samedi, 28 juin 2008
L'hallucination du monde d'après Antonin Artaud
L'hallucination du monde d'après Antonin Artaud
Si notre fin de siècle est si avide de commémorations d'événements de toutes natures, c'est bien la preuve que, gavée de progrès technologique, incapable de la moindre innovation politique et sociale, la société moderne s'enfonce dans un marasme irrémédiable qu'elle aura beau jeu de travestir en une improbable incarnation de la Fin de l'histoire. Pourtant, c'est presque en vain que l'on cherchera parmi ces innombrables remémorations un éventuel hommage rendu à l'occasion du centième anniversaire de la naissance ou du cinquantenaire de la mort d'Antonin Artaud (1896-1948). Mais il faut croire que l'œuvre atypique et inclassable du poète-acteur-dramaturge ne peut faire les frais de cette insidieuse tendance largement répandue dans le marigot gouvernemental qui consiste à ne regarder le monde qu'au travers des œillères manichéennes à bipolarité droite/gauche, alpha et oméga de toute pensée moderne; preuve s'il en était que nous avons depuis longtemps atteint les grandes profondeurs abyssales de l'inculture et de la démagogie politicienne. Cette impossibilité du recyclage de l'œuvre du «crucifié de la modernité » (cf. Xavier Rihoit, in Le Choc, n°11) tient pour beaucoup dans le fait qu'il est un des rares auteurs à véritablement répondre à la volonté nietzschéenne de «briser les fenêtres et sauter au dehors» des institutions de la société «où le long suicide de tous s'appelle la vie».
Antonin Artaud, né à Marseille en 1896 était de cette génération conçue pour le grand sacrifice de la première guerre, période charnière entre un 19ème siècle qui s'était clos sur le constat de «la mort de Dieu » et un 20ème siècle, né dans la violence et le sang d'une civilisation européenne à l'agonie. Mais s'il fut rapidement démobilisé pour raisons médicales (les premiers troubles nerveux, issus d'une méningite contractée à l'âge de cinq ans ou d'une syphilis héréditaire, coïncident avec le début de la guerre), il n'échappa pas pour autant, par le biais de la maladie, au lot de souffrances physiques et morales dévolu à ceux de sa classe d'âge, à ceci près que, dans son cas, le combat dura toute sa vie, avec pour seule trêve le refuge dans l'opium.
Des simulacres sans force que l'Europe prend pour des pensées…
De son état de maladie permanente, de l'irrépressible décadence de son corps naît une extrême sensibilité aux manifestations de la Puissance vitale de l'esprit exprimée par la culture ainsi qu'une révolte radicale contre ses caricatures car «jamais, quand c'est la vie elle-même qui s'en va, on n'a autant parlé de civilisation et de culture. Et il y a un étrange parallélisme entre cet effondrement généralisé de la vie qui est à la base de la démoralisation actuelle et le souci d'une culture qui n'a jamais coïncidé avec la vie, et qui est faite pour régenter la vie». C'est tout le simulacre de la fausse culture européenne qui est en cause et qu'il faut reformer, conformément aux aspirations profondes d'une volonté de retour aux sources de la vie: «Une tête d'Européen d'aujourd'hui est une cave où bougent des simulacres sans forces que l'Europe prend pour ses pensées».
Pour retrouver sa nature profonde, pour se sentir vivre dans ses pensées, la vie repousse l'esprit d'analyse où l'Europe s'est égarée. Comme cette tâche incombera à une jeunesse plus idéale que réelle, il écrit aux recteurs des académies de l'Education Nationale, vrais faux prophètes de la nouvelle idole jadis dénoncée par Nietzsche: «Assez de jeu de langue, d'artifice, de syntaxe, de jongleries, de formules, il y a à trouver maintenant la grande Loi du cœur, la Loi qui ne soit pas une loi, une prison mais un guide pour l'Esprit perdu dans son propre labyrinthe. A travers le crible de vos diplômes, passe une jeunesse efflanquée, perdue. Vous êtes la plaie d'un monde, Messieurs, et c'est tant mieux pour ce monde mais qu'il se pense un peu moins la tête de l'humanité». Dans les filigranes de la pensée d'Artaud, c'est bien sûr encore Nietzsche que l'on retrouve dans son rejet de la piètre érudition des pharisiens de la pensée. Car la réalité du monde est que «toute vraie culture s'appuie sur la race et sur le sang. Le sang [...] garde un antique secret de race, et avant que la race se perde, je pense qu'il faut lui demander la force de cet antique secret».
Le “Théâtre de la Cruauté”
C'est par le théâtre qu'Artaud expérimentera sa vision d'une culture vraie. Il est engagé dans la troupe de Charles Dullin, avant de fonder avec Roger Vitrac et Robert Aron le Théâtre Alfred Jarry en 1927. Dans le même temps, il mènera une carrière cinématographique qui lui fera privilégier les rôles d'illuminés fanatiques comme celui de Marat dans Napoléon et de Savonarole dans Lucrèce Borgia d'Abel Gance et surtout celui du moine Frère Massieu dans La passion de Jeanne d'Arc de Carl Theodor Dreyer. Mais le théâtre est encore l'occasion pour un Artaud influencé par le théâtre oriental et le théâtre antique, de redéfinir et de perfectionner un art véritable, débarrassé de tout esthétisme gratuit, du psychologisme creux de la réalité quotidienne, de la suprématie de la parole pour redevenir la pure manifestation de la vie elle-même dans sa dimension la plus sacrée, où la parole, les cris, les sons sont recherchés d'abord pour leur qualité vibratoire et retrouvent le pouvoir de l'incantation, où les personnages ne sont plus considérés comme des hommes mais comme «des êtres qui sont chacun comme des grandes forces qui s'incarnent». Ce théâtre sera baptisé “Théâtre de la Cruauté”, la cruauté signifiant, ici, «rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue».
Une révolution personnelle
En des temps historiquement troublés, la référence révolutionnaire devient obligatoire pour tous ceux qui penchent du côté de la vie intense mais elle prendra tout son sens dans la volonté vitale d'Artaud. Un temps rallié au premier mouvement surréaliste et à ses tentatives spiritualistes, il opposera rapidement sa révolution personnelle, conçue comme un véritable retour sur soi-même au ralliement des André Breton et Louis Aragon au bolchevisme et à la révolution matérialiste qu'il accusera plus tard de donner naissance à une idolâtrie de nature religieuse «parce qu'elle introduit une mystique de l'esprit». Mais la liberté inconditionnelle d'Artaud ne s'embarrasse d'aucun préjugé idéologique et c'est dans le même état d'esprit qu'il rejettera avec le matérialisme, la république, la démocratie, le socialisme, le communisme, le marxisme, etc. ... et toutes les formules creuses gravées au fronton des palais institutionnels mais sans pour autant s'exclure du monde car: «Il y a une manière d'entrer dans le temps, sans se vendre aux puissances du temps, sans prostituer ses forces d'action aux mots d'ordre de propagande... Il y a des idoles d'abêtissement qui servent au jargon de propagande. La propagande est la prostitution de l'action, et [...] les intellectuels qui font de la littérature de propagande sont des cadavres perdus pour la force de leur propre action ».
A la recherche de sa propre révolution, Artaud, qui connaissait déjà l'œuvre du métaphysicien «traditionaliste» René Guénon va se plonger de plus en plus dans l'étude des textes sacrés des cultures orientales et aryennes et s'embarquera pour le Mexique, à la recherche d'une civilisation authentique, constatant à la suite d'Oswald Spengler, l'irrémédiable décadence de l'Occident. Cet aspect de la décadence, il l'avait déjà mis en scène par la figure historique de l'empereur d'une Rome déliquescente, Héliogabale, dans ses débordements chaotiques de prostitution du Rite et de sacralisation de l'obscène. Mais il n'y a «rien de gratuit dans la magnificence d'Héliogabale, ni dans cette merveilleuse ardeur au désordre qui n'est que l'apparition d'une idée métaphysique et supérieure de l'ordre, c'est à dire de l'unité».
L'anarchiste couronné
A Jean Paulhan, son éditeur qui s'inquiétait de la véracité historique des faits décrits par Artaud, il répondit «vrai ou non, le personnage d'Héliogabale vit, je crois, jusque dans ses profondeurs, que ce soient celles d'Héliogabale personnage historique ou celles d'un personnage qui est moi». C'est donc Artaud qui est le véritable «anarchiste couronné», contempteur de la décadence et de l'unité perdue du monde et qui vient annoncer sa définition de l'anarchiste: «C'est celui qui aime tellement l'ordre qu'il n'en accepte pas de parodie».
Automythographie
En fait, si le théâtre doit être pour Artaud la représentation de la réalité, la réalité est également un théâtre où Artaud va toute sa vie durant s'efforcer de mettre en scène Artaud, ce qui lui vaudra d'être qualifié d'homme-théâtre par Jean-Louis Barrault. La totalité de son œuvre est d'essence autobiographique —Camille Dumoulié dans son essai intitulé simplement Antonin Artaud parle d'automythographie— et est ainsi résumée par l'auteur: «Entre le réel et moi, il y a moi, et ma déformation personnelle des fantômes de la réalité».
Antonin Artaud, littéralement possédé par son état de fureur permanente est celui qui aura poussé au plus haut point la logique de la subjectivité, liberté d'esprit totale garante d'une vision du monde entièrement débarrassée des conformismes, conventions et idéologies qui réduisent l'homme à être un simple rouage de l'Etat, pour retrouver l'Intuition de sa Puissance vitale. Maître de son propre monde et dieu de sa propre foi, cette âme écorchée vive plutôt que simplement désincarnée payera pourtant le prix fort de sa quête par neuf années d'internement en maison psychiatrique. En 1948, deux années après sa libération —mais en ces temps on libérait les Antonin Artaud des asiles d'aliénés seulement pour y enfermer les Ezra Pound et les Knut Hamsun— il allait s'éteindre, juste après une ultime vocifération contre l'homme civilisé, justement symbolisé par l'Amérique qui a cru vaincre la nature mais s'est entièrement soumis et enchaîné à la technologie. Ce qui reste aujourd'hui de «l'étendard calciné de la jeunesse » (selon Breton) est l'essentiel; ainsi pour Roger Blin, un des compagnons de ses derniers instants «je ne connais Artaud que par sa trajectoire en moi, qui n'aura pas de fin » et pour le biographe Dumoulié «le legs d'Artaud n'est ni un savoir, ni une méthode, mais une puissance de contagion qui voue le corps et l'esprit au travail d'une perpétuelle genèse».
Frédéric SCHRAMME.
Bibliographie :
Antonin Artaud :
◊ Le théâtre et son double, folio, essais, n°14.
◊ Messages révolutionnaires, folio, essais, n°20.
◊ Pour en finir avec le jugement de Dieu, document sonore.
◊ Œuvres complètes, Gallimard.
◊ Camille Dumoulié: Antonin Artaud, coll. “Les contemporains”, Seuil.00:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lettres, art dramatique, théâtre | | del.icio.us | | Digg | Facebook