utilise parfois encore en Croatie) qui correspond parfaitement à la phonétique particulière des langues slaves. Précisons qu’il ne s’agit pas de l’actuel alphabet “cyrillique”, utilisé par les Ukrainiens, les Biélorusses, les Russes, les Serbes et les Bulgares: cet alphabet est grosso modo un alphabet grec, auquel on a ajouté quelques lettres, exprimant des consonnes ou des voyelles spécifiquement slaves.
Le christianisme de Kyrillos s’étoffe d’un triple apport philosophique et théologique, écrit Osterrieder. Il repose:
a) Sur un culte de la “sophia”, une sagesse personifiée sous les traits d’une belle jeune femme dans le culte orthodoxe de Sainte-Sophie (Haghia Sophia).
b) Sur une “gnose”.
c) Sur une interprétation du mystère de la Pentecôte, où, après réception de la grâce, le croyant voit son individualité renforcée et acquiert force et liberté.
Le séjour de Kyrillos en Crimée
Cette synthèse originale, Kyrillos l’a forgée au cours de ses multiples pérégrinations. Diplomate au service de Byzance, il est envoyé en ambassadeur chez les Khazars pour négocier leur alliance contre l’Islam qui risque de contourner le territoire byzantin par le Nord en empruntant, en sens contraire, le chemin des Scythes. Kyrillos séjourne en Crimée: il y visite les communautés grecques et les monastères troglodytes, où sont conservés quantité de manuscrits. A cette époque, la Crimée reçoit une double influence: celle du Nord varègue-scandinave et celle de l’Iran, via la Géorgie et les peuples de cavaliers de la steppe. La Crimée fait ainsi la synthèse entre les influences varègues venues par les grands fleuves russes, byzantines venues par la Mer Noire et irano-scythes venues par l’intermédiaire des peuples cavaliers. La sphère pontique, pour Osterrieder, est le site d’une formidable synthèse d’éléments divers et est le produit d’une alchimie ethnogénétique particulière, où l’Iran apporte son mazdéisme et son zoroastrisme, le continent euro-sibérien le chamanisme des peuples finnois et centre-asiatiques et la religiosité autochtone, un culte de la Terre-Mère.
Osterrieder nous signale que le culte de la Magna Mater, représenté par une mère allaitant son enfant nouveau-né, était très présent dans ce territoire de l’Ukraine et de la Crimée. Ce culte est passé dans les cultes mariaux du christianisme et a fusionné en terre russe avec le culte nordique-païen de la déesse Nerthus. Dans la tradition orthodoxe russe, Saint-Dimitri (= “Celui qui est né de Déméter”) est le saint patron des Slaves.
Mystères pontiques et traditions militaires
Pour Osterrieder, les résidus du culte de Mithra se retrouvent dans celui, christianisé, de Saint-Georges. Dans les pays slaves, Georges a hérité des attributions de Mithra. Il est en effet le protecteur de la Communauté (mir) et le garant de la paix (également “mir”). Toute communauté doit vivre en paix sous la protection de Saint-Georges, avatar de Mithra ou héritier de bon nombre de ses attributions. Saint-Georges est le protecteur de la pravda, de la juste voie qui assure la paix et l’harmonie. Il est particulièrement vénéré par les communautés paysannes.
Les “mystères pontiques” sont les dépositaires de traditions militaires et chevaleresques, dont les éléments orientaux sont:
a) la formation que reçoivent les kschatriyas indiens, rassemblés dans un ordre guerrier à dimensions initiatiques.
b) Les traditions des cavaliers persans, dont les techniques innovantes ont été particulièrement appréciées des Romains, notamment celle qui consistait à carapaçonner les hommes et les chevaux. Les Romains recrutaient pour leur propre cavalerie des “cataphractaires” sarmates, cavaliers en armure.
c) Ces traditions issues des Scythes ont transitées par l’Arménie et la Géorgie où elles ont été empruntées par les Celtes et les Goths.
Ces traditions de chevalerie scythes et persanes ont eu un impact direct sur la chevalerie médiévale européenne. Celle-ci dérive évidemment d’autres sources occidentales:
Première source: les rites et l’esprit de l’accession du jeune Germain au statut de guerrier. Le jeune homme reçoit solennellement un bouclier, une framée et, plus tard, sous l’influence de Rome, une épée. L’épée a d’abord été plus symbolique qu’utile; à elle s’est attachée une dimension sacrée.“Equites” romains et “hippeis” grecs
Deuxième source: les equites romains ne représentaient au départ qu’une fonction sociale, impliquant des droits d’ordre censitaire et indiquant la fortune. Cette fonction sociale et militaire s’est renforcée par l’acquisition d’un certain nombre de techniques et par l’influence des Celtes et des Goths, qui apportent dans les légions les armures, les selles et les étriers. Par l’influence perse et scythe sur les Goths, l’initiation et le sens du service s’installent dans l’empire romain.
Troisième source: Les hippeis grecs bénéficient également de l’influence scythe. Rappelons-nous que les cavaliers et les archers grecs étaient souvent d’origine scythe-pontique. Dans cet espace pontique, la nécessité de la maîtrise de la steppe a conduit les peuples cavaliers à élaborer des selles (d’abord en feutre, ensuite en cuir) facilitant la monture sur longues distances, ensuite des étriers, puis, par influence celtique, les éperons.A l’apogée de la Perse, les chevaliers développent une éthique guerrière du service reposant sur la trilogie des “pensées pures”, “paroles pures” et “actions pures” (humata, hukhata, huvarshta). Mais cette pureté ne dérive pas d’un refus du réel. Pour cette chevalerie persane, le “pensée pure” se manifeste dans le concret, par exemple, dans la concentration mentale dans le tir à l’arc et l’équitation. La “pensée pure” exclut l’erreur, postule la rigueur dans le geste. La “parole pure” implique le refus du mensonge et l’expression claire. L’“action pure” se retrouve dans la maîtrise complète du cheval, dans la fusion homme-cheval, qui culmine dans le mythe des centaures. Cette trilogie de pureté conduit le chevalier à méditer le contrôle opéré par l’âme sur le corps et les passions. La formation des jeunes chevaliers se déroulait de 5 à 24 ans. Ils acquéraient des disciplines comme le tir à l’arc, le lancement du javelot, l’équitation et l’expression de la vérité (“dire la vérité”). Les sources de cette formation tout à la fois militaire et spirituelle dérivent du zoroastrisme, dualisme issu des cosmogonies avestiques indo-européennes. La formation des kshatriyas indiens y est apparentée. La chevalerie persane développe ainsi un code d’honneur, que mentionnent les chroniques évoquant ses victoires successives sur les Romains à partir de 53 av. J. C.
Les origines perses de la chevalerie médiévale
Si les troupes grecques-macédoniennes d’Alexandre se sont “persifiées” au Moyen-Orient, les légions romaines s’y sont “mithraïcisées” et les chevaliers francs (la militia carolingienne) s’y sont “orientalisés”, c’est-à-dire “persifiés”. Face à eux, les guerriers musulmans s’iranisèrent/se persifièrent également à la même époque, créant cette cavalerie au service de la foi et des hommes, la fotowwat. D’où les traces dans la littérature épique médiévale d’amitiés réciproques entre chevaliers allemands et musulmans-iraniens (Parzifal et Feirefiz). D’où les guerres chevaleresques, notamment entre Frédéric II de Hohenstaufen et Saladin.
Contrairement à ce que l’on croit généralement, la “religion légalitaire“ s’est montrée hostile à la chevalerie. Elle a voulu en faire un instrument à son service. Elle a contesté son indépendance commensale et militaire. Cette hostilité s’est tournée essentiellement contre les Chevaliers du Temple, mais aussi contre les Hospitaliers (non persécutés parce qu’ils étaient trop présents en Méditerranée et avaient été vainqueurs à Rhodes). Dans la lutte de l’Eglise contre les Cathares, les Hospitaliers avaient défendu ces derniers.
Chevalerie et “religion légalitaire”A l’Est, Léon et Mélier d’Arménie règnent sur un pays chrétien zoroastrisé, iranisé. Les Arméniens possèdent une chevalerie, placée sous le patronage de Saint-Michel, avatar chrétien d’un archange persan. Le modèle de la chevalerie arménienne exercera une influence indubitable sur les croisés francs, suscitant la méfiance de la papauté. L’Eglise est ensuite hostile aux fêtes (solsticiales) du “feu sacré” de la Saint-Jean, remise à l’honneur par les chevaliers. La chevalerie, d’après Du Breuil, dérive son christianisme de l’héritage des Esséniens et de l’Evangile de Jean, s’opposant à la “religion légalitaire“ du pharisaïsme dans le cadre juif et du pétrinisme dans le cadre chrétien. Les grands ordres de chevalerie ne rendent pas de culte au Christ en Croix, mais vénèrent plutôt un “Pantotor” à l’instar des Orthodoxes. Les tribunaux ecclésiastiques reprocheront aux Templiers d’adorer le “Baphomet”, représentation médiévale de l’androgyne primitif.
Charles-Quint, contraint par des impératifs géopolitiques, reconnaît qu’à Malte l’O.S.J. est indépendant du Pape. L’O.S.J. est également présent en Russie en dépit du clivage catholicisme/orthodoxie, au-delà de la césure entre Rome et Byzance. L’O.S.J. semblait vouloir défendre un principe “pan-chrétien”, avant sa destruction en 1917. En Russie, l’O.S.J. disposait d’une école militaire, qu’on peut sans doute décrire comme le dernier avatar de la tradition scythe-persane. Du Breuil rêve de redonner son indépendance à la chevalerie européenne, et critique les ordres résiduaires qui sont encore en place mais ne représentent finalement plus grand chose de la tradition. Il veut les dégager de la “religion légalitaire”.
En conclusion, Osterrieder pense que si l’on avait pu fusionner et souder géographiquement panthéisme celtique et mystères pontiques, puis les fondre avec l’œuvre de Cyrille, avec sa définition de la sophia, de la gnosis et avec son mythe très particulier de la Pentecôte, le développement de la pensée européenne aurait été plus harmonieux. Elle aurait pu résister à la folie du pouvoir pour le pouvoir, à la volonté maniaque de tout contrôler, au vœu de juguler la pensée parce qu’elle est toujours trop impertinente pour les légalitaires. Effectivement, elle dissout les certitudes.
Robert STEUCKERS.Bibliographie complémentaire:
- Sylvia & Paul F. BOTHEROYD, Lexikon der Keltischen Mythologie, Eugen Diederichs Verlag, München,1992.
- Ian BRADLEY, Der Keltische Weg, Knecht, Frankfurt am Main, 1993.
- Peter CHERICI, Celtic Sexuality. Power, Paradigms and Passion, Duckworth, London, 1994.
- Paul DU BREUIL, La chevalerie et l’Orient, Guy Trédaniel Editeur, Paris, 1990.
- Dr. F. C. J. LOS, De Oud-Ierse Kerk. Ondergang en opstanding van het Keltendom, Uitgeverij Vrij Geestesleven, Zeist, 1975.
-Prínséas NI CHATHAIN & Michael RICHTER (Hrsg.), Irland und die Christenheit/Ireland and Christendom, Bibelstudien und Mission/The Bible and the Missions, Klett-Cotta, Stuttgart, 1987. Dans ce volume collectif, se référer à: Heinz DOPSCH, «Die Salzburger Slawenmission im 8./9. Jahrhundert und der Anteil der Iren»; J. N. HILLGARTH, «Modes of evangelization of Western Europe in the seventh century»; Herwig WOLFRAM, «Virgil of St. Peter’s at Salzburg»; Ian WOOD, «Pagans and Holy Men, 600-800».
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Souveraineté sacrée, spiritualité mystique
Prof. Jean Paul ALLARD:
De la souveraineté sacréeà la spiritualité mystique dans l’Europe médiévale
Aux alentours de l'an 1000 se produit en Europe un changement important dans les relations de l'ordre existant et de la religion officielle. Cette mutation correspond à celle qui sépare le Moyen Age en deux moitiés à peu près égales que les historiens ont coutume d'appeler le premier et le second Moyen Age .
Le christianisme est désormais maître de l'Europe entière. Sa diffusion s'est étendue aux pays du Nord pendant le VIIIème et IXème siècle . il a atteint les plus lointains Scandinaves au Xème et, en l'an 1000 précisément, le Allthing d'Islande, I'assemblée détentrice de la souveraineté suprême, vient de l'accepter comme religion officielle. L'Eglise considère donc que son prosélytisme ne doit désormais plus viser à une expansion géographique, mais davantage à une intériorisation de la foi dans l'âme des fidèles. Qui plus est, les rapports qu'elle entretenait jusqu'alors avec les pouvoirs politiques, notamment la royauté, vont changer. Les souverains, sous la tutelle desquels elle s'était habilement placée afin d'utiliser leur influence pour favoriser la conversion de leurs peuples au christianisme, doivent être dépouillés de leur charisme sacré et replacés, dans la vision théologique des hiérarchies du monde chrétien, au rang de subordonnés de l'autorité pontificale et de représentants exclusifs du "bras séculier ".Ainsi le XIème siècle voit-il émerger une nouvelle conception de la Papauté, de la souveraineté pontificale, au sein même de l'Eglise où se diffuse d'ailleurs l'influence du mouvement réformiste inspiré par l'abbaye de Cluny (1).
Les deux phénomènes sont, en dépit des apparences, parallèles et intimement liés. Si l'esprit de Cluny semble avant tout préoccupé d'une réforme monacale et conventuelle, d'une mise à jour, d'un “aggiornamento", de la règle de saint Benoît, d'un retour à la pauvreté évangélique du christianisme primitif, il s'agit d'abord de libérer l'Eglise de la tutelle des pouvoirs dits laïques, mais que la mentalité et la culture traditionnelles d'alors tiennent pour sacrés, parce que directement inspirés et instaurés par Dieu pour être les garants de l'ordre du monde. La royauté sacrée avait des origines païennes germaniques (2) qui avaient permis, lors de l'implantation des Germains dans l'ensemble de l'Europe occidentale, à la charnière du Vème et du VIème siècle, une nouvelle émergence de cette institution commune à tous les peuples indo-européens (3) et dont on retrouve les manifestations les plus diverses dans les civilisations de l'Antiquité. Les modèles bibliques de la royauté n'avaient servi qu'à sa justification formelle à partir du Vlème siècle. Clovis et ses descendants mérovingiens, les rois anglo-saxons, wisigothiques, alémans et longobards, princes dont la légitimité avait été primitivement assurée et garantie par le mythe de l'origine divine de leur dynastie (souvent rattachée à Wotan (4)), étaient devenus aux yeux de l'Eglise de nouveaux Melchisédec, David ou Salomon, personnages qui fournissaient un archétype chrétien de la fonction royale sans pour autant la sacraliser de façon irréfutable. Ces figures tirées de l'Ancien Testament avaient fourni le prétexte à un rapprochement de l'institution royale sacrée, telle qu'elle existait dans la réalité politique et religieuse du monde germanique, et du christianisme qui ne l'avait découverte que fort tardivement, après avoir toutefois appris à reconnaître et à respecter l'autorité des empereurs romains. Mais une ambiguïté subsistait depuis l'époque de la christianisation. Qui était le chef de l'Eglise: le roi ou un membre du clergé? L'empereur ou l'évêque de Rome qui s'était peu à peu élevé au-dessus de tous les autres pour finir par prendre le titre de pape, au grand dam de son concurrent le patriarche de Constantinople, toujours prééminent dans l'Empire romain d'Orient, mais toujours soumis et déférent envers son souverain, le basileus de Byzance?
Les origines de l’opposition Papauté/Empire
L'ambiguïté relative à la légitimité et à la nature de l'autorité sacrée s'était intensifiée depuis le règne de Charlemagne. L'empereur se voulait indépendant de la Papauté, sans pour autant refuser d'être son défenseur contre d'éventuels adversaires temporels. On sait quel geste il eut lors de son couronnement, à Noël de l'an 800. Geste de défiance! Il ne voulait pas apparaître comme redevable de sa couronne à la Papauté. Il couronna lui-même son fils Louis quelques années plus tard, imitant le rite du couronnement impérial byzantin. Mais son successeur eut la naïveté - ou se trouva dans la nécessité - de se laisser de nouveau couronner par le pape. L'usage se fixa ainsi en Occident et l'Eglise se crut autorisée, à maintes reprises, à revendiquer pour elle-même la source de la légitimité sacrée, cherchant à faire de l'Empire et de toute royauté une institution subordonnée à la Papauté, du moins lorsque la situation politique le lui permettait, ce qui devint le cas dans l'Empire au XIème siècle. C'est au sein de l'ordre de Cluny que s'élabora d'abord l'argumentation réformiste qui contesta la sacralité de l'institution royale et impériale. Celle-ci était alors, sous les Ottons, parvenue à un nouvel apogée. Face à une papauté très faible au Xème siècle, les empereurs avaient non seulement refondé l'Empire mais assuré leur prééminence de fait sur les pontifes romains dont ils contrôlaient sans peine l'élection. Il n'est donc pas étonnant que l'empereur Henri III se soit défini, au XIème siècle, comme imago Dei, tournure par laquelle il affirmait être le vicaire et représentant de Dieu dans l'ordre temporel, le chef suprême de la Chrétienté, investi d'une souveraineté qu'il prétendait tenir de Dieu immédiatement, sans qu'aucun intermédiaire n'ait à la lui transmettre.L'Eglise romaine avait perçu, dès le Xème siècle, quel danger représentait pour elle une telle conception. Ses militants les plus convaincus voyaient là un asservissement aux hiérarchies et à l'esprit du Siècle. C'est pourquoi ils ressentirent le besoin d'une réforme préparée hors du Siècle, par des membres du clergé régulier, des moines. Le mouvement clunisien repose donc au départ sur le projet de revenir à une Eglise des origines évangéliques, à un idéal de pauvreté ascétique, quitte à s'en prendre avec véhémence à l'épiscopat, souvent peu soucieux d'obéir à Rome et toujours dévoué envers l'empereur ou te roi avec lesquels, en France ou dans les pays d'Empire, les évêques ou abbés entretenaient d'excellents rapports vassaliques. Ce projet était en outre conforté par l'atmosphère de fin du monde qui se développa au Xème siècle, à l'approche de l'an 1000: l'angoisse du salut incitait tout naturellement à une réforme de la Chrétienté qui remettait en question l'équilibre auquel cette dernière était parvenue à la fin du premier Moyen Age.
L’ordre de Cluny conteste la sacralité royale
Ce sera donc au sein de l'ordre de Cluny que s'élaborera l'argumentaire réformiste qui conteste la sacralité de l'institution royale et impériale brillamment restaurée par les Ottons ou solidement instaurée par les Capétiens, quoique encore modeste en France au début de second Moyen Age. S'il ne la conteste pas ouvertement, il entend du moins ne la tolérer que dans la soumission au pouvoir spirituel de l'Eglise. Humbert de Moyenmoûtier, représentant typique de l’idéal réformiste qui aboutira à la Querelle des Investitures et à la politique pontificale de Grégoire VII, écrit dans son ouvrage Adversus simoniacos, qui est en lui-même tout un programme ecclésiologique: le roi n'est qu'un laïc. Cette phrase résume en quelques mots lapidaires le désir de porter atteinte au caractère sacré de la royauté et de toute souveraineté politique. En retour, il s'agit d'imposer à toute la Chrétienté l'autorité absolue de la Papauté, jusqu'alors soumise par la force des choses à la tutelle de l'Empire, sur lequel elle a cherché a s'appuyer et dont elle avait même suscité la renovatio (5), mais qu'elle souhaite désormais abaisser et réduire au rang d'institution exécutive.
Royaume capétien et empire ottonien
En parallèle de cette évolution, l'an 1000 est aussi la charnière chronologique après laquelle la scission de l'Empire carolingien en Royaume capétien et Empire ottonien, puis salien, est irrévocable. Théaphano, régente au nom de son jeune fils Otton III, a reconnu définitivement les Capétiens comme souverains légitimes de la Francia occidentale (= la France), pour faire pièce aux revendications des derniers Carolingiens sur la Francia orientale et la Lotharingie septentrionale (= l'Allemagne). Mais dans le futur Royaume de France comme dans le futur Saint-Empire se développera la même conception de la royauté sacrée qui, au cours du temps, aboutira à des réalisations différentes selon les circonstances, s'affirmera ici et sera paralysée ailleurs. Cette institution, venue du plus lointain passé et ancrée dans la civilisation traditionnelle de l'Europe, va subir, du XIème au XIVème siècle, les assauts les plus variés de l'Eglise et de la Papauté.C'est l'Empire qui devra livrer les combats les plus rudes pour s'assurer une survie qui ne sera plus, en définitive, que valétudinaire dès la seconde moitié du XIIIème siècle. Le Royaume lui succèdera alors dans le rôle d'adversaire privilégié de la Curie romaine. A la mort de l'Empereur Frédéric II de Hohenstaufen, la Papauté peut caresser pendant quelques décennies l’illusion d'être désormais maîtresse de l'Occident. Mais cette illusion ne dure qu'autant que la Curie romaine n'entreprend pas ouvertement de s'opposer à la maison de France. On voit resurgir alors dans les lettres de Boniface VIII les prétentions dirigées deux siècles plus tôt par Grégoire VII contre l'empereur Henri IV, et les arguments de ce dernier en faveur de la monarchie sacrée reparaissent, identiques, dans les lettres d'autojustification de Philippe IV le Bel: le roi tient son pouvoir directement de Dieu. Le roi est immédiat à Dieu. Comparativement, la lutte sera alors très brève. Instruit par l’histoire du Saint-Empire, qu'il ne pouvait ignorer, le petit-fils de saint Louis frappe vite et fort. Le conflit n'excèdera pas en longueur la durée de son règne et se terminera par l'abaissement de la papauté qui devra accepter d'être placée en résidence surveillée en Avignon et ne regagnera Rome qu'à la faveur de la guerre de Cent Ans, échappant alors à une royauté française paralysée et affaiblie, mais non pas au Grand Schisme. L'Eglise romaine devra attendre la fin du Concile de Bâle (1415) pour se réunifier, sans jamais pouvoir d'ailleurs renouer avec ses ambitions du XIIIème siècle qui visaient l'hégémonie politique sur l'Occident européen. Pour l'Empire comme pour le Royaume, il s'était agi du même combat, celui de la souveraineté sacrée, immédiate au divin, pour légitimer le pouvoir suprême et pour établir le lien fondateur entre le divin et la communauté des hommes soumis à l'autorité du souverain. La seule différence résidait dans le caractère “universel”, c'est-à-dire supranational, de l'idée d'Empire, le Royaume n'y prétendant pas, sans être pour autant déjà un “Etat national”.
Diabolisation de la vie séculière et de la femme
Dans sa lutte contre la royauté sacrée, la Papauté s'appuie sur les grands ordres monastiques dont le premier, chronologiquement, est celui de Cluny. Le mouvement clunisien n'apparaît jamais comme une entreprise politique, mais comme le promoteur d'une nouvelle culture authentiquement chrétienne, fondée sur le monachisme et l'ascèse, le refus du monde et de la chair, la diabolisation de la vie séculière, de la femme, du mariage, de toutes les hiérarchies sociales et notamment de la condition de noblesse: vers la fin du XIème siècle, en Allemagne, un poème en langue vernaculaire auquel on a donné un titre latin: Memento Mori, résume ce programme égalitaire dans le reproche adressé aux seigneurs et aux nobles, qu'ils soient laïcs ou d'Eglise: par les droits féodaux qu'ils exigent, ceux-ci “volent la justice” aux chrétiens, les dépouillent de leur droit de créatures divines. Aussi les membres de la noblesse sont-ils voués à l'Enfer, sauf si, pour faire leur salut, ils renoncent à leurs privilèges. L'auteur de ce poème, Noker de Zwiefalten, est un moine formé à l'abbaye de Hirsau, filiale souabe de Cluny. Cet égalitarisme, qui préfigure ce que l'on connaîtra bien plus tard dans ce domaine sous forme sécularisée, s'accompagne d'une hostilité de principe à la royauté telle qu'elle s'exprime dans les écrits de l'écolâtre Manegold de Lautenbach, fanatique défenseur de la politique pontificale et fervent admirateur de Grégoire VII. Manegold étouffe d'indignation lorsque ses adversaires, partisans de Henri IV, lui objectent que leur vrai chef religieux est ici-bas l'empereur: Non habemus pontificem nisi imperatorem. Formule bien frappée qui répond par avance à celle que forgera plus tard Innocent III: Papa ipse verus imperator .Le plus haut idéal humain est, selon Cluny, incarné par le moine et, pour le sexe féminin, la moniale. Le point de perfection de l'humanité sera atteint lorsque toute l'humanité renoncera à la vie charnelle et séculière pour se regrouper en communautés conventuelles à l'approche de la Parousie. Otton de Freising croit —non sans quelque inquiétude— à l'avènement prochain de cette nouvelle société, vers 1140. Joachim de Flore en fait un sujet d'exaltation mystique vers 1190. Avec des variantes dans les préoccupations quotidiennes et en reconnaissant la valeur du travail et de la production en parallèle de celle de la prière, l'ordre de Cîteaux prendra le relais de cet idéal clunisien . L'ordre de Cluny a inspiré et soutenu la réforme grégorienne qui entreprend de saper la fonction sacrée de l'Empire et, par voie de conséquence, la notion de l'ordre sacré, voulu par Dieu, dans le Monde tel qu'il est sous la tutelle du souverain. Grégoire VII, vitupérant contre Henri IV, n'a pas hésité à écrire dans une de ses lettres adressées aux évêques:
« Qui ne sait que les premiers rois ... ont été des hommes ignorants Dieu qui ... stimulés par le démon prince de ce monde, se sont efforcés ... de dominer leurs égaux, c'est-à-dire les autres hommes ? » (6).
L’Eglise romaine a voulu la ruine de la souveraineté politique sacrée
On voit bien là que la Querelle des Investitures n'était qu'un prétexte et que la véritable querelle qui s'ouvrait alors était celle du Sacerdoce et de l'Empire (ou du Royaume). L'Eglise romaine a voulu la ruine de la souveraineté politique sacrée.
Quelle est la réponse de la civilisation aristocratique européenne de l'époque au mouvement clunisien et grégorien ? Elle est d'ordre culturel: c'est l'émergence et l'épanouissement de la civilisation courtoise qui, comme son nom l'indique par l'étymologie, est une culture de la cour, royale, princière, ducale, et s'oppose à la culture monacale des abbayes de l'ordre de Cluny ou de Cîteaux et, plus tard, d'autres ordres comme les Dominicains ou les Franciscains.
L'idéal humain, l'idéal de vie et de sensibilité de l'Europe occidentale change et se renouvelle totalement vers le milieu du XIIème siècle. Le mouvement va ensuite s'affirmant jusque vers 1230, puis se stabilise pour plusieurs siècles, même s'il est alors concurrencé par l'essor de la bourgeoisie et des villes. Le nouvel idéal est celui de la chevalerie et de ses rites aussi bien militaires que courtois: l'exaltation de la valeur guerrière, de l'ardeur héroïque, du courage et de l'honneur, le tournoi qui permet de révéler toutes ces vertus au Monde et de faire reconnaître et comprendre leur sens. Mais c'est aussi et surtout l'amour courtois (et ses diverses formes d'expression) qui donne naissance à une littérature nouvelle, vecteur culturel des valeurs de la chevalerie. La poésie lyrique et le roman arthurien célèbrent le culte de la dame dont l'émergence se produit d'abord parmi les troubadours. Guillaume IX d'Aquitaine, l'un des plus hauts barons de France, est le premier d'entre eux. Ses chansons datent du premier quart du XIIème siècle. Elles se distinguent par leurs gaillardises provocantes qui, on s'en doute, ne sont pas fortuites. Mais on rencontre aussi dans son œuvre des strophes dont le sens et la portée constituent une réplique aux idées de Cluny et du mouvement grégorien:
Qu'y gagnerez-vous, dame jolie, si vous m'éloignez de votr
amour ? Il semble que vous vouliez vous faire nonne ...Qu'y gagnerez-vous si je me cloître, si vous ne me retenez parmi
vos fidèles ? Toute la joie du monde est notre si vous et moi nous nous aimons (7).
« Joie du monde » et idéal courtois
La “joie du monde” est un mot-clé de l’idéal courtois. C'est celle du grand seigneur qui proclame sa fierté d'être et son plaisir à la vie du Siècle, son bonheur de vivre dans le Monde. Quant au culte de la dame, laquelle n'est jamais une simple femme, mais l'équivalent féminin d'un seigneur", il réhabilite à la fois la condition nobiliaire, ou même princière, et l'image de la femme honnie et haïe des gens de Cluny. Mais cette image se garde le plus souvent de revêtir des aspects trop sensuels, justement pour éviter le reproche d'impureté diabolique: la dame est lointaine et pure, inaccessible et inflexible envers son amant qui lui reste malgré tout fidèle —du moins dans ce qu'il est convenu d'appeler la haute époque de l'amour courtois. Ou bien il faut même que ce dernier, tout en gardant une pureté platonique, soit adultère pour être authentiquement courtois. Pour se rendre compte de l'originalité de ce sentiment et de la variété de ses aspects, il suffit de lire Chrétien de Troyes et ses adaptateurs ou imitateurs qui ont transposé ses romans dans les diverses langues de l'Europe. Chacun des héros du roman arthurien, Lancelot, Yvain, Erec, représente une réalisation possible de l'amour ou une solution apportée aux problèmes qu'il pose. On constate alors que ce que cet amour a de totalement étranger à l'amour chrétien est toujours approuvé et même sauvegardé par Celui que les auteurs appellent “le Dieu courtois”, “qui protège les fins amants”, et couvre de son autorité jusqu'à la passion incoercible et adultère de Tristan et Iseut.
L’héroïsme guerrier
A la joie, déjà évoquée, sont intimement liés le sens et le goût de la fête, dont les descriptions sont, dans la littérature courtoise, aussi fréquentes qu'intarissable tant elles ont la faveur du public des cours. Quant à l'héroïsme guerrier, il va être désormais célébré dans des œuvres narratives qui, tout en exprimant un esprit plus rude et moins policé que celui de la cour, persistent dans le fonds de la culture courtoise, bien que leur apparition soit en fait quelque peu antérieure à l'épanouissement de celle-ci. La Chanson de Roland, par exemple, date de 1100. L'esprit qui l'anime n'est chrétien qu'en surface: il est surtout guerrier et finira d'ailleurs par s'imposer à l'Eglise qui, après avoir proclamé son hostilité au métier des armes, I'intégrera à ses ordres militaires et à l'idéologie de croisade, suivant en cela l'incitation de Bernard de Clairvaux, auteur du traité De laude novae militiae ad milites Templi (1128). En Allemagne, l'esprit courtois adoucit certes celui qui dominait l'ancienne légende traditionnelle des Nibelungen. En témoigne l'image qui nous est donnée, vers 1200, dans la Chanson des Nibelungen, de l'amour qui pousse l'un vers l'autre Siegfried et Kriemhilde, apport incontestable du XIIème. Cependant, I'ancien esprit païen subsiste, sans crainte de l'archaïsme, dans la version courtoise qui nous a été transmise de la légende. Qui plus est, ce texte est le témoin de la redécouverte du sens du tragique qui survient alors: tragique des sentiments et des passions, tragique de situations fatales, tragique politique enfin, excluant l'idée d'un salut ménagé par une Providence transcendante.Mais la valeur suprême de la culture courtoise, celle qui est le plus fréquemment invoquée et attestée, demeure l'honneur du lignage, et l'importance capitale que revêt ce dernier. Le culte du sang royal ou noble, de la lignée ancestrale conçue comme source et dispensatrice des plus hautes vertus, est omniprésent et répond, en les contrant, aux aspirations de l'égalitarisme clunisien.
Société et culture courtoises exaltent notamment en Allemagne le hôher muot, qui n'est qu'une transcription du latin magnanimitas, concept transmis par l'Antiquité païenne et bien accueilli chez les descendants des Germains. Avant de devenir, bien plus tard, à l'époque de la Contre-Réforme, sous l'effet de la morale chrétienne, Hochmut, c'est-à-dire l'orgueil, ce terme désigne la conscience que le chevalier a de sa propre valeur et de l'honneur de sa lignée, le sentiment de satisfaction justifiée qu'il en éprouve. L'emploi de cette locution est toujours positif et laudateur à l'époque courtoise, et le sentiment qu'il exprime est une sorte de fierté que l'on a de ses ancêtres et de l'honneur qu'ils vous ont légué. L'Eglise combat un tel sentiment et l'évolution sémantique du vocable est tout à fait révélatrice du glissement de civilisation qui s'est opéré à l'époque moderne.
Les « Carmina Burana »
L'épanouissement de cette culture séculière de la joie de vivre ne laisse pas le monde des clercs indifférent. Ce que certains historiens ont appelé la "Renaissance du XIIème siècle" suscite une littérature latine d'un nouveau genre; les poésies et chansons des vagants ou goliards que l'on a conservées sous le nom de Carmina Burana et dont l'inspiration peut être qualifiée de païenne tant elle est étrangère aux préoccupations spirituelles qui caractérisent d'ordinaire les auteurs médiévaux usagers du latin. A l'esprit de ces textes on mesure l'étendue de la révolution mentale qui s'est produite au XIIème siècle contre l'autorité de l'Eglise. Les auteurs des Carmina Burana sont pour la plupart partisans de l'Empire.Cependant, entre 1250 et 1268, l'Eglise réformiste grégorienne remporte un succès politique en parvenant à abattre, dans l'Empire et en Sicile, la maison de Hohenstaufen. Mais ce succès est superficiel et ne change pas les mentalités qui conserveront longtemps encore l'héritage de la société courtoise. Le véhicule métapolitique culturel qu'a été l'idéal courtois dans la lutte de la royauté sacrée pour sa propre défense survit à l'écroulement du rêve impérial de Frédéric II. La souveraineté sacrée connaît même, en France, son premier apogée. Qui plus est, dans le dernier tiers du XIIIème siècle, la Papauté subit un échec au sein même de l'Eglise et doit intensifier les efforts de l'Inquisition fondée, au début du siècle, par saint Dominique.
C'est à cette époque, en effet, que se font jour les tendances mystiques de la spiritualité de l'ordre dominicain. Vers 1260 était né Eckhardt de Hochheim, représentant prototypique, mais non pas unique, de ce qu'on a appelé la mystique rhénane (ou allemande). Certes, il y avait eu, avant lui, d'autres formes de spiritualité mystique: Hildegarde de Bingen, Bernard de Clairvaux, Hugues de Saint-Victor en sont les témoins. Mais ces modes de vie contemplative demeuraient dans l'obédience vis à vis de la théologie officielle de l'Eglise et les auteurs qui les pratiquaient, écrivant en latin exclusivement, n'étaient lus que des clercs. Dans la première moitié du XIIème siècle, Bernard avait même défendu l'autorité de l'Eglise et de la théologie traditionnelle en instruisant le procès d'Abélard, accusé d'erreur pour avoir tenté d'appliquer à la spéculation théologique la méthode aristotélicienne, c'est-à-dire la dialectique rationnelle héritée de la philosophie antique. Mais les efforts de Bernard pour endiguer la rationalisation scolastique de la théologie avaient été vains. L'aristotélisme avait fini par devenir, au XIIIème siècle, partie intégrante de la pensée de Thomas d'Aquin.
Thierry le Teutonique
Lorsque celle-ci s'impose, vers 1280, une réaction d'inspiration mystique se produit au contact et souvent au sein même de l'Université de Paris, bien qu'elle soit principalement l'œuvre de clercs allemands qui ont d'abord fréquenté le Studium Generale des Dominicains de Cologne avant d'aller prendre leurs grades de théologie à Paris. Eckhardt est le plus célèbre d'entre eux et celui qui est allé le plus loin dans la voie mystique mais il n'est pas le seul à percevoir l'incompatibilité qui régnait entre l'aristotélisme et la théologie. Avant lui, Albert de Lauingen, dit le Grand, (1206-1280) s'était rallié à l'aristotélisme dans les sciences profanes tout en continuant la tradition platonicienne en théologie, acceptant la coupure entre les deux domaines et leur autonomie l'un par rapport à l'autre. Albert avait été à Cologne le professeur de Thomas d'Aquin, qui n'avait pas eu la même réserve que lui par la suite. Mais Albert avait aussi pour disciple Thierry (Dietrich) de Freiberg, qu'on avait appelé à Paris Thierry le Teutonique. Thierry est le précurseur immédiat d'Eckhardt. Il connaît bien la pensée néo-platonicienne dont la mystique non chrétienne est résumée dans les écrits de Denys l'Aréopagite.Thierry aura des disciples qui seront à leur tour les maîtres des théologiens mystiques de la génération qui suit immédiatement Eckhardt, notamment de Suso et de Tauler. N'osant plus se référer à l'exemple d'Eckhardt lorsque celui-ci aura été condamné par la cour pontificale d'Avignon, cette génération de spirituels invoquera l'autorité d'Albert le Grand pour se libérer de la systématisation dogmatique de Thomas. Tous s'opposeront au thomisme, devenu doctrine quasi officielle de l'Eglise, en lui reprochant in petto de s'appuyer trop sur la raison et trop peu sur la foi. Tous feront appel à “la profondeur de notre mémoire“, à ce qu'Eckhardt appelle "le fond de l'âme" (sêlengrund), qu'ils identifient à l'intellectus agens, selon Albert traduction latine du grec nous poïeticos, au tréfonds secret de l'esprit qui devient, selon Thierry, la substance déiforme de l'âme, la part de divin qui est en l'homme. Ce dernier aurait donc en lui-même, dans la vie présente, le principe de la béatitude éternelle, alors que celle-ci ne peut, selon Thomas, advenir que par l'acquisition d'une aptitude nouvelle à la vision du surnaturel, par un effort qui dépasse la nature de l' intellectus agens et ne peut s'accomplir que sous la direction et le magistère de l'Eglise, de la Papauté, du Clergé et du Sacerdoce.
De l’ « étincelle de l’âme »
La mystique minimise donc le rôle de ces institutions qui ne manqueront pas de se défier d'elle en retour et tenteront d'intimider les mystiques en s'acharnant sur le plus brillant et le plus populaire d'entre eux. Car Eckhardt, outre une œuvre latine importante, prêche en allemand et atteint un vaste public de laïcs, auprès desquels il est très vite en odeur de sainteté, notamment à Strasbourg et dans les villes rhénanes. Voilà qui ulcère une Eglise qui, après avoir suscité, par l'intermédiaire de Thomas d'Aquin, une restructuration autoritaire du dogme aboutissant à une exigence encore inouïe d'obéissance de la part des fidèles, se heurte à la revendication d'une quête personnelle, d'une expérience vécue de Dieu, d'une façon de Le sentir et de L'éprouver par des voies qui ne sont ni celles de la dialectique ni celles du dogme. Car la mystique est une théologie négative, apophatique, qui se refuse à “dire” la nature de Dieu (du grec muo, se taire, dérive le mot “mystique”), une théologie pour laquelle Dieu est inconnaissable. Elle ne s'exprime pas à l'aide de concepts, mais d'images et de paradoxes destinés à éveiller la sensibilité. Ainsi l'image de l’“étincelle de l'âme” (8) (sêlenfunkelîn), partie noble de l'âme, qui participe de la lumière divine et qu'Eckhardt appelle gemuet (9), mot appelé à une longue et extraordinaire fortune dans la pensée allemande jusqu'au romantisme ! L'âme étant créature dans son essence, l'étincelle de l'âme dépasse l'ordre du créé et touche à l'éternité. Elle illustre non pas tant l'union de l'âme à Dieu que l'unité radicale, originelle, de l'âme et de Dieu: « il y a quelque chose dans l'âme qui est du lignage de Dieu de telle sorte qu'il est un avec Lui et non pas réuni à Lui » (10). S'étonnera-t-on de voir alors Eckhardt recourir à l'image du lignage (sippe ) pour traduire la notion d'identité et d'unité de l'âme à Dieu ? Il ne fait que reprendre ici une notion-clé de la culture courtoise aux yeux de laquelle le lignage est la garantie absolue d'une "aristeia", d'une supériorité et d'une souveraineté de l'être liées à l'ordre du monde. Tout comme Suso, mystique de la seconde génération, reprendra aux poètes de l'amour courtois (minne) leurs démarches de pensée et leurs images, elles aussi contestables dans la confrontation qui les oppose à une théologie dogmatique, mais irréprochablement extatiques et mystiques par la pureté de sentiment à laquelle elles aspirent (11).« Gelassenheit » et négligence des œuvres
Quant aux paradoxes, ils sont de la même nature lyrique que les images. Ils veulent faire sentir ce qu'il y a en Dieu d'inaccessible par la pensée et d'inconnaissable. Mais ils seront pris au pied de la lettre par les esprits “clairs” et rassis de Jean XXII, du cardinal Jacques Fournier et des autres juges d'Avignon. En disant: "Dieu est l'éternel néant, le néant qui est... Il te faut aimer Dieu tel qu'il est: un non-dieu, un non-esprit, une non-personne" etc... Eckhardt joue de tous les néologismes permis par la jeune langue allemande pour suggérer ce qu'il veut s'abstenir d'énoncer, pour poser des négations qui entendent demeurer des affirmations. Il force son langage afin d'inculquer à ses auditeurs - auditrices le plus souvent, moniales issues de la noblesse - que l~ieu est l'éternel inconnaissable que seule l'intériorité de l'âme peut deviner par l'étincelle qui est en elle. Il n'est désormais guère plus besoin de la grâce que du magistère de l'Eglise. On comprend que le procès, inauguré par l'archevêché de Cologne, suspendu par l'action influente des Dominicains allemands, ait été finalement repris et diligenté par la Papauté d'Avignon qui suspectait là un dévoiement en direction du panthéisme. L'Eglise était d'autant plus inquiète que le renoncement (abgescheidenheit) et l'abandon (gelâzenheit) prônés par Eckhardt incitaient à négliger les œuvres, les actes caritatifs et humanitaires que, sous l'influence des Franciscains, la chrétienté des XIVème et XVème siècles allait tenir pour la voie principale du salut, au détriment de la spiritualité et de la foi, et au risque de susciter une indignation qui devait être, deux siècles plus tard, celle de Luther, s'écriant: c'est la foi qui sauve !
La tentative de domination intégrale de l'Occident qui traduisit au XIIIème siècle les aspirations de l'Eglise romaine et de la Papauté grégorienne parvenues à l'apogée de leur puissance est à l'origine de la réaction mystique que représente, à la façon d'un emblème, Maître Eckhardt. Stérilisée par un dogme devenu totalitaire, la spiritualité s'efforça de revenir à des sources spontanées. L'attitude mystique fut sans doute, en Allemagne, un signe de l'opposition sourde qui couvait contre la Papauté après la phase la plus intense de la lutte du Sacerdoce et de l'Empire. Cette attitude prolongeait dans les rangs des Frères Prêcheurs Dominicains celle de Mechthilde de Magdebourg ou d'Elisabeth de Thuringe, et renouait aussi avec la tradition mystique qui remontait à la patristique grecque. Par-delà l'histoire des origines chrétiennes se pose le problème de ses rapports avec les mystiques de l'Inde (12) dont on a remarqué que les caractères structuraux sont bien proches de ceux des mystiques d'Occident, à tel point que l'on a émis l'hypothèse d'une commune origine indo-européenne, hypothèse que viendrait encore corroborer la manifestation des mystiques néoplatoniciennes de la civilisation hellénistique.
Mystiques, bégards et béguines
Dans le cadre plus restreint de l'Europe médiévale, la spiritualité mystique rhénane ou flamande pose le problème de sa parenté avec le mouvement des bégards et béguines, et notamment avec le cas de Marguerite Porrète, béguine originaire du Hainaut, des environs de Valenciennes où le livre dont elle était l'auteur, le Miroir des simples âmes anéanties fut brûlé sur ordre de l'archevêque de Cambrai, avant que Marguerite elle-rnême, refusant toute rétractation, ne montât sur le bûcher à Paris en 1310. La continuité de la tradition mystique allemande qui dura au moins jusqu'au XVIIème siècle, et même sous forme philosophique (Schopenhauer) jusqu'au XIXème, a donné lieu à la théorie selon laquelle Eckhardt et ses disciples et héritiers auraient été les témoins d'une originalité absolue et essentielle de l'esprit allemand, d'une spiritualité proprement allemande, irréductible à toute autre. Cette théorie est exprimée - ou plus exactement résumée, synthétisée, dans un passage du Mythe du XXème siècle d'Alfred Rosenberg, avec l'exaltation due au style de l'époque. La recherche actuelle a une vue plus large du phénomène (13). Elle se fonde notamment sur l'évidence de l'influence exercée sur Eckhardt, pendant son séjour à Paris, par les idées de Marguerite Porrète. En 1311, Eckhardt s'installa à Paris dans la même maison que le Grand Inquisiteur de France, Guillaume de Nangis, et il y logea pendant deux ans. Il a eu ainsi connaissance des thèses de Marguerite, auxquelles —les érudits en sont aujourd'hui convaincus— il a voulu donner un approfondissement théologique et spéculatif destiné à les rendre défendables, à les justifier face à l'Inquisition. On sait que sa tentative fut vaine et que la condamnation pontificale frappa sa mémoire en 1329, un an après sa mort. Mais la mystique du XIV~me siècle apparaît du même coup comme un phénomène européen dont la manifestation allemande fut seulement plus vigoureuse et plus brillante qu'ailleurs. Elle traduit en fait, que ce soit en France, sous le pouvoir royal triomphant de Philippe le Bel, ou dans les désordres du Saint-Empire affaibli, le désir d'une revanche à prendre sur une Papauté qui avait voulu ruiner —ou capter à son profit— la souveraineté sacrée, et sur une hiérarchie ecclésiastique à laquelle la société européenne entendait désormais opposer l'idéal d'une vie spirituelle libre comme elle avait opposé à l'ascétisme clunisien celui de la vie courtoise.Jean-Paul ALLARD.
Notes :
(1) Gerd TELLENBACH: Libertas, Kirche und Weltordnung im Zeitalter des Investiturstreites. 1936.
(2) Otto HOFLER: Der Sakralcharakter des germanischen Königtums, in: Das Königtum. Seine geistigen und rechtlichen Grundlagen. Sigmaringen 1956, pp.75-104.
(3) La royauté sacrée est naturellement connue également de peuples non indo-européens. Mais elle revêt chez les peuples d'origine indo-européenne des traits caractéristiques propres qui autorisent l'hypothèse d'une origine traditionnelle commune aux descendants des Indo-Européens.
(4) J. P. ALLARD: La royauté wotanique des Germains; in: Etudes Indo-Européennes 1 (65-83) et 2 (31-57) (1982).
(5) La renovatio imperii est un thème récurrent de la pensée politique médiévale. Qu'elle soit carolingienne, ottonienne ou gibeline, elle reprend sans cesse l'idée que l'Empire romain, institution entrée dans le plan de la Providence divine pour favoriser la diffusion de la foi chrétienne, ainsi que l'enseignait saint Jérôme, est destiné à durer jusqu'à la fin du monde. Il n'a donc pu subir après 476 qu'une éclipse, à laquelle Charlemagne a mis fin. Puis il a connu de nouvelles épreuves entre le VIIIème et le Xème siècle, avant que les Ottons et, après eux, tous les rois d'Allemagne ne le relèvent et le restaurent.
(6) Gregorii VII Registri, VIII, 21: "Quis nesciat reges ... ab his habuisse principium, qui Deum ignorantes ... mundi principe videlicet diabolo agitante, super pares, scilicet homines dominari ... affectaverunt."
(7) Traduction des vers en langue d'oc empruntée à l'édition d'Alfred Jeanroy, Paris 1964, Les chansons de Guillaume IX, duc d'Aquitaine (1071-1127) , pp. 20-21. Le texte original est:
Qual pro y auretz, dompna conja,
Sivostr'amors mi deslonja ?
Par queus vulhatz metre monja ...
Qual pro y auretz, s'ieu m'enclostre
E no'm retenetz per vostre ?
Totz lo joys del mon es nostre,
Dompna, s'amduy nos amam ...
(8) "scintilla animae" est en fait une image reprise à Thomas d'Aquin, mais totalement métamorphosée dans sa portée et sa signification. Pour Thomas, qui transformait d'ailleurs déjà ce que les Pères de l'Eglise avaient appelé scintilla conscientiae en scintilla animae, l'étincelle de l'âme est le principe du jugement moral. Pour Eckhardt, le sêlenfunkern est aussi et surtout un moyen essentiel de parvenir à la lumière et de percevoir Dieu.
(9) Eckhardt dénomme également le gemuet "vitalité de l'âme", lebelicheit der sêle . Il le définit comme une lueur secrète, l'image de la nature divine imprimée dans l'âme humaine : ein lieht, oben în gedrucket, und ist ein bilde gotelîcher natûre.
(10) etwaz ist in der sêlen, daz got also sippe ist, daz es ein ist und niht vereinet
(11) J.A. Bizet: Suso et le Minnesang, Paris 1947.
(12) Bernard BARZEL: Mystique de l'ineffable dans l'hindouisme et le christianisme: Shankara et Eckhardt. Paris 1982.
(13) Kurt RUH: Meister Eckhardt. Theologe. Prediger. Mystiker. Munich 1989, pp. 95-114.
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mardi, 23 janvier 2007
Dr. K. Elst : Universalisme en Heidendom
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lundi, 22 janvier 2007
Tantrisme indien
Marc FERSSENS
Le monde du tantrisme indien
Analyse de l'oeuvre du grand indologue allemand Helmut Uhlig
http://be.altermedia.info/culture/le-monde-du-tantrisme-i...
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