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lundi, 13 février 2012

JAPON : LE TRAUMATISME DE 1945 PEUT-IL ÊTRE SURMONTÉ ?

JAPON : LE TRAUMATISME DE 1945 PEUT-IL ÊTRE SURMONTÉ ?

Ex: http://lepolemarque.blogspot.com/

Le 3 décembre 2011, le Polémarque était l’invité du Centre d’Histoire et de Prospective Militaires à Pully Verte Rive en Suisse.

Thème de la communication, convenu avec Pierre Streit (cf. l’entretien du mois de septembre 2011 avec le directeur scientifique du CHPM sur ce même blog) : « Japon : le traumatisme de 1945 peut-il être surmonté ? » Une heure durant, le Polémarque put ainsi donner libre cours à ses penchants nippophiles devant un parterre d’intéressés de tous âges, réunis sous l’œil complice, mais point complaisant, du général Guisan.

La version étoffée, enrichie des questions posées par le public, paraîtra dans les Actes du CHPM à la fin de l’année 2012.
 

C’est sa première mouture que nous livrons ici.

L. Schang

(crédit photo : wuxinghongqi.blogspot.com)


INTRODUCTION

Que savons-nous des événements en Extrême-Orient ? Savons-nous même qu’au moment où je vous parle, des faits d’une portée considérable s’y déroulent, bien au-delà de l’Asie ? Éblouis par les projecteurs braqués sur l’Afghanistan et dans une moindre mesure sur l’Irak, nous oublions qu’à l’autre bout du continent eurasiatique, une partie se joue, dont le résultat encore incertain va dessiner le visage du 21e siècle. Bien plus que l’avenir de la Syrie ou l’éclatement de la zone euro.
 
1. Songez qu’en 2010, la moitié des matières premières et des biens échangés dans le monde ont transité par les routes maritimes que bordent la Chine, la Corée du Sud et le Japon. Soit trois des douze premières puissances économiques mondiales, dont la 2e : la Chine, et la 3e : le Japon. Dans 20 ans – demain – tous les indicateurs nous montrent que la zone du Pacifique Nord, aussi appelée Asie du Nord-Est, sera le nouveau centre du monde économique et financier. C’est dire si un conflit à cet endroit affecterait l’économie mondiale.
 
2. Or, entre avril et septembre 2011, l’armée de l’air chinoise a violé 83 fois l’espace aérien japonais. Elle l’avait fait 386 fois en 2010.
 
En octobre 2008, une flottille de 4 bâtiments de la marine chinoise traversait impunément le détroit de Tsugaru, situé dans les eaux territoriales japonaises. Il ne s’agissait pas de sa première incursion.
 
Au mois de novembre de cette année ont eu lieu au large des îles Spratley – vietnamiennes mais revendiquées par les Chinois – des manœuvres aéronavales conjointes réunissant Américains et Philippins.
 
En décembre 2010, des manœuvres américano-japonaises avaient mobilisé pas moins de 44.000 hommes (imaginez de tels effectifs pour des manœuvres en Europe), dont 34.000 Japonais, 400 avions et 60 bâtiments dans l’archipel des Ryukyu, entre le Japon et l’île de Taiwan. Elle aussi revendiquée par la RPC. Cette fois-ci, le message était adressé à la Corée du Nord.

La même Corée du Nord, détentrice de l’arme nucléaire depuis 2000, s’est payé le luxe en 2009 de tester un vecteur balistique au-dessus du Japon. En mars 2010, toujours pour la Corée du Nord, une corvette sud-coréenne était torpillée par un sous-marin nord-coréen. Total des pertes : 50 marins. Enfin, le 23 novembre 2010, ce sont 170 obus qui étaient tirés depuis la Corée du Nord sur l’île sud-coréenne de Yeongpyeong. Je m’arrête là, la liste n’est pas exhaustive.

3. Vous en conviendrez, en droit international, autant de casus belli. J’ajouterai que nous parlons d’une zone où il n’existe pas d’architecture militaire type OTAN mais plusieurs puissances économiques rivales, au fort potentiel militaire et nucléaire et dont les contentieux historiques restent très vivaces.
Des pays où la mondialisation n’a pas dépassé le stade des échanges de biens et de capitaux et qui, de plus, se livrent depuis les années 90 à une surenchère dans la course aux armements.

Pensez que le seul budget militaire du Japon a augmenté de 100% entre 1985 et 2001.

4. Pour autant, celui-ci reste étrangement timide dans ses réactions. En effet, le Livre blanc 2010 admet bien qu’il lui faut se doter d’une force militaire plus ambitieuse, plus en phase avec la situation que je viens d’évoquer. Mais dans le même temps, le Livre blanc réitère la doctrine officielle du Japon, basée uniquement sur la prévention et le rejet d’une agression sur son sol.

À l’évidence, le Japon rechigne toujours à s’affirmer comme une puissance militaire avec laquelle il faut compter. J’en veux pour preuve l’article 9 de la Constitution de 1946. Cet article oriente encore en 2011 la politique de défense du Japon. Je vous le livre :
« Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur l’ordre et la justice, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation. Il ne fera pas usage de la force armée ou ne menacera pas d’y avoir recours, en tant que moyen de règlement des conflits internationaux – afin d’atteindre le but indiqué ci-dessus, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales ou aériennes, ou tout autre potentiel de guerre – le droit de belligérance de l’État n’est pas reconnu. »

5. Les raisons historiques sont connues et de fait, de leur création à la première guerre du Golfe, les Forces d’autodéfense japonaises ou FAD furent conçues sous la seule forme d’une « Reichswehr » limitée au rôle d’appoint à l’armée américaine.

6. Ceci étant, on le constate, depuis le début du 21e siècle, le Japon renoue avec une diplomatie plus active et redécouvre, bon gré mal gré, la puissance militaire qui l’accompagne – sans oser encore se l’avouer.

La question est de savoir si cette position restera encore longtemps tenable. Le maintien de ce que d’aucuns nomment un carcan institutionnel, voire une « camisole juridique », pose en effet la question de la normalisation de l’État japonais sur la scène internationale.
C’est cette question que je me propose de voir avec vous.

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I.

1. L’histoire des Forces d’autodéfense japonaises commence avec la guerre de Corée. Le Japon et la Corée du Sud constituent alors les éléments clé du dispositif américain dans le Pacifique face au bloc sino-soviétique.

Trois ans après le désarmement du Japon, les Américains commencent à envisager la reconstitution de forces armées dans l’archipel, ceci afin de les assister en cas d’invasion par le Nord, depuis les îles Kourile occupées par les Soviétiques. Les Américains voient d’abord leur propre intérêt. Il ne s’agit que d’une police : 75.000 hommes chargés de la sécurité intérieure et d’un corps de garde-côtes, tous civils. Okinawa et les îles Ryukyu restent placées sous le contrôle exclusif de l’armée américaine.

2. Je l’ai dit, l’élément déclencheur va être l’invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord en 1950. À noter que si le général Mac Arthur, commandant suprême des forces d’occupation américaines au Japon, se rallie à l’idée d’une police autochtone, lui qui y était hostile par crainte des réactions en Asie, le gouvernement japonais se montre peu enthousiaste. Cinq ans après la fin de la guerre, les Japonais sont surtout préoccupés par la reconstruction du pays et ils s’inquiètent d’un possible retour du militarisme, ajouté aux coûts engendrés par la reconstitution d’une telle armée.

3. Une première étape est néanmoins franchie le 4 septembre 1951, lors de la Conférence de la paix de San Francisco. La souveraineté japonaise se voit rétablie sur ses îles contre le renoncement à son empire et la cession à l’URSS des îles Kourile et de Sakhaline. Les Américains conservent la maîtrise des Ryukyu et de l’archipel Nanpô (si ce nom ne vous évoque rien, pensez à Iwo Jima) – petit aparté, l’île d’Okinawa ne rentrera dans le giron japonais qu’en 1972. Enfin, sous l’égide de l’ONU, le droit à l’autodéfense est rendu au Japon, toujours sous la protection des Américains qui restent les garants de la sécurité des quatre îles principales.

4. À partir de cette date, on peut considérer la machine comme lancée.

Outre les forces de sécurité côtière et de la police de réserve, l’Agence nationale de sécurité voit le jour le 1er août 1952 – on ne parle pas encore de ministère.

Le 1er juillet 1954, neuf ans après la reddition du Japon, l’acte de naissance officiel des FAD est signé, en japonais Jieitai – on ne parle toujours pas d’armée – avec ses trois composantes, terrestre, les FTAD, maritime, les FMAD, et aérienne, les FAAD. Ses missions sont la préservation de la paix et de l’indépendance, le maintien de l’ordre public et de la sécurité nationale. Demeurent interdits la conscription, le droit à la belligérance et le déploiement à l’étranger, préservant l’esprit de l’article 9.

5. En 1956, un Conseil national de Défense vient coiffer l’ensemble, présidé par le Premier ministre, encadré par le ministre des Affaires étrangères, le ministre des Finances, le directeur de l’Agence de sécurité et le directeur de l’Agence de planification économique. Il s’agit donc bien d’une « force pacifique » subordonnée à l’autorité civile.

6. Le 19 janvier 1960, un nouveau traité américano-japonais dit de Washington accélère la coopération entre les deux pays. Les Américains n’occupent plus l’archipel, ils le protègent seulement.

Globalement, le Japon assure à moindre frais sa sécurité. La réduction des FAD à une force d’appoint minimale permet au pays de se concentrer sur son développement économique. La mission des FAD se résume à recevoir le premier choc de l’agression ennemie – jamais nommée – en attendant la réplique américaine.

7. La doctrine ne bougera plus jusqu’en 1976. Cette année-là, les FAD vont opérer une mue spectaculaire avec la publication d’un Livre blanc intitulé Grandes Lignes du Programme de Défense Nationale (acronyme anglais : NDPO).

Plusieurs raisons expliquent ce virage.

Fait inédit depuis 1945, des militaires osent prendre la parole en public pour exiger du gouvernement qu’il pose les bases d’une vraie politique de défense. Leur constat est simple : sans vision politique, pas de politique de défense possible. De plus, l’équipement des troupes terrestres est encore hérité de la Deuxième Guerre mondiale, mélange de matériels américains et japonais. À quoi bon dans ce cas continuer à entretenir une pseudo-armée ?
Ce mouvement de fond correspond aussi à un revirement de la diplomatie américaine, laquelle insiste désormais pour que les Japonais s’investissent davantage dans leur autodéfense. Une insistance prise très au sérieux par Tokyo. Pour la première fois dans le Livre blanc de 1977, la menace du retrait du parapluie nucléaire américain est abordée.

8. Le deuxième coup de semonce va retentir à l’orée des années 80. L’étau soviétique se resserre : ouverture de bases navales au Vietnam, invasion de l’Afghanistan. Une grande première : le Livre blanc de 1979 cible nommément la menace soviétique.

Les Américains exigent un nouveau partage des tâches, d’autant plus que l’économie des États-Unis montre des signes de fléchissement. Les Républicains arrivés au pouvoir à Washington le commandent sans ambiguïté : les FAD doivent se transformer. Les Japonais prennent alors conscience qu’il leur faut à la fois moderniser et autonomiser leur défense. De cette époque date notamment la fixation du budget militaire japonais à 1% du PNB.

9. Lors de la première guerre du Golfe en 1990, les Américains sollicitent l’intervention militaire du Japon. Sauf qu’un déploiement hors des limites du territoire japonais invaliderait l’article 9. En réponse à la demande des Américains, les Japonais financent la guerre à hauteur de 13 milliards de dollars mais n’interviennent pas directement, ce qui va durablement refroidir les relations entre Tokyo et Washington. De toute évidence, les Japonais doivent repenser leur stratégie et surtout sortir de leur isolement militaire.

10. Ils vont commencer à le faire, modestement, en participant à plusieurs missions de paix dirigées par les États-Unis avec l’aval de l’ONU. Une loi est votée en ce sens par la Diète japonaise, loi dite PKO : Peace Keeping Operations.

La première opération extérieure du Japon a lieu au Cambodge au début des années 90 : 600 casques bleus japonais sont envoyés sur place. Suivront quelques dizaines d’autres déployés dans le Golan et au Mozambique, 480 au Rwanda, 2000 en Indonésie, 1500 au Timor oriental, 160 à Haïti : mais toujours dans le cadre de missions civilo-militaires, comme dernièrement en Afghanistan, où les FAD ont participé à la formation de la police et à des projets de reconstruction, et pour lequel le Japon a débloqué 5 milliards de dollars étalés sur 5 ans. Les FAD demeurent donc bien une « force pacifique », ce que montre la catastrophe survenue en mars 2011 à la centrale nucléaire de Fukushima, où avec 107.000 hommes issus des 3 armes, les FAD ont été la cheville ouvrière de l’assistance aux populations sinistrées.

Cantonnées à des missions non-combattantes : soutien logistique, surveillance des routes maritimes, soutien médical, ravitaillement, les FAD le sont, y compris en zone de conflit ouvert. C’est le cas en Irak où 600 hommes des FTAD sont déployés en novembre 2003. En effet, si la possibilité de recourir à leurs armes leur a été accordée pour la protection des populations placées sous leur autorité, leur propre sécurité est confiée aux soldats néerlandais de la coalition. En tout, de 2003 à 2008, date de leur retrait complet, 5700 soldats des FAD opèrent en Irak. On pourra relativiser cette participation au vu de ce qui vient d’être rapporté, néanmoins un pas important est franchi, car il s’agit bien du premier déploiement de troupes japonaises en armes à l’étranger.

11. Par ailleurs, les très graves crises de 2001, 2002 et 2003 avec la Corée du Nord et l’acquisition par celle-ci de l’arme nucléaire vont provoquer un resserrement des liens, quelque peu distendus, entre le Japon et les États-Unis. Ceci notamment avec la mise en œuvre du projet BMD (Balistic Missiles Defense) qui oblige le Japon à entrer dans un système de défense collective, ce qui lui était jusqu’à présent interdit.

Un nouveau cap est franchi en 2004. Le Livre blanc japonais change de nom. Il s’appellera désormais « Directives sur le Programme de la Défense Nationale » et sera établi pour une période de dix ans. Ce document est assorti d’un autre, plus concret, le MTDP ou Programme de Défense à Moyen Terme, qui détaille les mesures à adopter, entre autres une interopérabilité accrue, le renforcement qualitatif des matériels, la création d’une force de réaction rapide et l’autonomisation de la collecte des renseignements. Une action plus directe donc et une capacité de projection militaire inconcevable dix ans plus tôt.

Mais toujours dans le respect des contraintes imposées par l’article 9, soit une armée tournée entièrement vers la défense, dans l’impossibilité pratique de mener une guerre à l’extérieur.
Moins d’hommes, mais mieux formés, une tendance qu’on retrouve dans toutes les armées occidentales, et moins de matériels mais de meilleure qualité. Les garde-côtes montrent l’exemple avec 12.000 hommes et 455 navires en première ligne face aux Chinois et aux Nord-Coréens. C’est eux, et non les FMAD, qui couleront un bateau espion nord-coréen en décembre 2001.

12. Ce qui nous amène à examiner les FAD telles que nous les connaissons aujourd’hui. En décembre 2006, l’Agence de la défense a enfin pris le nom de Ministère et ce nouveau Ministère s’est doté d’un Conseil d’État-major réduit, aux prérogatives renforcées autour du Premier ministre et du ministre de la défense. Le Japon occupe aujourd’hui le 6e rang mondial en termes de budget militaire, sans dépasser le 1% de son PNB. Il a développé son industrie militaire, acquis une autonomie technologique et monté des programmes d’armement. Poussé par les événements, un amendement lui accorde désormais le droit de riposte en cas d’attaque balistique, mais aussi, ce qui est plus important, le droit à l’attaque préventive.

13. L’accession historique du Parti Démocrate Japonais au pouvoir en 2006 n’a pas remis fondamentalement en cause ces dispositions. La proposition du Premier ministre Hatoyama aux Chinois d’une communauté régionale sur le modèle de l’Union européenne a fait long feu, avec une monnaie unique et un Parlement commun, et le Japon est revenu à sa logique de coopération étroite avec les États-Unis, tout en s’ouvrant à des partenariats avec ses voisins et en inscrivant l’utilisation de l’espace dans sa politique de défense, un domaine jusqu’ici réservé aux Américains.

Ceci étant, parler d’une normalisation complète serait abusif. À l’heure actuelle, ni les Japonais ni leur allié américain ne semblent pressés d’en débattre, chacun ayant ses raisons.
Dans les faits, si décision il y a, elle pourrait bien venir de l’extérieur, en l’occurrence de la Chine.

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II.

1. En effet, nul n’est plus censé l’ignorer, la Chine affirme son ambition sur l’Asie-Pacifique et l’océan Indien.

2. Quelques faits d’abord. Avant 2050, la Chine sera la première puissance mondiale. Elle est le premier importateur du Japon devant les États-Unis et le deuxième consommateur de pétrole au monde. Un pétrole qu’elle importe d’Afrique via l’océan Indien, ceci pour échapper à la mainmise américaine sur les gisements du Moyen-Orient. 80% des importations chinoises en hydrocarbures passent par le détroit de Malacca. Autant dire que son économie dépend des routes maritimes, du golfe d’Arabie à la mer de Chine.

3. Le Japon, lui, est le premier investisseur en Chine, après avoir contribué à l’envolée économique des pays de l’Asie de l’Est.

Mais Chine et Japon sont de gros consommateurs et concurrents en hydrocarbures et des différends territoriaux subsistent, notamment autour des îles japonaises de Senkaku (que les Chinois nomment Diaoyutai), des îles situées entre Taiwan et les Ryukyu, minuscules par la taille mais supposées riches en hydrocarbures. D’où les pénétrations régulières de la marine chinoise dans la zone maritime japonaise, à des fins d’intimidation. Cette agressivité s’est encore manifestée en septembre 2010 par un incident : un bateau de pêche chinois a délibérément heurté deux bâtiments des garde-côtes japonais au large des Senkaku, et un porte-hélicoptères chinois est intervenu sur zone. Il va de soi que de tels actes ont ravivé les craintes et des Japonais et des Sud-Coréens.

4. C’est un fait, la décennie 2000 a vu les Américains reculer en Asie-Pacifique et les Chinois en ont profité pour renforcer leurs positions dans la région par divers programmes de développement économique, technologique et militaire. Les Chinois savent que les FAAD sont vieillissantes. Là aussi les nombreuses violations de l’espace aérien japonais doivent être comprises comme des tests.

5. De son côté, le Japon dépend lui aussi des mers de par sa situation géographique, et donc de sa force navale pour la sécurisation de ses approvisionnements. Son économie est tout autant tributaire du fret maritime : 1 milliard de tonnes de marchandises entrent et sortent des ports japonais chaque année : matières premières, produits industriels, agroalimentaire, etc. Or, dans un contexte où le trafic maritime international s’intensifie, le Japon voit une marine chinoise se développer, jusqu’à construire des ports particuliers dans les pays en bordure de l’océan Indien, baptisée par les Chinois du nom poétique de « Collier de perles ».

6. Aujourd’hui les Chinois ne font plus mystère de leurs ambitions. Ils pensent et font savoir à tous que l’heure d’une nouvelle ère de domination chinoise en Asie de l’Est est venue. Et ni le Japon ni les États-Unis ne sauraient contrarier leurs projets.

D’où un changement notable de sa stratégie, avec un passage à une capacité de projection militaire au-delà des mers littorales, jusqu’à ce que les experts appellent les « 3 chaînes d’îles » : 1) une première chaîne Japon/Taiwan/Philippines ; 2) une deuxième des îles Sakhaline au sud-ouest du Pacifique ; 3) une troisième des îles Aléoutiennes, au large de l’Alaska, à l’Antarctique.

7. La sortie en août 2011 du premier porte-avions chinois, l’ex Varyag ukrainien, a donc retenu toute l’attention des spécialistes occidentaux, pour qui elle inaugure sa future force de projection aéronavale. Info ou intox, les Chinois ont annoncé le lancement de deux autres porte-avions à propulsion classique d’ici à 10 ans. Un 3e porte-avions, nucléaire cette fois et de fabrication nationale, serait également à l’étude. D’ores et déjà la Chine aligne la 3e flotte militaire mondiale en tonnage derrière les États-Unis et la Russie. Après plusieurs siècles d’absence, on parle bien d’un retour à une marine océanique chinoise.

8. Autre dossier sensible : Taiwan. La Chine garde toujours en ligne de mire sa réunification, qu’elle juge inéluctable, y compris si une guerre avec les États-Unis s’avérait nécessaire. En dépit d’un accord de libre-échange signé en juin 2010, Beijing maintient la pression sur Taipei. Pour la Chine communiste, il ne s’agit pas seulement d’une question d’orgueil national, car Taiwan verrouille le passage entre la mer de Chine de l’Est et la mer de Chine du Sud, ce qui bien sûr contrecarre ses plans de projection maritime en direction du Pacifique. Les eaux taiwanaises redevenues chinoises formeraient un promontoire sur l’océan. D’où aussi l’importance de son indépendance pour les États-Unis qui viennent encore de lui vendre pour 6 milliards et demi de dollars d’hélicoptères, de missiles antimissiles, de chasseurs de mines et de matériel de guerre électronique.

9. La conclusion de tout ceci, partagée par Washington et Tokyo, est que la Chine n’entend pas renoncer au « hard power » dans sa stratégie de puissance, à l’inverse du Japon qui, lui, continue de miser sur le « soft power » économique et culturel pour s’imposer sur la scène asiatique.

10. La Chine ira-t-elle jusqu’au bout de ses ambitions ? Les Américains y réfléchissent, sans exclure la possibilité d’une confrontation directe du fort au fort, que précéderaient une vague massive de cyberattaques sur leurs réseaux informatisés et leurs systèmes de communication.
De même Washington ne cache pas son inquiétude devant le succès remporté par les Chinois avec leur missile balistique ZID « Dong Feng », d’une portée de 2000kms, qualifié par eux de « tueur de porte-avions ».

11. De fait le budget militaire chinois ne cesse d’augmenter et si les données communiquées sont en dessous de la réalité, il frise ou atteint les deux chiffres tous les ans depuis plusieurs années, soit 65 milliards de dollars par an minimum – à relativiser toutefois par rapport aux 500 milliards américains. Et lorsqu’on les interroge sur cette boulimie, les Chinois arguent qu’Indiens et Russes en font autant. Ce qui est vrai.

12. Cependant il ne faut pas s’y tromper, cette puissance, ce « hard power » affichés, a aussi valeur de symbole pour des Chinois qui se perçoivent comme encerclés, assiégés par l’Occident. Et toute cette politique de puissance vise en priorité à desserrer cet étau présumé autour de la Chine pour pouvoir maintenir son niveau de développement.

D’une armée pauvre et comptant sur le nombre, l’Armée populaire de libération se mue en une armée riche, avec aussi les problèmes que représentent la coopération interarmes, la mise en réseau des échelons conventionnel/électronique/cybernétique/spatial, la multiplicité des systèmes d’armes, la mise en place d’un bouclier antimissiles étanche.

13. Des doutes subsistent également sur sa marine : si elle dispose d’environ 1000 bâtiments, soit le double de la marine américaine, la marine chinoise s’est développée en totale autarcie, sans coopération ni expérience acquise lors d’exercices communs avec ses homologues internationaux. Sa technologie copie encore pour beaucoup celle des Russes. Quant à avoir un groupe aéronaval opérationnel, on sait le temps que cela nécessite.

14. Pour l’instant les Chinois pratiquent donc une guerre économique à coups de finance et de commerce, d’investissements tous azimuts – une guerre somme toute pacifique et capitaliste ; une guerre d’influence et pas d’expansion territoriale. Pour l’instant…

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III.

1. Aussi, parce que cet instant pourrait ne pas durer et parce que le développement économique mutuel ne constitue pas une garantie fiable contre la guerre, les Japonais ont veillé à réaffirmer l’alliance avec les États-Unis dans leur Livre blanc 2010, tout en prenant en compte leur déclin relatif. Si le Japon a rétrogradé à la 3e place mondiale des puissances économiques, son armée est de l’avis général de qualité. Le petit 1% du budget consacré aux FAD n’en fait pas moins un des plus élevés au monde avec 51 milliards de dollars investis en 2010 et 276 autres milliards programmés pour sa défense d’ici à 2015, avec l’accent mis sur la modernisation et le renforcement du nombre des sous-marins d’attaque, qui devraient passer de 16 à 22 unités. Au programme, voté le 17 décembre 2010, figurent les grandes lignes suivantes : prévenir et rejeter toute agression extérieure, promouvoir la coopération internationale, maintenir les 3P, participer plus activement à la paix du monde, créer une force rapide crédible, mieux équipée, développer la production nationale et suivre les progrès technologiques internationaux.

2. Le Livre blanc axe ses priorités sur la Chine et la Corée du Nord, cette dernière étant désignée nommément comme l’ennemi numéro.

3. Plus concrètement les FMAD comme les autres composantes des FAD sont en cours de déménagement du nord au sud-ouest de l’archipel.

4. Détail emblématique : alors que pendant la Deuxième Guerre mondiale, le Japon était passé expert dans l’arme aéronavale, les FMAD renouent avec les navires porte-aéronefs, mais seulement pour hélicoptères, car jugés moins offensifs que des avions de combat.
À l’horizon 2015, la classe 22DDH, avec un emport de 14 voiles tournantes, devrait avoir remplacé la classe 16DDH, qui en accueille 11 à son bord. Personne ne doute cependant qu’ils soient rapidement transformables en porte-avions. Et on pourrait dire la même chose de l’arme nucléaire.

Au total, l’aéronavale (45.000 hommes) devrait aligner 48 destroyers, 22 sous-marins et 150 appareils de combat.

5. Le Livre blanc se préoccupe également de la piraterie, une activité en plein essor et un sérieux problème pour le Japon quand 70 % de son approvisionnement énergétique passe lui aussi par le détroit d’Ormuz, le golfe d’Aden et le détroit de Malacca, trois haut lieux de la piraterie en ce début de 21e siècle. Raison pourquoi le Japon participe depuis 2009 à la lutte anti-piraterie, tout comme les Chinois d’ailleurs. À cet effet les Japonais ont installé au premier semestre 2011 une base à Djibouti, ce qui là aussi constitue en soi un événement historique.

6. Le Japon garde une avance certaine sur son rival asiatique en matière d’armement de pointe. L’armée de l’air va ainsi remplacer ou moderniser l’ensemble de son parc aérien, soit par l’achat d’appareils américains fabriqués sous licence, soit par des productions nationales. 47.000 soldats, tous engagés volontaires, travailleront en 2015 sur 340 appareils, dont 260 avions de combat.

7. Le climat avec les États-Unis semble lui aussi apaisé. Le PDJ avait été appelé au pouvoir sur un programme de réformes socio-économiques, par conséquent centré sur la politique intérieure ; un programme dans lequel figurait la renégociation du maintien des troupes américaines sur le sol japonais : 47.000 hommes dans la seule préfecture d’Okinawa contre 18.000 pour toute la Corée du Sud. Une présence, faut-il dire, entièrement financée par l’impôt japonais. Le gouvernement japonais a retenu la leçon, l’incident diplomatique provoqué, les 20 et 21 octobre 2009, par le secrétaire d’État américain à la Défense Robert Gates, qui excédé par ces discussions avait refusé d’honorer les invitations des ministres de la Défense et des Affaires étrangères japonais, est oublié.

8. Malgré l’acquisition de plusieurs destroyers de type AEGIS spécialisés dans l’interception des missiles, le Japon sait sa marine insuffisante pour garantir seule la protection de l’archipel.

Sa proximité avec le continent, son insularité devenue inutile avec les missiles à longue portée : tout plaide pour le maintien du bouclier anti-missiles américain au-dessus de sa tête et de la 7e flotte américaine dans ses eaux.

9. De plus, si la Chine agresse militairement Taiwan, simple aberration historique à ses yeux, le Japon n’aura d’autre choix que d’engager ses forces dans le conflit. En attendant, le ministère des Affaires étrangères japonais s’émancipe et propose en réponse aux manœuvres diplomatiques des Chinois la constitution d’un arc des démocraties, tendu de l’océan Indien au Pacifique Sud, regroupant l’Inde, les États-Unis, la Corée du Sud, Singapour et l’Australie. Depuis quelques années Tokyo accroît en particulier sa coopération économique et militaire avec l’Inde, dont les Japonais ont fait leur partenaire privilégié dans leur stratégie pour prendre à revers la Chine et la contrer dans l’océan Indien.

10. Reste la Corée du Nord.

État imprévisible, la Corée du Nord se doit de créer de la tension à l’extérieur pour maintenir sa cohésion interne. Son seul objectif n’est pas comme on pourrait le croire l’invasion de sa voisine du sud mais sa sauvegarde et toute son action internationale consiste à obtenir de ses vis-à-vis les concessions nécessaires à sa survie. Les pourparlers à six sur le désarmement nucléaire en Corée du Nord ou PP6 réunissant les deux Corées, les États-Unis, la Russie, la Chine et le Japon, l’ont montré.

Pour les États-Unis, Pyongyang légitime le renforcement de leur présence dans la région Asie-Pacifique.

Pour la Chine, la Corée du Nord forme un État tampon entre ses frontières et la Corée du Sud pro-américaine.

Quant aux Japonais, malgré le danger potentiel que représente le régime de Pyongyang, ils n’envisagent pas la possible réunification des deux Corées sans appréhension.
Pour l’heure, on le voit, le statu quo dans la péninsule coréenne arrange plutôt leurs affaires.

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CONCLUSION

1. En conclusion de cette rapide analyse, que peut-on dire ? Peut-être avec l’ancien leader du PLD, Ozawa Ichirô, que le temps est venu pour le Japon de passer d’un « pacifisme passif à un pacifisme actif ». Car au vu de la situation décrite, les contraintes constitutionnelles qui restreignent l’usage de la force à la seule autodéfense pourraient bien aujourd’hui se retourner contre le Japon.

2. Le regain des tensions intercoréennes a momentanément fait taire les discours anti-américains au Japon. Au contraire, réalistes, les gouvernements qui se sont succédé depuis deux ans, bien qu’issus du même parti, ont contribué à redonner une dynamique à l’alliance avec les États-Unis. Le parapluie nucléaire américain est maintenu, la 7e flotte de l’US Navy reste sur zone.

3. En soi le Japon demeure donc une anomalie : un État anormal qui n’est pas doté des moyens militaires de sa puissance économique. « Nation riche, armée forte », souvenons-nous, tel était déjà le mot d’ordre de l’ère Meiji. Toutefois, on ne saurait nier que le Japon a commencé à repenser sa politique de défense nationale. Si l’abrogation de l’article 9 n’est pas à l’ordre du jour, on peut considérer que la normalisation militaire suivra automatiquement la normalisation politique du pays. Cela dépend de la Chine. In fine cela dépendra des Japonais eux-mêmes et d’une chose : de leur capacité à admettre leur premier mort au combat.

Je vous remercie.

L. Schang


Bibliographie indicative

-Jean-Marie Bouissou, François Gipouloux, Éric Seizelet, Japon : le déclin ?, Bruxelles, Éditions Complexe, 1995
-Christopher Hughes, Japan’s Re-emergence as a « Normal » Military Power, Londres, Routledge, 2004
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-Guibourg Delamotte, La Politique de défense du Japon, Paris, PUF, 2010
-Barthélémy Courmont, Géopolitique du Japon, Perpignan, Artège, 2010
-Sophie Boisseau du Rocher (dir.), Asie. Forces et incertitudes de la locomotive du monde, Paris, La Documentation française, 2010

Publications périodiques

Défense et Sécurité Internationale Magazine (DSI)
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Sites Internet

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