mardi, 17 décembre 2024
Nerval et les Filles de peu
Nerval et les Filles de peu
Nicolas Bonnal
Peu de récits auront autant enchanté notre adolescence littéraire que Sylvie. C’est cet enchantement que j’ai misérablement décidé de combattre en rappelant les éprouvantes phrases de Marx :
« La Bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle essentiellement révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens multicolores qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt, que le dur argent comptant. »
Il me semble que c’est un bon moyen de réévaluer Sylvie : Nerval y souligne le développement du capitalisme et Sylvie, promise à un grand frisé chez un certain père Dodu, développe son talent de fée industrieuse. On y parle de salle de théâtre (qui ruina l’auteur malheureux), de journal (idem), de voyage en train, de fêtes (le mot revient vingt fois en vingt-trois pages, on est déjà dans la civilisation festive), de mises en scène théâtrales (on s’habille et on se déshabille, on change de costume, cf. la scène chez la vieille tante), et de péripétie touristique. Le Valois devient un territoire touristique dès cette époque. Le coin de Nerval sera d’ailleurs utilisé dans Drôle de frimousse de Stanley Donen quand Fred Astaire danse avec Audrey à Coye-la Forêt. Grâce à Dieu nous avons la comédie musicale pour célébrer ces thèmes et ces hauts-lieux.
Marx nous fait comprendre que le monde bourgeois va tout emporter (cf. le rewriting humoristique de Villiers-de-l’Isle-Adam dans Virginie et Paul – contes cruels) :
« Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit bourgeois dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation, voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale, éhontée. La Bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les professions jusqu’alors réputées vénérables, et vénérées. Du médecin, du juriste, du prêtre, du poète, du savant, elle a fait des travailleurs salariés… »
Attention Nerval est conscient de ce monde boursicoteur :
« En sortant, je passai par la salle de lecture, et machinalement je regardai un journal. C’était, je crois, pour y voir le cours de la Bourse. Dans les débris de mon opulence se trouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bruit avait couru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus ; – ce qui venait d’avoir lieu à la suite d’un changement de ministère. Les fonds se trouvaient déjà cotés très haut ; je redevenais riche. »
Le poète est liquidé, et il lui reste à se pendre ou à devenir maudit (job à temps plein en France avant de toucher sa retraite). C’est cet élément qu’il faut tenir en compte en rappelant que Nerval s’est pendu, fauché, en janvier 1855, en pleine époque bourgeoise, celle que Joly décrit dans ses entretiens fameux. La littérature romantique est morte, et l’alittérature du fils de Mauriac commence – singulièrement en France : on a Verlaine, Mallarmé, Rimbaud qui vont liquider la poésie (voyez ce qu’en dit justement Tolstoï dans son essai sur l’art). Flaubert dépeint le vide et Borges a bien indiqué dans ses « inquisitions » qu’il a inventé la fin de la littérature – dans Bouvard et Pécuchet. Emma Bovary, isolée et perdue dans son couvent, gavée de livres romantiques et aventureux, est une consommatrice littéraire de bouquins et de voyages romantiques (le piano, la cascade, l’Italie, la Suisse, etc.) et elle se suicidera pour dette et pas par amour.
Or tout cela se sent chez Nerval : on se déguise tout le temps, on a des costumes ; les fêtes traditionnelles perdent leur enchantement leur enracinement plutôt) et deviennent de simples attractions ; le paysage druidique est évoqué comme un simple décor un peu comme dans un film de Hunebelle avec Jean Marais. Du preux chevalier français Hunebelle passera peu de temps après à la célébration d’OSS 117, héros de l’Otan et de leur Occident… Eh oui, c’est ça les années gaullistes (voir mon livre sur la destruction de la France au cinéma).
Mais chez Nerval ce qui peine c’est tout ce passage culturel mythologique païen. Il s’en plaint quelque part, de cette civilisation gréco-latine qui ôta son caractère authentique à la France médiévale et chrétienne (voir Céline aussi, Bernanos, j’ai déjà évoqué ces thèmes anti-hellènes et antimodernes) ; et ce gavage culturel est hélas scolaire. Des esprits aussi différents que Gustave Le Bon ou Guénon s’en plaignent, l’un dans sa Psychologie de l’éducation (ouvrage toujours actuel et percutant), l’autre bien sûr dans sa Crise du monde moderne.
Nerval dépeint en trois mots la grisaille culturelle quotidienne du khâgneux (ou étudiant) :
« Rappelé moi-même à Paris pour y reprendre mes études, j’emportai cette double image d’une amitié tendre tristement rompue, – puis d’un amour impossible et vague, source de pensées douloureuses que la philosophie de collège était impuissante à calmer. La figure d’Adrienne resta seule triomphante, – mirage de la gloire et de la beauté, adoucissant ou partageant les heures des sévères études. Aux vacances de l’année suivante, j’appris que cette belle à peine entrevue était consacrée par sa famille à la vie religieuse. »
On ne peut que plaindre le destin de cette Adrienne qui va bientôt mourir, vers 1832 dit Sylvie. La monarchie de juillet aura tout coulé, relisez le début de la Fille aux Yeux d’or, où Balzac étincèle.
La philosophie de collège en effet occupe le cerveau de nos jeunes bourgeois et en peu de temps notre littérature va devenir une littérature de collège et de prof. Syndrome gravissime et peu commenté…
Comme Musset, Nerval se plaint de son temps et fait sa confession d’enfant du siècle ; il ajoute :
« Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d’ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce n’était plus la galanterie héroïque comme sous la fronde, le vice élégant et paré comme sous la régence, le scepticisme et les folles orgies du directoire ; c’était un mélange d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance ; d’ennuis des discordes passées, d’espoirs incertains, – quelque chose comme l’époque de Pérégrinus et d’Apulée. »
Le mot « vague » revient tout le temps sous sa plume. On court toujours après Isis, mais après la déesse Isis, rien du tout. Nerval n’a pas besoin qu’on le démolisse au milieu des ruines du Valois : il le fait lui-même, et son histoire d’amour vague inspiré par des lectures et des dissertations. Il écrit cruellement :
« – Nulle émotion ne parut en elle. Alors je lui racontai tout ; je lui dis la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle. Elle m’écoutait sérieusement et me dit : – Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : La comédienne est la même que la religieuse ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus ! Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres que j’avais ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces tendresses, … ce n’était donc pas l’amour ? Mais où donc est-il ? »
Au-delà de ces cercles de l’enfer ou au paradis il y a surtout du théâtre, machine alors à détraquer les esprits (puis ce fut le cinéma, la télé, l’ordi, le smartphone…) :
« Que dire maintenant qui ne soit l’histoire de tant d’autres ? J’ai passé par tous les cercles de ces lieux d’épreuves qu’on appelle théâtres. « J’ai mangé du tambour et bu de la cymbale, » comme dit la phrase dénuée de sens apparent des initiés d’Éleusis. – Elle signifie sans doute qu’il faut au besoin passer les bornes du non-sens et de l’absurdité : la raison pour moi, c’était de conquérir et de fixer mon idéal. »
Adrienne est du reste religieuse et actrice (elle est même chanteuse, dans la fameuse scène faisant pompeusement et scolairement référence à Dante…) et Nerval décrit encore un spectacle éreintant et frustrant :
« Ce que je vis jouer était comme un mystère des anciens temps. Les costumes, composés de longues robes, n’étaient variés que par les couleurs de l’azur, de l’hyacinthe ou de l’aurore. La scène se passait entre les anges, sur les débris du monde détruit. Chaque voix chantait une des splendeurs de ce globe éteint, et l’ange de la mort définissait les causes de sa destruction. Un esprit montait de l’abîme, tenant en main l’épée flamboyante, et convoquait les autres à venir admirer la gloire du Christ vainqueur des enfers. Cet esprit, c’était Adrienne transfigurée par son costume, comme elle l’était déjà par sa vocation. Le nimbe de carton doré qui ceignait sa tête angélique nous paraissait bien naturellement un cercle de lumière ; sa voix avait gagné en force et en étendue, et les fioritures infinies du chant italien brodaient de leurs gazouillements d’oiseau les phrases sévères d’un récitatif pompeux. »
Ce globe éteint c’est devenu le nôtre.
Adrienne est peut-être transfigurée (quand on joue c’est facile…) mais son nimbe est de carton doré. Après, elle meurt.
Nerval auteur scolaire et collégien ? Léon Bloy en parle quand il règle son compte à Huysmans (qui lui-même va inspirer de A à Z Dorian Gray, voir le chapitre Onze du livre profané de Wilde) : pour lui cet auteur ne fait que nous tenir au courant de ses lectures – comme Nerval. Et il demande aussi un changement de réalité quand l’âge bourgeois achève de noyer l’extase religieuse et l’enthousiasme chevaleresque :
« Le célèbre naturaliste Huysmans a raconté, dans un livre de désolation, cette recherche désespérée de l’idéal à rebours, cette humble demande d’une minute de rêve à l’idiotifiante banalité des brasseries à femmes et des caboulots. »
Ce désespoir devant la réalité deviendra comme on sait une constante – après on s’habituera, car comme dit Dostoïevski dans ses Souvenirs de la Maison des morts, l’homme est le seul animal qui s’habitue à tout.
Ajoutons que Nerval célèbre à sa manière le dix-huitième siècle, en qui il ne voit pas le siècle des Lumières de nos Lagarde et Michard, mais celui de l’accordée de Greuze (tableau, ci-dessus), des temples philosophiques, du rousseauisme des racines et des origines, de la quête de Cazotte et des illuminés maçonniques. Taine d’ailleurs se moque de ce trait aristocratique au début de ses Origines de la France moderne : avant 89 on ne pense plus qu’à s’amuser et à se déguiser, dit-il.
Terminons avec une belle et oubliée référence cinématographique : la Belle au bois dormant, film de danse soviétique (1964) qui célébra comme personne le plus beau conte de Perrault. Peut-être qu’elle a existé cette France des fées et des contes, des princes et des amours, un jour…
Le lien ici :
https://m.ok.ru/video/1709087197842?__dp=y
Sources principales :
https://www.vousnousils.fr/casden/pdf/id00180.pdf
https://instituthumanismetotal.fr/bibliotheque/PDF/marx-e...
https://fr.wikisource.org/wiki/Belluaires_et_porchers/Tex...
http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2024/11/01/n...
12:21 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gérard de nerval, littérature, littérature française, lettres, lettres françaises, 19ème siècle, nicolas bonnal | | del.icio.us | | Digg | Facebook