Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vendredi, 02 mai 2014

Hystéries en ménage: neocons et R2P

Hystéries en ménage: neocons et R2P

Ex: http://www.dedefensa.org

Captain_America_cc_82713.jpgLe “pouvoir” à Washington est une bien étrange chose. De temps en temps, il est bon d’en faire une “sociologie”, pour aussitôt préciser, même si cela va de soi, qu’il s’agit aussi bien d’une pathologie. Par “pouvoir”, certes, nous entendons l’influence dominante, qui n’a besoin ni d’arguments ni de raison, ni vraiment d’une puissance extraordinaire, parce qu’elle ne fait que transmuter en pseudo-concepts, en simulacre d’idées, la poussée évidente et constante du Système pour opérationnaliser la politique-Système et sa “feuille de route” dite-dd&e. Aujourd’hui triomphe à Washington une alliance qui est un mariage de passion bien plus que de raison, sinon un mariage d’hystéries (au pluriel), entre neocons (les néo-conservateurs qui nous bien familiers) et R2P. (“R2P” est un acronyme arrangé en phonétique SMS renvoyant à l’expression bureaucratique “Responsability To Protect”, ou “responsabilité de protéger” qui a pris le pas dans l’arsenal des valeurs postmodernistes sur le “droit d’ingérence” pour désigner la feuille de vigne de service de l’acte permanent d’interventionnisme déstructurant et dissolvant des pays du bloc BAO, – avec exemples pratiques en Libye, en Syrie, en Centrafrique, en Ukraine, etc. On observera que le passage de la notion de “droit” à la notion de “responsabilité” est une évolution sémantique intéressante : la “responsabilité” implique le “droit de protéger” [notion de droit,présente dans le pseudo-“droit d’ingérence”, qui implique une notion de possibilité d’action] mais aussi le “devoir de protéger” [notion morale, engageant pour celui qui en est investi une nécessité d’action], ce qui fait de l’interventionnisme une obligation morale soutenue par une notion pseudo-légale autorisant cet acte.) Ces deux “centres d’influence” renvoient à des étiquettes de complaisance, sans aucune signification politique réelle, de la droite conservatrice interventionniste (neocons) et du centre-gauche libéral et également interventionniste.

Dans ConsortiumNews, Robert Parry consacre le 18 avril 2014 un article à ces épousailles dont les effets s’expriment notamment au sein du gouvernement US par Victoria Nuland (dite “Nuland-Fuck”), assistante du secrétaire d’Etat pour les affaires européennes et asiatiques, et Samantha Power, ambassadrice des USA aux Nations-Unies. (Parry laisse de côté Susan Rice, directrice du NSC, qui avait précédé Power à l’ONU. Rice est effectivement complètement dans la ligne R2P.) On ne s’étonnera pas de voir le sénateur McCain cité par Parry comme courroie de transmission avec le Congrès ; également John Kerry, sorte d’ectoplasme qui semble absolument converti à la pseudo-“doctrine”, qui pimente ses conférences de presse après des négociations avec les Russes d’éructations antirusses, qui ne cesse de stupéfier son “partenaire” Sergei Lavrov cultivant l’idée qu’on devait parler diplomatie...

Parry constate d’abord l’extraordinaire facilité, l’enthousiasme même, avec lesquels la presse-Système a assimilé la version officielle de la crise ukrainienne, qui représente d’ailleurs une sorte de quintessence en “génération spontanée” de toutes les tendances, obsessions et réflexes de la dialectique-Système. Il poursuit donc sur les hystéries régnantes, qui facilitent la coordination et la mise en scène de la narrative en cours ... «But another reason for the biased coverage from the U.S. press corps is the recent fusion of the still-influential neoconservatives with more liberal “responsibility to protect” (R2P) activists who believe in “humanitarian” military interventions. The modern mainstream U.S. news media is dominated by these two groups: neocons on the right and R2Pers on the center-left. As one longtime Washington observer told me recently the neocons are motivated by two things, love of Israel and hatred of Russia. Meanwhile, the R2Pers are easily enamored of idealistic young people in street protests.

»The two elements of this alliance – the neocons and the R2Pers – also now represent the dominant foreign policy establishment in Official Washington, with the few remaining “realists” largely shoved to the side, including to some degree President Barack Obama who has “realist” tendencies in seeking to limit use of U.S. military power but continues to cede control over his administration’s actions abroad to aggressive neocon-R2P operatives.

»During Obama’s first term, he made the fateful decision to create a “team of rivals” of powerful political and bureaucratic figures – the likes of Defense Secretary Robert Gates, Secretary of State Hillary Clinton and General David Petraeus. They skillfully funneled the President into hawkish decisions that they wanted, such as a “surge” of 30,000 troops into Afghanistan and a major confrontation with Iran over its nuclear program. (Both positions were pushed by the neocons.)

»In 2011, the neocons and the R2Pers teamed up for the war against Libya, which was sold to the United Nations Security Council as simply a limited intervention to protect civilians in the east whom Muammar Gaddafi had labeled “terrorists.” However, once the U.S.-orchestrated military operation got going, it quickly turned into a “regime change” war, eliminating longtime neocon nemesis, Gaddafi, to Hillary Clinton’s hawkish delight.

»In Obama’s second term, the original “team of rivals” is gone, but foreign policy is being defined by the likes of Assistant Secretary of State for European Affairs Victoria Nuland, a neocon, and Ambassador to the United Nations Samantha Power, a leading R2Per, with a substantial supporting role by neocon Sen. John McCain, R-Arizona. Obama defeated McCain in 2008, but McCain now is pulling the strings of Secretary of State John Kerry, who also appears enamored of the hawkish stances demanded by Nuland and Power.»

Le cas de John Kerry a déjà attiré l’attention de Parry, dans un article précédent, du 14 avril 2014. Il s’agit d’un cas assez classique désormais, mais qui ne perd pas son attrait d’événement extraordinaire par l’implication qu’on y trouve d’une non moins extraordinaire faiblesse psychologique d’un homme politique accompli se laissant complètement “encoconné” par l’environnement neocon-R2P qu’il a lui-même laissé s’installer, ou simplement se renforcer après Hillary Clinton qui avait bien préparé le terrain, au département d’État devenu citadelle et inspirateur de l’influence extrémiste à Washington. (La modification est remarquable avec l’administration GW Bush lors de son premier mandat, le plus “activiste” certes : le centre extrémiste du gouvernement était alors le Pentagone, le département d’État étant contrôlé par Colin Powell, de tendance plus modérée.)

Le Russe Lavrov a raconté comment, lors d’une de ses premières rencontres avec le nouveau secrétaire d’État au printemps 2013, il avait félicité Kerry pour avoir “liquidé” Victoria Nuland de sa position de porte-parole du département où l’avait installée Clinton ; Kerry lui avait répondu qu’il l’avait au contraire promue (comme adjointe au secrétaire d’État pour les affaires européennes et asiatiques), ajoutant qu’il aurait ainsi, à ses côtés, une diplomate expérimentée pour conduire une politique d’entente, notamment et précisément avec la Russie. Lavrov avait considéré Kerry pour tenter de distinguer dans ses paroles quelque ironie ou sarcasme, pour n’y trouver qu’un sérieux ingénu et désespérément naïf, – et peut-être, même, volontairement naïf. La question se pose en effet, dans ce cas de Kerry comme dans tant d’autres, et dans le cas d’Obama comme dans celui de Kerry, s’il existe une conscience réelle de la signification des actes ainsi posés, par rapport à ce que tout homme normalement informé doit en savoir, à la lumière de la personnalité et de l’activisme bien connues d’une Nuland. Lavrov rapporte que Kerry ne semblait pas vraiment comprendre ce que signifiait, en termes de perspectives politiques, la nomination de Nuland à un tel poste, – non plus que, dans un autre contexte, celle de Power à la tête de la délégation diplomatique US aux Nations-Unies.

Dans le contexte de son étude sur l’influence des neocons-R2P, Parry qualifie Obama de “timid ‘realist’”, terme qu’il dénierait éventuellement à Kerry mais qui pourrait néanmoins être approprié au vu de certaines circonstances (voir le comportement d’un “timide réalisme” de Kerry vis-à-vis des Russes dans les crises syrienne et iranienne). Parry écrit, à propos d’Obama, face à l’influence neocons-R2P :

«Obama’s role in his administration’s foreign policy fiascos has mostly been to be caught off guard by mischief that his independent-minded underlings have stirred up. Then, once a crisis is touched off – and the propaganda machinery starts churning out hyperbolic alarms – Obama joins in the rhetorical exaggerations before he tries, quietly, to work out some compromise. In other words, rather than driving the agenda, Obama goes with the neocon-R2P flow before searching for a last-second off-ramp to avert catastrophe. That creates what looks like a disorganized foreign policy consisting of much tough talk but little actual hard power. The cumulative effect has been to make Obama appear weak and indecisive.

»One example was Syria, where Obama drew a “red line” suggesting a U.S. military strike if Assad’s regime used chemical weapons. When sarin was used on Aug. 21 resulting in hundreds of deaths, Official Washington’s neocons and R2Pers quickly fingered Assad, firmed up that “group think,” and ridiculed anyone who doubted this conventional wisdom.

»With Kerry running near the front of the stampede, Obama tagged along repeating what all the important people thought they knew – that Assad was guilty– but Obama steered away from the war cliff at the last minute. He referred the issue to Congress and then accepted a compromise devised by Putin to have Assad surrender all his chemical weapons, even as Assad continued denying a role in the Aug. 21 attack. After that Syrian deal was struck, the neocons and R2Pers pummeled Obama for weakness in deciding not to launch major military strikes against Syrian targets. Obama managed to avert another Mideast war but he faced accusations of vacillation.

»The Ukraine crisis is following a similar pattern. The neocons and R2Pers immediately took the side of the western Ukrainian protesters in the Maidan as they challenged elected President Yanukovych who hails from eastern Ukraine...»

Le rappel du comportement d’Obama face aux pressions neocons-R2P, ainsi que ce qui est dit de Kerry, nous incite à développer beaucoup plus une hypothèse de type psychologique qu’une analyse de type idéologique ou politique ; c’est-à-dire de privilégier l’“explication inconsciente” pour le premier effet de ces pressions, l’élaboration consciente ne venant qu’après pour tenter de modifier, ou pour endosser la nouvelle situation politique. Cela signifie qu’à notre sens, un Obama comme un Kerry manifestent des psychologies épuisées, c’est-à-dire des psychologies faibles et vulnérables, à cause d’attitudes politiques passives marquées par le manque de conviction, et d’une extrême vulnérabilité à l’activité surpuissante du système de la communication toujours dans le sens de la politique-Système. Les neocons-R2P renvoient moins à des positions politiques substantivées qu’à des psychologies exacerbées, proches de l’hystérie et dans tous les cas se manifestant dans l’hypomanie, endossant des positions politiques extrémistes qui correspondent comme naturellement à la politique-Système elle-même productrice des manifestations déstructurantes et dissolvantes propres à ces pathologies de la psychologie. Comme nous pourrions le juger d’un point de vue rationnel, le Système représente lui-même, objectivement, une pathologie de la psychologie, mais il l’utilise dans un sens qui lui correspond, pour un but précis (la “feuille de route” dd&e) qui correspond effectivement à sa destinée naturelle dans la logique du déchaînement de la Matière.

La puissance d’influence des neocons-R2P tient ainsi essentiellement à la force que leurs psychologies trouvent dans le soutien du Système et la conviction faussaire que leur donne ce soutien, et nullement certes dans quelque farce d’idéologie grotesque comme on ne cesse de les exposer dans les talk-shows qui vont bien. Face à cela, les psychologies faibles parce qu’épuisées (Obama, Kerry) sont sans cesse prises de court, et sans cesse conduites à des réactions retardataires en position de faiblesse, soit en combattant cette influence “avec les moyens du bord”, parfois avec un certain succès (Syrie et Iran dans les phases de l’automne 2013), soit en l’assumant et en la prenant à son compte pour en faire une politique, ou un simulacre de politique (Ukraine). Avec les exemples donnés, nous suggérons bien entendu une chronologie ; avec l’Ukraine, il semble que la capacité de résistance des psychologies épuisées soit à son terme et il nous semble complètement improbable qu’une réaction comme dans le cas de la Syrie et de l’Iran puisse renverser l’actuel flux politique de type hystérique. C’est pour cette raison, notamment, que nous sommes inclinés à voir dans cette crise un prolongement décisif.

vendredi, 22 novembre 2013

La "Responsabilité de protéger" (R2P) comme instrument d'agression

La “Responsabilité de protéger” (R2P) comme instrument d’agression
La « responsabilité de protéger » est une fausse doctrine conçue pour miner les fondements mêmes du droit international
 
Ex: http://nationalsocialradical.freeforums.org/
 
R2p_Cover.jpgLa « responsabilité de protéger » est une fausse doctrine conçue pour miner les fondements mêmes du droit international. C’est le droit réécrit en faveur des puissants. « Les structures et les lois qui fondent l’application de la R2P exemptent bel et bien les Grandes Puissances – défenseurs du droit international – du respect des lois et des règles mêmes qu’elles imposent aux autres pays.»

La Responsabilité de Protéger (R2P) et le concept d’intervention humanitaire datent tous les deux du lendemain de l’effondrement de l’Union Soviétique – qui levait subitement toutes les entraves que cette Grande Puissance avait pu jusqu’ici opposer à la constante projection de puissance des États-Unis. Dans l’idéologie occidentale, bien sûr, les États-Unis s’étaient efforcés depuis la Seconde Guerre mondiale de contenir les Soviétiques ; mais ça, c’est l’idéologie… En réalité, l’Union Soviétique avait toujours été bien moins puissante que les États-Unis, avec des alliés plus faibles et moins fiables, et de 1945 à sa disparition en 1991 elle avait finalement toujours été sur la défensive. Agressivement lancés à la conquête du monde depuis 1945, les États-Unis, eux, n’avaient de cesse d’augmenter le nombre de leurs bases militaires dans le monde, de leurs sanglantes interventions grandes ou petites sur tous les continents, et bâtissaient méthodiquement le premier empire véritablement planétaire. Avec une puissance militaire suffisante pour constituer une modeste force d’endiguement, l’Union Soviétique freinait l’expansionnisme américain mais elle servait aussi la propagande américaine en tant que soi-disant menace expansionniste. L’effondrement de l’Union Soviétique engendrait donc un besoin vital de nouvelles menaces pour justifier la continuation voire l’accélération de la projection de puissance américaine, mais on pouvait toujours en trouver : depuis le narco-terrorisme, Al-Qaïda et les armes de destruction massive de Saddam Hussein, jusqu’à une nébuleuse menace terroriste dépassant les limites de la planète et de l’espace environnant.

Tensions inter-ethniques et violations des Droits de l’Homme ayant engendré une prétendue menace globale, planétaire, contre la sécurité, qui risquait de provoquer des conflits encore plus vastes, la communauté internationale (et son superflic) se retrouvaient face à un dilemme moral et à la nécessité d’intervenir dans l’intérêt de l’humanité et de la justice. Comme nous l’avons vu, cette poussée moraliste arrivait justement au moment où disparaissait l’entrave soviétique, où les États-Unis et leurs proches alliés célébraient leur triomphe, où l’option socialiste battait de l’aile et où les puissances occidentales avaient enfin toute liberté d’intervenir à leur guise. Bien sûr, tout cela impliquait de passer outre le principe westphalien multiséculaire gravé au centre des relations internationales – à savoir le respect de la souveraineté nationale – qui, si l’on y adhérait, risquait de protéger les pays les plus petits et les plus faibles contre les ambitions et les agressions transfrontalières des Grandes Puissances. Cette règle était en outre l’essence même de la Charte des Nations Unies et on peut dire qu’elle était même la clé de voûte de ce document que Michael Mandel décrivait comme « la Constitution du monde ». Passer outre cette règle et le principe de base de cette Charte impliquait l’entrée en lice de la Responsabilité de Protéger (R2P) et des Interventions Humanitaires (IH), et ouvrait à nouveau la voie à l’agression pure et simple, classique, avec des visées géopolitiques, mais parée désormais du prétexte commode de la R2P et de l’IH.

Bien évidemment, lancer des interventions humanitaires transfrontalières au nom de la R2P reste l’apanage absolu des Grandes Puissances – spécificité communément admise et regardée comme parfaitement naturelle à chaque fois que ces mesures ont été appliquées au cours des dernières années. Les Grandes Puissances sont seules à disposer des connaissances et des moyens matériels nécessaires pour mener à bien cette œuvre sociale planétaire. En effet, comme l’expliquait en 1999 Jamie Shea, responsable des relations publiques de l’OTAN, lorsque on commença à se demander si le personnel de l’OTAN ne risquait pas d’être poursuivi pour les crimes de guerre liés à la campagne de bombardements de l’OTAN contre la Serbie, ce qui découlait logiquement du texte même de la Charte du TPIY (Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie) : Les pays de l’OTAN ont « organisé » le TPIY et la Cour Internationale de Justice, et les pays de l’OTAN « financent ces tribunaux et soutiennent quotidiennement leurs activités. Nous sommes les défenseurs, non les violateurs du droit international ». La dernière phrase est évidemment contestable mais pour le reste, Shea avait parfaitement raison.

Détail particulièrement éloquent, lorsqu’un groupe de juristes indépendants déposa en 1999 un dossier détaillé qui documentait les violations manifestes des règles du TPIY par l’OTAN, après un délai considérable et suite à des pressions exercées ouvertement par les responsables de l’OTAN, les plaintes contre l’OTAN étaient déboutées par le Procureur du TPIY au prétexte que, avec seulement 496 victimes documentées tuées par les bombardements de l’OTAN, il n’y avait « simplement aucune preuve d’intention criminelle » imputable à l’OTAN – alors que pour inculper Milosevic en mai 1999, 344 victimes suffisaient largement. On trouvera intéressant aussi que le Procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI), Luis Moreno-Ocapmo, ait lui aussi refusé de poursuivre les responsables de l’OTAN pour leur agression contre l’Irak en 2003, malgré plus de 249 plaintes portées auprès de la CPI, au prétexte que là aussi, « il n’apparaissait pas que la situation ait atteint le seuil requis par le Statut de Rome » pour intenter une action en justice.

Ces deux cas montrent assez clairement que les structures et les lois qui fondent l’application de la R2P (et des IH) exemptent bel et bien les Grandes Puissances – défenseurs du droit international – du respect des lois et des règles mêmes qu’elles imposent aux autres pays. Leurs alliés et clients en sont d’ailleurs exempts aussi. Ce qui signifie très clairement que, dans le monde réel, personne n’a le devoir de protéger les Irakiens ou les Afghans contre les États-Unis, ou les Palestiniens contre Israël. Lorsque sur une chaîne nationale en 1996, la Secrétaire d’État américaine, Madeleine Albright, reconnaissait que 500 000 enfants irakiens [de moins de cinq ans] avaient sans doute perdu la vie, victimes des sanctions imposées à l’Irak par l’ONU (en réalité par les États-Unis), et déclarait : Pour les responsables américains « l’enjeu en vaut la peine » ; il n’y eut de réaction ni sur le plan national ni sur le plan international pour exiger la levée de ces sanctions et le déclenchement d’une IH en application de la R2P, afin de protéger les populations irakiennes qui en étaient victimes. De même aucun appel ne fut lancé pour une IH au nom de la R2P pour protéger ces mêmes Irakiens lorsque les forces anglo-américaines envahirent l’Irak en mars 2003 ; invasion qui, doublée d’une guerre civile induite, allait faire plus d’un million de morts supplémentaires.

r2p-colombe-400x250.jpgLorsque la Coalition Internationale pour la Responsabilité de Protéger, sponsorisée par le Canada, se pencha sur la guerre d’Irak, ses auteurs conclurent que les exactions commises en Irak par Saddam Hussein en 2003, n’étaient pas d’une ampleur suffisante pour justifier une invasion. Mais la coalition ne souleva jamais la question de savoir si les populations irakiennes n’auraient pas de facto besoin d’être protégées contre les forces d’occupation qui massacraient la population. Ils campaient simplement sur l’idée que les Grandes Puissances, qui imposent le respect du droit international, même lorsque leurs guerres d’agression violent ouvertement la Charte des Nations Unies et font des centaines de milliers de morts, restent au-dessus des lois et ne peuvent faire l’objet d’une R2P.

Et c’est comme ça depuis le sommet de la structure internationale du pouvoir, jusqu’en bas : Bush, Cheney, Obama, John Kerry, Susan Rice, Samantha Power au sommet et en descendant Merkel, Cameron, Hollande, puis au-dessous Ban Ki-Moon et Luis Moreno-Ocampo – qui n’ont aucune base politique en dehors du monde des affaires et des médias. Ban Ki-Moon et son prédécesseur Kofi Annan ont toujours œuvré ouvertement au service des principales puissances de l’OTAN, auxquelles ils doivent leur position et leur autorité. Kofi Annan était un fervent partisan de l’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie, de la nécessité de renforcer la responsabilité des puissances de l’OTAN, et de l’institutionnalisation de la R2P. Ban Ki-Moon est exactement sur la même fréquence.

Cette même structure internationale du pouvoir implique aussi la possibilité de créer et d’utiliser à volonté des tribunaux internationaux ad hoc et des Cours Internationales contre des pays cibles. Ainsi en 1993, lorsque les États-Unis et leurs alliés souhaitaient démanteler la Yougoslavie et affaiblir la Serbie, ils n’avaient qu’à utiliser le Conseil de Sécurité [dont les États-Unis, l’Angleterre et la France sont membres permanents] pour créer un tribunal précisément à cet effet, le TPIY, qui allait s’avérer parfaitement fonctionnel. De même, lorsqu’ils souhaitaient aider un de leurs clients, Paul Kagame, à assoir sa dictature au Rwanda, ils créèrent le même type de tribunal : le TPIR (ou tribunal d’Arusha). Lorsque ces mêmes pays souhaitèrent attaquer la Libye et en renverser le régime, il leur suffit de faire condamner Kadhafi par la CPI pour crimes de guerre, aussi rapidement que possible et sans contre-enquête indépendante sur aucune des allégations de crime, lesquelles reposaient essentiellement sur des anticipations de massacres de civils [jamais commis]. Bien sûr, comme nous l’avons vu plus haut, concernant l’Irak, la CPI ne trouvait vraiment rien qui puisse justifier des poursuites contre l’occupant, dont les massacres de civils étaient de proportions autrement supérieures et avaient bel et bien été commis, et non simplement anticipés. En réalité, un vaste Tribunal International pour l’Irak a finalement été organisé afin de juger les crimes commis en Irak par les États-Unis et leurs alliés [le BRussell Tribunal], mais sur une base privée et avec un parti-pris clairement anti-belliciste. De fait, bien que ses séances se soient tenues très officiellement dans de nombreux pays et que de nombreuses personnalités importantes y soient venues témoigner, les médias n’y prêtèrent littéralement aucune attention. Ses dernières sessions et son rapport, rendu en juin 2005, ne furent même évoqués dans aucun grand média américain ou britannique.

La R2P correspond parfaitement à l’image d’un instrument au service d’une violence impériale exponentielle, qui voit les États-Unis et leur énorme complexe militaro-industriel engagés dans une guerre mondiale contre le terrorisme et menant plusieurs guerres de front, et l’OTAN, leur avatar, qui élargit sans cesse son « secteur d’activité » bien que son rôle supposé d’endiguement de l’Union Soviétique ait expiré de longue date. La R2P repose très commodément sur l’idée que, contrairement à ce qui était la priorité des rédacteurs de la Charte des Nations Unies, les menaces auxquelles le monde se trouve aujourd’hui confronté ne dérivent plus d’agressions transfrontalières comme c’était traditionnellement le cas, mais émanent des pays eux-mêmes. C’est parfaitement faux ! Dans son ouvrage Freeing the World to Death (Common Courage, 2005, Ch. 11 et 15), William Blum dresse une liste de 35 gouvernements renversés par les États-Unis entre 1945 et 2001 (sans même compter les conflits armés déclenchés par George W. Bush et Barak Obama).

Dans le monde réel, tandis que la R2P parait merveilleusement auréolée de bienveillance, elle ne peut être mise en œuvre qu’à la demande exclusive des principales puissances de l’OTAN et ne saurait donc être utilisée dans l’intérêt de victimes sans intérêt, à savoir celles de ces mêmes Grandes Puissances [ou de leurs alliés et clients] (Cf. Manufacturing Consent, Ch. 2 : « Worthy and Unworthy Victims »). Jamais on n’invoqua la R2P [ou quoi que ce soit de similaire] pour mettre fin aux exactions lorsque en 1975 l’Indonésie décida d’envahir et d’occuper durablement le Timor Oriental. Cette occupation allait pourtant se solder par plus de 200 000 morts sur une population de 800 000 au total – ce qui proportionnellement dépassait largement la quantité de victimes imputables à Pol Pot au Cambodge. Les États-Unis avaient donné leur feu vert à cette invasion, fourni les armes à l’occupant et lui offraient leur protection contre toute réaction de l’ONU. Dans ce cas précis, il y avait violation patente de la Charte des Nations Unies et le Timor avait impérativement besoin de protection. Mais dès lors que les États-Unis soutenaient l’agresseur, on n’entendrait jamais parler de réponse des Nations Unies. [Ndt : En tant que membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, les USA ont droit de veto sur toutes les décisions de l’ONU ; or toute décision d’intervention ou de sanction passe nécessairement par le Conseil de Sécurité]

20101127_ird001.jpg

Comble d’ironie mais particulièrement révélateur, Gareth Evans, ex-Premier ministre d’Australie, ex-Président de la Cellule de Crise Internationale [l’International Crisis Group : officiellement, ONG engagée dans la prévention et le règlement des conflits internationaux], co-fondateur de la Commission Internationale sur l’Intervention et la Souveraineté Internationale, lui-même auteur d’un ouvrage sur la R2P et qui aura sans doute été le principal porte-parole en faveur de la R2P comme instrument de justice internationale, était Premier ministre d’Australie pendant l’occupation génocidaire du Timor Oriental par l’Indonésie et en tant que tel fêtait et encensait les dirigeants indonésiens, dont il était ouvertement complice pour spolier le Timor de ses droits sur ses réserves naturelles de pétrole (Cf. John Pilger “East Timor: a lesson in why the poorest threaten the powerful,” April 5, 2012, pilger.com.). Evans était donc lui-même complice et contributeur de l’un des pires génocides du XXe siècle. Vous imaginez la réaction des médias à une campagne en faveur des Droits de l’Homme menée sans le soutien de l’OTAN, et ayant pour porte-parole un dignitaire chinois qui aurait entretenu des relations très amicales avec Pol Pot pendant les pires années de sa dictature ?

Ce qui est réellement éloquent c’est de voir comment Evans gère ce passif notoire pour promouvoir la R2P. Interrogé à ce sujet lors d’une session de l’Assemblée Générale des Nations Unies sur la R2P, Evans en appelait au bon sens : La R2P « se définit d’elle-même », et les crimes mis en cause, y compris le nettoyage ethnique, sont tous intrinsèquement révoltants et par leur nature même d’une gravité qui exige une réponse […]. Il est réellement impossible de parler ici de chiffres précis ». Evans souligne que parfois, des chiffres minimes peuvent suffire : « Nous nous souvenons très clairement de l’horreur de Srebrenica… [8 000 morts seulement]. Avec ses 45 victimes au Kosovo en 1999, Racak suffisait-il à justifier la réponse qui fut déclenchée par la communauté internationale ? » En fait, l’événement de Racak avait effectivement paru suffisant pour une bonne et simple raison : il donnait un coup d’accélérateur au programme de démantèlement de la Yougoslavie d’ores et déjà lancé par l’OTAN. Mais Evans évite soigneusement de répondre à sa propre question au sujet de Racak. Inutile de dire qu’Evans ne s’est jamais demandé et n’a jamais cherché à expliquer pourquoi le Timor Oriental, avec plus de 200 000 morts n’avait jamais suscité aucune réaction de la communauté internationale ; et l’Irak pas davantage malgré [un million de morts dus aux sanctions, dont 500 000 enfants de moins de cinq ans] et plus d’un million supplémentaires suite à l’invasion. Les choix sont ici totalement politiques mais manifestement, Evans a si parfaitement intégré la perspective impériale qu’un aussi vertigineux écart ne le révolte pas le moins du monde. Mais ce qui est encore plus extraordinaire, c’est qu’un criminel de cette envergure avec un parti pris aussi évident puisse être considéré internationalement comme une autorité dans ce domaine et que des positions aussi ouvertement partiales que les siennes puissent être regardées avec respect.

Il est intéressant aussi de constater qu’Evans ne mentionne jamais Israël et la Palestine, où un nettoyage ethnique est activement mené depuis des décennies et ouvertement – comme en témoigne le très grand nombre de réfugiés aux quatre coins du monde. D’ailleurs, aucun autre membre de la pyramide du pouvoir ne considère la région israélo-palestinienne comme une zone révoltante où la nature et l’envergure des exactions commises exige une réponse de la « communauté internationale ». Pour obtenir le titre d’Ambassadeur des États-Unis auprès de l’ONU, Samantha Power jugea même nécessaire de se présenter très officiellement devant un groupe de citoyens américains pro-israéliens pour les assurer, les larmes aux yeux, de son profond regret pour avoir laissé entendre que l’AIPAC était une puissante organisation sur l’influence de laquelle il serait nécessaire de reprendre contrôle afin de pouvoir développer une politique à l’égard d’Israël et de la Palestine qui puisse œuvrer dans l’intérêt des États-Unis. Elle prêta même serment de rester dévouée à la sécurité nationale d’Israël. Manifestement, le monde devra attendre longtemps avant que Samantha Power et ses Parrains exigent que la R2P soit appliquée aussi au nettoyage ethnique de la Palestine.

En définitive, dans le monde post-soviétique, la structure internationale du pouvoir n’a fait qu’aggraver l’inégalité internationale, renforçant dans le même temps l’interventionnisme et la liberté d’agression des Grandes Puissances. L’accroissement du militarisme a certainement contribué à l’accroissement des inégalités mais il a surtout été conçu pour servir et favoriser la pacification, tant à l’étranger que dans nos propres pays. Dans un tel contexte, IH et R2P ne sont que des évolutions logiques qui apportent une justification morale à des actions qui scandaliseraient énormément de gens et qui, éclairées froidement, constituent des violations patentes du droit international. Présentant les guerres d’agressions sous un jour bienveillant, la R2P en est devenu un instrument indispensable. En réalité, c’est seulement un concept aussi frauduleux que cynique et anticonstitutionnel (anti-Charte des Nations Unies).

Edward S. Herman

Article original en anglais :

Humanitarian Bombs anthony freda“Responsibility to Protect” (R2P): An Instrument of Aggression. Bogus Doctrine Designed to Undermine the Foundations of International Law, 30 octobre 2013

Traduit de l’anglais par Dominique Arias

Edward S. Herman est Professeur Emérite de Finance à la Wharton School, Université de Pennsylvanie. Economiste et analyste des médias de renommée internationale, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : Corporate Control, Corporate Power (1981), Demonstration Elections (1984, avec Frank Brodhead), The Real Terror Network (1982), Triumph of the Market (1995), The Global Media (1997, avec Robert McChesney), The Myth of The Liberal Media: an Edward Herman Reader (1999) et Degraded Capability: The Media and the Kosovo Crisis (2000). Son ouvrage le plus connu, Manufacturing Consent (avec Noam Chomsky), paru en 1988, a été réédité 2002.